Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le sommet d'un champignon, ou une arche rouge semée de points blancs, en accord avec le "mystérieux jour" de la nature.

XIV. À Granville, en 1836

À Granville, en 1836 – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 279.

À Granville, en 1836 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Granville, en 1836, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XIII. À propos d’Horace et suivi de XV. La Coccinelle.

À Granville, en 1836


À Granville, en 1836 – Le texte

XIV
À Granville, en 1836


Voici juin. Le moineau raille
Dans les champs les amoureux ;
Le rossignol de muraille
Chante dans son nid pierreux.

Les herbes et les branchages,
Pleins de soupirs et d’abois,
Font de charmants rabâchages
Dans la profondeur des bois.

La grive et la tourterelle
Prolongent, dans les nids sourds,
La ravissante querelle
Des baisers et des amours.

Sous les treilles de la plaine,
Dans l’antre où verdit l’osier,
Virgile enivre Silène,
Et Rabelais Grandgousier.

Ô Virgile, verse à boire !
Verse à boire, ô Rabelais !
La forêt est une gloire ;
La caverne est un palais !

Il n’est pas de lac ni d’île
Qui ne nous prenne au gluau,
Qui n’improvise une idylle,
Ou qui ne chante un duo.

Car l’amour chasse aux bocages,
Et l’amour pêche aux ruisseaux,
Car les belles sont les cages
Dont nos cœurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette,
La fleur, faisant son miroir,
Dit : « Bonjour, » à la fauvette,
Et dit au hibou : « Bonsoir. »

Le toit espère la gerbe,
Pain d’abord et chaume après ;
La croupe du bœuf dans l’herbe
Semble un mont dans les forêts.

L’étang rit à la macreuse,
Le pré rit au loriot,
Pendant que l’ornière creuse
Gronde le lourd chariot.

L’or fleurit en giroflée ;
L’ancien zéphyr fabuleux
Souffle avec sa joue enflée
Au fond des nuages bleus.

Jersey, sur l’onde docile,
Se drape d’un beau ciel pur,
Et prend des airs de Sicile
Dans un grand haillon d’azur.

Partout l’églogue est écrite :
Même en la froide Albion,
L’air est plein de Théocrite,
Le vent sait par cœur Bion ;

Et redit, mélancolique,
La chanson que fredonna
Moschus, grillon bucolique
De la cheminée Etna.

L’hiver tousse, vieux phtisique,
Et s’en va ; la brume fond ;
Les vagues font la musique
Des vers que les arbres font.

Toute la nature sombre
Verse un mystérieux jour ;
L’âme qui rêve a plus d’ombre
Et la fleur a plus d’amour.

L’herbe éclate en pâquerettes ;
Les parfums, qu’on croit muets,
Content les peines secrètes
Des liserons aux bleuets.

Les petites ailes blanches
Sur les eaux et les sillons
S’abattent en avalanches ;
Il neige des papillons.

Et sur la mer, qui reflète
L’aube au sourire d’émail,
La bruyère violette
Met au vieux mont un camail ;

Afin qu’il puisse, à l’abîme
Qu’il contient et qu’il bénit,
Dire sa messe sublime
Sous sa mitre de granit.

Granville, juin 1836.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une main levée qui "perce la triste brume".

XX. À un poëte aveugle

À un poëte aveugle – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 286.

À un poëte aveugle – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À un poëte aveugle, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XIX. Vieille Chanson du jeune temps et suivi de XXI. Elle était déchaussée….

À un poëte aveugle


À un poëte aveugle – Le texte

XX
À un poëte aveugle


Merci, poëte ! — Au seuil de mes lares pieux,
Comme un hôte divin, tu viens et te dévoiles ;
Et l’auréole d’or de tes vers radieux
Brille autour de mon nom comme un cercle d’étoiles.

Chante ! Milton chantait ; chante ! Homère a chanté.
Le poëte des sens perce la triste brume ;
L’aveugle voit dans l’ombre un monde de clarté.
Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume.

Paris, mai 1842.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'écume au-dessus de la vague, ange blanc qui semble s'extraire de la noirceur des flots des "temps sombres".

XIII. À propos d’Horace

À propos d’Horace – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 274.

À propos d’Horace – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À propos d’Horace, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XII. Vere Novo et suivi de XIV. À Granville, en 1836.

À propos d’Horace


À propos d’Horace – Le texte

XIII
À propos d’Horace


Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !
Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues !
Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété,
Vous niez l’idéal, la grâce et la beauté !
Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles !
Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles !
Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout !
Car vous êtes mauvais et méchants ! — Mon sang bout
Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique !
Que d’ennuis ! de fureurs ! de bêtises ! — gredins ! —
Que de froids châtiments et que de chocs soudains !
« Dimanche en retenue et cinq cents vers d’Horace ! »
Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse,
Et je balbutiais : « Monsieur… — Pas de raisons !
« Vingt fois l’ode à Plancus et l’épître aux Pisons ! »
Or j’avais justement, ce jour-là, — douce idée
Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haÿdée, —
Un rendez-vous avec la fille du portier ;
Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier !
Je devais, en parlant d’amour, extase pure !
En l’enivrant avec le ciel et la nature,
La mener, si le temps n’était pas trop mauvais,
Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais !
Rêve heureux ! je voyais, dans ma colère bleue,
Tout cet éden, congé, les lilas, la banlieue,
Et j’entendais, parmi le thym et le muguet,
Les vagues violons de la mère Saguet !
Ô douleur ! Furieux, je montais à ma chambre,
Fournaise au mois de juin, et glacière en décembre ;
Et, là, je m’écriais :

— Horace ! ô bon garçon !

Qui vivais dans le calme et selon la raison,
Et qui t’allais poser, dans ta sagesse franche,
Sur tout, comme l’oiseau se pose sur la branche,
Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieux
Que le temps de chanter ton chant libre et joyeux !
Tu marchais, écoutant le soir, sous les charmilles,
Les rires étouffés des folles jeunes filles,
Les doux chuchotements dans l’angle obscur du bois ;
Tu courtisais ta belle esclave quelquefois,
Myrtale aux blonds cheveux, qui s’irrite et se cabre
Comme la mer creusant les golfes de Calabre ;
Ou bien tu t’accoudais à table, buvant sec
Ton vin que tu mettais toi-même en un pot grec.
Pégase te soufflait des vers de sa narine ;
Tu songeais ; tu faisais des odes à Barine,
À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,
À Chloë, qui passait le long de ton vieux mur,
Portant sur son beau front l’amphore délicate.
La nuit, lorsque Phœbé devient la sombre Hécate,
Les halliers s’emplissaient pour toi de visions ;
Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons,
Cerbère se frotter, la queue entre les jambes,
À Bacchus, dieu des vins et père des ïambes ;
Silène digérer dans sa grotte, pensif ;
Et se glisser dans l’ombre, et s’enivrer, lascif,
Aux blanches nudités des nymphes peu vêtues,
Le faune aux pieds de chèvre, aux oreilles pointues !
Horace, quand grisé d’un petit vin sabin,
Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,
Qui t’eût dit, ô Flaccus ! quand tu peignais à Rome
Les jeunes chevaliers courant dans l’hippodrome,
Comme Molière a peint en France les marquis,
Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis,
Pour servir, dans le siècle odieux où nous sommes,
D’instruments de torture à d’horribles bonshommes,
Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants,
Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents !
Grimauds hideux qui n’ont, tant leur tête est vidée,
Jamais eu de maîtresse et jamais eu d’idée !

Puis j’ajoutais, farouche :

— Ô cancres ! qui mettez

Une soutane aux dieux de l’éther irrités,
Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes
Coiffez sinistrement les olympiens mornes,
Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits !
Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,
Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ô cruches !
L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches,
L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant !
Nul ne vit près de vous dressé sur son séant ;
Et vous pétrifiez d’une haleine sordide
Le jeune homme naïf, étincelant, splendide ;
Et vous vous approchez de l’aurore, endormeurs !
À Pindare serein plein d’épiques rumeurs,
À Sophocle, à Térence, à Plaute, à l’ambroisie,
Ô traîtres, vous mêlez l’antique hypocrisie,
Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vos exeats,
Et l’assoupissement des noirs couvents béats ;
Vos coups d’ongle rayant tous les sublimes livres,
Vos préjugés qui font vos yeux de brouillards ivres,
L’horreur de l’avenir, la haine du progrès ;
Et vous faites, sans peur, sans pitié, sans regrets,
À la jeunesse, aux cœurs vierges, à l’espérance,
Boire dans votre nuit ce vieil opium rance !
Ô fermoirs de la bible humaine ! sacristains
De l’art, de la science, et des maîtres lointains,
Et de la vérité que l’homme aux cieux épelle,
Vous changez ce grand temple en petite chapelle !
Guichetiers de l’esprit, faquins dont le goût sûr
Mène en laisse le beau ; porte-clefs de l’azur,
Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrés voiles,
Tibulle plein d’amour, Virgile plein d’étoiles,
Vous faites de l’enfer avec ces paradis !

Et, ma rage croissant, je reprenais :

— Maudits,

Ces monastères sourds ! bouges ! prisons haïes !
Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes,
Culotte bas, vieux tigre ! Écoliers ! écoliers !
Accourez par essaims, par bandes, par milliers,
Du gamin de Paris au græculus de Rome,
Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme !
Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons !
Le mannequin sur qui l’on drape des haillons
A tout autant d’esprit que ce cuistre en son antre.
Et tout autant de cœur ; et l’un a dans le ventre
Du latin et du grec comme l’autre a du foin.
Ah ! je prends Phyllodoce et Xanthis à témoin
Que je suis amoureux de leurs claires tuniques ;
Mais je hais l’affreux tas des vils pédants iniques !
Confier un enfant, je vous demande un peu,
À tous ces êtres noirs ! autant mettre, morbleu,
La mouche en pension chez une tarentule !
Ces moines, expliquer Platon, lire Catulle,
Tacite racontant le grand Agricola,
Lucrèce ! eux, déchiffrer Homère, ces gens-là !
Ces diacres, ces bedeaux dont le groin renifle !
Crânes d’où sort la nuit, pattes d’où sort la gifle,
Vieux dadais à l’air rogue, au sourcil triomphant,
Qui ne savent pas même épeler un enfant !
Ils ignorent comment l’âme naît et veut croître.
Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître !
Ils en sont à l’A, B, C, D, du cœur humain ;
Ils sont l’horrible Hier qui veut tuer Demain ;
Ils offrent à l’aiglon leurs règles d’écrevisses.
Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices.
Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne dit pas !
Le pluriel met une S à leurs meas culpas,
Les boucs mystérieux, en les voyant s’indignent,
Et, quand on dit : « Amour ! » terre et cieux ! ils se signent.
Leur vieux viscère mort insulte au cœur naissant.
Ils le prennent de haut avec l’adolescent,
Et ne tolèrent pas le jour entrant dans l’âme
Sous la forme pensée ou sous la forme femme.
Quand la muse apparaît, ces hurleurs de holà
Disent : « Qu’est-ce que c’est que cette folle-là ? »
Et, devant ses beautés, de ses rayons accrues,
Ils reprennent : « Couleurs dures, nuances crues ;
« Vapeurs, illusions, rêves ; et quel travers
« Avez-vous de fourrer l’arc-en-ciel dans vos vers ? »
Ils raillent les enfants, ils raillent les poëtes ;
Ils font aux rossignols leurs gros yeux de chouettes ;
L’enfant est l’ignorant, ils sont l’ignorantin ;
Ils raturent l’esprit, la splendeur, le matin ;
Ils sarclent l’idéal ainsi qu’un barbarisme,
Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme ! —

Ainsi l’on m’entendait dans ma geôle crier.

Le monologue avait le temps de varier.
Et je m’exaspérais, faisant la faute énorme,
Ayant raison au fond, d’avoir tort dans la forme.
Après l’abbé Tuet, je maudissais Bezout ;
Car, outre les pensums où l’esprit se dissout,
J’étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre ! enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre ;
On me liait au fond d’un Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les ailes jusqu’au bec,
Sur l’affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas ! on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires ;
Et je me débattais, lugubre patient
Du diviseur prêtant main-forte au quotient.
De là mes cris.

Un jour, quand l’homme sera sage,

Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage,
Quand les sociétés difformes sentiront
Dans l’enfant mieux compris se redresser leur front,
Que, des libres essors ayant sondé les règles,
On connaîtra la loi de croissance des aigles,
Et que le plein midi rayonnera pour tous,
Savoir étant sublime, apprendre sera doux.
Alors, tout en laissant au sommet des études
Les grands livres latins et grecs, ces solitudes
Où l’éclair gronde, où luit la mer, où l’astre rit,
Et qu’emplissent les vents immenses de l’esprit,
C’est en les pénétrant d’explication tendre,
En les faisant aimer, qu’on les fera comprendre.
Homère emportera dans son vaste reflux
L’écolier ébloui ; l’enfant ne sera plus
Une bête de somme attelée à Virgile ;
Et l’on ne verra plus ce vif esprit agile
Devenir, sous le fouet d’un cuistre ou d’un abbé,
Le lourd cheval poussif du pensum embourbé.
Chaque village aura, dans un temple rustique,
Dans la lumière, au lieu du magister antique,
Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât,
L’instituteur lucide et grave, magistrat
Du progrès, médecin de l’ignorance, et prêtre
De l’idée ; et dans l’ombre on verra disparaître
L’éternel écolier et l’éternel pédant.
L’aube vient en chantant, et non pas en grondant.
Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère ;
Ils se demanderont ce que nous pouvions faire
Enseigner au moineau par le hibou hagard.
Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine ;
Alors, plus de grimoire obscur, fade, étouffant ;
Le maître, doux apôtre incliné sur l’enfant,
Fera, lui versant Dieu, l’azur et l’harmonie,
Boire la petite âme à la coupe infinie,
Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs.
Tu laisseras passer dans tes jambages noirs
Une pure lueur, de jour en jour moins sombre,
Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre !

Paris, mai 1831.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'écume et la vague de "la colère bouffonne" des adversaires de Victor Hugo.

XXVI. Quelques mots à un autre

Quelques mots à un autre – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 290.

Quelques mots à un autre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quelques mots à un autre, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XXV. Unité et suivi de XXVII. Oui, je suis le rêveur….

Quelques mots à un autre


Quelques mots à un autre – Le texte

XXVI
Quelques mots à un autre


On y revient ; il faut y revenir moi-même.
Ce qu’on attaque en moi, c’est mon temps, et je l’aime.
Certe, on me laisserait en paix, passant obscur,
Si je ne contenais, atome de l’azur,
Un peu du grand rayon dont notre époque est faite.
Hier le citoyen, aujourd’hui le poëte ;
Le « romantique » après le « libéral ». — Allons,
Soit ; dans mes deux sentiers mordez mes deux talons.
Je suis le ténébreux par qui tout dégénère.
Sur mon autre côté lancez l’autre tonnerre.

Vous aussi, vous m’avez vu tout jeune, et voici
Que vous me dénoncez, bonhomme, vous aussi,
Me déchirant le plus allégrement du monde,
Par attendrissement pour mon enfance blonde.
Vous me criez : « Comment, Monsieur ! qu’est-ce que c’est ?
« La stance va nu-pieds ! le drame est sans corset !
« La muse jette au vent sa robe d’innocence !
« Et l’art crève la règle, et dit : « C’est la croissance ! »
Géronte littéraire aux aboiements plaintifs,
Vous vous ébahissez, en vers rétrospectifs,
Que ma voix trouble l’ordre, et que ce romantique
Vive, et que ce petit, à qui l’Art poétique
Avec tant de bonté donna le pain et l’eau,
Devienne si pesant aux genoux de Boileau !
Vous regardez mes vers, pourvus d’ongles et d’ailes,
Refusant de marcher derrière les modèles,
Comme après les doyens marchent les petits clercs ;
Vous en voyez sortir de sinistres éclairs ;
Horreur ! et vous voilà poussant des cris d’hyène
À travers les barreaux de la Quotidienne.

Vous épuisez sur moi tout votre calepin,
Et le père Bouhours et le père Rapin ;
Et m’écrasant avec tous les noms qu’on vénère,
Vous lâchez le grand mot : Révolutionnaire.

Et, sur ce, les pédants en chœur disent : Amen !
On m’empoigne ; on me fait passer mon examen ;
La Sorbonne bredouille et l’école griffonne ;
De vingt plumes jaillit la colère bouffonne :
« Que veulent ces affreux novateurs ? ça, des vers !
« Devant leurs livres noirs, la nuit, dans l’ombre ouverts,
« Les lectrices ont peur au fond de leurs alcôves.
« Le Pinde entend rugir leurs rimes bêtes fauves
« Et frémit. Par leur faute aujourd’hui tout est mort ;
« L’alexandrin saisit la césure, et la mord ;
« Comme le sanglier dans l’herbe et dans la sauge,
« Au beau milieu du vers l’enjambement patauge ;
« Que va-t-on devenir ? Richelet s’obscurcit.
« Il faut à toute chose un Magister dixit.
« Revenons à la règle, et sortons de l’opprobre ;
« L’Hippocrène est de l’eau ; donc, le beau, c’est le sobre.
« Les vrais sages, ayant la raison pour lien,
« Ont toujours consulté, sur l’art, Quintilien ;
« Sur l’algèbre, Leibnitz, sur la guerre, Végèce. »

Quand l’impuissance écrit, elle signe : Sagesse.

Je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais point
Ce qu’à d’autres j’ai dit sans leur montrer le poing.
Eh bien, démasquons-nous ! c’est vrai, notre âme est noire ;
Sortons du domino nommé forme oratoire.
On nous a vus, poussant vers un autre horizon
La langue, avec la rime entraînant la raison,
Lancer au pas de charge, en batailles rangées,
Sur Laharpe éperdu toutes ces insurgées.
Nous avons au vieux style attaché ce brûlot :
Liberté ! Nous avons, dans le même complot,
Mis l’esprit, pauvre diable, et le mot, pauvre hère ;
Nous avons déchiré le capuchon, la haire,
Le froc, dont on couvrait l’Idée aux yeux divins.
Tous ont fait rage en foule. Orateurs, écrivains,
Poëtes, nous avons, du doigt avançant l’heure,
Dit à la rhétorique : — Allons, fille majeure,
Lève les yeux ! — Et j’ai, chantant, luttant, bravant,
Tordu plus d’une grille au parloir du couvent ;
J’ai, torche en main, ouvert les deux battants du drame ;
Pirates, nous avons, à la voile, à la rame,
De la triple unité pris l’aride archipel ;
Sur l’Hélicon tremblant j’ai battu le rappel.
Tout est perdu ! Le vers vague sans muselière !
À Racine effaré nous préférons Molière ;
Ô pédants ! à Ducis nous préférons Rotrou.
Lucrèce Borgia sort brusquement d’un trou,
Et mêle des poisons hideux à vos guimauves ;
Le drame échevelé fait peur à vos fronts chauves ;
C’est horrible ! oui, brigand, jacobin, malandrin,
J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin ;
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisant la bouche en cœur et ne parlant qu’entre eux,
J’ai dit aux mots d’en bas : Manchots, boiteux, goîtreux,
Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles !
J’ai déjà confessé ce tas de crimes-là.
Oui, je suis Papavoine, Érostrate, Attila.
Après ?

Emportez-vous, et criez à la garde,

Brave homme ! tempêtez ! tonnez ! je vous regarde.
Nos progrès prétendus vous semblent outrageants ;
Vous détestez ce siècle où, quand il parle aux gens,
Le vers des trois saluts d’usage se dispense ;
Temps sombre où, sans pudeur, on écrit comme on pense,
Où l’on est philosophe et poëte crûment,
Où de ton vin sincère, adorable, écumant,
Ô sévère idéal, tous les songeurs sont ivres.
Vous couvrez d’abat-jour, quand vous ouvrez nos livres,
Vos yeux, par la clarté du mot propre brûlés ;
Vous exécrez nos vers francs et vrais ; vous hurlez
De fureur en voyant nos strophes toutes nues.
Mais où donc est le temps des nymphes ingénues,
Qui couraient dans les bois, et dont la nudité
Dansait dans la lueur des vagues soirs d’été ?
Sur l’aube nue et blanche, entr’ouvrant sa fenêtre,
Faut-il plisser la brume honnête et prude, et mettre
Une feuille de vigne à l’astre dans l’azur ?
Le flot, conque d’amour, est-il d’un goût peu sûr ?
Ô Virgile ! Pindare ! Orphée ! est-ce qu’on gaze,
Comme une obscénité, les ailes de Pégase,
Qui semble, les ouvrant au haut du mont béni,
L’immense papillon du baiser infini ?
Est-ce que le soleil splendide est un cynique ?
La fleur a-t-elle tort d’écarter sa tunique ?
Calliope, planant derrière un pan des cieux,
Fait donc mal de montrer à Dante soucieux
Ses seins éblouissants à travers les étoiles ?
Vous êtes un ancien d’hier. Libre et sans voiles,
Le grand Olympe nu vous ferait dire : Fi !
Vous mettez une jupe au Cupidon bouffi.
Au clinquant, aux neuf sœurs en atours, au Parnasse
De Titon du Tillet, votre goût est tenace ;
Les ménades pour vous danseraient le cancan ;
Apollon vous ferait l’effet d’un mohican ;
Vous prendriez Vénus pour une sauvagesse.

L’âge — c’est là souvent toute notre sagesse —
A beau vous bougonner tout bas : « Vous avez tort ;
« Vous vous ferez tousser si vous criez si fort ;
« Pour quelques nouveautés sauvages et fortuites,
« Monsieur, ne troublez pas la paix de vos pituites !
« Ces gens-ci vont leur train ; qu’est-ce que ça vous fait ?
« Ils ne trouvent que cendre au feu qui vous chauffait.
« Pourquoi déclarez-vous la guerre à leur tapage ?
« Ce siècle est libéral comme vous fûtes page.
« Fermez bien vos volets, tirez bien vos rideaux,
« Soufflez votre chandelle, et tournez-lui le dos !
« Qu’est l’âme du vrai sage ? Une sourde-muette.
« Que vous importe, à vous, que tel ou tel poëte,
« Comme l’oiseau des cieux, veuille avoir sa chanson ;
« Et que tel garnement du Pinde, nourrisson
« Des Muses, au milieu d’un bruit de corybante,
« Marmot sombre, ait mordu leur gorge un peu tombante ? »

Vous n’en tenez nul compte, et vous n’écoutez rien.
Voltaire, en vain, grand homme et peu voltairien,
Vous murmure à l’oreille : « Ami, tu nous assommes ! »
— Vous écumez ! — partant de ceci : que nous, hommes
De ce temps d’anarchie et d’enfer, nous donnons
L’assaut au grand Louis juché sur vingt grands noms ;
Vous dites qu’après tout nous perdons notre peine,
Que haute est l’escalade et courte notre haleine ;
Que c’est dit, que jamais nous ne réussirons ;
Que Batteux nous regarde avec ses gros yeux ronds,
Que Tancrède est de bronze et qu’Hamlet est de sable.
Vous déclarez Boileau perruque indéfrisable ;
Et, coiffé de lauriers, d’un coup d’œil de travers
Vous indiquez le tas d’ordures de nos vers,
Fumier où la laideur de ce siècle se guinde,
Au pauvre vieux bon goût, ce balayeur du Pinde ;
Et même, allant plus loin, vaillant, vous nous criez :
« Je vais vous balayer moi-même ! »

Balayez.

Paris, novembre 1834.

Remarque

Hippocrène s. f. Fontaine du mont Hélicon, qui était consacrée aux Muses, et que, selon la Fable, le cheval Pégase avait fait jaillir d’un coup de pied. On ne met ici ce mot qu’à cause de ses emplois figurés dans la poésie. Par exemple, Il a bu des eaux de l’Hippocrène, Il a le talent de la poésie. (Dictionnaire de l’Académie française, 6e édition, 1832-1835)

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'horizon qu'aperçoit "un voyageur qui part de grand matin".

XXIV. Heureux l’homme, occupé…

Heureux l’homme, occupé… – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 290.

Heureux l’homme, occupé… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Heureux l’homme, occupé…, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XXIII. L’Enfance et suivi de XXV. Unité.

Heureux l’homme, occupé…


Heureux l’homme, occupé… – Le texte

XXIV


Heureux l’homme, occupé de l’éternel destin,
Qui, tel qu’un voyageur qui part de grand matin,
Se réveille, l’esprit rempli de rêverie,
Et dès l’aube du jour se met à lire et prie !
À mesure qu’il lit, le jour vient lentement
Et se fait dans son âme ainsi qu’au firmament.
Il voit distinctement, à cette clarté blême,
Des choses dans sa chambre et d’autres en lui-même ;
Tout dort dans la maison ; il est seul, il le croit ;
Et cependant, fermant leur bouche de leur doigt,
Derrière lui, tandis que l’extase l’enivre,
Les anges souriants se penchent sur son livre.

Paris, septembre 1842.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente "le clair midi qui surgit rayonnant" sur la campagne, juste avant une halte en marchant.

XXIX. Halte en marchant

Halte en marchant – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 296.

Halte en marchant – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Halte en marchant, poème qui clôt le livre premier, Aurore, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVIII. Il faut que le poëte. Il est suivi du premier poème du livre deuxième : L’Âme en fleur, intitulé Premier mai

Halte en marchant


Halte en marchant – Le texte

XXIX
Halte en marchant


Une brume couvrait l’horizon ; maintenant,
Voici le clair midi qui surgit rayonnant ;
Le brouillard se dissout en perles sur les branches,
Et brille, diamant, au collier des pervenches ;
Le vent souffle à travers les arbres sur les toits
Du hameau noir cachant ses chaumes dans les bois,
Et l’on voit tressaillir, épars dans les ramées,
Le vague arrachement des tremblantes fumées ;
Un ruisseau court dans l’herbe, entre deux hauts talus,
Sous l’agitation des saules chevelus ;
Un orme, un hêtre, anciens du vallon, arbres frères
Qui se donnent la main des deux rives contraires,
Semblent, sous le ciel bleu, dire : À la bonne foi !
L’oiseau chante son chant plein d’amour et d’effroi,
Et du frémissement des feuilles et des ailes ;
L’étang luit sous le vol des vertes demoiselles.
Un bouge est là, montrant dans la sauge et le thym
Un vieux saint souriant parmi des brocs d’étain,
Avec tant de rayons et de fleurs sur la berge,
Que c’est peut-être un temple ou peut-être une auberge.
Que notre bouche ait soif, ou que ce soit le cœur,
Gloire au Dieu bon qui tend la coupe au voyageur !
Nous entrons. « Qu’avez-vous ! — Des œufs frais, de l’eau fraîche. »
On croit voir l’humble toit effondré d’une crèche.
À la source du pré, qu’abrite un vert rideau,
Une enfant blonde alla remplir sa jarre d’eau,
Joyeuse et soulevant son jupon de futaine.
Pendant qu’elle plongeait sa cruche à la fontaine,
L’eau semblait admirer, gazouillant doucement,
Cette belle petite aux yeux de firmament.
Et moi, près du grand lit drapé de vieilles serges,
Pensif, je regardais un Christ battu de verges.
Eh ! qu’importe l’outrage aux martyrs éclatants,
Affront de tous les dieux, crachat de tous les temps,
Vaine clameur d’aveugle, éternelle huée
Où la foule toujours s’est follement ruée !

Plus tard, le vagabond flagellé devient Dieu ;
Ce front noir et saignant semble fait de ciel bleu,
Et, dans l’ombre, éclairant palais, temple, masure,
Le crucifix blanchit et Jésus-Christ s’azure.
La foule un jour suivra vos pas ; allez, saignez,
Souffrez, penseurs, des pleurs de vos bourreaux baignés !
Le deuil sacre les saints, les sages, les génies ;
La tremblante auréole éclôt aux gémonies,
Et sur ce vil marais flotte, lueur du ciel,
Du cloaque de sang feu follet éternel.
Toujours au même but le même sort ramène :
Il est, au plus profond de notre histoire humaine,
Une sorte de gouffre où viennent tour à tour
Tomber tous ceux qui sont de la vie et du jour,
Les bons, les purs, les grands, les divins, les célèbres,
Flambeaux échevelés au souffle des ténèbres ;
Là se sont engloutis les Dantes disparus,
Socrate, Scipion, Milton, Thomas Morus,
Eschyle, ayant aux mains des palmes frissonnantes.
Nuit d’où l’on voit sortir leurs mémoires planantes !
Car ils ne sont complets qu’après qu’ils sont déchus.
De l’exil d’Aristide, au bûcher de Jean Huss,
Le genre humain pensif — c’est ainsi que nous sommes —
Rêve ébloui devant l’abîme des grands hommes.
Ils sont, telle est la loi des hauts destins penchant,
Tes semblables, soleil ! leur gloire est leur couchant ;
Et, fier Niagara dont le flot gronde et lutte,
Tes pareils : ce qu’ils ont de plus beau, c’est leur chute.

Un de ceux qui liaient Jésus-Christ au poteau,
Et qui, sur son dos nu, jetaient un vil manteau,
Arracha de ce front tranquille une poignée
De cheveux qu’inondait la sueur résignée,
Et dit : « Je vais montrer à Caïphe cela ! »
Et, crispant son poing noir, cet homme s’en alla.
La nuit était venue et la rue était sombre ;
L’homme marchait ; soudain, il s’arrêta dans l’ombre,
Stupéfait, pâle, et comme en proie aux visions,
Frémissant ! — Il avait dans la main des rayons.

Forêt de Compiègne, juin 1837.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une femme avec de longs cheveux, portant un masque, qui se dévoile et révèle un sein.

XXII. La Fête chez Thérèse

La Fête chez Thérèse – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 287.

La Fête chez Thérèse – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Fête chez Thérèse, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXI. Elle était déchaussée et suivi de XXIII. L’enfance.

La Fête chez Thérèse


La Fête chez Thérèse – Le texte

XXII
La Fête chez Thérèse


La chose fut exquise et fort bien ordonnée.
C’était au mois d’avril, et dans une journée
Si douce, qu’on eût dit qu’amour l’eût faite exprès.
Thérèse la duchesse à qui je donnerais,
Si j’étais roi, Paris, si j’étais Dieu, le monde,
Quand elle ne serait que Thérèse la blonde ;
Cette belle Thérèse, aux yeux de diamant,
Nous avait conviés dans son jardin charmant.
On était peu nombreux. Le choix faisait la fête.
Nous étions tous ensemble et chacun tête à tête.
Des couples pas à pas erraient de tous côtés.
C’étaient les fiers seigneurs et les rares beautés,
Les Amyntas rêvant auprès des Léonores,
Les marquises riant avec les monsignores ;
Et l’on voyait rôder dans les grands escaliers
Un nain qui dérobait leur bourse aux cavaliers.

À midi, le spectacle avec la mélodie.
Pourquoi jouer Plautus la nuit ? La comédie
Est une belle fille, et rit mieux au grand jour.
Or, on avait bâti, comme un temple d’amour,
Près d’un bassin dans l’ombre habité par un cygne,
Un théâtre en treillage où grimpait une vigne.
Un cintre à claire-voie en anse de panier,
Cage verte où sifflait un bouvreuil prisonnier,
Couvrait toute la scène, et sur leurs gorges blanches,
Les actrices sentaient errer l’ombre des branches.
On entendait au loin de magiques accords ;
Et, tout en haut, sortant de la frise à mi-corps,
Pour attirer la foule aux lazzis qu’il répète,
Le blanc Pulcinella sonnait de la trompette.
Deux faunes soutenaient le manteau d’Arlequin ;
Trivelin leur riait au nez comme un faquin.
Parmi les ornements sculptés dans le treillage,
Colombine dormait dans un gros coquillage,
Et, quand elle montrait son sein et ses bras nus,
On eût cru voir la conque, et l’on eût dit Vénus.
Le seigneur Pantalon, dans une niche, à droite,
Vendait des limons doux sur une table étroite,
Et criait par instants : « Seigneurs, l’homme est divin.
Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le vin ! »
Scaramouche en un coin harcelait de sa batte
Le tragique Alcantor, suivi du triste Arbate ;
Crispin, vêtu de noir, jouait de l’éventail ;
Perché, jambe pendante, au sommet du portail,
Carlino se penchait, écoutant les aubades,
Et son pied ébauchait de rêveuses gambades.

Le soleil tenait lieu de lustre ; la saison
Avait brodé de fleurs un immense gazon,
Vert tapis déroulé sous maint groupe folâtre.
Rangés des deux côtés de l’agreste théâtre,
Les vrais arbres du parc, les sorbiers, les lilas,
Les ébéniers qu’avril charge de falbalas,
De leur sève embaumée exhalant les délices,
Semblaient se divertir à faire les coulisses,
Et, pour nous voir, ouvrant leurs fleurs comme des yeux,
Joignaient aux violons leur murmure joyeux ;
Si bien qu’à ce concert gracieux et classique,
La nature mêlait un peu de sa musique.

Tout nous charmait, les bois, le jour serein, l’air pur,
Les femmes tout amour, et le ciel tout azur.
Pour la pièce, elle était fort bonne, quoique ancienne.
C’était, nonchalamment assis sur l’avant-scène,
Pierrot qui haranguait, dans un grave entretien,
Un singe timbalier à cheval sur un chien.

Rien de plus. C’était simple et beau. — Par intervalles,
Le singe faisait rage et cognait ses timbales ;
Puis Pierrot répliquait. — Écoutait qui voulait.
L’un faisait apporter des glaces au valet ;
L’autre, galant drapé d’une cape fantasque,
Parlait bas à sa dame en lui nouant son masque ;
Trois marquis attablés chantaient une chanson ;
Thérèse était assise à l’ombre d’un buisson :
Les roses pâlissaient à côté de sa joue,
Et, la voyant si belle, un paon faisait la roue.

Moi, j’écoutais, pensif, un profane couplet
Que fredonnait dans l’ombre un abbé violet.

La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s’éteignirent ;
Dans les bois assombris les sources se plaignirent ;
Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
Chanta comme un poëte et comme un amoureux.
Chacun se dispersa sous les profonds feuillages ;
Les folles en riant entraînèrent les sages ;
L’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ;
Et, troublés comme on l’est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
À leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
À leur cœur, à leurs sens, à leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon.

Avril 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une colline recouverte d'un forêt où se promène le "bel adolescent Avril", surmonté de la dentelle de ses rêves.

XVI. Vers 1820

Vers 1820 – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 282.

Vers 1820 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Vers 1820, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. La Coccinelle et suivi de XVII. À M. Froment Meurice.

Vers 1820


Vers 1820 – Le texte

XVI
Vers 1820


Denise, ton mari, notre vieux pédagogue,
Se promène ; il s’en va troubler la fraîche églogue
Du bel adolescent Avril dans la forêt ;
Tout tremble et tout devient pédant, dès qu’il paraît :
L’âne bougonne un thème au bœuf son camarade ;
Le vent fait sa tartine, et l’arbre sa tirade ;
L’églantier verdissant, doux garçon qui grandit,
Déclame le récit de Théramène, et dit :
« Son front large est armé de cornes menaçantes. »

Denise, cependant, tu rêves et tu chantes,
À l’âge où l’innocence ouvre sa vague fleur ;
Et, d’un œil ignorant, sans joie et sans douleur,
Sans crainte et sans désir, tu vois, à l’heure où rentre
L’étudiant en classe et le docteur dans l’antre,
Venir à toi, montant ensemble l’escalier,
L’ennui, maître d’école, et l’amour, écolier.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des champs au bord d'une rivière et aux pieds de deux collines sur lesquelles sont juchés des châteaux.

VI. La vie aux champs

La vie aux champs – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 259.

La vie aux champs – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La vie aux champs, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. À André Chénier et suivi de VII. Réponse à un acte d’accusation.

La vie aux champs


La vie aux champs – Le texte

VI
La vie aux champs


Le soir, à la campagne, on sort, on se promène,
Le pauvre dans son champ, le riche en son domaine ;
Moi, je vais devant moi ; le poëte en tout lieu
Se sent chez lui, sentant qu’il est partout chez Dieu.
Je vais volontiers seul. Je médite ou j’écoute.
Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner en route,
J’accepte. Chacun a quelque chose en l’esprit,
Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit.
Chaque fois qu’en mes mains un de ces livres tombe,
Volume où vit une âme et que scelle la tombe,
J’y lis.

Chaque soir donc, je m’en vais, j’ai congé,

Je sors. J’entre en passant chez des amis que j’ai.
On prend le frais, au fond du jardin, en famille.
Le serein mouille un peu les bancs sous la charmille ;
N’importe ! je m’assieds, et je ne sais pourquoi
Tous les petits enfants viennent autour de moi.
Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent.
C’est qu’ils savent que j’ai leurs goûts ; ils se souviennent
Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, les papillons,
Et les bêtes qu’on voit courir dans les sillons.
Ils savent que je suis un homme qui les aime,
Un être auprès duquel on peut jouer, et même
Crier, faire du bruit, parler à haute voix ;
Que je riais comme eux et plus qu’eux autrefois,
Et qu’aujourd’hui, sitôt qu’à leurs ébats j’assiste,
Je leur souris encor, bien que je sois plus triste ;
Ils disent, doux amis, que je ne sais jamais
Me fâcher ; qu’on s’amuse avec moi ; que je fais
Des choses en carton, des dessins à la plume ;
Que je raconte, à l’heure où la lampe s’allume,
Oh ! des contes charmants qui vous font peur la nuit,
Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fort instruit.
Aussi, dès qu’on m’a vu : « le voilà ! » tous accourent.
Ils quittent jeux, cerceaux et balles ; ils m’entourent
Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !

Les petits — quand on est petit, on est très brave —
Grimpent sur mes genoux ; les grands ont un air grave ;
Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ont pris,
Des albums, des crayons qui viennent de Paris ;
On me consulte, on a cent choses à me dire,
On parle, on cause, on rit surtout ; — j’aime le rire,
Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,
Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et cœurs,
Qui montre en même temps des âmes et des perles. —

J’admire les crayons, l’album, les nids de merles ;
Et quelquefois on dit quand j’ai bien admiré :
« Il est du même avis que monsieur le curé. »
Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leur aise,
Ils font soudain, les grands s’appuyant sur ma chaise,
Et les petits toujours groupés sur mes genoux,
Un silence, et cela veut dire : « Parle-nous. »

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment
Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment
Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt
Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’on y voit.
Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je dis comme
Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l’homme,
Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché.
Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humble et penché.
Recevez doucement la leçon ou le blâme.
Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme !
Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,
Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs,
Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos délires,
Il faut que la bonté soit au fond de nos rires ;
Qu’être bon, c’est bien vivre ; et que l’adversité
Peut tout chasser d’une âme, excepté la bonté ;
Et qu’ainsi les méchants, dans leur haine profonde,
Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu ! nul homme au monde
N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,
De dire que c’est toi qui l’as rendu méchant ;
Car le méchant, Seigneur, ne t’est pas nécessaire !

Je leur raconte aussi l’histoire ; la misère
Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin bénir ;
La Grèce, rayonnant jusque dans l’avenir ;
Rome ; l’antique Égypte et ses plaines sans ombre,
Et tout ce qu’on y voit de sinistre et de sombre.
Lieux effrayants ! tout meurt ; le bruit humain finit.
Tous ces démons taillés dans des blocs de granit,
Olympe monstrueux des époques obscures,
Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,
Sont assis au désert depuis quatre mille ans.
Autour d’eux le vent souffle, et les sables brûlants
Montent comme une mer d’où sort leur tête énorme ;
La pierre mutilée a gardé quelque forme
De statue ou de spectre, et rappelle d’abord
Les plis que fait un drap sur la face d’un mort ;
On y distingue encor le front, le nez, la bouche,
Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et de farouche
Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux.
Le voyageur de nuit, qui passe à côté d’eux,
S’épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,
Des géants enchaînés et muets sous des voiles.

La Terrasse, août 1840.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la vaste clarté du firmament, d'un bleu mêlé d'ombres blanches et noires.

IV. Le firmament est plein…

Le firmament est plein… – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 259.

Le firmament est plein… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le firmament est plein…, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Mes deux filles et suivi de V. À André Chénier.

Le firmament est plein…


Le firmament est plein… – Le texte

IV


Le firmament est plein de la vaste clarté ;
Tout est joie, innocence, espoir, bonheur, bonté.
Le beau lac brille au fond du vallon qui le mure ;
Le champ sera fécond, la vigne sera mûre ;
Tout regorge de sève et de vie et de bruit,
De rameaux verts, d’azur frissonnant, d’eau qui luit,
Et de petits oiseaux qui se cherchent querelle.
Qu’a donc le papillon ? qu’a donc la sauterelle ?
La sauterelle a l’herbe, et le papillon l’air ;
Et tous deux ont avril, qui rit dans le ciel clair.
Un refrain joyeux sort de la nature entière ;
Chanson qui doucement monte et devient prière.
Le poussin court, l’enfant joue et danse, l’agneau
Saute, et, laissant tomber goutte à goutte son eau,
Le vieux antre, attendri, pleure comme un visage ;
Le vent lit à quelqu’un d’invisible un passage
Du poëme inouï de la création ;
L’oiseau parle au parfum ; la fleur parle au rayon ;
Les pins sur les étangs dressent leur verte ombelle ;
Les nids ont chaud. L’azur trouve la terre belle ;
Onde et sphère ; à la fois tous les climats flottants ;
Ici l’automne, ici l’été, là le printemps.
Ô coteaux ! ô sillons ! souffles, soupirs, haleines !
L’hosanna des forêts, des fleuves et des plaines,
S’élève gravement vers Dieu, père du jour ;
Et toutes les blancheurs sont des strophes d’amour ;
Le cygne dit : lumière ! et le lys dit : clémence !
Le ciel s’ouvre à ce chant comme une oreille immense.
Le soir vient ; et le globe à son tour s’éblouit,
Devient un œil énorme et regarde la nuit ;
Il savoure, éperdu, l’immensité sacrée,
La contemplation du splendide empyrée,
Les nuages de crêpe et d’argent, le zénith,
Qui, formidable, brille et flamboie et bénit,
Les constellations, ces hydres étoilées,
Les effluves du sombre et du profond, mêlées
À vos effusions, astres de diamant,
Et toute l’ombre avec tout le rayonnement !
L’infini tout entier d’extase se soulève.
Et, pendant ce temps-là, Satan, l’envieux, rêve.

La Terrasse, avril 1840.