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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des dunes en bord d'océan. Des paroles, invisibles à l’œil, y naissent.

XIII. Paroles sur la dune

Paroles sur la dune – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 443.

Paroles sur la dune – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Paroles sur la dune, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. Dolorosæ et suivi de XIV. Claire P..

Paroles sur la dune


Paroles sur la dune – Le texte

XIII
Paroles sur la dune


Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,
Que mes tâches sont terminées ;
Maintenant que voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par les années,

Et qu’au fond de ce ciel que mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,
Comme le tourbillon du passé qui s’en va,
Tant de belles heures sonnées ;

Maintenant que je dis : — Un jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout est mensonge ! —
Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S’envoler sous le bec du vautour aquilon,
Toute la toison des nuées ;

J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme liant la gerbe mûre ;
J’écoute, et je confronte en mon esprit pensif
Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever
Sur l’herbe rare de la dune,
Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayon dormant
À l’espace, au mystère, au gouffre ;
Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?
Est-il quelqu’un qui me connaisse ?
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;
J’appelle sans qu’on me réponde ;
Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi le soir tombe.
Ô terre, dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?
J’attends, je demande, j’implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore !

Comme le souvenir est voisin du remord !
Comme à pleurer tout nous ramène !
Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte humaine !

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l’onde aux plis infranchissables ;
L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.

5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un grand feu au milieu des arbres, au milieu desquels se déroule le "bleu sabbat de ces nocturnes fées".

X. Amour

Amour – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 344.

Amour – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Amour, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de IX. Jeune fille, la grâce emplit… et suivi de XI. ?.

Amour


Amour – Le texte

X
Amour


Amour ! Loi, dit Jésus. Mystère, dit Platon.
Sait-on quel fil nous lie au firmament ? Sait-on
Ce que les mains de Dieu dans l’immensité sèment ?
Est-on maître d’aimer ? Pourquoi deux êtres s’aiment,
Demande à l’eau qui court, demande à l’air qui fuit,
Au moucheron qui vole à la flamme la nuit,
Au rayon d’or qui veut baiser la grappe mûre !
Demande à ce qui chante, appelle, attend, murmure !
Demande aux nids profonds qu’avril met en émoi !
Le cœur éperdu crie : Est-ce que je sais, moi ?
Cette femme a passé : je suis fou. C’est l’histoire.
Ses cheveux étaient blonds, sa prunelle était noire ;
En plein midi, joyeuse, une fleur au corset,
Illumination du jour, elle passait ;
Elle allait, la charmante, et riait, la superbe ;
Ses petits pieds semblaient chuchoter avec l’herbe ;
Un oiseau bleu volait dans l’air, et me parla ;
Et comment voulez-vous que j’échappe à cela ?
Est-ce que je sais, moi ? C’était au temps des roses ;
Les arbres se disaient tout bas de douces choses ;
Les ruisseaux l’ont voulu, les fleurs l’ont comploté.
J’aime ! — Ô Bodin, Vouglans, Delancre ! prévôté,
Bailliage, châtelet, grand’chambre, saint office,
Demandez le secret de ce doux maléfice
Aux vents, au frais printemps chassant l’hiver hagard,
Au philtre qu’un regard boit dans l’autre regard,
Au sourire qui rêve, à la voix qui caresse,
À ce magicien, à cette charmeresse !
Demandez aux sentiers traîtres qui, dans les bois,
Vous font recommencer les mêmes pas cent fois,
À la branche de mai, cette Armide qui guette,
Et fait tourner sur nous en cercle sa baguette !
Demandez à la vie, à la nature, aux cieux,
Au vague enchantement des champs mystérieux !
Exorcisez le pré tentateur, l’antre, l’orme !
Faites, Cujas au poing, un bon procès en forme
Aux sources dont le cœur écoute les sanglots,
Au soupir éternel des forêts et des flots.
Dressez procès-verbal contre les pâquerettes
Qui laissent les bourdons froisser leurs collerettes ;
Instrumentez ; tonnez. Prouvez que deux amants
Livraient leur âme aux fleurs, aux bois, aux lacs dormants,
Et qu’ils ont fait un pacte avec la lune sombre,
Avec l’illusion, l’espérance aux yeux d’ombre,
Et l’extase chantant des hymnes inconnus,
Et qu’ils allaient tous deux, dès que brillait Vénus,
Sur l’herbe que la brise agite par bouffées,
Danser au bleu sabbat de ces nocturnes fées,
Éperdus, possédés d’un adorable ennui,
Elle n’étant plus elle et lui n’étant plus lui !
Quoi ! nous sommes encore aux temps où la Tournelle,
Déclarant la magie impie et criminelle,
Lui dressait un bûcher par arrêt de la cour,
Et le dernier sorcier qu’on brûle, c’est l’Amour !

Juillet 1843.

Un pont au-dessus de l'abîme relie deux versants, l'un obscur, l'autre qui va s'éclairant. Un ciel ocre et doré flamboie au-dessus.

V. L’Âme à la poursuite du vrai

L’Âme à la poursuite du vrai – Les références

L’Art d’être grand-pèreXVIII. Que les petits liront quand ils seront grands ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 858.

L’Âme à la poursuite du vrai – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’Âme à la poursuite du vrai, un poème du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.

L’Âme à la poursuite du vrai


L’Âme à la poursuite du vrai – Le texte

V
L’Âme à la poursuite du vrai

I

Je m’en irai dans les chars sombres
Du songe et de la vision ;
Dans la blême cité des ombres
Je passerai comme un rayon ;
J’entendrai leurs vagues huées ;
Je semblerai dans les nuées
Le grand échevelé de l’air ;
J’aurai sous mes pieds le vertige,
Et dans les yeux plus de prodige
Que le météore et l’éclair.

Je rentrerai dans ma demeure,
Dans le noir monde illimité.
Jetant à l’éternité l’heure
Et la terre à l’immensité,
Repoussant du pied nos misères,
Je prendrai le vrai dans mes serres
Et je me transfigurerai,
Et l’on ne verra plus qu’à peine
Un reste de lueur humaine
Trembler sous mon sourcil sacré.

Car je ne serai plus un homme ;
Je serai l’esprit ébloui
À qui le sépulcre se nomme,
À qui l’énigme répond : Oui.
L’ombre aura beau se faire horrible ;
Je m’épanouirai terrible,
Comme Élie à Gethsémani,
Comme le vieux Thalès de Grèce,
Dans la formidable allégresse
De l’abîme et de l’infini.

Je questionnerai le gouffre
Sur le secret universel,
Et le volcan, l’urne de soufre,
Et l’océan, l’urne de sel ;
Tout ce que les profondeurs savent,
Tout ce que les tourmentes lavent,
Je sonderai tout ; et j’irai
Jusqu’à ce que, dans les ténèbres,
Je heurte mes ailes funèbres
À quelqu’un de démesuré.

Parfois m’envolant jusqu’au faîte,
Parfois tombant de tout mon poids,
J’entendrai crier sur ma tête
Tous les cris de l’ombre à la fois,
Tous les noirs oiseaux de l’abîme,
L’orage, la foudre sublime,
L’âpre aquilon séditieux,
Tous les effrois qui, pêle-mêle,
Tourbillonnent, battant de l’aile,
Dans le précipice des cieux.

La Nuit pâle, immense fantôme
Dans l’espace insondable épars,
Du haut du redoutable dôme,
Se penchera de toutes parts ;
Je la verrai lugubre et vaine,
Telle que la vit Antisthène
Qui demandait aux vents : Pourquoi ?
Telle que la vit Épicure,
Avec des plis de robe obscure
Flottant dans l’ombre autour de moi.

— Homme ! la démence t’emporte,
Dira le nuage irrité.
— Prends-tu la nuit pour une porte ?
Murmurera l’obscurité.
L’espace dira : — Qui t’égare ?
Passeras-tu, barde, où Pindare
Et David ne sont point passés ?
— C’est ici, criera la tempête,
Qu’Hésiode a dit : Je m’arrête !
Qu’Ézéchiel a dit : Assez !

Mais tous les efforts des ténèbres
Sur mon essor s’épuiseront
Sans faire fléchir mes vertèbres
Et sans faire pâlir mon front ;
Au sphinx, au prodige, au problème,
J’apparaîtrai, monstre moi-même,
Être pour deux destins construit,
Ayant, dans la céleste sphère,
Trop de l’homme pour la lumière,
Et trop de l’ange pour la nuit.

II

L’ombre dit au poète : — Imite
Ceux que retient l’effroi divin ;
N’enfreins pas l’étrange limite
Que nul n’a violée en vain ;
Ne franchis pas l’obscure grève
Où la nuit, la tombe et le rêve
Mêlent leurs souffles inouïs,
Où l’abîme sans fond, sans forme,
Rapporte dans sa houle énorme
Les prophètes évanouis.

Tous les essais que tu peux faire
Sont inutiles et perdus.
Prends un culte ; choisis ; préfère ;
Tes vœux ne sont pas entendus ;
Jamais le mystère ne s’ouvre ;
La tranquille immensité couvre
Celui qui devant Dieu s’enfuit
Et celui qui vers Dieu s’élance
D’une égalité de silence
Et d’une égalité de nuit.

Va sur l’Olympe où Stésichore,
Cherchant Jupiter, le trouva ;
Va sur l’Horeb qui fume encore
Du passage de Jéhovah ;
Ô songeur, ce sont là des cimes,
De grands buts, des courses sublimes…
On en revient désespéré,
Honteux, au fond de l’ombre noire,
D’avoir abdiqué jusqu’à croire !
Indigné d’avoir adoré !

L’Olympien est de la brume ;
Le Sinaïque est de la nuit.
Nulle part l’astre ne s’allume,
Nulle part l’ombre ne bleuit.
Que l’homme vive et s’en contente ;
Qu’il reste l’homme ; qu’il ne tente
Ni l’obscurité, ni l’éther ;
Sa flamme à la fange est unie,
L’homme est pour le ciel un génie,
Mais l’homme est pour la terre un ver.

L’homme a Dante, Shakspeare, Homère ;
Ses arts sont un trépied fumant ;
Mais prétend-il de sa chimère
Illuminer le firmament ?
C’est toujours quelque ancienne idée
De l’Élide ou de la Chaldée
Que l’âge nouveau rajeunit.
Parce que tu luis dans ta sphère,
Esprit humain, crois-tu donc faire
De la flamme jusqu’au Zénith !

Après Socrate et le Portique,
Sans t’en douter, tu mets le feu
À la même chimère antique
Dont l’Inde ou Rome ont fait un dieu ;
Comme cet Éson de la fable,
Tu retrempes dans l’ineffable,
Dans l’absolu, dans l’infini,
Quelque Ammon d’Égypte ou de Grèce,
Ce qu’avant toi maudit Lucrèce,
Ce qu’avant toi Job a béni.

Tu prends quelque être imaginaire,
Vieux songe de l’humanité,
Et tu lui donnes le tonnerre,
L’auréole, l’éternité.
Tu le fais, tu le renouvelles ;
Puis, tremblant, tu te le révèles,
Et tu frémis en le créant ;
Et, lui prêtant vie, abondance,
Sagesse, bonté, providence,
Tu te chauffes à ce néant !

Sous quelque mythe qu’il s’enferme,
Songeur, il n’est point de Baal
Qui ne contienne en lui le germe
D’un éblouissant idéal ;
De même qu’il n’est pas d’épine,
Pas d’arbre mort dans la ruine,
Pas d’impur chardon dans l’égout,
Qui, si l’étincelle le touche,
Ne puisse, dans l’âtre farouche,
Faire une aurore tout à coup !

Vois dans les forêts la broussaille,
Culture abjecte du hasard ;
Déguenillée, elle tressaille
Au glissement froid du lézard ;
Jette un charbon, ce houx sordide
Va s’épanouir plus splendide
Que la tunique d’or des rois ;
L’éclair sort de la ronce infâme ;
Toutes les pourpres de la flamme
Dorment dans ce haillon des bois.

Comme un enfant qui s’émerveille
De tirer, à travers son jeu,
Une splendeur gaie et vermeille
Du vil sarment qu’il jette au feu,
Tu concentres toute la flamme
De ce que peut rêver ton âme
Sur le premier venu des dieux,
Puis tu t’étonnes, ô poussière,
De voir sortir une lumière
De cet Irmensul monstrueux.

À la vague étincelle obscure
Que tu tires d’un Dieu pervers,
Tu crois raviver la nature,
Tu crois réchauffer l’univers ;
Ô nain, ton orgueil s’imagine
Avoir retrouvé l’origine,
Que tous vont s’aimer désormais,
Qu’on va vaincre les nuits immondes,
Et tu dis : La lueur des mondes
Va flamboyer sur les sommets !

Tu crois voir une aube agrandie
S’élargir sous le firmament
Parce que ton rêve incendie
Un Dieu, qui rayonne un moment.
Non. Tout est froid. L’horreur t’enlace.
Tout est l’affreux temple de glace,
Morne à Delphes, sombre à Béthel.
Tu fais à peine, esprit frivole,
En brûlant le bois de l’idole,
Tiédir la pierre de l’autel.

III

Je laisse ces paroles sombres
Passer sur moi sans m’émouvoir
Comme on laisse dans les décombres
Frissonner les branches le soir ;
J’irai, moi le curieux triste ;
J’ai la volonté qui persiste ;
L’énigme traître a beau gronder ;
Je serai, dans les brumes louches,
Dans les crépuscules farouches,
La face qui vient regarder.

Vie et mort ! ô gouffre ! Est-ce un piège
La fleur qui s’ouvre et se flétrit,
L’atome qui se désagrège,
Le néant qui se repétrit ?
Quoi ! rien ne marche ! rien n’avance !
Pas de moi ! Pas de survivance !
Pas de lien ! Pas d’avenir !
C’est pour rien, ô tombes ouvertes,
Qu’on entend vers les découvertes
Les chevaux du rêve hennir !

Est-ce que la nature enferme
Pour des avortements bâtards
L’élément, l’atome, le germe,
Dans le cercle des avatars ?
Que serait donc ce monde immense,
S’il n’avait pas la conscience
Pour lumière et pour attribut ?
Épouvantable échelle noire
De renaissances sans mémoire
Dans une ascension sans but !

La larve du spectre suivie,
Ce serait tout ! Quoi donc ! ô sort,
J’aurais un devoir dans la vie
Sans avoir un droit dans la mort !
Depuis la pierre jusqu’à l’ange,
Qu’est-ce alors que ce vain mélange
D’êtres dans l’obscur tourbillon ?
L’aube est-elle sincère ou fausse ?
Naître, est-ce vivre ? En quoi la fosse
Diffère-t-elle du sillon ?

— Mange le pain, je mange l’homme,
Dit Tibère. A-t-il donc raison ?
Satan la femme, Ève la pomme,
Est-ce donc la même moisson ?
Nemrod souffle comme la bise ;
Gengis le sabre au poing, Cambyse
Avec un flot d’hommes démons,
Tue, extermine, écrase, opprime,
Et ne commet pas plus de crime
Qu’un roc roulant du haut des monts !

Oh non ! la vie au noir registre,
Parmi le genre humain troublé,
Passe, inexplicable et sinistre,
Ainsi qu’un espion voilé ;
Grands et petits, les fous, les sages,
S’en vont, nommés dans les messages
Qu’elle jette au ciel triste ou bleu ;
Malheur aux méchants ! et la tombe
Est la bouche de bronze où tombe
Tout ce qu’elle dénonce à Dieu.

— Mais ce Dieu même, je le nie ;
Car il aurait, ô vain croyant,
Créé sa propre calomnie
En créant ce monde effrayant. —
Ainsi parle, calme et funèbre,
Le doute appuyé sur l’algèbre ;
Et moi qui sens frémir mes os,
Allant des langes aux suaires,
Je regarde les ossuaires
Et je regarde les berceaux.

Mort et vie ! énigmes austères !
Dessous est la réalité.
C’est là que les Kants, les Voltaires,
Les Euclides ont hésité.
Eh bien ! j’irai, moi qui contemple,
Jusqu’à ce que, perçant le temple,
Et le dogme, ce double mur,
Mon esprit découvre et dévoile
Derrière Jupiter l’étoile,
Derrière Jéhovah l’azur !

Car il faut qu’enfin on rencontre
L’indestructible vérité,
Et qu’un front de splendeur se montre
Sous ces masques d’obscurité ;
La nuit tâche, en sa noire envie,
D’étouffer le germe de vie,
De toute-puissance et de jour,
Mais moi, le croyant de l’aurore,
Je forcerai bien Dieu d’éclore
À force de joie et d’amour !

Est-ce que vous croyez que l’ombre
A quelque chose à refuser
Au dompteur du temps et du nombre,
À celui qui veut tout oser,
Au poète qu’emporte l’âme,
Qui combat dans leur culte infâme
Les payens comme les hébreux,
Et qui, la tête la première,
Plonge, éperdu, dans la lumière,
À travers leur dieu ténébreux.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un cours d'eau qui traverse la feuille en diagonale ascendante. L'une des berges est sombre, à gauche, l'autre est blanche, comme enneigée. Un pont (une planche ?) relie les deux berges.

XIV. Ô mes lettres d’amour…

Ô mes lettres d’amour… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 602.

Ô mes lettres d’amour… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Ô mes lettres d’amour…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Ô mes lettres d’amour…


Ô mes lettres d’amour… – Le texte

XIV

Oh primavera ! gioventù dell’anno
Oh gioventù ! primavera della vità.


Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse,
C’est donc vous ! Je m’enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l’heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J’avais donc dix-huit ans ! j’étais donc plein de songes !
L’espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m’avait lui !
J’étais un dieu pour toi qu’en mon cœur seul je nomme !
J’étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l’homme
Rougit presque aujourd’hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Être pur, être fier, être sublime et croire
À toute pureté !

À présent, j’ai senti, j’ai vu, je sais. — Qu’importe ?
Si moins d’illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m’abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années !
Pour m’avoir fui si vite, et vous être éloignées,
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m’apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s’attache,
Revient dans nos chemins,
On s’y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
À l’horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Mai 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le buste d'une jeune femme rougissant dans sa robe, les cheveux au vent.

VII. Choses écrites à Créteil

Choses écrites à Créteil – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseIV. Pour d’autres ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 906.

Choses écrites à Créteil – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Choses écrites à Créteil, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, IV. Pour d’autres, de Victor Hugo.

Choses écrites à Créteil


Choses écrites à Créteil – Le texte

VII
Choses écrites à Créteil


Sachez qu’hier, de ma lucarne,
J’ai vu, j’ai couvert de clins d’yeux
Une fille qui dans la Marne
Lavait des torchons radieux.

Près d’un vieux pont, dans les saulées,
Elle lavait, allait, venait ;
L’aube et la brise étaient mêlées
À la grâce de son bonnet.

Je la voyais de loin. Sa mante
L’entourait de plis palpitants.
Aux folles broussailles qu’augmente
L’intempérance du printemps,

Aux buissons que le vent soulève,
Que juin et mai, frais barbouilleurs,
Foulant la cuve de la sève,
Couvrent d’une écume de fleurs,

Aux sureaux pleins de mouches sombres,
Aux genêts du bord, tous divers,
Aux joncs échevelant leurs ombres
Dans la lumière des flots verts,

Elle accrochait des loques blanches,
Je ne sais quels haillons charmants
Qui me jetaient, parmi les branches,
De profonds éblouissements.

Ces nippes, dans l’aube dorée,
Semblaient, sous l’aulne et le bouleau,
Les blancs cygnes de Cythérée
Battant de l’aile au bord de l’eau.

Des cupidons, fraîche couvée,
Me montraient son pied fait au tour ;
Sa jupe semblait relevée
Par le petit doigt de l’amour.

On voyait, je vous le déclare,
Un peu plus haut que le genou.
Sous un pampre un vieux faune hilare
Murmurait tout bas : Casse-cou !

Je quittai ma chambre d’auberge,
En souriant comme un bandit ;
Et je descendis sur la berge
Qu’une herbe, glissante, verdit.

Je pris un air incendiaire,
Je m’adossai contre un pilier,
Et je lui dis : « Ô lavandière !
(Blanchisseuse étant familier)

« L’oiseau gazouille, l’agneau bêle,
« Gloire à ce rivage écarté !
« Lavandière, vous êtes belle.
« Votre rire est de la clarté.

« Je suis capable de faiblesses.
« Ô lavandière, quel beau jour !
« Les fauvettes sont des drôlesses
« Qui chantent des chansons d’amour.

« Voilà six mille ans que les roses
« Conseillent, en se prodiguant,
« L’amour aux cœurs les plus moroses.
« Avril est un vieil intrigant.

« Les rois sont ceux qu’adorent celles
« Qui sont charmantes comme vous ;
« La Marne est pleine d’étincelles ;
« Femme, le ciel immense est doux.

« Ô laveuse à la taille mince,
« Qui vous aime est dans un palais.
« Si vous vouliez, je serais prince ;
« Je serais dieu, si tu voulais. — »

La blanchisseuse, gaie et tendre,
Sourit, et, dans le hameau noir,
Sa mère au loin cessa d’entendre
Le bruit vertueux du battoir.

Les vieillards grondent et reprochent,
Mais, ô jeunesse ! il faut oser.
Deux sourires qui se rapprochent
Finissent par faire un baiser.

Je m’arrête. L’idylle est douce,
Mais ne veut pas, je vous le dis,
Qu’au delà du baiser on pousse
La peinture du paradis.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une colline, sur laquelle se dresse une église (ou, du moins, une tour avec son clocher), de l'autre côté d'un étang, à travers des frondaisons.

III. Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs…

Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs… – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 386.

Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs…, un poème du recueil Toute la lyre, de la Sixième partie : [L’Amour], de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Oh ! si vous existez, mon ange, mon génie… et suivi par le poème IV. Ce qu’en vous voyant si belle….

Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs…


Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs… – Le texte

III

Vois-tu, mon ange, il faut accepter nos douleurs.
L’amour est comme la rosée
Qui luit de mille feux et de mille couleurs
Dans l’ombre où l’aube l’a posée.
Rien n’est plus radieux sous le haut firmament ;
De cette goutte d’eau qui rayonne un moment
N’approchez pas vos yeux que tant de splendeur charme ;
De loin, c’était un diamant,
De près, ce n’est plus qu’une larme.

Souffrons, puisqu’il le faut. Aimons et louons Dieu !
L’amour, c’est presque toute l’âme.
Le Seigneur aime à voir brûler sous le ciel bleu
Deux cœurs, mêlant leur double flamme.
Il fixe sur nous tous son œil calme et clément,
Mais parmi ces vivants qu’il voit incessamment
Marcher, lutter, courir, récolter ce qu’ils sèment,
Dieu regarde plus doucement
Ceux qui pleurent parce qu’ils aiment !

1er janvier 1835.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des formes sombres et effilées dans un ciel de lumière où évoluent les trop heureux.

XVI. Les trop heureux

Les trop heureux – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 957.

Les trop heureux – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les trop heureux, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

Les trop heureux


Les trop heureux – Le texte

XVI
Les trop heureux

Quand avec celle qu’on enlève,
Joyeux, on s’est enfui si loin,
Si haut, qu’au-dessus de son rêve
On n’a plus que Dieu, doux témoin ;

Quand, sous un dais de fleurs sans nombre,
On a fait tomber sa beauté
Dans quelque précipice d’ombre,
De silence et de volupté ;

Quand, au fond du hallier farouche,
Dans une nuit pleine de jour,
Une bouche sur une bouche
Baise ce mot divin : amour !

Quand l’homme contemple la femme,
Quand l’amante adore l’amant,
Quand, vaincus, ils n’ont plus dans l’âme
Qu’un muet éblouissement,

Ce profond bonheur solitaire,
C’est le ciel que nous essayons.
Il irrite presque la terre
Résistante à trop de rayons.

Ce bonheur rend les fleurs jalouses
Et les grands chênes envieux,
Et fait qu’au milieu des pelouses
Le lys trouve le rosier vieux ;

Ce bonheur est si beau qu’il semble
Trop grand, même aux êtres ailés ;
Et la libellule qui tremble,
La graine aux pistils étoilés,

Et l’étamine, âme inconnue,
Qui de la plante monte au ciel,
Le vent errant de nue en nue,
L’abeille errant de miel en miel,

L’oiseau, que les hivers désolent,
Le frais papillon rajeuni,
Toutes les choses qui s’envolent,
En murmurent dans l’infini.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour ocre et noire, sur fond de ciel bleu, accolée à deux formes sombres qui semblent se tenir par les bras (ou les manches) (ou les ailes si ce sont deux anges venus chercher Mahomet lors de l'an neuf de l'hégire).

I. L’an neuf de l’hégire

L’an neuf de l’hégire – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIII – L’Islam ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 599.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 148.

L’an neuf de l’hégire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’an neuf de l’hégire, premier poème de la partie III – L’Islam, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. Mahomet.

L’an neuf de l’hégire

L’an neuf de l’hégire – Le texte

I

L’an neuf de l’hégire


Comme s’il pressentait que son heure était proche,
Grave, il ne faisait plus à personne un reproche ;
Il marchait en rendant aux passants leur salut ;
On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût
À peine vingt poils blancs à sa barbe encor noire ;
Il s’arrêtait parfois pour voir les chameaux boire,
Se souvenant du temps qu’il était chamelier.

Il songeait longuement devant le saint pilier ;
Par moments, il faisait mettre une femme nue
Et la regardait, puis il contemplait la nue,
Et disait : « La beauté sur terre, au ciel le jour. »

Il semblait avoir vu l’Éden, l’âge d’amour,
Les temps antérieurs, l’ère immémoriale.
Il avait le front haut, la joue impériale,
Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent,
Le cou pareil au col d’une amphore d’argent,
L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge.
Si des hommes venaient le consulter, ce juge
Laissait l’un affirmer, l’autre rire et nier,
Écoutait en silence et parlait le dernier.
Sa bouche était toujours en train d’une prière ;
Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;
Il s’occupait lui-même à traire ses brebis ;
Il s’asseyait à terre et cousait ses habits.

Il jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne,
Quoiqu’il perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.

À soixante-trois ans, une fièvre le prit.
Il relut le Koran de sa main même écrit,

Puis il remit au fils de Séid la bannière,
En lui disant : « Je touche à mon aube dernière,
Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui. »
Et son œil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui
D’un vieux aigle forcé d’abandonner son aire.
Il vint à la mosquée à son heure ordinaire,
Appuyé sur Ali, le peuple le suivant ;
Et l’étendard sacré se déployait au vent.
Là, pâle, il s’écria, se tournant vers la foule :
« Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe et s’écoule ;
La poussière et la nuit, c’est nous. Dieu seul est grand.
Peuple, je suis l’aveugle et je suis l’ignorant.
Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde. »
Un scheik lui dit :« Ô chef des vrais croyants ! le monde,
Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut ;
Le jour où tu naquis une étoile apparut,
Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent. »
Lui, reprit : « Sur ma mort les anges délibèrent ;
L’heure arrive. Écoutez. Si j’ai de l’un de vous
Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous
Qu’il m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe ;
Si j’ai frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. »
Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton.
Une vieille, tondant la laine d’un mouton,
Assise sur un seuil, lui cria : « Dieu t’assiste ! »

Il semblait regarder quelque vision triste,
Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : « Voilà,
Vous tous : je suis un mot dans la bouche d’Allah ;
Je suis cendre comme homme et feu comme prophète.
J’ai complété d’Issa la lumière imparfaite.
Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.
Le soleil a toujours l’aube pour précurseur.
Jésus m’a précédé, mais il n’est pas la Cause.
Il est né d’une vierge aspirant une rose.
Moi, comme être vivant, retenez bien ceci,
Je ne suis qu’un limon par les vices noirci ;
J’ai de tous les péchés subi l’approche étrange ;
Ma chair a plus d’affront qu’un chemin n’a de fange,
Et mon corps par le mal est tout déshonoré ;
Ô vous tous, je serai bien vite dévoré
Si dans l’obscurité du cercueil solitaire
Chaque faute de l’homme engendre un ver de terre.
Fils, le damné renaît au fond du froid caveau,
Pour être par les vers dévoré de nouveau ;
Toujours sa chair revit, jusqu’à ce que la peine,
Finie, ouvre à son vol l’immensité sereine.
Fils, je suis le champ vil des sublimes combats,
Tantôt l’homme d’en haut, tantôt l’homme d’en bas,
Et le mal dans ma bouche avec le bien alterne
Comme dans le désert le sable et la citerne ;
Ce qui n’empêche pas que je n’aie, ô croyants !
Tenu tête dans l’ombre aux anges effrayants
Qui voudraient replonger l’homme dans les ténèbres ;
J’ai parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres ;
Souvent, comme Jacob, j’ai la nuit, pas à pas,
Lutté contre quelqu’un que je ne voyais pas ;
Mais les hommes surtout ont fait saigner ma vie ;
Ils ont jeté sur moi leur haine et leur envie,
Et, comme je sentais en moi la vérité,
Je les ai combattus, mais sans être irrité ;
Et, pendant le combat, je criais : « Laissez faire !
» Je suis seul, nu, sanglant, blessé ; je le préfère.
» Qu’ils frappent sur moi tous ! que tout leur soit permis !
» Quand même, se ruant sur moi, mes ennemis
» Auraient, pour m’attaquer dans cette voie étroite,
» Le soleil à leur gauche et la lune à leur droite,
» Ils ne me feraient point reculer ! » C’est ainsi
Qu’après avoir lutté quarante ans, me voici
Arrivé sur le bord de la tombe profonde,
Et j’ai devant moi Dieu, derrière moi le monde.
Quant à vous qui m’avez dans l’épreuve suivi,
Comme les Grecs Hermès et les Hébreux Lévi,
Vous avez bien souffert, mais vous verrez l’aurore.
Après la froide nuit, vous verrez l’aube éclore ;
Peuple, n’en doutez pas ; celui qui prodigua
Les lions aux ravins du Jebel-Kronnega,
Les perles à la mer et les astres à l’ombre,
Peut bien donner un peu de joie à l’homme sombre. »

Il ajouta : « Croyez, veillez ; courbez le front.
Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront
Sur le mur qui sépare Éden d’avec l’abîme,
Étant trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime ;
Presque personne n’est assez pur de péchés
Pour ne pas mériter un châtiment ; tâchez,
En priant, que vos corps touchent partout la terre ;
L’enfer ne brûlera dans son fatal mystère
Que ce qui n’aura point touché la cendre, et Dieu
À qui baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu ;
Soyez hospitaliers ; soyez saints ; soyez justes ;
Là-haut sont les fruits purs dans les arbres augustes,
Les chevaux sellés d’or, et, pour fuir aux sept cieux,
Les chars vivants ayant des foudres pour essieux ;
Chaque houri, sereine, incorruptible, heureuse,
Habite un pavillon fait d’une perle creuse ;
Le Gehennam attend les réprouvés ; malheur !
Ils auront des souliers de feu dont la chaleur
Fera bouillir leur tête ainsi qu’une chaudière.
La face des élus sera charmante et fière. »

Il s’arrêta, donnant audience à l’esprit.
Puis, poursuivant sa marche à pas lents, il reprit :
« Ô vivants ! je répète à tous que voici l’heure
Où je vais me cacher dans une autre demeure ;
Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,
Que je sois dénoncé par ceux qui m’ont connu,
Et que, si j’ai des torts, on me crache au visage. »

La foule s’écartait muette à son passage.
Il se lava la barbe au puits d’Aboulféia.
Un homme réclama trois drachmes, qu’il paya,
Disant : « Mieux vaut payer ici que dans la tombe. »
L’œil du peuple était doux comme un œil de colombe
En regardant cet homme auguste, son appui ;
Tous pleuraient ; quand, plus tard, il fut rentré chez lui,
Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière,
Et passèrent la nuit couchés sur une pierre.
Le lendemain matin, voyant l’aube arriver :
« Aboubèkre, dit-il, je ne puis me lever,
Tu vas prendre le livre et faire la prière. »
Et sa femme Aïscha se tenait en arrière ;
Il écoutait pendant qu’Aboubèkre lisait,
Et souvent à voix basse achevait le verset ;
Et l’on pleurait pendant qu’il priait de la sorte.
Et l’ange de la mort vers le soir à la porte
Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer.
« Qu’il entre. » On vit alors son regard s’éclairer
De la même clarté qu’au jour de sa naissance ;
Et l’ange lui dit : « Dieu désire ta présence.
— Bien, » dit-il. Un frisson sur ses tempes courut,
Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ange noir qui apparaît, ailes déployées, sous la lune blanche, éclatante, lumineuse.

XVIII. Apparition

Apparition – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 449.

Apparition – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Apparition, un poème des Contemplations, du livre En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. Mugitusque boum et suivi de XIX. Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle.

Apparition

Apparition – Le texte

XVIII
Apparition


Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;
Son vol éblouissant apaisait la tempête,
Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
— Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?
Lui dis-je. Il répondit : — Je viens prendre ton âme.
Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;
Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :
— Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras.
Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombre assiège
S’éteignait… — Si tu prends mon âme, m’écriai-je,
Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.
Il se taisait toujours. — Ô passant du ciel bleu,
Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ? —
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit : — Je suis l’amour.
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Jersey, septembre 1855

XXIV. J’ai cueilli cette fleur…

J’ai cueilli cette fleur… – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 454.

J’ai cueilli cette fleur… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter J’ai cueilli cette fleur…, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est suivi de XXV. Ô strophe du poëte… et précédé de XXIII. Pasteurs et troupeaux.

J’ai cueilli cette fleur…

J’ai cueilli cette fleur… – Le texte

XXIV


J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,
Que l’aigle connaît seul et peut seul approcher,
Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;
Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire
Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
À l’endroit où s’était englouti le soleil,
La sombre nuit bâtir un porche de nuées.
Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;
Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,
Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.
J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
Elle est pâle, et n’a pas de corolle embaumée.
Sa racine n’a pris sur la crête des monts
Que l’amère senteur des glauques goëmons ;
Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,
« Tu devais t’en aller dans cet immense abîme
« Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.
« Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.
« Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
« Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,
« Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. »
Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour
Qu’une vague lueur, lentement effacée.
Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

Île de Serk, août 1855