Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un escalier qui monte dans l'ombre et dont les marches luisent à peine au clair de lune.

I – Je suis fait d’ombre et de marbre…

Je suis fait d’ombre et de marbre – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre lyrique – La Destinée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1295.

Je suis fait d’ombre et de marbre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je suis fait d’ombre et de marbre…, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre lyrique – La Destinée, de Victor Hugo.

Je suis fait d’ombre et de marbre…


Je suis fait d’ombre et de marbre – Le texte

I

Je suis fait d’ombre et de marbre.
Comme les pieds noirs de l’arbre,
Je m’enfonce dans la nuit.
J’écoute ; je suis sous terre ;
D’en bas je dis au tonnerre :
Attends ! ne fais pas de bruit.

Moi qu’on nomme le poëte,
Je suis dans la nuit muette
L’escalier mystérieux ;
Je suis l’escalier Ténèbres ;
Dans mes spirales funèbres
L’ombre ouvre ses vagues yeux.

Les flambeaux deviendront cierges.
Respectez mes degrés vierges,
Passez, les joyeux du jour !
Mes marches ne sont pas faites
Pour les pieds ailés des fêtes,
Pour les pieds nus de l’amour.

Devant ma profondeur blême
Tout tremble, les spectres même
Ont des gouttes de sueur.
Je viens de la tombe morte ;
J’aboutis à cette porte
Par où passe une lueur.

Le banquet rit et flamboie.
Les maîtres sont dans la joie
Sur leur trône ensanglanté ;
Tout les sert, tout les encense ;
Et la femme à leur puissance
Mesure sa nudité.

Laissez la clef et le pène.
Je suis l’escalier ; la peine
Médite ; l’heure viendra ;
Quelqu’un qu’entourent les ombres
Montera mes marches sombres,
Et quelqu’un les descendra.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux tours perchées et jointes par un pont au-dessus du gouffre.

XI – Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique…

Quiconque est amoureux… – Les références

Toute la lyreSeptième partie : [La fantaisie] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 451.

Quiconque est amoureux… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quiconque est amoureux…, un poème du recueil Toute la lyre, de la Septième partie : [La fantaisie], de Victor Hugo.

Quiconque est amoureux…


Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique – Le texte

XI

………………………………………………….
Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique.
L’amour n’est pas l’amour ; il s’appelle Ananké.
Si l’on ne veut pas être à la porte flanqué,
Dès qu’on aime une belle, on s’observe, on se scrute ;
On met le naturel de côté ; bête brute,
On se fait ange ; on est le nain Micromégas ;
Surtout on ne fait pas chez elle de dégâts ;
On se tait, on attend, jamais on ne s’ennuie,
On trouve bon le givre, et la bise et la pluie,
On n’a ni faim, ni soif, on est de droit transi ;
Un coup de dent de trop vous perd. Oyez ceci :

Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
Était fort amoureux d’une fée, et l’envie
Qu’il avait d’épouser cette dame s’accrut
Au point de rendre fou ce pauvre cœur tout brut ;
L’ogre un beau jour d’hiver peigne sa peau velue,
Se présente au palais de la fée, et salue,
Et s’annonce à l’huissier comme prince Ogrousky.
La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.
Elle était ce jour-là sortie, et quant au mioche,
Bel enfant blond nourri de crème et de brioche,
Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso,
Il était sous la porte et jouait au cerceau.
On laissa l’ogre et lui tout seuls dans l’antichambre.
Comment passer le temps quand il neige en décembre,
Et quand on n’a personne avec qui dire un mot ?
L’ogre se mit alors à croquer le marmot.
C’est très simple. Pourtant c’est aller un peu vite,
Même lorsqu’on est ogre et qu’on est moscovite,
Que de gober ainsi les mioches du prochain.
Le bâillement d’un ogre est frère de la faim.
Quand la dame rentra, plus d’enfant. On s’informe.
La fée avise l’ogre avec sa bouche énorme.
As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j’ai ?
Le bon ogre naïf lui dit : Je l’ai mangé.

Or, c’était maladroit. Vous qui cherchez à plaire,
Jugez ce que devint l’ogre devant la mère
Furieuse qu’il eût soupé de son dauphin.
Que l’exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ;
Adorez votre belle, et soyez plein d’astuce ;
N’allez pas lui manger, comme cet ogre russe,
Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme (Léopoldine) dans un médaillon blanc entouré de noirceur. Dans un arrondi de ce médaillon est écrit FRACTA JUVENTUS.

V – Elle avait pris ce pli…

Elle avait pris ce pli… – Les références

Les ContemplationsTome II – Aujourd’hui (1843-1856)Livre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 402.

Elle avait pris ce pli… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Elle avait pris ce pli…, un poème de la partie Pauca meae, du recueil Les Contemplations (I. Aujourd’hui), de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Oh ! je fus comme fou… et suivi par VI. Quand nous habitions tous ensemble….

Elle avait pris ce pli…


Elle avait pris ce pli… – Le texte

V


Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère;
Elle entrait, et disait : « Bonjour, mon petit père » ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s’asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s’en allait comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon œuvre interrompue, et, tout en écrivant,
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu’elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.
Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,
Et c’était un esprit avant d’être une femme.
Son regard reflétait la clarté de son âme.
Elle me consultait sur tout à tous moments.
Oh! que de soirs d’hiver radieux et charmants
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis causant au coin du feu !
J’appelais cette vie être content de peu !
Et dire qu’elle est morte ! hélas ! que Dieu m’assiste !
Je n’étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J’étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j’avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.

Novembre 1846, jour des morts.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une soupente dans laquelle semblent allongés des corps. On distingue un visage tourmenté.

II – Melancholia

Melancholia – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 330.

Melancholia – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Melancholia, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de I. Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia et suivi de III. Saturne.

Melancholia

Melancholia – Le texte

Écoutez. Une femme au profil décharné...

Écoutez. Une femme au profil décharné,
Maigre, blême, portant un enfant étonné,
Est là qui se lamente au milieu de la rue.
La foule, pour l’entendre, autour d’elle se rue.
Elle accuse quelqu’un, une autre femme, ou bien
Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n’a rien.
Pas d’argent. Pas de pain. À peine un lit de paille.
L’homme est au cabaret pendant qu’elle travaille.
Elle pleure, et s’en va. Quand ce spectre a passé,
Ô penseurs, au milieu de ce groupe amassé,
Qui vient de voir le fond d’un cœur qui se déchire,
Qu’entendez-vous toujours ? Un long éclat de rire.

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour...

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,
Avoir droit au bonheur, à la joie, à l’amour.
Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille !
Seule ! — N’importe ! elle a du courage, une aiguille,
Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,
En travaillant le jour, en travaillant la nuit,
Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.
Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,
Et chante au bord du toit tant que dure l’été.
Mais l’hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,
Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe ;
Les jours sont courts, il faut allumer une lampe ;
L’huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.
Ô jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l’hiver !
La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,
Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte
Les meubles, prend enfin quelque humble bague d’or ;
Tout est vendu ! L’enfant travaille et lutte encor ;
Elle est honnête ; mais elle a, quand elle veille,
La misère, démon, qui lui parle à l’oreille.
L’ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent.
Que devenir ? Un jour, ô jour sombre ! elle vend
La pauvre croix d’honneur de son vieux père, et pleure.
Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu’elle meure !
À dix-sept ans ! grand Dieu ! mais que faire ?… — Voilà
Ce qui fait qu’un matin la douce fille alla
Droit au gouffre, et qu’enfin, à présent, ce qui monte
À son front, ce n’est plus la pudeur, c’est la honte.
Hélas ! et maintenant, deuil et pleurs éternels !
C’est fini. Les enfants, ces innocents cruels,
La suivent dans la rue avec des cris de joie.
Malheureuse ! elle traîne une robe de soie,
Elle chante, elle rit… ah ! pauvre âme aux abois !
Et le peuple sévère, avec sa grande voix,
Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,
Lui dit quand elle vient : « C’est toi ? Va-t-en, infâme ! »

Un homme s’est fait riche en vendant à faux poids...

Un homme s’est fait riche en vendant à faux poids ;
La loi le fait juré. L’hiver, dans les temps froids,
Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.
Regardez cette salle où le peuple fourmille ;
Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.
C’est juste, puisque l’un a tout et l’autre rien.
Ce juge, — ce marchand, — fâché de perdre une heure,
Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
L’envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.
Tous s’en vont en disant : « C’est bien ! » bons et méchants ;
Et rien ne reste là qu’un Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux...

Un homme de génie apparaît. Il est doux,
Il est fort, il est grand ; il est utile à tous ;
Comme l’aube au-dessus de l’océan qui roule,
Il dore d’un rayon tous les fronts de la foule ;
Il luit ; le jour qu’il jette est un jour éclatant ;
Il apporte une idée au siècle qui l’attend ;
Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères,
Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
Si l’on pense un peu plus, si l’on souffre un peu moins !
Il vient ! — Certe, on le va couronner ! — On le hue !
Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,
Ceux qui n’ignorent rien, ceux qui doutent de tout,
Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l’égout,
Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.
Si c’est un orateur ou si c’est un ministre,
On le siffle. Si c’est un poète, il entend
Ce chœur : « Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant ! »
Lui, cependant, tandis qu’on bave sur sa palme,
Debout, les bras croisés, le front levé, l’œil calme,
Il contemple, serein, l’idéal et le beau ;
Il rêve ; et par moments, il secoue un flambeau
Qui, sous ses pieds, dans l’ombre, éblouissant la haine,
Éclaire tout à coup le fond de l’âme humaine ;
Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours ;
Orateur, il entasse efforts, travaux, discours ;
Il marche, il lutte ! Hélas ! l’injure ardente et triste,
À chaque pas qu’il fait, se transforme et persiste.
Nul abri. Ce serait un ennemi public,
Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,
Qu’il serait moins traqué de toutes les manières,
Moins entouré de gens armés de grosses pierres,
Moins haï ! — Pour eux tous, et pour ceux qui viendront,
Il va semant la gloire, il recueille l’affront.
Le progrès est son but, le bien est sa boussole ;
Pilote, sur l’avant du navire il s’isole ;
Tout marin, pour dompter les vents et les courants,
Met tour à tour le cap sur des points différents,
Et, pour mieux arriver, dévie en apparence ;
Il fait de même ; aussi blâme et cris ; l’ignorance
Sait tout, dénonce tout ; il allait vers le nord,
Il avait tort ; il va vers le sud, il a tort ;
Si le temps devient noir, que de rage et de joie !
Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,
L’âge vient, il couvait un mal profond et lent,
Il meurt. L’envie alors, ce démon vigilant,
Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,
Prend soin de le clouer de ses mains dans la bière,
Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit
S’il est vraiment bien mort, s’il ne fait pas de bruit,
S’il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme,
Et, s’essuyant les yeux, dit : « C’était un grand homme ! »

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Ô servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c’est là son fruit le plus certain ! —
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,
Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !

Le pesant chariot porte une énorme pierre...

Le pesant chariot porte une énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête.
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;
C’est lundi ; l’homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;
Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre
L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre !
L’animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
Il sent l’ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme.
Et le roulier n’est plus qu’un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,
Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il frappe avec le manche,
Et, si le fouet se casse, il frappe avec le pied ;
Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,
Baisse son cou lugubre et sa tête égarée ;
On entend, sous les coups de la botte ferrée,
Sonner le ventre nu du pauvre être muet ;
Il râle ; tout à l’heure encore il remuait,
Mais il ne bouge plus et sa force est finie.
Et les coups furieux pleuvent ; son agonie
Tente un dernier effort ; son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ;
Et, dans l’ombre, pendant que son bourreau redouble,
Il regarde Quelqu’un de sa prunelle trouble ;
Et l’on voit lentement s’éteindre, humble et terni,
Son œil plein des stupeurs sombres de l’infini,
Où luit vaguement l’âme effrayante des choses.
Hélas !

Cet avocat plaide toutes les causes...

Cet avocat plaide toutes les causes ;

Il rit des généreux qui désirent savoir
Si blanc n’a pas raison, avant de dire noir ;
Calme, en sa conscience il met ce qu’il rencontre,
Ou le sac d’argent Pour, ou le sac d’argent Contre.
Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.
Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,
Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.
La foule hait cet homme et proscrit cette femme ;
Ils sont maudits. Quel est leur crime ? Ils ont aimé.
L’opinion rampante accable l’opprimé,
Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.
De l’inventeur mourant le parasite engraisse.
Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,
Triche, et rit d’escroquer la dupe dévouement.
Le puissant resplendit et du destin se joue ;
Derrière lui, tandis qu’il marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.
Ô hideux coins de rue où le chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
Vos tas d’ordures sont moins noirs que les vivants !
Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr ? Les vents.
Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire ;
Il a l’œil clair, le front gracieux, l’âme noire ;
Il se courbe ; il sera votre maître demain.

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin...

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin ;
Ton feutre humble et troué s’ouvre à l’air qui le mouille ;
Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille ;
Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau ;
Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau ;
Ta cahute, au niveau du fossé de la route,
Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute ;
Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir
Pour manger le matin et pour jeûner le soir ;
Et, fantôme suspect devant qui l’on recule,
Regardé de travers quand vient le crépuscule,
Pauvre au point d’alarmer les allants et venants,
Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans ainsi qu’eux leur feuillage ;
Autrefois, homme alors dans la force de l’âge,
Quand tu vis que l’Europe implacable venait,
Et menaçait Paris et notre aube qui naît,
Et, mer d’hommes, roulait vers la France effarée,
Et le russe et le hun sur la terre sacrée
Se ruer, et le nord revomir Attila,
Tu te levas, tu pris ta fourche ; en ces temps-là,
Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la grande Champagne.
C’est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,
Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu’à ton front tu secoues,
Mêle l’éclair du fouet au tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas ! Ce passant
Fit sa fortune à l’heure où tu versais ton sang ;
Il jouait à la baisse, et montait à mesure
Que notre chute était plus profonde et plus sûre ;
Il fallait un vautour à nos morts ; il le fut ;
Il fit, travailleur âpre et toujours à l’affût,
Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes ;
Moscou remplit ses prés de meules odorantes ;
Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
Et la Bérésina charriait un palais ;
Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins où l’on voit le cygne errer sur l’eau,
Un million joyeux sortit de Waterloo ;
Si bien que du désastre il a fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
Ce Shaÿlock, avec le sabre de Blucher,
A coupé sur la France une livre de chair.
Or, de vous deux, c’est toi qu’on hait, lui qu’on vénère ;
Vieillard, tu n’es qu’un gueux, et ce millionnaire,
C’est l’honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas !

Les carrefours sont pleins de chocs et de combats...

Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules ! sillons creusés par ces mornes charrues,
Nuit, douleur, deuil ! champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux qui l’ont semé !
Vie et mort ! onde où l’hydre à l’infini s’enlace !
Peuple océan jetant l’écume populace !
Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs ;
Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,
Qu’on distingue à travers de vagues transparences,
Ses rudes appétits, redoutables aimants,
Ses prostitutions, ses avilissements,
Et la fatalité de ses mœurs imperdables,
La misère épaissit ses couches formidables.
Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.
L’indigence, flux noir, l’ignorance, reflux,
Montent, marée affreuse, et, parmi les décombres,
Roulent l’obscur filet des pénalités sombres.
Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,
Et l’homme cherche l’homme à tâtons ; il fait nuit ;
Les petits enfants nus tendent leurs mains funèbres ;
Le crime, antre béant, s’ouvre dans ces ténèbres ;
Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,
Les âmes en lambeaux dans les corps en haillons ;
Pas de cœur où ne croisse une horrible chimère.
Qui grince des dents ? L’homme. Et qui pleure ? La mère.
Qui sanglote ? La vierge aux yeux hagards et doux.
Qui dit : « J’ai froid ? » L’aïeule. Et qui dit : « J’ai faim ? » Tous.
Et le fond est horreur, et la surface est joie.
Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
Et sur le pâle amas des cris et des douleurs,
Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs !
Ceux-là sont les heureux. Ils n’ont qu’une pensée :
À quel néant jeter la journée insensée ?
Chiens, voitures, chevaux ! cendre au reflet vermeil !
Poussière dont les grains semblent d’or au soleil !
Leur vie est au plaisir sans fin, sans but, sans trêve,
Et se passe à tâcher d’oublier dans un rêve
L’enfer au-dessous d’eux et le ciel au-dessus.
Quand on voile Lazare, on efface Jésus.
Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.
Ils n’admettent que l’air tout parfumé de roses,
La volupté, l’orgueil, l’ivresse et le laquais,
Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.
Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.
Le bal, tout frissonnant de souffles et d’extases,
Rayonne, étourdissant ce qui s’évanouit ;
Éden étrange fait de lumière et de nuit.
Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,
Et semblent la racine ardente et pleine d’âmes
De quelque arbre céleste épanoui plus haut.
Noir paradis dansant sur l’immense cachot !
Ils savourent, ravis, l’éblouissement sombre
Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,
Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.
Les valses, visions, passent dans les miroirs.
Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,
Les galops effrénés courent ; par intervalles,
Le bal reprend haleine ; on s’interrompt, on fuit,
On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit ;
Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,
La musique, jetant les notes à poignées,
Revient, et les regards s’allument, et l’archet,
Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.
Ô délire ! et d’encens et de bruit enivrées,
L’heure emporte en riant les rapides soirées,
Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.
D’autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,
Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu’ils caressent,
Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,
Leur soif de l’or, penchée autour d’un tapis vert,
Jusqu’à ce qu’au volet le jour bâille entr’ouvert,
Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l’hombre ;
Et, pendant qu’on gémit et qu’on frémit dans l’ombre,
Pendant que les greniers grelottent sous les toits,
Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,
Heurtent aux grands quais blancs les glaçons qu’ils charrient,
Tous ces hommes contents de vivre boivent, rient,
Chantent ; et, par moments, on voit, au-dessus d’eux
Deux poteaux soutenant un triangle hideux
Qui sortent lentement du noir pavé des villes… —

Ô forêts ! bois profonds ! solitudes ! asiles !

Paris, juillet 1838

Ce détail de deux dessins de Victor Hugo représente un homme qui marche sur une main, bicorne sur la tête et canne à la main et un buste de femme dans son médaillon apparemment indifférente. L'éternelle chanson ?

IV. Chanson

Chanson – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 303.

Chanson – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Chanson, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Le Rouet d’Omphale et suivi de V. Hier au soir.

Chanson


Chanson – Le texte

IV
Chanson

Si vous n’avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi ?
Pourquoi me faire ce sourire
Qui tournerait la tête au roi ?
Si vous n’avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi ?

Si vous n’avez rien à m’apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main ?
Sur le rêve angélique et tendre,
Auquel vous songez en chemin,
Si vous n’avez rien à m’apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main ?

Si vous voulez que je m’en aille,
Pourquoi passez-vous par ici ?
Lorsque je vous vois, je tressaille :
C’est ma joie et c’est mon souci.
Si vous voulez que je m’en aille,
Pourquoi passez-vous par ici ?

Mai 18..

Dans l'immensité qui s'ouvre à la fenêtre pendant la nuit apparaît une planète.

IX – À la fenêtre, pendant la nuit

À la fenêtre, pendant la nuit – Les références

Les ContemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 496.

À la fenêtre, pendant la nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À la fenêtre, pendant la nuit, un poème du recueil Les Contemplations, Au bord de l’infini, de Victor Hugo.

À la fenêtre, pendant la nuit

À la fenêtre, pendant la nuit – Le texte

IX
À la fenêtre, pendant la nuit

I

Les étoiles, points d’or, percent les branches noires ;
Le flot huileux et lourd décompose ses moires
Sur l’océan blêmi ;
Les nuages ont l’air d’oiseaux prenant la fuite ;
Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,
Comme un homme endormi.

Tout s’en va. La nature est l’urne mal fermée.
La tempête est écume et la flamme est fumée.
Rien n’est hors du moment,
L’homme n’a rien qu’il prenne, et qu’il tienne, et qu’il garde.
Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, écroulement.

L’astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ?
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ?
Le sera-t-il toujours ?
L’homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ?
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles
Monter aux mêmes tours ?

II

Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes ?
Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtes
Toujours les mêmes cieux ?
Dis, larve Aldebaran, réponds, spectre Saturne,
Ne verrons-nous jamais sur le masque nocturne
S’ouvrir de nouveaux yeux ?

Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres ?
Et des cintres nouveaux, et de nouveaux pilastres
Luire à notre œil mortel,
Dans cette cathédrale aux formidables porches
Dont le septentrion éclaire avec sept torches,
L’effrayant maître-autel ?

A-t-il cessé, le vent qui fit naître ces roses,
Sirius, Orion, toi, Vénus, qui reposes
Notre œil dans le péril ?
Ne verrons-nous jamais sous ses grandes haleines
D’autres fleurs de lumière éclore dans les plaines
De l’éternel avril ?

Savons-nous où le monde en est de son mystère ?
Qui nous dit, à nous, joncs du marais, vers de terre
Dont la bave reluit,
À nous qui n’avons pas nous-mêmes notre preuve,
Que Dieu ne va pas mettre une tiare neuve
Sur le front de la nuit ?

III

Dieu n’a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes ?
N’en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes ?
Parlez, Nord et Midi !
N’emplit-il plus de lui sa création sainte ?
Et ne souffle-t-il plus que d’une bouche éteinte
Sur l’être refroidi ?

Quand les comètes vont et viennent, formidables,
Apportant la lueur des gouffres insondables,
À nos fronts soucieux,
Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes,
Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes
Qui courent dans nos cieux ?

Qui donc a vu la source et connaît l’origine ?
Qui donc, ayant sondé l’abîme, s’imagine
En être mage et roi ?
Ah ! fantômes humains, courbés sous les désastres !
Qui donc a dit : — C’est bien, Éternel. Assez d’astres.
N’en fais plus. Calme-toi ! —

L’effet séditieux limiterait la cause ?
Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose :
Tu n’iras pas plus loin ?
Sous l’élargissement sans fin, la borne plie ;
La création vit, croît et se multiplie ;
L’homme n’est qu’un témoin.

L’homme n’est qu’un témoin frémissant d’épouvante.
Les firmaments sont pleins de la sève vivante
Comme les animaux.
L’arbre prodigieux croise, agrandit, transforme,
Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbe énorme,
Ses ténébreux rameaux.

Car la création est devant, Dieu derrière.
L’homme, du côté noir de l’obscure barrière,
Vit, rôdeur curieux ;
Il suffit que son front se lève pour qu’il voie
À travers la sinistre et morne claire-voie
Cet œil mystérieux.

IV

Donc ne nous disons pas : — Nous avons nos étoiles. —
Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles
Viennent en ce moment ;
Peut-être que demain le Créateur terrible,
Refaisant notre nuit, va contre un autre crible
Changer le firmament.

Qui sait ? que savons-nous ? Sur notre horizon sombre,
Que la création impénétrable encombre
De ses taillis sacrés,
Muraille obscure où vient battre le flot de l’être,
Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître
Des astres effarés ;

Des astres éperdus arrivant des abîmes,
Venant des profondeurs ou descendant des cimes,
Et, sous nos noirs arceaux,
Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve,
Comme dans un grand vent s’abat sur une grève
Une troupe d’oiseaux ;

Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,
Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises,
Sur nos bois, sur nos monts,
Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges ;
Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges
Et des soleils démons !

Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,
Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres
Et ses flots de rayons,
Le muet Infini, sombre mer ignorée,
Roule vers notre ciel une grande marée
De constellations !

Marine-Terrace, avril 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un champignon amanite tue-mouches se dressant dans la campagne, avec son chapeau comme une coccinelle à points blancs.

XV. La Coccinelle

La Coccinelle – Les références

Les ContemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 281.

La Coccinelle – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Coccinelle, un poème du recueil Les Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. À Granville, en 1836 et suivi de XVI. Vers 1820.

La Coccinelle


La Coccinelle – Le texte

XV
La coccinelle

Elle me dit : « Quelque chose
Me tourmente ». Et j’aperçus
Son cou de neige, et, dessus,
Un petit insecte rose.

J’aurais dû, – mais, sage ou fou,
À seize ans, on est farouche, –
Voir le baiser sur sa bouche
Plus que l’insecte à son cou.

On eût dit un coquillage ;
Dos rose et taché de noir.
Les fauvettes pour nous voir
Se penchaient dans le feuillage.

Sa bouche fraîche était là ;
Je me courbai sur la belle,
Et je pris la coccinelle ;
Mais le baiser s’envola.

« Fils, apprends comme on me nomme »,
Dit l’insecte du ciel bleu,
« Les bêtes sont au bon Dieu ;
Mais la bêtise est à l’homme ».

Paris, mai 1830

Détail d'un dessin de Victor Hugo : D'une clairière dans les sous-bois, une barque à voile s'éloigne dans le crépuscule. En bas à doite, la signature : V. HUGO.

XXVI. Crépuscule

Crépuscule – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 323.

Crépuscule – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Crépuscule, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXV. Je respire où tu palpites… et suivi de XXVII. La nichée sous le portail.

Crépuscule


Crépuscule – Le texte

XXVI
Crépuscule

L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frissonne ; au fond du bois, la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;
L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.

Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.

Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier.

Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d’herbe et Dieu fait tressaillir le tombeau.

La forme d’un toit noir dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.

Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.

Chelles, août 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un vieux pont sur lequel on distingue la silhouette d'un homme...

Guitare – XXII

Guitare – Les références

Les rayons et les ombres ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie I, p 984.

Guitare – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Guitare, un poème du recueil Les rayons et les ombres, de Victor Hugo.

Guitare

Guitare – Le texte

XXII
Guitare

Gastibelza, l’homme à la carabine,
Chantait ainsi:
« Quelqu’un a-t-il connu doña Sabine ?
Quelqu’un d’ici ?
Dansez, chantez, villageois ! la nuit gagne
Le mont Falù.
– Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou !

» Quelqu’un de vous a-t-il connu Sabine,
Ma señora ?
Sa mère était la vieille maugrabine
D’Antequera
Qui chaque nuit criait dans la Tour-Magne
Comme un hibou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou !

» Dansez, chantez! Des biens que l’heure envoie
Il faut user.
Elle était jeune et son œil plein de joie
Faisait penser. –
À ce vieillard qu’un enfant accompagne
jetez un sou !… –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Vraiment, la reine eût près d’elle été laide
Quand, vers le soir,
Elle passait sur le pont de Tolède
En corset noir.
Un chapelet du temps de Charlemagne
Ornait son cou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Le roi disait en la voyant si belle
À son neveu :
« – Pour un baiser, pour un sourire d’elle,
» Pour un cheveu,
» Infant don Ruy, je donnerais l’Espagne
» Et le Pérou ! » –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Je ne sais pas si j’aimais cette dame,
Mais je sais bien
Que pour avoir un regard de son âme,
Moi, pauvre chien,
J’aurais gaîment passé dix ans au bagne
Sous le verrou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Un jour d’été que tout était lumière,
Vie et douceur,
Elle s’en vint jouer dans la rivière
Avec sa sœur,
Je vis le pied de sa jeune compagne
Et son genou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Quand je voyais cette enfant, moi le pâtre
De ce canton,
Je croyais voir la belle Cléopâtre,
Qui, nous dit-on,
Menait César, empereur d’Allemagne,
Par le licou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe !
Sabine, un jour
A tout vendu, sa beauté de colombe,
Et son amour,
Pour l’anneau d’or du comte de Saldagne,
Pour un bijou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Sur ce vieux banc souffrez que je m’appuie,
Car je suis las.
Avec ce comte elle s’est donc enfuie !
Enfuie, hélas !
Par le chemin qui va vers la Cerdagne,
Je ne sais où … –
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

» Je la voyais passer de ma demeure,
Et c’était tout.
Mais à présent je m’ennuie à toute heure,
Plein de dégoût,
Rêveur oisif, l’âme dans la campagne,
La dague au clou … –
Le vent qui vient à travers la montagne
M’a rendu fou !

Mars 1837

Guitare – Quelques liens et remarques

Franz Liszt

Liszt a mis en musique ce poème. En voici une interprétation.

Georges Brassens

Voici son interprétation de Gastibelza, adaptation de Guitare.

Arnaud Laster

Quoiqu’il ne soit ni musicien ni chansonnier, il est tout de même l’un des universitaires qui contribuent le plus à mettre en relief les rapports de la musique avec l’œuvre de Victor Hugo. Président de la Société des amis de Victor Hugo, il bataille pour que soit connue cette relation. Voici une communication qu’il fit sous le titre Variations sur une « Guitare » de Hugo : le sens qui vient à travers la chanson et qui a été publiée dans La Chanson en lumière, études rassemblées et présentées par Stéphane Hirschi / Colloque international des 24-27 avril 1996 à l’Université de Valenciennes, CAMELIA (Centre d’Analyse du Message Littéraire et Artistique). Vous pourrez y lire son analyse du poème, à travers les deux adaptations musicales précitées, en particulier celle de Liszt.
Vous pouvez soit télécharger cet article en suivant le lien ci-dessus (Variations etc.), soit commander l’ouvrage La Chanson en lumière aux Presses Universitaires de Valenciennes.

Sous de lourd nuages noirs qui crèvent au-dessus d'elle, une petite maison abrite de pauvres gens.

III – Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 793.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – LII, p. 756.

Les Pauvres gens – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Les Pauvres gens, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles, de Victor Hugo, enregistré dans son intégralité.
Il est précédé de II. Le crapaud et suivi par IV. Paroles dans l’épreuve, non encore enregistré sur ce site.

Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les dix parties

Vous trouverez ci-dessous, les dix parties, chacune réenregistrée avec le texte en regard.

Les Pauvres gens - I

Les Pauvres gens – I – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie des Pauvres gens – I.

Les Pauvres gens – I


Les Pauvres gens – I – Le texte


Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d’ombre, et l’on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l’encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d’un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s’étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d’âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C’est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d’écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.

Les Pauvres gens - II

Les Pauvres gens – II – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – II


Les Pauvres gens -II – Le texte


L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

Les Pauvres gens - III

Les Pauvres gens – III – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – III


Les Pauvres gens -III – Le texte


Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L’importune, et, parmi les écueils en décombres,
L’Océan l’épouvante, et toutes sortes d’ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l’artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l’énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes,
D’un côté les berceaux et de l’autre les tombes.

Elle songe, elle rêve. – Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l’hiver comme l’été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d’orge.
– Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d’une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan noir
Comme les tourbillons d’étincelles de l’âtre.
C’est l’heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu’illuminent ses yeux,
Et c’est l’heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d’ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement. –
Horreur ! l’homme, dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.

Les Pauvres gens - IV

Les Pauvres gens – IV – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – IV


Les Pauvres gens -IV – Le texte


Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c’est affreux de se dire : « Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! – mon cœur, mon sang, ma chair ! »
Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
À tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Ils n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : « Oh ! rends-nous-les ! »
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d’aide. Ses enfants sont trop petits. – Ô mère !
Tu dis : « S’ils étaient grands ! – leur père est seul ! » Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : « Oh! s’ils étaient petits ! »

Les Pauvres gens - V

Les Pauvres gens – V – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la cinquième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – V


Les Pauvres gens – V – Le texte


Elle prend sa lanterne et sa cape. – C’est l’heure
D’aller voir s’il revient, si la mer est meilleure,
S’il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! – Et la voilà qui part. L’air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l’espace où le flot des ténèbres s’épanche.
Il pleut. Rien n’est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître.
Elle va. L’on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d’humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d’un fleuve.

« Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l’autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va. »

Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
« Malade ! Et ses enfants ! comme c’est mal nourri !
Elle n’en a que deux, mais elle est sans mari. »
Puis, elle frappe encore. « Hé ! voisine ! » elle appelle.
Et la maison se tait toujours. « Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps! »
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d’une pitié suprême,
Morne, tourna dans l’ombre et s’ouvrit d’elle-même.

Les Pauvres gens - VI

Les Pauvres gens – VI – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la sixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VI


Les Pauvres gens – VI – Le texte


Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L’eau tombait du plafond comme des trous d’un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l’air effrayant ;
Un cadavre ; – autrefois, mère joyeuse et forte ; –
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après son long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l’horreur sortait de cette bouche ouverte
D’où l’âme en s’enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu’entend l’éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait froid.

Les Pauvres gens - VII

Les Pauvres gens – VII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la septième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VII


Les Pauvres gens – VII – Le texte


Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d’où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme.
La morte écoute l’ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’œil triste et hagard :
« Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi, de ton regard ? »

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !

Les Pauvres gens - VIII

Les Pauvres gens – VIII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la huitième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VIII


Les Pauvres gens – VIII – Le texte


Qu’est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu’est-ce donc qu’elle emporte ?
Qu’est-ce donc que Jeannie emporte en s’en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D’où vient qu’en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu’est-ce donc qu’elle cache avec un air troublé
Dans l’ombre, sur son lit ? Qu’a-t-elle donc volé ?

Les Pauvres gens - IX

Les Pauvres gens – IX – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la neuvième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – IX


Les Pauvres gens – IX – Le texte


Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s’assit toute pâle ; on eût dit qu’elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu’au loin grondait la mer farouche.

« Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n’avait pas assez de peine ; il faut que j’aille
Lui donner celle-là de plus. – C’est lui ? – Non. Rien.
– J’ai mal fait. – S’il me bat, je dirai : Tu fais bien.
– Est-ce lui ? – Non. – Tant mieux. – La porte bouge comme
Si l’on entrait. – Mais non. – Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j’ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! »
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S’enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N’entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l’onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : « C’est la marine. »

Les Pauvres gens - X

Les Pauvres gens – X – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la dixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – X


Les Pauvres gens – X – Le texte


« C’est toi ! » cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : « Me voici, femme ! »
Et montrait sur son front qu’éclairait l’âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait.
« Je suis volé, dit-il ; la mer c’est la forêt.
– Quel temps a-t-il fait ? – Dur. – Et la pêche ? – Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n’ai rien pris du tout. J’ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J’ai cru que le bateau se couchait, et l’amarre
A cassé. Qu’as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? »
Jeannie eut un frisson dans l’ombre et se troubla.
« – Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l’ordinaire,
J’ai cousu. J’écoutais la mer comme un tonnerre,
J’avais peur. – Oui, l’hiver est dur, mais c’est égal. »
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : « À propos, notre voisine est morte.
C’est hier qu’elle a dû mourir, enfin, n’importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L’un s’appelle Guillaume et l’autre Madeleine ;
L’un qui ne marche pas, l’autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin. »

L’homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
– Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n’est pas ma faute. C’est l’affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C’est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous.
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.

– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!