Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les fesses d' une jeune femme, couchée de dos, dont on aperçoit le buste nu.

XXVI. Jeune fille, l’amour…

Jeune fille, l’amour… – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 886.

Jeune fille, l’amour… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeune fille, l’amour…, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.
Il est suivi de Après une lecture de Dante.

Jeune fille, l’amour…


Jeune fille, l’amour… – Le texte

XXVI


Jeune fille, l’amour, c’est d’abord un miroir
Où la femme coquette et belle aime à se voir,
Et, gaie ou rêveuse, se penche ;
Puis, comme la vertu, quand il a votre cœur,
Il en chasse le mal et le vice moqueur,
Et vous fait l’âme pure et blanche ;

Puis on descend un peu, le pied vous glisse… — Alors
C’est un abîme ! en vain la main s’attache aux bords,
On s’en va dans l’eau qui tournoie ! —
L’amour est charmant, pur, et mortel. N’y crois pas !
Tel l’enfant, par un fleuve attiré pas à pas,
S’y mire, s’y lave et s’y noie.

Février 1837.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les battements d'aile des oiseaux envolés".

XXII. À des oiseaux envolés

À des oiseaux envolés – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 875.

À des oiseaux envolés – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À des oiseaux envolés, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

À des oiseaux envolés


À des oiseaux envolés – Le texte

À des oiseaux envolés
XXII


Enfants ! — Oh ! revenez ! tout à l’heure, imprudent,
Je vous ai de ma chambre exilés en grondant,
Rauque et tout hérissé de paroles moroses.
Et qu’aviez-vous donc fait, bandits aux lèvres roses ?
Quel crime ? Quel exploit ? Quel forfait insensé ?
Quel vase du Japon en mille éclats brisé ?
Quel vieux portrait crevé ? Quel beau missel gothique
Enrichi par vos mains d’un dessin fantastique ?
Non, rien de tout cela. Vous aviez seulement,
Ce matin, restés seuls dans ma chambre un moment,
Pris, parmi ces papiers que mon esprit colore,
Quelques vers, groupe informe, embryons près d’éclore,
Puis vous les aviez mis, prompts à vous accorder,
Dans le feu, pour jouer, pour voir, pour regarder
Dans une cendre noire errer des étincelles,
Comme brillent sur l’eau de nocturnes nacelles,
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir
Des lumières courir dans les maisons le soir.

Voilà tout. Vous jouiez et vous croyiez bien faire.

Belle perte, en effet ! beau sujet de colère !
Une strophe, mal née au doux bruit de vos jeux,
Qui remuait les mots d’un vol trop orageux !
Une ode qui chargeait d’une rime gonflée
Sa stance paresseuse en marchant essoufflée !
De lourds alexandrins l’un sur l’autre enjambant
Comme des écoliers qui sortent de leur banc !
Un autre eût dit : — Merci ! Vous ôtez une proie
Au feuilleton méchant qui bondissait de joie
Et d’avance poussait des rires infernaux
Dans l’antre qu’il se creuse au bas des grands journaux. —
Moi, je vous ai grondés. Tort grave et ridicule !
Nains charmants que n’eût pas voulu fâcher Hercule,
Moi, je vous ai fait peur. J’ai, rêveur triste et dur,
Reculé brusquement ma chaise jusqu’au mur,
Et, vous jetant ces noms dont l’envieux vous nomme,
J’ai dit : Allez-vous-en ! laissez-moi seul ! — Pauvre homme !
Seul ! le beau résultat ! le beau triomphe ! seul !
Comme on oublie un mort roulé dans son linceul,
Vous m’avez laissé là, l’œil fixé sur ma porte,
Hautain, grave et puni. — Mais vous, que vous importe !
Vous avez retrouvé dehors la liberté,
Le grand air, le beau parc, le gazon souhaité,
L’eau courante où l’on jette une herbe à l’aventure,
Le ciel bleu, le printemps, la sereine nature,
Ce livre des oiseaux et des bohémiens,
Ce poème de Dieu qui vaut mieux que les miens,
Où l’enfant peut cueillir la fleur, strophe vivante,
Sans qu’une grosse voix tout à coup l’épouvante !
Moi, je suis resté seul, toute joie ayant fui,
Seul avec ce pédant qu’on appelle l’ennui.
Car, depuis le matin assis dans l’antichambre,
Ce docteur, né dans Londre, un dimanche, en décembre,
Qui ne vous aime pas, ô mes pauvres petits,
Attendait pour entrer que vous fussiez sortis.
Dans l’angle où vous jouiez il est là qui soupire,
Et je le vois bâiller, moi qui vous voyais rire !

Que faire ? lire un livre ? oh non ! — dicter des vers ?
À quoi bon ? — Émaux bleus ou blancs, céladons verts,
Sphère qui fait tourner tout le ciel sur son axe,
Les beaux insectes peints sur mes tasses de Saxe,
Tout m’ennuie, et je pense à vous. En vérité,
Vous partis, j’ai perdu le soleil, la gaîté,
Le bruit joyeux qui fait qu’on rêve, le délire
De voir le tout petit s’aider du doigt pour lire,
Les fronts pleins de candeur qui disent toujours oui,
L’éclat de rire franc, sincère, épanoui,
Qui met subitement des perles sur les lèvres,
Les beaux grands yeux naïfs admirant mon vieux Sèvres,
La curiosité qui cherche à tour savoir,
Et les coudes qu’on pousse en disant : Viens donc voir !
Oh ! certes, les esprits, les sylphes et les fées
Que le vent dans ma chambre apporte par bouffées,
Les gnomes accroupis là-haut, près du plafond,
Dans les angles obscurs que mes vieux livres font,
Les lutins familiers, nains à la longue échine,
Qui parlent dans les coins à mes vases de Chine,
Tout l’invisible essaim de ces démons joyeux
A dû rire aux éclats, quand là, devant leurs yeux,
Ils vous ont vus saisir dans la boîte aux ébauches
Ces hexamètres nus, boiteux, difformes, gauches,
Les traîner au grand jour, pauvres hiboux fâchés,
Et puis, battant des mains, autour du feu penchés,
De tout ces corps hideux soudain tirant une âme,
Avec ces vers si laids faire une belle flamme !

Espiègles radieux que j’ai fait envoler,
Oh ! revenez ici chanter, danser, parler,
Tantôt, groupe folâtre, ouvrir un gros volume,
Tantôt courir, pousser mon bras qui tient ma plume,
Et faire dans le vers que je viens retoucher
Saillir soudain un angle aigu comme un clocher
Qui perce tout à coup un horizon de plaines.
Mon âme se réchauffe à vos douces haleines ;
Revenez près de moi, souriant de plaisir,
Bruire et gazouiller, et sans peur obscurcir
Le vieux livre où je lis de vos ombres penchées,
Folles têtes d’enfants ! gaîtés effarouchées !

J’en conviens, j’avais tort, et vous aviez raison.
Mais qui n’a quelquefois grondé hors de saison ?
Il faut être indulgent. Nous avons nos misères.
Les petits pour les grands ont tort d’être sévères.
Enfants ! chaque matin, votre âme avec amour
S’ouvre à la joie ainsi que la fenêtre au jour.
Beau miracle, vraiment, que l’enfant, gai sans cesse,
Ayant tout le bonheur, ait toute la sagesse !
Le destin vous caresse en vos commencements.
Vous n’avez qu’à jouer et vous êtes charmants.
Mais nous, nous qui pensons, nous qui vivons, nous sommes
Hargneux, tristes, mauvais, ô mes chers petits hommes !
On a ses jours d’humeur, de déraison, d’ennui.
Il pleuvait ce matin. Il fait froid aujourd’hui.
Un nuage mal fait dans le ciel tout à l’heure
A passé. Que nous veut cette cloche qui pleure ?
Puis, on a dans le cœur quelque remords. Voilà
Ce qui nous rend méchants. Vous saurez tout cela,
Quand l’âge à votre tour ternira vos visages,
Quand vous serez plus grands, c’est-à-dire moins sages.

J’ai donc eu tort. C’est dit. Mais c’est assez punir,
Mais il faut pardonner, mais il faut revenir.
Voyons, faisons la paix, je vous prie à mains jointes.
Tenez, crayons, papiers, mon vieux compas sans pointes,
Mes laques et mes grès, qu’une vitre défend,
Tous ces hochets de l’homme enviés par l’enfant,
Mes gros chinois ventrus faits comme des concombres,
Mon vieux tableau, trouvé sous d’antiques décombres,
Je vous livrerai tout, vous toucherez à tout !
Vous pourrez sur ma table être assis ou debout,
Et chanter, et traîner, sans que je me récrie,
Mon grand fauteuil de chêne et de tapisserie,
Et sur mon banc sculpté jeter tous à la fois
Vos jouets anguleux qui déchirent le bois !
Je vous laisserai même, et gaîment, et sans crainte,
O prodige ! en vos mains tenir ma bible peinte,
Que vous n’avez touchée encor qu’avec terreur,
Où l’on voit Dieu le père en habit d’empereur !

Et puis, brûlez les vers dont ma table est semée,
Si vous tenez à voir ce qu’ils font de fumée !
Brûlez ou déchirez ! — Je serais moins clément
Si c’était chez Méry, le poète charmant,
Que Marseille la grecque, heureuse et noble ville,
Blonde fille d’Homère, a fait fils de Virgile.
Je vous dirais : — « Enfants, ne touchez que des yeux
À ces vers qui demain s’envoleront aux cieux.
Ces papiers, c’est le nid, retraite caressée,
Où du poète ailé rampe encor la pensée.
Oh ! n’en approchez pas ! car les vers nouveau-nés,
Au manuscrit natal encore emprisonnés,
Souffrent entre vos mains innocemment cruelles.
Vous leur blessez le pied, vous leur froissez les ailes ;
Et, sans vous en douter, vous leur faites ces maux
Que les petits enfants font aux petits oiseaux. » —

Mais qu’importe les miens ! — Toute ma poésie,
C’est vous, et mon esprit suit votre fantaisie.
Vous êtes les reflets et les rayonnements
Dont j’éclaire mon vers si sombre par moments.
Enfants, vous dont la vie est faite d’espérance,
Enfants, vous dont la joie est faite d’ignorance,
Vous n’avez pas souffert et vous ne savez pas,
Quand la pensée en nous a marché pas à pas,
Sur le poète morne et fatigué d’écrire
Quelle douce chaleur répand votre sourire !
Combien il a besoin, quand sa tête se rompt,
De la sérénité qui luit sur votre front ;
Et quel enchantement l’enivre et le fascine,
Quand le charmant hasard de quelque cour voisine,
Où vous vous ébattez sous un arbre penchant,
Mêle vos joyeux cris à son douloureux chant !

Revenez donc, hélas ! revenez dans mon ombre,
Si vous ne voulez pas que je sois triste et sombre,
Pareil, dans l’abandon où vous m’avez laissé,
Au pêcheur d’Etretat, d’un long hiver lassé,
Qui médite appuyé sur son coude, et s’ennuie
De voir à sa fenêtre un ciel rayé de pluie.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, sur la droite, une stèle sombre devant laquelle passe un vol d'oiseaux, et sur la gauche une forme sombre et arrondie.

XXXI. La tombe dit à la rose…

La tombe dit à la rose… – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 911.

La tombe dit à la rose… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La tombe dit à la rose…, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

La tombe dit à la rose…


La tombe dit à la rose… – Le texte

XXXI


La tombe dit à la rose :
— Des pleurs dont l’aube t’arrose
Que fais-tu, fleur des amours ?
La rose dit à la tombe :
— Que fais-tu de ce qui tombe
Dans ton gouffre ouvert toujours ?

La rose dit : — Tombeau sombre,
De ces pleurs je fais dans l’ombre
Un parfum d’ambre et de miel.
La tombe dit : — Fleur plaintive,
De chaque âme qui m’arrive
Je fais un ange du ciel !

Juin 1837.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une femme couchée de dos, peut-être captive, sa nudité recouverte d'un étoffe chamarrée.

IX. La captive

La captive – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 456.

La captive – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La captive, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

La captive


La captive – Le texte

La captive

On entendait le chant des oiseaux
aussi harmonieux que la poésie.

SADI.Gulistan.

IX


Si je n’étais captive,
J’aimerais ce pays,
Et cette mer plaintive,
Et ces champs de maïs,
Et ces astres sans nombre,
Si le long du mur sombre
N’étincelait dans l’ombre
Le sabre des spahis.

Je ne suis point tartare
Pour qu’un eunuque noir
M’accorde ma guitare,
Me tienne mon miroir.
Bien loin de ces Sodomes,
Au pays dont nous sommes,
Avec les jeunes hommes
On peut parler le soir.

Pourtant j’aime une rive
Où jamais des hivers
Le souffle froid n’arrive
Par les vitraux ouverts.
L’été, la pluie est chaude,
L’insecte vert qui rôde
Luit, vivante émeraude,
Sous les brins d’herbe verts.

Smyrne est une princesse
Avec son beau chapel ;
L’heureux printemps sans cesse
Répond à son appel,
Et, comme un riant groupe
De fleurs dans une coupe,
Dans ses mers se découpe
Plus d’un frais archipel.

J’aime ces tours vermeilles,
Ces drapeaux triomphants,
Ces maisons d’or, pareilles
À des jouets d’enfants ;
J’aime, pour mes pensées
Plus mollement bercées,
Ces tentes balancées
Au dos des éléphants.

Dans ce palais de fées,
Mon cœur, plein de concerts,
Croit, aux voix étouffées
Qui viennent des déserts,
Entendre les génies
Mêler les harmonies
Des chansons infinies
Qu’ils chantent dans les airs.

J’aime de ces contrées
Les doux parfums brûlants,
Sur les vitres dorées
Les feuillages tremblants,
L’eau que la source épanche
Sous le palmier qui penche,
Et la cigogne blanche
Sur les minarets blancs.

J’aime en un lit de mousses
Dire un air espagnol,
Quand mes compagnes douces,
Du pied rasant le sol,
Légion vagabonde
Où le sourire abonde,
Font tournoyer leur ronde
Sous un rond parasol.

Mais surtout, quand la brise
Me touche en voltigeant,
La nuit, j’aime être assise,
Être assise en songeant,
L’œil sur la mer profonde,
Tandis que, pâle et blonde,
La lune ouvre dans l’onde
Son éventail d’argent.

Juillet 1828.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un cours d'eau qui traverse la feuille en diagonale ascendante. L'une des berges est sombre, à gauche, l'autre est blanche, comme enneigée. Un pont (une planche ?) relie les deux berges.

XIV. Ô mes lettres d’amour…

Ô mes lettres d’amour… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 602.

Ô mes lettres d’amour… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Ô mes lettres d’amour…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Ô mes lettres d’amour…


Ô mes lettres d’amour… – Le texte

XIV

Oh primavera ! gioventù dell’anno
Oh gioventù ! primavera della vità.


Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse,
C’est donc vous ! Je m’enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l’heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J’avais donc dix-huit ans ! j’étais donc plein de songes !
L’espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m’avait lui !
J’étais un dieu pour toi qu’en mon cœur seul je nomme !
J’étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l’homme
Rougit presque aujourd’hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Être pur, être fier, être sublime et croire
À toute pureté !

À présent, j’ai senti, j’ai vu, je sais. — Qu’importe ?
Si moins d’illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m’abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années !
Pour m’avoir fui si vite, et vous être éloignées,
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m’apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s’attache,
Revient dans nos chemins,
On s’y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
À l’horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Mai 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un château lumineux, qui apparaît derrière un rideau d'arbres, où l'ombre couve, menaçante.

À G……Y

À G……Y – Les références

Odes et ballades ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 274.

À G……Y – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À G……Y, un poème du recueil Odes et ballades, de Victor Hugo.

À G……Y


À G……Y – Le texte

À G……Y.

Ô rus !
VIRGILE

Ode dixième


Il est pour tout mortel, soit que, loin de l’envie,
Un astre aux rayons purs illumine sa vie ;
Soit qu’il suive à pas lents un cercle de douleurs,
Et, regrettant quelque ombre à son amour ravie,
Veille auprès de sa lampe, et répande des pleurs ;

Il est des jours de paix, d’ivresse et de mystère,
Où notre cœur savoure un charme involontaire,
Où l’air vibre, animé d’ineffables accords,
Comme si l’âme heureuse entendait de la terre
Le bruit vague et lointain de la cité des morts.

Souvent ici, domptant mes douleurs étouffées,
Mon bonheur s’éleva comme un château de fées,
Avec ses murs de nacre, aux mobiles couleurs,
Ses tours, ses portes d’or, ses pièges, ses trophées,
Et ses fruits merveilleux et ses magiques fleurs.

Puis soudain tout fuyait : sur d’informes décombres
Tout à tour à mes yeux passaient de pâles ombres ;
D’un crêpe nébuleux le ciel était voilé ;
Et, de spectres en deuil peuplant ces déserts sombres,
Un tombeau dominait le palais écroulé.

Vallon ! j’ai bien souvent laissé dans ta prairie,
Comme une eau murmurante, errer ma rêverie ;
Je n’oublîrai jamais ces fugitifs instants ;
Ton souvenir sera, dans mon âme attendrie,
Comme un son triste et doux qu’on écoute longtemps !

1823

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une forme qui surgit de l'enfance, tel un souvenir...

XXX. Souvenir d’enfance

Souvenir d’enfance – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 635.

Souvenir d’enfance – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Souvenir d’enfance, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Souvenir d’enfance


Souvenir d’enfance – Le texte

À Joseph, comte de S.
XXX

Cuncta supercilio
HORAT.

Dans une grande fête, un jour, au Panthéon,
J’avais sept ans, je vis passer Napoléon.

Pour voir cette figure illustre et solennelle,
Je m’étais échappé de l’aile maternelle ;
Car il tenait déjà mon esprit inquiet.
Mais ma mère aux doux yeux, qui souvent s’effrayait
En m’entendant parler guerre, assauts et bataille,
Craignait pour moi la foule, à cause de ma taille.

Et ce qui me frappa, dans ma sainte terreur,
Quand au front du cortège apparut l’empereur,
Tandis que les enfants demandaient à leurs mères
Si c’est là ce héros dont on fait cent chimères,
Ce ne fut pas de voir tout ce peuple à grand bruit
Le suivre comme on suit un phare dans la nuit,
Et se montrer de loin sur sa tête suprême
Ce chapeau tout usé plus beau qu’un diadème,
Ni, pressés sur ses pas, dix vassaux couronnés
Regarder en tremblant ses pieds éperonnés,
Ni ses vieux grenadiers, se faisant violence,
Des cris universels s’enivrer en silence ;
Non, tandis qu’à genoux la ville tout en feu,
Joyeuse comme on est lorsqu’on n’a qu’un seul vœu,
Qu’on n’est qu’un même peuple et qu’ensemble on respire,
Chantait en chœur : VEILLONS AU SALUT DE L’EMPIRE !
Ce qui me frappa, dis-je, et me resta gravé,
Même après que le cri sur sa route élevé
Se fut évanoui dans ma jeune mémoire,
Ce fut de voir, parmi ces fanfares de gloire,
Dans le bruit qu’il faisait, cet homme souverain
Passer, muet et grave, ainsi qu’un dieu d’airain !

Et le soir, curieux, je le dis à mon père,
Pendant qu’il défaisait son vêtement de guerre,
Et que je me jouais sur son dos indulgent
De l’épaulette d’or aux étoiles d’argent.

Mon père secoua la tête sans réponse.

Mais souvent une idée en notre esprit s’enfonce,
Ce qui nous a frappés nous revient par moments,
Et l’enfance naïve a ses étonnements.

Le lendemain, pour voir le soleil qui s’incline,
J’avais suivi mon père au haut de la colline
Qui domine Paris du côté du levant,
Et nous allions tous deux, lui pensant, moi rêvant.
Cet homme en mon esprit restait comme un prodige,
Et, parlant à mon père : « Ô mon père, lui dis-je,
Pourquoi notre empereur, cet envoyé de Dieu,
Lui qui fait tout mouvoir et qui met tout en feu,
A-t-il ce regard froid et cet air immobile ? »
Mon père dans ses mains prit ma tête débile,
Et me montrant au loin l’horizon spacieux :
« Vois, mon fils ! cette terre, immobile à tes yeux,
Plus que l’air, plus que l’onde et la flamme, est émue,
Car le germe de tout dans son ventre remue.
Dans ses flancs ténébreux, nuit et jour, en rampant,
Elle sent se plonger la racine, serpent
Qui s’abreuve aux ruisseaux des sèves toujours prêtes,
Et fouille et boit sans cesse avec ses mille têtes.
Mainte flamme y ruisselle, et tantôt lentement
Imbibe le cristal qui devient diamant,
Tantôt, dans quelque mine éblouissante et sombre,
Allume des monceaux d’escarboucles sans nombre,
Ou, s’échappant au jour, plus magnifique encor,
Au front du vieil Etna met une aigrette d’or.
Toujours l’intérieur de la terre travaille.
Son flanc universel incessamment tressaille.
Goutte à goutte, et sans bruit qui réponde à son bruit,
La source de tout fleuve y filtre dans la nuit.
Elle porte à la fois, sur sa face où nous sommes,
Les blés et les cités, les forêts et les hommes.
Vois, tout est vert au loin, tout rit, tout est vivant.
Elle livre le chêne et le brin d’herbe au vent.
Les fruits et les épis la couvrent à cette heure.
Eh bien ! déjà, tandis que ton regard l’effleure,
Dans son sein, que n’épuise aucun enfantement,
Les futures moissons tremblent confusément !

« Ainsi travaille, enfant, l’âme active et féconde
Du poète qui crée et du soldat qui fonde.
Mais ils n’en font rien voir. De la flamme à pleins bords
Qui les brûle au dedans, rien ne luit au dehors.
Ainsi Napoléon, que l’éclat environne
Et qui fit tant de bruit en forgeant sa couronne,
Ce chef que tout célèbre et que pourtant tu vois,
Immobile et muet, passer sur le pavois,
Quand le peuple l’étreint, sent en lui ses pensées,
Qui l’étreignent aussi, se mouvoir plus pressées.
Déjà peut-être en lui mille choses se font,
Et tout l’avenir germe en son cerveau profond.
Déjà, dans sa pensée immense et clairvoyante,
L’Europe ne fait plus qu’une France géante,
Berlin, Vienne, Madrid, Moscou, Londres, Milan,
Viennent rendre à Paris hommage une fois l’an,
Le Vatican n’est plus que le vassal du Louvre,
La terre à chaque instant sous les vieux trônes s’ouvre,
Et de tous leurs débris sort pour le genre humain
Un autre Charlemagne, un autre globe en main !
Et, dans le même esprit où ce grand dessein roule,
Les bataillons futurs déjà marchent en foule,
Le conscrit résigné, sous un avis fréquent,
Se dresse, le tambour résonne au front du camp,
D’ouvriers et d’outils Cherbourg couvre sa grève,
Le vaisseau colossal sur le chantier s’élève,
L’obusier rouge encor sort du fourneau qui bout,
Une marine flotte, une armée est debout !
Car la guerre toujours l’illumine et l’enflamme,
Et peut-être déjà, dans la nuit de cette âme,
Sous ce crâne, où le monde en silence est couvé,
D’un second Austerlitz le soleil s’est levé ! »

Plus tard, une autre fois, je vis passer cet homme,
Plus grand dans son Paris que César dans sa Rome.
Des discours de mon père alors je me souvins.
On l’entourait encor d’honneurs presque divins,
Et je lui retrouvai, rêveur à son passage,
Et la même pensée et le même visage.
Il méditait toujours son projet surhumain.
Cent aigles l’escortaient en empereur romain.
Ses régiments marchaient, enseignes déployées ;
Ses lourds canons, baissant leurs bouches essuyées,
Couraient, et traversant la foule aux pas confus,
Avec un bruit d’airain sautaient sur leurs affûts.
Mais bientôt, au soleil, cette tête admirée
Disparut dans un flot de poussière dorée,
Il passa. Cependant son nom sur la cité
Bondissait, des canons aux cloches rejeté ;
Son cortège emplissait de tumulte les rues ;
Et, par mille clameurs de sa présence accrues,
Par mille cris de joie et d’amour furieux,
Le peuple saluait ce passant glorieux !

Novembre 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les trous des yeux et du nez d'un crâne humain dont les dents servent de support.

XXVII. Après une lecture de Dante

Après une lecture de Dante – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 887.

Après une lecture de Dante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après une lecture de Dante, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.
Il est précédé de Jeune fille, l’amour….

Après une lecture de Dante


Après une lecture de Dante – Le texte

Après une lecture de Dante
XXVII


Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S’égarent à tâtons hors des chemins frayés ;
Noir voyage obstrué de rencontres difformes ;
Spirale aux bords douteux, aux profondeurs énormes,
Dont les cercles hideux vont toujours plus avant
Dans une ombre où se meut l’enfer vague et vivant !
Cette rampe se perd dans la brume indécise ;
Au bas de chaque marche une plainte est assise,
Et l’on y voit passer avec un faible bruit
Des grincements de dents blancs dans la sombre nuit.
Là sont les visions, les rêves, les chimères ;
Les yeux que la douleur change en sources amères,
L’amour, couple enlacé, triste et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc ;
Dans un coin la vengeance et la faim, sœurs impies,
Sur un crâne rongé côte à côte accroupies ;
Puis la pâle misère au sourire appauvri ;
L’ambition, l’orgueil de soi-même nourri,
Et la luxure immonde et l’avarice infâme,
Tous les manteaux de plomb dont peut se charger l’âme !
Plus loin la lâcheté, la peur, la trahison
Offrant des clefs à vendre et goûtant du poison ;
Et puis, plus bas encore, et tout au fond du gouffre,
Le masque grimaçant de la Haine qui souffre !
Oui, c’est bien là la vie, ô poète inspiré,
Et son chemin brumeux d’obstacles encombré.
Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite,
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit : Continuons !

Août 1836.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l’œil, surmonté de cheveux broussailleux, d'un homme plongé dans la folie, par exemple Eugène, frère de Victor Hugo.

XXIX. À Eugène V.te H.

À Eugène V.te H. – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 895.

À Eugène V.te H. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Eugène V.te H., un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

À Eugène V.te H.


À Eugène V.te H. – Le texte

À Eugène V.te H.
XXIX


Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète ;
Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête
De son doigt souverain,
D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,
D’y mettre le génie, et de sceller ce vase
Avec un sceau d’airain ;

Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère !
Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,
Et souffla sur ton front,
Et comme une nacelle errante et d’eau remplie,
Fit rouler ton esprit à travers la folie,
Cet océan sans fond ;

Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,
Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée
Pour un autre horizon ;
Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,
Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,
L’âme et non la raison ;

Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche !
Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche
Par son poids naturel !
Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,
Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine
Qui des fleurs monte au ciel !

Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.
Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,
Jeune homme, tu t’en vas !
Rien n’a souillé ta main ni ton cœur ; dans ce monde
Où chacun court, se hâte, et forge, et crie, et gronde,
À peine tu rêvas !

Comme le diamant, quand le feu le vient prendre,
Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,
Au regard ébloui,
Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,
Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,
Esprit évanoui !

Doux et blond compagnon de toute mon enfance,
Oh ! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance
Pour un morne avenir,
Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,
Maintenant que la mort a réveillé ton âme,
Tu dois te souvenir !

Tu dois te souvenir de nos jeunes années !
Quand les flots transparents de nos deux destinées
Se côtoyaient encor,
Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare
Comme une meute au cor !

Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,
Et de la grande allée où nos voix enfantines,
Nos purs gazouillements,
Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,
Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,
Tant d’échos si charmants !

Ô temps ! jours radieux ! aube trop tôt ravie !
Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie
Tout au commencement ?
Nous naissions ! on eût dit que le vieux monastère
Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère
Son doux regard dormant.

T’en souviens-tu, mon frère ? après l’heure d’étude,
Oh ! comme nous courions dans cette solitude !
Sous les arbres blottis,
Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,
L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,
Nos genoux bien petits.

Vives têtes d’enfants par la course effarées,
Nous poursuivions dans l’air cent ailes bigarrées ;
Le soir nous étions las ;
Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,
Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue
Par notre mère, hélas !

Elle grondait : — Voyez ! comme ils sont faits ! ces hommes !
Les monstres ! ils auront cueilli toutes nos pommes !
Pourtant nous les aimons.
Madame, les garçons sont le souci des mères,
Car ils ont la fureur de courir dans les pierres
Comme font les démons ! –

Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,
Tous deux au même lit nous couchait côte à côte ;
Puis un même réveil.
Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,
Le même pain faisait rire à la même table
Notre appétit vermeil !

Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe
Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,
Le lys à Dieu pareil,
Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,
Luire à terre en avril comme des étincelles
Qui tombent du soleil !

On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,
Le front épanoui, courir sous la charmille,
L’œil de joie enflammé… –
Hélas ! hélas ! quel deuil pour ma tête orpheline !
Tu vas donc désormais dormir sur la colline,
Mon pauvre bien-aimé !

Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
A le ciel pour plafond ;
Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile ;
Et moi je resterai parmi ceux de la ville
Qui parlent et qui vont !

Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre ;
Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre
De la célébrité ;
Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,
Le renard envieux qui me ronge le ventre,
Sous ma robe abrité !

Je vais reprendre, hélas ! mon œuvre commencée,
Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,
Lutter contre le sort ;
Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,
Comme un doux nid couvé pour la saison future,
Sous l’aile de la mort !

J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,
Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,
Qui change l’homme un peu,
Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,
En semant la nature à travers l’âme humaine,
Y fera germer Dieu !

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,
L’étudiant de près,
Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
Aux feuilles des forêts !

Mais quel labeur aussi ! que de flots ! quelle écume !
Surtout lorsque l’envie, au cœur plein d’amertume,
Au regard vide et mort,
Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,
D’une bouche d’ami qui souriait naguères
Une bouche qui mord !

Quelle vie ! et quel siècle alentour ! — Vertu, gloire,
Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,
Tout ce que nous valons,
Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,
Est traîné sur la claie et suivi dans les rues
Par le rire en haillons !

Combien de calomnie et combien de bassesse !
Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse
Quiconque vient du ciel,
Et qui font, la blessant de leur lance payée,
Boire à la vérité, pâle et crucifiée,
Leur éponge de fiel !

Combien d’acharnement sur toutes les victimes !
Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,
Riant, ô cruauté !
De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,
Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule
Tordent l’impiété !

L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,
Ne songe qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies ;
L’argent est adoré ;
Hélas ! nos passions ont des serres infâmes
Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes
De chaste et de sacré !

À quoi bon, cependant ? à quoi bon tant de haine,
Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,
Puisque la mort viendra !
Pour aller avec tous où tous doivent descendre !
Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre
Sur qui l’herbe croîtra !

À quoi bon s’épuiser en voluptés diverses ?
À quoi bon se bâtir des fortunes perverses
Avec les maux d’autrui ?
Tout s’écroule ; et, fruit vert qui pend à la ramée,
Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée
Qui dévore aujourd’hui !

Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,
Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,
Hélas ! et ce qu’ils font,
Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,
Comme c’est emporté par rapides nuées
Dans un oubli profond !

Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue
De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,
Dans ces terribles jeux !
Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,
Et qui vient faire autour de toute grande idée
Un murmure orageux !

Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,
Toutes contre chacune et chacune avec toutes !
Quel tumulte ennemi !
Comme on raille d’en bas tout astre qui décline !… —
Oh ! ne regrette rien sur la haute colline
Où tu t’es endormi !

Là, tu reposes, toi ! Là, meurt toute voix fausse.
Chaque jour, du Levant au Couchant, sur ta fosse
Promenant son flambeau,
L’impartial soleil, pareil à l’espérance,
Dore des deux côtés sans choix ni préférence
La croix de ton tombeau !

Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,
Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille
La chute du fruit mûr
Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,
Du bouvier qui descend dans la plaine et qui passe
Derrière le vieux mur !

Mars 1837.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'ombre d'un immeuble de Paris, avec un arbre effeuillé devant, et l'ombre de novembre qui s'étend tout autour.

XLI. Novembre

Novembre – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 537.

Novembre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Novembre, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

Novembre


Novembre – Le texte

Novembre

Je lui dis : La rose du jardin, comme tu sais, dure peu ;
et la saison des roses est bien vite écoulée.

SADI.

XIX

Quand l’automne, abrégeant les jours qu’elle dévore,
Éteint leurs soirs de flamme et glace leur aurore,
Quand novembre de brume inonde le ciel bleu,
Que le bois tourbillonne et qu’il neige des feuilles,
Ô ma muse ! en mon âme alors tu te recueilles,
Comme un enfant transi qui s’approche du feu.

Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d’orient, s’éclipse, et t’abandonne,
Ton beau rêve d’Asie avorte, et tu ne vois
Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée
Qui baignent en fuyant l’angle noirci des toits.

Alors s’en vont en foule et sultans et sultanes,
Pyramides, palmiers, galères capitanes,
Et le tigre vorace et le chameau frugal,
Djinns au vol furieux, danses des bayadères,
L’arabe qui se penche au cou des dromadaires,
Et la fauve girafe au galop inégal.

Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes,
Cités aux dômes d’or où les mois sont des lunes,
Imams de Mahomet, mages, prêtres de Bel,
Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure,
Plus de sérail fleuri, plus d’ardente Gomorrhe
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel !

C’est Paris, c’est l’hiver. ― À ta chanson confuse
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse.
Dans ce vaste Paris le klephte est à l’étroit ;
Le Nil déborderait : les roses du Bengale
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;
À ce soleil brumeux les Péris auraient froid.

Pleurant ton Orient, alors, muse ingénue,
Tu viens à moi, honteuse, et seule, et presque nue.
― N’as-tu pas, me dis-tu, dans ton cœur jeune encor
Quelque chose à chanter, ami ? car je m’ennuie
À voir ta blanche vitre où ruisselle la pluie,
Moi qui dans mes vitraux avais un soleil d’or ! ―

Puis, tu prends mes deux mains dans tes mains diaphanes,
Et nous nous asseyons, et loin des yeux profanes,
Entre mes souvenirs je t’offre les plus doux,
Mon jeune âge, et ses jeux, et l’école mutine,
Et les serments sans fin de la vierge enfantine,
Aujourd’hui mère heureuse aux bras d’un autre époux.

Je te raconte aussi comment, aux Feuillantines,
Jadis tintaient pour moi les cloches argentines,
Comment, jeune et sauvage, errait ma liberté,
Et qu’à dix ans, parfois, resté seule à la brume,
Rêveur, mes yeux cherchaient les deux yeux de la lune,
Comme la fleur qui s’ouvre aux tièdes nuits d’été.

Puis tu me vois du pied pressant l’escarpolette
Qui d’un vieux marronnier fait crier le squelette,
Et vole, de ma mère éternelle terreur !
Puis je te dis les noms de mes amis d’Espagne,
Madrid, et son collège où l’ennui t’accompagne,
Et nos combats d’enfants pour le grand empereur.

Puis encor mon beau père, ou quelque jeune fille
Morte à quinze ans, à l’âge où l’œil s’allume et brille.
Mais surtout tu te plais aux premières amours,
Frais papillons dont l’aile, en fuyant rajeunie,
Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie,
Essaim doré qui n’a qu’un jour dans tous nos jours.

15 novembre 1828.

Remarque

Nous sommes le 15 novembre 2014, jour où je mets en ligne ce poème daté du 15 novembre 1828. Le temps est immobile et frissonne tout bas.