Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un groupe de maisons accolées les unes aux autres avec l'or du soir au-dessus d'elles et un crapaud qui se traîne dans une ornière.

II. Le crapaud

Le crapaud – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 790.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 765.

Le crapaud – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le crapaud, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé par I. Après la bataille et suivi par III. Les pauvres gens.

Le crapaud

Le crapaud – Le texte

II
Le crapaud


Que savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C’était la fin d’un jour d’orage, et l’occident
Changeait l’ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,
Les césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils.)
Les feuilles s’empourpraient dans les arbres vermeils ;
L’eau miroitait, mêlée à l’herbe, dans l’ornière :
Le soir se déployait ainsi qu’une bannière ;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni ;
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en-haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C’était un prêtre ayant un livre qu’il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l’œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle ;
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
— J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel ; —
Tout homme sur la terre, où l’âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l’atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents, que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C’était l’heure où des champs les profondeurs s’azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, — l’enfant rit quand il tue, —
Se mit à le piquer d’une branche pointue
Élargissant le trou de l’œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait, son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action ! empirer la misère !
Ajouter de l’horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort difficile
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L’ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l’être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.
— Hélas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l’horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. —
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C’était de la fureur et c’était de l’extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur,
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur, que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.

Les enfants, entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête !
Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c’est bien plus amusant. »

Tous regardaient.

Soudain, avançant dans l’ornière

Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et, triste, — hélas ! penché
Sur un plus triste, — lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire —
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !

Bonté de l’idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n’ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n’ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,
L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant ;
Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !
L’animal avançant lorsque l’homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu’elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu’un éclair de grâce brille en elle
Pour qu’elle soit égale à l’étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s’écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l’insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l’Inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d’union ineffable et suprême
Qui joint, dans l’ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l’âne, à Dieu le grand savant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête d'un cheval se cabrant après la bataille, la crinière au vent.

I. Après la bataille

Après la bataille – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 789.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 705.

Après la bataille – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après la bataille, premier poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est suivi par II. Le crapaud.

Après la bataille

Après la bataille – Le texte

I
Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié,
Et qui disait : « À boire ! à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près, que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

Sous de lourd nuages noirs qui crèvent au-dessus d'elle, une petite maison abrite de pauvres gens.

III – Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 793.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – LII, p. 756.

Les Pauvres gens – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Les Pauvres gens, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles, de Victor Hugo, enregistré dans son intégralité.
Il est précédé de II. Le crapaud et suivi par IV. Paroles dans l’épreuve, non encore enregistré sur ce site.

Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les dix parties

Vous trouverez ci-dessous, les dix parties, chacune réenregistrée avec le texte en regard.

Les Pauvres gens - I

Les Pauvres gens – I – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie des Pauvres gens – I.

Les Pauvres gens – I


Les Pauvres gens – I – Le texte


Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d’ombre, et l’on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l’encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d’un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s’étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d’âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C’est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d’écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.

Les Pauvres gens - II

Les Pauvres gens – II – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – II


Les Pauvres gens -II – Le texte


L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

Les Pauvres gens - III

Les Pauvres gens – III – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – III


Les Pauvres gens -III – Le texte


Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L’importune, et, parmi les écueils en décombres,
L’Océan l’épouvante, et toutes sortes d’ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l’artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l’énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes,
D’un côté les berceaux et de l’autre les tombes.

Elle songe, elle rêve. – Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l’hiver comme l’été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d’orge.
– Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d’une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan noir
Comme les tourbillons d’étincelles de l’âtre.
C’est l’heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu’illuminent ses yeux,
Et c’est l’heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d’ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement. –
Horreur ! l’homme, dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.

Les Pauvres gens - IV

Les Pauvres gens – IV – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – IV


Les Pauvres gens -IV – Le texte


Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c’est affreux de se dire : « Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! – mon cœur, mon sang, ma chair ! »
Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
À tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Ils n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : « Oh ! rends-nous-les ! »
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d’aide. Ses enfants sont trop petits. – Ô mère !
Tu dis : « S’ils étaient grands ! – leur père est seul ! » Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : « Oh! s’ils étaient petits ! »

Les Pauvres gens - V

Les Pauvres gens – V – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la cinquième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – V


Les Pauvres gens – V – Le texte


Elle prend sa lanterne et sa cape. – C’est l’heure
D’aller voir s’il revient, si la mer est meilleure,
S’il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! – Et la voilà qui part. L’air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l’espace où le flot des ténèbres s’épanche.
Il pleut. Rien n’est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître.
Elle va. L’on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d’humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d’un fleuve.

« Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l’autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va. »

Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
« Malade ! Et ses enfants ! comme c’est mal nourri !
Elle n’en a que deux, mais elle est sans mari. »
Puis, elle frappe encore. « Hé ! voisine ! » elle appelle.
Et la maison se tait toujours. « Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps! »
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d’une pitié suprême,
Morne, tourna dans l’ombre et s’ouvrit d’elle-même.

Les Pauvres gens - VI

Les Pauvres gens – VI – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la sixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VI


Les Pauvres gens – VI – Le texte


Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L’eau tombait du plafond comme des trous d’un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l’air effrayant ;
Un cadavre ; – autrefois, mère joyeuse et forte ; –
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après son long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l’horreur sortait de cette bouche ouverte
D’où l’âme en s’enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu’entend l’éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait froid.

Les Pauvres gens - VII

Les Pauvres gens – VII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la septième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VII


Les Pauvres gens – VII – Le texte


Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d’où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme.
La morte écoute l’ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’œil triste et hagard :
« Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi, de ton regard ? »

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !

Les Pauvres gens - VIII

Les Pauvres gens – VIII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la huitième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VIII


Les Pauvres gens – VIII – Le texte


Qu’est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu’est-ce donc qu’elle emporte ?
Qu’est-ce donc que Jeannie emporte en s’en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D’où vient qu’en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu’est-ce donc qu’elle cache avec un air troublé
Dans l’ombre, sur son lit ? Qu’a-t-elle donc volé ?

Les Pauvres gens - IX

Les Pauvres gens – IX – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la neuvième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – IX


Les Pauvres gens – IX – Le texte


Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s’assit toute pâle ; on eût dit qu’elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu’au loin grondait la mer farouche.

« Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n’avait pas assez de peine ; il faut que j’aille
Lui donner celle-là de plus. – C’est lui ? – Non. Rien.
– J’ai mal fait. – S’il me bat, je dirai : Tu fais bien.
– Est-ce lui ? – Non. – Tant mieux. – La porte bouge comme
Si l’on entrait. – Mais non. – Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j’ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! »
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S’enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N’entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l’onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : « C’est la marine. »

Les Pauvres gens - X

Les Pauvres gens – X – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la dixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – X


Les Pauvres gens – X – Le texte


« C’est toi ! » cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : « Me voici, femme ! »
Et montrait sur son front qu’éclairait l’âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait.
« Je suis volé, dit-il ; la mer c’est la forêt.
– Quel temps a-t-il fait ? – Dur. – Et la pêche ? – Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n’ai rien pris du tout. J’ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J’ai cru que le bateau se couchait, et l’amarre
A cassé. Qu’as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? »
Jeannie eut un frisson dans l’ombre et se troubla.
« – Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l’ordinaire,
J’ai cousu. J’écoutais la mer comme un tonnerre,
J’avais peur. – Oui, l’hiver est dur, mais c’est égal. »
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : « À propos, notre voisine est morte.
C’est hier qu’elle a dû mourir, enfin, n’importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L’un s’appelle Guillaume et l’autre Madeleine ;
L’un qui ne marche pas, l’autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin. »

L’homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
– Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n’est pas ma faute. C’est l’affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C’est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous.
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.

– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!