II. Première Réflexion

Première Réflexion – Les références

Religions et ReligionI. Querelles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 971.

Première réflexion – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Première Réflexion, un poème du recueil Religions et Religion, de Victor Hugo.

Première Réflexion


Première Réflexion – Le texte

II
Première Réflexion


Pas de religion qui ne blasphème un peu.
L’une en croquemitaine habille le bon Dieu ;
Il fait son paradis du hurlement des âmes ;
Sa cave à son plafond jette un reflet de flammes,
Il grince, et son bonheur est d’avoir un enfer
À remuer avec une fourche de fer.
L’autre à la main lui plante un grand sabre, et l’affuble
D’un uniforme, mal caché par sa chasuble ;
Il a l’obus en bas et la foudre là-haut ;
Il était Jehovah, le voilà Sabaoth ;
On le fait tambour-maître et général d’armée ;
Il va-t-en guerre. Étant riche en noir de fumée,
Belzébuth jusqu’à Dieu se glisse, et cet escroc
Lui charbonne en riant deux moustaches en croc ;
Le Père-Éternel sent vaguement qu’on le berne,
Se laisse faire, met l’éclair dans sa giberne,
Se voit destitué par le pape, permet
Que la bataille accroche à sa mitre un plumet,
Ferme les yeux sur l’homme, être irrémédiable,
Et, n’étant plus bon Dieu, tâche d’être bon diable.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une femme avec un décolleté et sa mante, ce qui permet au poète de la saluer par : Ave dea.

XXXIV. Ave, Dea ; Moriturus te salutat

Ave, Dea ; Moriturus te salutat – Les références

Toute la lyreCinquième partie : [Le « Moi »] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 389.

Ave, Dea ; Moriturus te salutat – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ave, Dea ; Moriturus te salutat, un sonnet de Toute la lyre, de la cinquième partie : [Le « Moi »], de Victor Hugo.

Ave, Dea ; Moriturus te salutat


Ave, Dea ; Moriturus te salutat – Le texte

XXXIV
Ave, Dea ; Moriturus te salutat


La mort et la beauté sont deux choses profondes
Qui contiennent tant d’ombre et d’azur qu’on dirait
Deux sœurs également terribles et fécondes
Ayant la même énigme et le même secret ;

Ô femmes, voix, regards, cheveux noirs, tresses blondes,
Brillez, je meurs ! ayez l’éclat, l’amour, l’attrait,
Ô perles que la mer mêle à ses grandes ondes,
Ô lumineux oiseaux de la sombre forêt !

Judith, nos deux destins sont plus près l’un de l’autre
Qu’on ne croirait, à voir mon visage et le vôtre ;
Tout le divin abîme apparaît dans vos yeux,

Et moi, je sens le gouffre étoilé dans mon âme ;
Nous sommes tous les deux voisins du ciel, madame,
Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux.

12 juilet.

Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit…

Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit… – Les références

Dernière Gerbe ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 817.

Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit…, un poème du recueil posthume Dernière Gerbe, de Victor Hugo.

Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit…


Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit… – Le texte

VIII


Je m’arrêtai. C’était un ravin très étroit
Avec des toits au fond sur qui le lierre croît.
Tu sais, j’aime beaucoup ces choses : une ferme
Où se meut tout un monde et qu’un vieux mur enferme,
Des vaches dans un pré, l’herbe haute, un ruisseau,
Un dogue sérieux allongeant le museau,
Des enfants dans du pain mordant à pleines joues,
Des poules ; me voilà content. De vieilles roues
Dans un coin. Qu’un bouvier siffle et qu’un arbre au vent
Tremble, et je reste là jusqu’à la nuit, rêvant.
Une eau vive courait, et des fleurs sur la berge
Brillaient, et je disais : – Si c’était une auberge,
Comme j’y logerais ! comme j’y mangerais
Du pain bis, de la soupe aux choux, et des œufs frais !
Dans cette basse-cour quelles charmantes fêtes !
Comme je passerais mes jours avec ces bêtes !
Comme je me ferais de Suzon Atala !
Comme je causerais avec ce gros chien-là !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les fragments d'une ville disparue, engloutie dans des profondeurs.

La ville disparue

La ville disparue – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieLa Ville disparue ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 229.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 74.

La ville disparue – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La ville disparue, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La ville disparue


La ville disparue – Le texte

La ville disparue


Peuple, l’eau n’est jamais sans rien faire. Mille ans
Avant Adam, qui semble un spectre en cheveux blancs,
Notre aïeul, c’est du moins ainsi que tu le nommes,
Quand les géants étaient encor mêlés aux hommes,
Dans des temps dont jamais personne ne parla,
Une ville bâtie en briques était là
Où sont ces flots qu’agite un aquilon immense
Et cette ville était un lieu plein de démence
Que parfois menaçait de loin un blême éclair.
On voyait une plaine où l’on voit une mer ;
Alors c’étaient des chars qui passaient, non des barques ;
Les ouragans ont pris la place des monarques ;
Car pour faire un désert, Dieu, maître des vivants,
Commence par les rois et finit par les vents.
Ce peuple, voix, rumeurs, fourmillement de têtes,
Troupeau d’âmes, ému par les deuils et les fêtes,
Faisait le bruit que fait dans l’orage l’essaim,
Point inquiet d’avoir l’Océan pour voisin.

Donc cette ville avait des rois ; ces rois superbes
Avaient sous eux les fronts comme un faucheur les herbes.
Étaient-ils méchants ? Non. Ils étaient rois. Un roi
C’est un homme trop grand que trouble un vague effroi,
Qui, faisant plus de mal pour avoir plus de joie,
Chez les bêtes de somme est la bête de proie ;
Mais ce n’est pas sa faute, et le sage est clément.
Un roi serait meilleur s’il naissait autrement ;
L’homme est homme toujours ; les crimes du despote
Sont faits par sa puissance, ombre où son âme flotte,
Par la pourpre qu’il traîne et dont on le revêt,
Et l’esclave serait tyran s’il le pouvait.

Donc cette ville était toute bâtie en briques.
On y voyait des tours, des bazars, des fabriques,
Des arcs, des palais pleins de luths mélodieux,
Et des monstres d’airain qu’on appelait les dieux.
Cette ville était gaie et barbare ; ses places
Faisaient par leurs gibets rire les populaces ;
On y chantait des chœurs pleins d’oubli, l’homme étant
L’ombre qui jette un souffle et qui dure un instant ;
De claires eaux luisaient au fond des avenues ;
Et les reines du roi se baignaient toutes nues
Dans les parcs où rôdaient des paons étoilés d’yeux ;
Les marteaux, au dormeur nonchalant odieux,
Sonnaient, de l’aube au soir, sur les noires enclumes ;
Les vautours se posaient, fouillant du bec leurs plumes,
Sur les temples, sans peur d’être chassés, sachant
Que l’idole féroce aime l’oiseau méchant ;
Le tigre est bien venu près de l’hydre ; et les aigles
Sentent qu’ils n’ont jamais enfreint aucunes règles,
Quand le sang coule auprès des autels radieux,
En venant partager le meurtre avec les dieux.
L’autel du temple était d’or pur, que rien ne souille,
Le toit était en cèdre et, de peur de la rouille,
Au lieu de clous avait des chevilles de bois.
Jour et nuit les clairons, les cistres, les hautbois,
De crainte que le Dieu farouche ne s’endorme,
Chantaient dans l’ombre. Ainsi vivait la ville énorme.
Les femmes y venaient pour s’y prostituer.
Mais un jour l’Océan se mit à remuer ;
Doucement, sans courroux, du côté de la ville
Il rongea les rochers et les dunes, tranquille,
Sans tumulte, sans chocs, sans efforts haletants,
Comme un grave ouvrier qui sait qu’il a le temps ;
Et lentement, ainsi qu’un mineur solitaire,
L’eau jamais immobile avançait sous la terre ;
C’est en vain que sur l’herbe un guetteur assidu
Eût collé son oreille, il n’eût rien entendu ;
L’eau creusait sans rumeur comme sans violence,
Et la ville faisait son bruit sur ce silence.
Si bien qu’un soir, à l’heure où tout semble frémir,
À l’heure où, se levant comme un sinistre émir,
Sirius apparaît, et sur l’horizon sombre
Donne un signal de marche aux étoiles sans nombre,
Les nuages qu’un vent l’un à l’autre rejoint
Et pousse, seuls oiseaux qui ne dormissent point,
La lune, le front blanc des monts, les pâles astres,
Virent soudain, maisons, dômes, arceaux, pilastres,
Toute la ville, ainsi qu’un rêve, en un instant,
Peuple, armée, et le roi qui buvait en chantant
Et qui n’eut pas le temps de se lever de table,
Crouler dans on ne sait quelle ombre épouvantable ;
Et pendant qu’à la fois, de la base au sommet,
Ce chaos de palais et de tours s’abîmait,
On entendit monter un murmure farouche,
Et l’on vit brusquement s’ouvrir comme une bouche
Un trou d’où jaillissait un jet d’écume amer,
Gouffre où la ville entrait et d’où sortait la mer.
Et tout s’évanouit ; rien ne resta que l’onde.
Maintenant on ne voit au loin que l’eau profonde
Par les vents remuée et seule sous les cieux.
Tel est l’ébranlement des flots mystérieux.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des entrelacs de constellations dans le ciel, en écho à la plume de Satan retenue au bord du gouffre. Intitulé Victor Hugo. Plume et lavis d'encre brune.

La plume de Satan

La Plume de Satan – Les références

La Fin de SatanLivre premier : Le Glaive ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 39.

La Plume de Satan – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Plume de Satan, un poème de La Fin de Satan, de Victor Hugo.

La Plume de Satan


La Plume de Satan – Le texte

Hors de la terre II
La Plume de Satan

La plume, seul débris qui restât des deux ailes
De l’archange englouti dans les nuits éternelles,
Était toujours au bord du gouffre ténébreux.
Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux
Quelque chose d’eux-mêmes au seuil de la nuit triste,
Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste.

Cette plume avait-elle une âme ? qui le sait ?
Elle avait un aspect étrange ; elle gisait
Et rayonnait ; c’était de la clarté tombée.

Les anges la venaient voir à la dérobée.
Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau ;
Ils l’admiraient, pensant à cet être si beau
Plus hideux maintenant que l’hydre et le crotale ;
Ils songeaient à Satan dont la blancheur fatale,
D’abord ravissement, puis terreur du ciel bleu,
Fut monstrueuse au point de s’égaler à Dieu.
Cette plume faisait revivre l’envergure
De l’Ange, colossale et hautaine figure ;
Elle couvrait d’éclairs splendides le rocher ;
Parfois les séraphins, effarés d’approcher
De ces bas-fonds où l’âme en dragon se transforme,
Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme ;
Une flamme semblait flotter dans son duvet ;
On sentait, à la voir frissonner, qu’elle avait
Fait partie autrefois d’une aile révoltée ;
Le jour, la nuit, la foi tendre, l’audace athée,
La curiosité des gouffres, les essors
Démesurés, bravant les hasards et les sorts,
L’onde et l’air, la sagesse auguste, la démence,
Palpitaient vaguement dans cette plume immense ;
Mais dans son ineffable et sourd frémissement,
Au souffle de l’abîme, au vent du firmament,
On sentait plus d’amour encor que de tempête.

Et sans cesse, tandis que sur l’éternel faîte
Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté,
La plume du plus grand des anges, rejeté
Hors de la conscience et hors de l’harmonie,
Frissonnait, près du puits de la chute infinie,
Entre l’abîme plein de noirceur et les cieux.

Tout à coup un rayon de l’œil prodigieux
Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle.
Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle,
La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l’on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Avec le glissement mystérieux d’une âme,
Elle se souleva debout, et, se dressant,
Éclaira l’infini d’un sourire innocent.
Et les anges tremblants d’amour la regardèrent.
Les chérubins jumeaux qui l’un à l’autre adhèrent,
Les groupes constellés du matin et du soir,
Les Vertus, les Esprits, se penchèrent pour voir
Cette sœur de l’enfer et du paradis naître.
Jamais le ciel sacré n’avait contemplé d’être
Plus sublime au milieu des souffles et des voix.
En la voyant si fière et si pure à la fois,
La pensée hésitait entre l’aigle et la vierge ;
Sa face, défiant le gouffre qui submerge,
Mêlant l’embrasement et le rayonnement,
Flamboyait, et c’était, sous un sourcil charmant,
Le regard de la foudre avec l’œil de l’aurore.
L’archange du soleil, qu’un feu céleste dore,
Dit : — De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu ?

Alors, dans l’absolu que l’Être a pour milieu,
On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre : — Liberté.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme assise, bras croisés, raide, indifférente.

VIII. Roman en trois sonnets

Roman en trois sonnets – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 389.

Roman en trois sonnets – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Roman en trois sonnets, un poème du recueil Toute la lyre, de la Sixième partie : [L’Amour], de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain… et suivi par le poème IX. Chanson.

Roman en trois sonnets


Roman en trois sonnets – Le texte

VIII
Roman en trois sonnets

I

Fille de mon portier! l’Érymanthe sonore,
Devant vous, sentirait tressaillir ses pins verts ;
L’Horeb, dont le sommet étonne l’univers,
Inclinerait son cèdre altier qu’un peuple adore ;

Les docteurs juifs, quittant les talmuds entr’ouverts,
Songeraient ; et les grecs, dans le temple d’Aglaure
Le long duquel Platon marche en lisant des vers,
Diraient en vous voyant: Salut, déesse Aurore !

Ainsi palpiteraient les grecs et les hébreux,
Quand vous passez, les yeux baissés sous votre mante ;
Ainsi frissonneraient sur l’Horeb ténébreux

Les cèdres, et les pins sur l’auguste Érymanthe;
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante,
Je ne vous cache pas que je suis amoureux.

3 décembre.

II

Je ne vous cache pas que je suis amoureux,
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante ;
Soit ; mais vous comprenez que ce qui me tourmente,
C’est, ayant le cœur plein, d’avoir le gousset creux.

On fuit le pauvre ainsi qu’on fuyait le lépreux ;
Pour Tircis sans le sou Philis est peu clémente,
Et l’amant dédoré n’éblouit point l’amante ;
Il sied d’être Rothschild avant d’être Saint-Preux.

N’importe, je m’obstine ; et j’ai l’audace étrange
D’être pauvre et d’aimer, et je vous veux, bel ange ;
Car l’ange n’est complet que lorsqu’il est déchu ;

Et je vous offre, Églé, giletière étonnée,
Tout ce qu’une âme, hélas, vers l’infini tournée,
Mêle de rêverie aux rondeurs d’un fichu.

9 décembre.

III

Une étoile du ciel me parlait ; cette vierge
Disait: – « Ô descendant crotté des Colletets,
J’ai ri de tes sonnets d’hier où tu montais
Jusqu’à la blonde Églé, fille de ton concierge.

« Églé fait – j’en pourrais jaser, mais je me tais –
Des rêves de velours sous ses rideaux de serge.
Tu perds ton temps. Maigris, fais des vers, brûle un cierge,
Chante-la ; ce sera comme si tu chantais.

Un galant sans argent est un oiseau sans aile.
Elle est trop haut pour toi. Les poètes sont fous.
Jamais tu n’atteindras jusqu’à cette donzelle. » –

Et je dis à l’étoile, à l’étoile aux yeux doux :
– Mais vous avez cent fois raison, mademoiselle !
Et je ferais bien mieux d’être amoureux de vous.

10 décembre.

II. Ibo

Ibo – Les références

Les ContemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 468.

Ibo – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ibo, un poème du recueil Les Contemplations, Au bord de l’infini, de Victor Hugo.
Il est précédé de I. Le pont et suivi de III. Un spectre m’attendait….

Ibo

Ibo – Le texte

II
Ibo


Dites, pourquoi, dans l’insondable
Au mur d’airain,
Dans l’obscurité formidable
Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
Sourd et béni,
Pourquoi, sous l’immense suaire
De l’infini,

Enfouir vos lois éternelles
Et vos clartés ?
Vous savez bien que j’ai des ailes,
Ô vérités !

Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre
Qui nous confond ?
Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre
Au vol profond ?

Que le mal détruise ou bâtisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j’irai, justice,
J’irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
Et les cœurs grands,

Vous le savez, vous que j’adore,
Amour, raison,
Qui vous levez comme l’aurore
Sur l’horizon,

Foi, ceinte d’un cercle d’étoiles,
Droit, bien de tous,
J’irai, liberté qui te voiles,
J’irai vers vous !

Vous avez beau, sans fin, sans borne,
Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,

Âme à l’abîme habituée
Dès le berceau,
Je n’ai pas peur de la nuée ;
Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être
Qu’Amos rêvait,
Que saint-Marc voyait apparaître
À son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,
Dans les rayons,
L’aile de l’aigle à la crinière
Des grands lions.

J’ai des ailes. J’aspire au faîte ;
Mon vol est sûr ;
J’ai des ailes pour la tempête
Et pour l’azur.

Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir,
Quand la science serait sombre
Comme le soir !

Vous savez bien que l’âme affronte
Ce noir degré,
Et que, si haut qu’il faut qu’on monte,
J’y monterai !

Vous savez bien que l’âme est forte
Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l’emporte !
Vous savez bien

Que j’irai jusqu’aux bleus pilastres,
Et que mon pas,
Sur l’échelle qui monte aux astres,
Ne tremble pas !

L’homme, en cette époque agitée,
Sombre océan,
Doit faire comme Prométhée
Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère
L’éternel feu ;
Conquérir son propre mystère,
Et voler Dieu.

L’homme a besoin, dans sa chaumière,
Des vents battu,
D’une loi qui soit sa lumière
Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère !
L’homme en vain fuit,
Le sort le tient ; toujours la serre !
Toujours la nuit !

Il faut que le peuple s’arrache
Au dur décret,
Et qu’enfin ce grand martyr sache
Le grand secret !

Déjà l’amour, dans l’ère obscure
Qui va finir,
Dessine la vague figure
De l’avenir.

Les lois de nos destins sur terre,
Dieu les écrit ;
Et, si ces lois sont le mystère,
Je suis l’esprit.

Je suis celui que rien n’arrête,
Celui qui va,
Celui dont l’âme est toujours prête
À Jéhovah ;

Je suis le poète farouche,
L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres
Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l’âpre athlète
Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,
Je les aurai ;
J’irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré !

Pourquoi cacher ces lois profondes ?
Rien n’est muré.
Dans vos flammes et dans vos ondes
Je passerai ;

J’irai lire la grande bible ;
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré ;
Et, si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

Au dolmen de Rezel, janvier 1853.

III. Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 578 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 32.

Puissance égale bonté – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Puissance égale bonté, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème II. La conscience et suivi de IV. Les lions.

Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Le texte

III
Puissance égale bonté

Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L’Être dit : « J’y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai ;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.
— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J’aimerais mieux celle de l’antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
— Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
— Prends. » Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l’or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m’aider à souffler, » dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
À l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu’allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.

Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout ; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre ;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.

Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un être couvert d'une cagoule et d'une grande robe avec un œil pectoral ; deux êtres aux cheveux dressés l'entourent derrière un arbres qu'ils tiennent en leurs bras sans mains. Au fond, le disque solaire apparaît.

I. Le doigt de la femme

Le doigt de la femme – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 935.

Le doigt de la femme – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le doigt de la femme, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

Le doigt de la femme


Le doigt de la femme – Le texte

I
Le doigt de la femme

Dieu prit sa plus molle argile
Et son plus pur kaolin,
Et fit un bijou fragile,
Mystérieux et câlin.

Il fit le doigt de la femme,
Chef-d’œuvre auguste et charmant,
Ce doigt fait pour toucher l’âme
Et montrer le firmament.

Il mit dans ce doigt le reste
De la lueur qu’il venait
D’employer au front céleste
De l’heure où l’aurore naît.

Il y mit l’ombre du voile,
Le tremblement du berceau,
Quelque chose de l’étoile,
Quelque chose de l’oiseau.

Le Père qui nous engendre
Fit ce doigt mêlé d’azur,
Très fort pour qu’il restât tendre,
Très blanc pour qu’il restât pur,

Et très doux, afin qu’en somme
Jamais le mal n’en sortît,
Et qu’il pût sembler à l’homme
Le doigt de Dieu, plus petit.

Il en orna la main d’Ève,
Cette frêle et chaste main
Qui se pose comme un rêve
Sur le front du genre humain.

Cette humble main ignorante,
Guide de l’homme incertain,
Qu’on voit trembler, transparente,
Sur la lampe du destin.

Oh ! dans ton apothéose,
Femme, ange aux regards baissés,
La beauté, c’est peu de chose,
La grâce n’est pas assez ;

Il faut aimer. Tout soupire,
L’onde, la fleur, l’alcyon ;
La grâce n’est qu’un sourire,
La beauté n’est qu’un rayon ;

Dieu, qui veut qu’Ève se dresse
Sur notre rude chemin,
Fit pour l’amour la caresse,
Pour la caresse ta main.

Dieu, lorsque ce doigt qu’on aime
Sur l’argile fut conquis,
S’applaudit, car le suprême
Est fier de créer l’exquis.

Ayant fait ce doigt sublime,
Dieu dit aux anges : Voilà !
Puis s’endormit dans l’abîme ;
Le diable alors s’éveilla.

Dans l’ombre où Dieu se repose,
Il vint, noir sur l’orient,
Et tout au bout du doigt rose
Mit un ongle en souriant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme rougissant dans sa robe.

XXI. Elle était déchaussée…

Elle était déchaussée… – Les références

Les ContemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 281.

Elle était déchaussée… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Elle était déchaussée…, un poème du recueil Les Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XX. À un poëte aveugle et suivi de XXII. La fête chez Thérèse.

Elle était déchaussée…


Elle était déchaussée… – Le texte

XXI


Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Mont.-l’Am., juin 183..