Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan d'où émerge le mat d'un galion en train de sombrer sous les éléments déchainés. On ne distingue pas la rose de l'infante.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIX – La Rose de l’infante ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 755.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 510.

La rose de l’infante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La rose de l’infante, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IX – La Rose de l’infante, de Victor Hugo.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Le texte

La rose de l’infante

Elle est toute petite ; une duègne la garde.
Elle tient à la main une rose et regarde.
Quoi ? que regarde-t-elle ? Elle ne sait pas. L’eau,
Un bassin qu’assombrit le pin et le bouleau ;
Ce qu’elle a devant elle ; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri ;
Tout ce bel ange a l’air dans la neige pétri.
On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,
Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,
Et des paons étoilés sous les bois chevelus.
L’innocence est sur elle une blancheur de plus ;
Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.
Autour de cette enfant l’herbe est splendide et semble
Pleine de vrais rubis et de diamants fins ;
Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
Elle se tient au bord de l’eau ; sa fleur l’occupe ;
Sa basquine est en point de Gênes ; sur sa jupe
Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille détours d’un fil d’or florentin.
La rose épanouie et toute grande ouverte,
Sortant du frais bouton comme d’une urne verte,
Charge la petitesse exquise de sa main ;
Quand l’enfant, allongeant ses lèvres de carmin,
Fronce, en la respirant, sa riante narine,
La magnifique fleur, royale et purpurine,
Cache plus qu’à demi ce visage charmant,
Si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait comment
Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
Et si l’on voit la rose ou si l’on voit la joue.
Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
En elle tout est joie, enchantement, parfum ;
Quel doux regard, l’azur ! et quel doux nom, Marie !
Tout est rayon ; son œil éclaire et son nom prie.
Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
Pauvre être ! elle se sent très-grande vaguement ;
Elle assiste au printemps, à la lumière, à l’ombre,
Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
À la magnificence éclatante du soir,
Aux ruisseaux murmurants qu’on entend sans les voir,
Aux champs, à la nature éternelle et sereine,
Avec la gravité d’une petite reine ;
Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant ;
Un jour, elle sera duchesse de Brabant ;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
Elle est l’infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.
Car les enfants des rois sont ainsi ; leurs fronts blancs
Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de règne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire ;
Et son regard, déjà royal, dit : C’est à moi.
Il sort d’elle un amour mêlé d’un vague effroi.
Si quelqu’un, la voyant si tremblante et si frêle,
Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,
Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot,
Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
Que de vivre et d’avoir dans la main une rose,
Et d’être là devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s’éteint ; les nids chuchotent, querelleurs ;
Les pourpres du couchant sont dans les branches d’arbre ;
La rougeur monte au front des déesses de marbre
Qui semblent palpiter sentant venir la nuit ;
Et tout ce qui planait redescend ; plus de bruit,
Plus de flamme ; le soir mystérieux recueille
Le soleil sous la vague et l’oiseau sous la feuille.

Pendant que l’enfant rit, cette fleur à la main,
Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
Quelqu’un de formidable est derrière la vitre ;
On voit d’en bas une ombre, au fond d’une vapeur,
De fenêtre en fenêtre errer, et l’on a peur ;
Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,
Parfois est immobile une journée entière ;
C’est un être effrayant qui semble ne rien voir ;
Il rôde d’une chambre à l’autre, pâle et noir ;
Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe ;
Spectre blême ! Son ombre aux feux du soir s’allonge ;
Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi ;
Et c’est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.

C’est lui ; l’homme en qui vit et tremble le royaume.
Si quelqu’un pouvait voir dans l’œil de ce fantôme
Debout en ce moment l’épaule contre un mur,
Ce qu’on apercevrait dans cet abîme obscur,
Ce n’est pas l’humble enfant, le jardin, l’eau moirée
Reflétant le ciel d’or d’une claire soirée,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,
Non : au fond de cet œil comme l’onde vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde
Cette prunelle autant que l’océan profonde,
Ce qu’on distinguerait, c’est, mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
Et, dans l’écume, au pli des vagues, sous l’étoile,
L’immense tremblement d’une flotte à la voile,
Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,
Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l’heure où nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,
Et qui fait qu’il ne peut rien voir autour de lui.
L’armada, formidable et flottant point d’appui
Du levier dont il va soulever tout un monde,
Traverse en ce moment l’obscurité de l’onde ;
Le roi dans son esprit la suit des yeux, vainqueur,
Et son tragique ennui n’a plus d’autre lueur.

Philippe Deux était une chose terrible.
Iblis dans le Koran et Caïn dans la Bible
Sont à peine aussi noirs qu’en son Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre impérial.
Philippe Deux était le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un rêve.
Il vivait : nul n’osait le regarder ; l’effroi
Faisait une lumière étrange autour du roi ;
On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes ;
Tant il se confondait, aux yeux troubles des hommes,
Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu !
Tant semblait grande à tous son approche de Dieu !
Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,
Était comme un crampon mis sur la destinée ;
Il tenait l’Amérique et l’Inde, il s’appuyait
Sur l’Afrique, il régnait sur l’Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre ;
Sa bouche était silence et son âme mystère ;
Son trône était de piège et de fraude construit ;
Il avait pour soutien la force de la nuit ;
L’ombre était le cheval de sa statue équestre.
Toujours vêtu de noir, ce Tout-Puissant terrestre
Avait l’air d’être en deuil de ce qu’il existait ;
Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait ;
Immuable ; étant tout, il n’avait rien à dire.
Nul n’avait vu ce roi sourire ; le sourire
N’étant pas plus possible à ces lèvres de fer
Que l’aurore à la grille obscure de l’enfer.
S’il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
C’était pour assister le bourreau dans son œuvre,
Et sa prunelle avait pour clarté le reflet
Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.
Il était redoutable à la pensée, à l’homme,
À la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome ;
C’était Satan régnant au nom de Jésus-Christ ;
Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de vipères.
L’Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
Jamais n’illuminaient leurs livides plafonds ;
Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons ;
Les trahisons pour jeu, l’autodafé pour fête.
Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête
Ses projets dans la nuit obscurément ouverts ;
Sa rêverie était un poids sur l’univers ;
Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre ;
Sa prière faisait le bruit sourd d’une foudre ;
De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.
Ceux auxquels il pensait disaient : Nous étouffons.
Et les peuples, d’un bout à l’autre de l’empire,
Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,
On dirait du destin la froide sentinelle ;
Son immobilité commande ; sa prunelle
Luit comme un soupirail de caverne ; son doigt
Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,
Donner un ordre à l’ombre et vaguement l’écrire.
Chose inouïe ! il vient de grincer un sourire.
Un sourire insondable, impénétrable, amer.
C’est que la vision de son armée en mer
Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée ;
C’est qu’il la voit voguer par son dessein poussée,
Comme s’il était là, planant sous le zénith ;
Tout est bien ; l’océan docile s’aplanit ;
L’armada lui fait peur comme au déluge l’arche ;
La flotte se déploie en bon ordre de marche,
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacrés ; les flots leur font la haie ;
Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,
Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer ;
Autour d’elles la vague avec amour déferle,
L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.
Voici chaque galère avec son gastadour ;
Voici ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour ;
Les cent mestres de camp et les deux connétables ;
L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadiz ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
Et Philippe se penche, et, qu’importe l’espace !
Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur les pavois,
Les moços, l’amiral appuyé sur son page,
Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,
Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,
Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans ? sont-ce des citadelles ?
Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes ;
L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit.
Et le lugubre roi sourit de voir groupées
Sur quatre cents vaisseaux quatre-vingt mille épées.
Ô rictus du vampire assouvissant sa faim !
Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin !
Qui pourrait la sauver ? Le feu va prendre aux poudres.
Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres ;
Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing ?
N’est-il pas le seigneur qu’on ne contredit point ?
N’est-il pas l’héritier de César ? le Philippe
Dont l’ombre immense va du Gange au Pausilippe ?
Tout n’est-il pas fini quand il a dit : Je veux !
N’est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux ?
N’est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
Et que la mer charrie ainsi qu’elle le doit ?
Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre ?
N’est-il pas lui, le roi ? n’est-il pas l’homme sombre
À qui ce tourbillon de monstres obéit ?

Quand Béit-Cifresil, fils d’Abdallah-Béit,
Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,
Il y grava : « Le ciel est à Dieu ; j’ai la terre. »
Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,
Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond,
Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
L’infante tient toujours sa rose gravement,
Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
Soudain un souffle d’air, une de ces haleines
Que le soir frémissant jette à travers les plaines,
Tumultueux zéphyr effleurant l’horizon,
Trouble l’eau, fait frémir les joncs, met un frisson
Dans les lointains massifs de myrte et d’asphodèle,
Vient jusqu’au bel enfant tranquille, et, d’un coup d’aile,
Rapide, et secouant même l’arbre voisin,
Effeuille brusquement la fleur dans le bassin ;
Et l’infante n’a plus dans la main qu’une épine.
Elle se penche, et voit sur l’eau cette ruine ;
Elle ne comprend pas ; qu’est-ce donc ? Elle a peur ;
Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur
Cette brise qui n’a pas craint de lui déplaire.
Que faire ? Le bassin semble plein de colère ;
Lui, si clair tout à l’heure, il est noir maintenant ;
Il a des vagues ; c’est une mer bouillonnant ;
Toute la pauvre rose est éparse sur l’onde ;
Ses cent feuilles, que noie et roule l’eau profonde,
Tournoyant, naufrageant, s’en vont de tous côtés
Sur mille petits flots par la brise irrités ;
On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
« — Madame, dit la duègne avec sa face d’ombre
À la petite fille étonnée et rêvant,
Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent. »

XXII. André Chénier

André Chénier – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVIII. Le Groupe des idylles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 450.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXXXVI. Le Groupe des idylles, p. 596.

André Chénier – L’enregistrement

Un premier enregistrement

Je vous invite à écouter André Chénier, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

André Chénier


André Chénier – Le texte

XXII
André Chénier


Ô belle, le charmant scandale des oiseaux
Dans les arbres, les fleurs, les prés et les roseaux,
Les rayons rencontrant les aigles dans les nues,
L’orageuse gaîté des néréides nues
Se jetant de l’écume et dansant dans les flots,
Blancheurs qui font rêver au loin les matelots,
Ces ébats glorieux des déesses mouillées
Prenant pour lit les mers comme toi les feuillées,
Tout ce qui joue, éclate et luit sur l’horizon
N’a pas plus de splendeur que ta fière chanson.
Ton chant ajouterait de la joie aux dieux mêmes.
Tu te dresses superbe. En même temps tu m’aimes ;
Et tu viens te rasseoir sur mes genoux. Psyché
Par moments comme toi prenait un air fâché,
Puis se jetait au cou du jeune dieu, son maître.
Est-ce qu’on peut bouder l’amour ? Aimer, c’est naître ;
Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher,
La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair ;
C’est être un ange avec la gloire d’être un homme.
Oh ! ne refuse rien. Ne sois pas économe.
Aimons ! Ces instants-là sont les seuls bons et sûrs.
Ô volupté mêlée aux éternels azurs !
Extase ! ô volonté de là-haut ! Je soupire,
Tu songes. Ton cœur bat près du mien. Laissons dire
Les oiseaux, et laissons les ruisseaux murmurer.
Ce sont des envieux. Belle, il faut s’adorer.
Il faut aller se perdre au fond des bois farouches.
Le ciel étoilé veut la rencontre des bouches ;
Une lionne cherche un lion sur les monts.
Chante ! il faut chanter. Aime ! il faut aimer. Aimons.
Pendant que tu souris, pendant que mon délire
Abuse de ce doux consentement du rire,
Pendant que d’un baiser complice tu m’absous,
La vaste nuit funèbre est au-dessous de nous,
Et les morts, dans l’Hadès plein d’effrayants décombres,
Regardent se lever, sur l’horizon des ombres,
Les astres ténébreux de l’Érèbe qui font
Trembler leurs feux sanglants dans l’eau du Styx profond.

Remarque

J’ai longtemps porté en moi ces vers sans savoir d’où ils venaient : Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher, / La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair. Je suis heureux de pouvoir réparer cet oubli auprès de ceux qui, comme moi, ne connaissent pas leur origine.

II. Jeanne chante ; elle se penche…

Jeanne chante ; elle se penche… – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseIII. Pour Jeanne seule ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 884.

Jeanne chante ; elle se penche… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeanne chante ; elle se penche…, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, III. Pour Jeanne seule, de Victor Hugo.

Jeanne chante ; elle se penche…


Jeanne chante ; elle se penche… – Le texte

II

Jeanne chante ; elle se penche
Et s’envole ; elle me plaît ;
Et, comme de branche en branche,
Va de couplet en couplet.

De quoi donc me parlait-elle ?
Avec sa fleur au corset,
Et l’aube dans sa prunelle,
Qu’est-ce donc qu’elle disait ?

Parlait-elle de la gloire,
Des camps, du ciel, du drapeau,
Ou de ce qu’il faut de moire
Au bavolet d’un chapeau ?

Son intention fut-elle
De troubler l’esprit voilé
Que Dieu dans ma chair mortelle
Et frémissante a mêlé ?

Je ne sais. J’écoute encore.
Était-ce psaume ou chanson ?
Les fauvettes de l’aurore
Donnent le même frisson.

J’étais comme en une fête ;
J’essayais un vague essor ;
J’eusse voulu sur ma tête
Mettre une couronne d’or,

Et voir sa beauté sans voiles,
Et joindre à mes jours ses jours,
Et prendre au ciel les étoiles,
Et qu’on vînt à mon secours !

J’étais ivre d’une femme ;
Mal charmant qui fait mourir.
Hélas ! je me sentais l’âme
Touchée et prête à s’ouvrir ;

Car, pour qu’un cerveau se fêle
Et s’échappe en songes vains,
Il suffit du bout de l’aile
D’un de ces oiseaux divins.

XXXVII. J’eus toujours de l’amour…

J’eus toujours de l’amour… – Les références

Les Rayons et les Ombres ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 1025.

J’eus toujours de l’amour… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter J’eus toujours de l’amour…, un court poème du recueil Les Rayons et les Ombres, de Victor Hugo.

J’eus toujours de l’amour…


J’eus toujours de l’amour… – Le texte

XXXVII


J’eus toujours de l’amour pour les choses ailées.
Lorsque j’étais enfant, j’allais sous les feuillées,
J’y prenais dans les nids de tout petits oiseaux ;
D’abord je leur faisais des cages de roseaux
Où je les élevais parmi des mousses vertes.
Plus tard je leur laissais les fenêtres ouvertes,
Ils ne s’envolaient point ; ou, s’ils fuyaient aux bois,
Quand je les rappelais ils venaient à ma voix.
Une colombe et moi, longtemps nous nous aimâmes.
Maintenant je sais l’art d’apprivoiser les âmes.

Avril 1840.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, émergeant d'une tache dans laquelle se dessine un œil de serpent, le visage pur d'une jeune femme.

I. Je ne me mets pas en peine…

Je ne me mets pas en peine… – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseIII. Pour Jeanne seule ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 883.

Je ne me mets pas en peine… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je ne me mets pas en peine…, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, III. Pour Jeanne seule, de Victor Hugo.

Je ne me mets pas en peine…


Je ne me mets pas en peine… – Le texte

I


Je ne me mets pas en peine
Du clocher ni du beffroi ;
Je ne sais rien de la reine,
Et je ne sais rien du roi ;

J’ignore, je le confesse,
Si le seigneur est hautain,
Si le curé dit la messe
En grec ou bien en latin ;

S’il faut qu’on pleure ou qu’on danse,
Si les nids jasent entre eux ;
Mais sais-tu ce que je pense ?
C’est que je suis amoureux.

Sais-tu, Jeanne, à quoi je rêve ?
C’est au mouvement d’oiseau
De ton pied blanc qui se lève
Quand tu passes le ruisseau.

Et sais-tu ce qui me gêne ?
C’est qu’à travers l’horizon,
Jeanne, une invisible chaîne
Me tire vers ta maison.

Et sais-tu ce qui m’ennuie ?
C’est l’air charmant et vainqueur,
Jeanne, dont tu fais la pluie
Et le beau temps dans mon cœur.

Et sais-tu ce qui m’occupe,
Jeanne ? C’est que j’aime mieux
La moindre fleur de ta jupe
Que tous les astres des cieux.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le dos d'une jeune femme allongée, tête posée sur un oreiller.

XXII. À une femme

À une femme – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 619.

À une femme – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter À une femme, un court poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

À une femme


À une femme – Le texte

XXII

C’est une âme charmante
DIDEROT.

À une femme

Enfant ! si j’étais roi, je donnerais l’empire,
Et mon char, et mon sceptre, et mon peuple à genoux,
Et ma couronne d’or, et mes bains de porphyre,
Et mes flottes, à qui la mer ne peut suffire,
Pour un regard de vous !

Si j’étais Dieu, la terre et l’air avec les ondes,
Les anges, les démons courbés devant ma loi,
Et le profond chaos aux entrailles fécondes,
L’éternité, l’espace, et les cieux et les mondes,
Pour un baiser de toi !

Mai 18…

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un groupe de maisons accolées les unes aux autres avec l'or du soir au-dessus d'elles et un crapaud qui se traîne dans une ornière.

II. Le crapaud

Le crapaud – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 790.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 765.

Le crapaud – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le crapaud, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé par I. Après la bataille et suivi par III. Les pauvres gens.

Le crapaud

Le crapaud – Le texte

II
Le crapaud


Que savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C’était la fin d’un jour d’orage, et l’occident
Changeait l’ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,
Les césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils.)
Les feuilles s’empourpraient dans les arbres vermeils ;
L’eau miroitait, mêlée à l’herbe, dans l’ornière :
Le soir se déployait ainsi qu’une bannière ;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni ;
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en-haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C’était un prêtre ayant un livre qu’il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l’œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle ;
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
— J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel ; —
Tout homme sur la terre, où l’âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l’atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents, que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C’était l’heure où des champs les profondeurs s’azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, — l’enfant rit quand il tue, —
Se mit à le piquer d’une branche pointue
Élargissant le trou de l’œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait, son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action ! empirer la misère !
Ajouter de l’horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort difficile
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L’ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l’être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.
— Hélas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l’horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. —
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C’était de la fureur et c’était de l’extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur,
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur, que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.

Les enfants, entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête !
Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c’est bien plus amusant. »

Tous regardaient.

Soudain, avançant dans l’ornière

Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et, triste, — hélas ! penché
Sur un plus triste, — lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire —
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !

Bonté de l’idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n’ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n’ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,
L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant ;
Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !
L’animal avançant lorsque l’homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu’elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu’un éclair de grâce brille en elle
Pour qu’elle soit égale à l’étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s’écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l’insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l’Inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d’union ineffable et suprême
Qui joint, dans l’ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l’âne, à Dieu le grand savant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête hirsute d'un enfant de onze ans (Gavroche). Il porte les stigmates de la guerre civile de la misère.

Guerre civile

Guerre civile – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXXIII. Les Petits ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 521.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesLVII. Les Petits, p. 815.

Guerre civile – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Guerre civile, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

Guerre civile


Guerre civile – Le texte

Guerre civile


La foule était tragique et terrible ; on criait :
À mort ! Autour d’un homme altier, point inquiet,
Grave, et qui paraissait lui-même inexorable,
Le peuple se pressait : À mort le misérable !
Et, lui, semblait trouver toute simple la mort.
La partie est perdue, on n’est pas le plus fort,
On meurt, soit. Au milieu de la foule accourue,
Les vainqueurs le traînaient de chez lui dans la rue
— À mort l’homme ! — On l’avait saisi dans son logis ;
Ses vêtements étaient de carnage rougis ;
Cet homme était de ceux qui font l’aveugle guerre
Des rois contre le peuple, et ne distinguent guère
Scévola de Brutus, ni Barbès de Blanqui ;
Il avait tout le jour tué n’importe qui ;
Incapable de craindre, incapable d’absoudre,
Il marchait, laissant voir ses mains noires de poudre ;
Une femme le prit au collet : — À genoux !
C’est un sergent de ville. Il a tiré sur nous !
— C’est vrai, dit l’homme. — À bas ! À mort ! qu’on le fusille !
Dit le peuple. — Ici ! Non ! Plus loin ! À la Bastille !
À l’arsenal ! Allons ! Viens ! Marche ! — Où vous voudrez,
Dit le prisonnier. — Tous, hagards, les rangs serrés,
Chargèrent leurs fusils. — Mort au sergent de ville !
Tuons-le comme un loup ! — Et l’homme dit, tranquille :
— C’est bien, je suis le loup, mais vous êtes les chiens.
— Il nous insulte ! À mort ! — Les pâles citoyens
Croisaient leurs poings crispés sur le captif farouche ;
L’ombre était sur son front et le fiel dans sa bouche ;
Cent voix criaient : — À mort ! À bas ! Plus d’empereur !
On voyait dans ses yeux un reste de fureur
Remuer vaguement comme une hydre échouée ;
Il marchait, poursuivi par l’énorme huée,
Et, calme, il enjambait, plein d’un superbe ennui,
Des cadavres gisants, peut-être faits par lui.
Le peuple est effrayant lorsqu’il devient tempête ;
L’homme sous plus d’affronts levait plus haut la tête ;
Il était plus que pris ; il était envahi.
Dieu ! comme il haïssait ! comme il était haï !
Comme il les eût, vainqueur, fusillés tous ! — Qu’il meure !
Il nous criblait encor de balles tout à l’heure !
À bas cet espion, ce traître, ce maudit !
À mort ! c’est un brigand ! — Soudain on entendit
Une petite voix qui disait : — C’est mon père !
Et quelque chose fit l’effet d’une lumière.
Un enfant apparut. Un enfant de six ans ;
Ses deux bras se dressaient suppliants, menaçants.
Tous criaient : — Fusillez le mouchard ! Qu’on l’assomme !
Et l’enfant se jeta dans les jambes de l’homme,
Et dit, ayant au front le rayon baptismal :
— Père, je ne veux pas qu’on te fasse de mal !
Et cet enfant sortait de la même demeure.
Les clameurs grossissaient : — À bas l’homme ! Qu’il meure !
À bas ! finissons-en avec cet assassin !
Mort ! — Au loin le canon répondait au tocsin.
Toute la rue était pleine d’hommes sinistres.
— À bas les rois ! À bas les prêtres, les ministres,
Les mouchards ! Tuons tout ! c’est un tas de bandits !
Et l’enfant leur cria : — Mais puisque je vous dis
Que c’est mon père ! — Il est joli, dit une femme,
Bel enfant ! — On voyait dans ses yeux bleus une âme ;
Il était tout en pleurs, pâle, point mal vêtu.
Une autre femme dit : — Petit, quel âge as-tu ?
Et l’enfant répondit : — Ne tuez pas mon père !
Quelques regards pensifs étaient fixés à terre,
Les poings ne tenaient plus l’homme si durement.
Un des plus furieux, entre tous inclément,
Dit à l’enfant : — Va-t-en ! — Où ? — Chez toi. — Pourquoi faire ?
— Chez ta mère. — Sa mère est morte, dit le père.
— Il n’a donc plus que vous ? — Qu’est-ce que cela fait ?
Dit le vaincu. Stoïque et calme, il réchauffait
Les deux petites mains dans sa rude poitrine,
Et disait à l’enfant : — Tu sais bien, Catherine ?
— Notre voisine ? — Oui. Va chez elle. — Avec toi ?
— J’irai plus tard. — Sans toi je ne veux pas. — Pourquoi ?
— Parce qu’on te ferait du mal. — Alors le père
Parla tout bas au chef de cette sombre guerre :
— Lâchez-moi le collet. Prenez-moi par la main,
Doucement. Je vais dire à l’enfant : À demain !
Vous me fusillerez au détour de la rue,
Ailleurs, où vous voudrez. — Et, d’une voix bourrue :
— Soit, dit le chef, lâchant le captif à moitié.
Le père dit : — Tu vois. C’est de bonne amitié.
Je me promène avec ces messieurs. Sois bien sage.
Rentre. — Et l’enfant tendit au père son visage,
Et s’en alla, content, rassuré, sans effroi.
— Nous sommes à notre aise à présent, tuez-moi,
Dit le père aux vainqueurs ; où voulez-vous que j’aille ? —
Alors, dans cette foule où grondait la bataille,
On entendit passer un immense frisson,
Et le peuple cria : Rentre dans ta maison !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo est un tableau abstrait qui représente une ligne d'horizon entre ciel et océan.

XVI. Racan

Racan – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVIII. Le Groupe des idylles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 445.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXXXVI. Le Groupe des idylles, p. 590.

Racan – L’enregistrement

Un premier enregistrement

Je vous invite à écouter Racan, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

Racan


Un deuxième enregistrement

Je vous réinvite à écouter Racan, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo, dans une diction différente.

Racan


Racan – Le texte

XVI
Racan


Si toutes les choses qu’on rêve
Pouvaient se changer en amours,
Ma voix, qui dans l’ombre s’élève,
Osant toujours, tremblant toujours,

Qui, dans l’hymne qu’elle module,
Mêle Astrée, Eros, Gabriel,
Les dieux et les anges, crédule
Aux douces puissances du ciel,

Pareille aux nids qui, sous les voiles
De la nuit et des bois touffus,
Échangent avec les étoiles
Un grand dialogue confus,

Sous la sereine et sombre voûte
Sans murs, sans portes et sans clés,
Mon humble voix prendrait la route
Que prennent les cœurs envolés,

Et vous arriverait, touchante,
À travers les airs et les eaux,
Si toutes les chansons qu’on chante,
Pouvaient se changer en oiseaux.

Remarque

… sur le texte

Je le signale une nouvelle fois : je copie sans vergogne, au départ, le texte de wikisource que je confronte à celui de Bouquins (dont je donne à chaque fois la référence, et qui est le texte sur lequel je me base pour l’enregistrement). À cette référence, j’ajoute, quand il s’agit d’un poème de La Légende des siècles, celle de l’édition Poésie / Gallimard. Arnaud Laster (qui est l’auteur de cette édition) relit ensuite, en s’appuyant sur ses propres sources de chercheur, parmi lesquelles Gallica (qui contient les manuscrits de Victor Hugo) et me transmet les modifications à apporter. Ainsi, le texte cité peut être considéré comme la référence quant au texte désiré par Victor Hugo.

… sur l’enregistrement

J’ai réalisé deux enregistrements de ce texte court. Ainsi que Mes deux filles, il ne comporte qu’une seule phrase. Ce n’est pas pour cela qu’il est enregistré deux fois, mais je tenais à le signaler pour le lecteur ou auditeur curieux. Pour celui ou celle qui prendra le temps d’écouter, je serais curieux qu’il m’indique sa préférence entre les deux versions.

XXXVI. Rêverie

Rêverie – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 527.

Rêverie – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Rêverie, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

Rêverie


Rêverie – Le texte

Rêverie

Lo giorno se n’andava, e l’aer bruno
Toglieva gli animai che sono ‘n terra
Dalle fatche loro.

DANTE.

XXXVI

Oh ! laissez-moi ! c’est l’heure où l’horizon qui fume
Cache un front inégal sous un cercle de brume,
L’heure où l’astre géant rougit et disparaît.
Le grand bois jaunissant dore seul la colline :
On dirait qu’en ces jours où l’automne décline,
Le soleil et la pluie ont rouillé la forêt.

Oh ! qui fera surgir soudain, qui fera naître,
Là-bas, — tandis que seul je rêve à la fenêtre
Et que l’ombre s’amasse au fond du corridor, —
Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,
Qui, comme la fusée en gerbe épanouie,
Déchire ce brouillard avec ses flèches d’or !

Qu’elle vienne inspirer, ranimer, ô génies,
Mes chansons, comme un ciel d’automne rembrunies,
Et jeter dans mes yeux son magique reflet,
Et long-temps, s’éteignant en rumeurs étouffées,
Avec les mille tours de ses palais de fées,
Brumeuse, denteler l’horizon violet !

Septembre 1828.