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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente "Vénus qui brille sur les monts".

XXVIII. Un soir que je regardais le ciel

Un soir que je regardais le ciel – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 325.

Un soir que je regardais le ciel – Deux enregistrements

Je vous invite à écouter Un soir que je regardais le ciel, poème qui clôt le livre deuxième, L’Âme en fleur, du recueil Les Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVII. La nichée sous le portail. Le livre troisième, Les Luttes et les Rêves, commence avec I. Écrit sur un exemplaire de la DIVINA COMMEDIA.


Je vous propose, ce jour, deux interprétations. N’hésitez pas à me donner votre avis

Première interprétation : Un soir que je regardais le ciel


Deuxième interprétation : Un soir que je regardais le ciel


Un soir que je regardais le ciel – Le texte

XXVIII
Un soir
que je regardais le ciel


Elle me dit, un soir, en souriant :
— Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse
Le jour qui fuit, ou l’ombre qui s’abaisse,
Ou l’astre d’or qui monte à l’orient ?
Que font vos yeux là-haut ? je les réclame.
Quittez le ciel ; regardez dans mon âme !

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,
Où vos regards démesurés vont lire,
Qu’apprendrez-vous qui vaille mon sourire ?
Qu’apprendras-tu qui vaille nos baisers ?
Oh ! de mon cœur lève les chastes voiles.
Si tu savais comme il est plein d’étoiles !

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,
Tout est en nous un radieux spectacle.
Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle,
Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.
Le vaste azur n’est rien, je te l’atteste ;
Le ciel que j’ai dans l’âme est plus céleste !

C’est beau de voir un astre s’allumer.
Le monde est plein de merveilleuses choses.
Douce est l’aurore, et douces sont les roses.
Rien n’est si doux que le charme d’aimer !
La clarté vraie et la meilleure flamme,
C’est le rayon qui va de l’âme à l’âme !

L’amour vaut mieux, au fond des antres frais,
Que ces soleils qu’on ignore et qu’on nomme.
Dieu mit, sachant ce qui convient à l’homme,
Le ciel bien loin et la femme tout près.
Il dit à ceux qui scrutent l’azur sombre :
« Vivez ! aimez ! le reste, c’est mon ombre ! »

Aimons ! c’est tout. Et Dieu le veut ainsi.
Laisse ton ciel que de froids rayons dorent !
Tu trouveras, dans deux yeux qui t’adorent
Plus de beauté, plus de lumière aussi !
Aimer, c’est voir, sentir, rêver, comprendre.
L’esprit plus grand s’ajoute au cœur plus tendre.

Viens ! bien-aimé ! n’entends-tu pas toujours
Dans nos transports une harmonie étrange ?
Autour de nous la nature se change
En une lyre et chante nos amours !
Viens ! aimons-nous ! errons sur la pelouse.
Ne songe plus au ciel ! j’en suis jalouse ! —

Ma bien-aimée ainsi tout bas parlait,
Avec son front posé sur sa main blanche,
Et l’œil rêveur d’un ange qui se penche,
Et sa voix grave, et cet air qui me plaît ;
Belle et tranquille, et de me voir charmée,
Ainsi tout bas parlait ma bien-aimée.

Nos cœurs battaient ; l’extase m’étouffait ;
Les fleurs du soir entr’ouvraient leurs corolles…
Qu’avez-vous fait, arbres, de nos paroles ?
De nos soupirs, rochers, qu’avez-vous fait ?
C’est un destin bien triste que le nôtre,
Puisqu’un tel jour s’envole comme un autre !

Ô souvenir ! trésor dans l’ombre accru !
Sombre horizon des anciennes pensées !
Chère lueur des choses éclipsées !
Rayonnement du passé disparu !
Comme du seuil et du dehors d’un temple,
L’œil de l’esprit en rêvant vous contemple !

Quand les beaux jours font place aux jours amers,
De tout bonheur il faut quitter l’idée ;
Quand l’espérance est tout à fait vidée,
Laissons tomber la coupe au fond des mers.
L’oubli ! l’oubli ! c’est l’onde où tout se noie ;
C’est la mer sombre où l’on jette sa joie.

Montf., septembre 18.. – Brux…, janvier 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les yeux, le nez, la bouche et le menton d'un visage flou, vu de profil, d'une jeune femme innocente.

XIV. Claire P.

Claire P. – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 444.

Claire P. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Claire P., un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIII. Paroles sur la dune et suivi de XV. À Alexandre D..

Claire P.


Claire P. – Le texte

XIV
Claire P.


Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âge aujourd’hui ?
L’éternité. Ce front pendant une heure a lui.
Elle avait les doux chants et les grâces superbes ;
Elle semblait porter de radieuses gerbes ;
Rien qu’à la voir passer, on lui disait : merci !
Qu’est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi
Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?
Et, moi, je l’avais vue encor toute petite.
Elle me disait vous, et je lui disais tu.
Son accent ineffable avait cette vertu
De faire en mon esprit, douces voix éloignées,
Chanter le vague chœur de mes jeunes années.
Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu.
Elle était fiancée à l’hymen inconnu.
À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ?
Un vague et pur reflet de la lueur des cierges
Flottait dans son regard céleste et rayonnant ;
Elle était grande et blanche et gaie ; et, maintenant,
Allez à Saint-Mandé, cherchez dans le champ sombre,
Vous trouverez le lit de sa noce avec l’ombre ;
Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil ;
Et c’est là que tu fais ton éternel sommeil,
Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie,
Mêlais à la madone auguste d’Italie
La flamande qui rit à travers les houblons,
Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.

Elle s’en est allée avant d’être une femme ;
N’étant qu’un ange encor ; le ciel a pris son âme
Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,
Et l’herbe sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.

Les êtres étoilés que nous nommons archanges
La bercent dans leurs bras au milieu des louanges,
Et, parmi les clartés, les lyres, les chansons,
D’en haut elle sourit à nous qui gémissons.
Elle sourit, et dit aux anges sous leurs voiles :
Est-ce qu’il est permis de cueillir des étoiles ?
Et chante, et, se voyant elle-même flambeau,
Murmure dans l’azur : Comme le ciel est beau !
Mais cela ne fait rien à sa mère qui pleure ;
La mère ne veut pas que son doux enfant meure
Et s’en aille, laissant ses fleurs sur le gazon,
Hélas ! et le silence au seuil de la maison !

Son père, le sculpteur, s’écriait : — Qu’elle est belle !
Je ferai sa statue aussi charmante qu’elle.
C’est pour elle qu’avril fleurit les verts sentiers.
Je la contemplerai pendant des mois entiers
Et je ferai venir du marbre de Carrare.
Ce bloc prendra sa forme éblouissante et rare ;
Elle restera chaste et candide à côté.
On dira : « Le sculpteur a deux filles : Beauté
« Et Pudeur ; Ombre et Jour ; la Vierge et la Déesse ;
« Quel est cet ouvrier de Rome et de la Grèce
« Qui, trouvant dans son art des secrets inconnus,
« En copiant Marie, a su faire Vénus ? »

Le marbre restera dans la montagne blanche,
Hélas ! car c’est à l’heure où tout rit, que tout penche ;
Car nos mains gardent mal tout ce qui nous est cher ;
Car celle qu’on croyait d’azur était de chair ;
Et celui qui taillait le marbre était de verre ;
Et voilà que le vent a soufflé, Dieu sévère,
Sur la vierge au front pur, sur le maître au bras fort,
Et que la fille est morte, et que le père est mort !

Claire, tu dors. Ta mère, assise sur ta fosse,
Dit : — Le parfum des fleurs est faux, l’aurore est fausse,
L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygne ment,
L’étoile n’est pas vraie au fond du firmament,
Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien ne brille,
Puisque, lorsque je crie à ma fille : « Ma fille,
« Je suis là. Lève-toi ! » quelqu’un le lui défend ;
Et que je ne puis pas réveiller mon enfant ! —

Juin 1854.

Remarques

Ce poème est écrit à la mémoire de Claire Pradier, fille de Juliette Drouet et du sculpteur Louis Pradier, et que Victor Hugo avait bien connue. Je le publie en écho à Claire, qui appartient à la section Au Bord de l’infini des Contemplations.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage flou, de profil, d'une innocente jeune femme.

VIII. Claire

Claire – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 491.

Claire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Claire, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Claire


Claire – Le texte

VIII
Claire


Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne !
Ô mère au cœur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu’elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau !

La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t’envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elles s’appellent,
Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre, hélas ?

Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d’abord la charmas avec ta petitesse
Et plus tard lui remplis de clarté l’horizon,

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !
Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été !
L’astre attire le lys, et te voilà reprise,
Ô vierge, par l’azur, cette virginité !

Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l’abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix !

Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir !

Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !

En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les cœurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,
Et, comme Ruth l’épi, tu ramassais le bien.

La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
L’aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;
Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
Toute cette douceur dans toute la beauté !

Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
Que la forme qui sort des cieux éblouissants ;
Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
Et de tous les amours elle semblait l’encens.

Ceux qui n’ont pas connu cette charmante fille
Ne peuvent pas savoir ce qu’était ce regard
Transparent comme l’eau qui s’égaie et qui brille
Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.

Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;
Chantant à demi-voix son chant d’illusion,
Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
De vague et de lointain comme la vision.

On sentait qu’elle avait peu de temps sur la terre,
Qu’elle n’apparaissait que pour s’évanouir,
Et qu’elle acceptait peu sa vie involontaire ;
Et la tombe semblait par moments l’éblouir.

Elle a passé dans l’ombre où l’homme se résigne ;
Le vent sombre soufflait ; elle a passé sans bruit,
Belle, candide, ainsi qu’une plume de cygne
Qui reste blanche, même en traversant la nuit !

Elle s’en est allée à l’aube qui se lève,
Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
Bouche qui n’a connu que le baiser du rêve,
Âme qui n’a dormi que dans le lit de Dieu !

Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
La disparition des êtres adorés !

Croire qu’ils resteraient ! quel songe ! Dieu les presse.
Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.

Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route ;
Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
Et derrière eux, et sans que leur candeur s’en doute,
Leurs ailes font parfois de l’ombre sur le mur.

Ils viennent sous nos toits ; avec nous ils demeurent ;
Nous leur disons : Ma fille, ou : Mon fils ; ils sont doux,
Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent. —
Ô mère, ce sont là les anges, voyez-vous !

C’est une volonté du sort, pour nous sévère,
Qu’ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert ;
Et qu’avant d’avoir mis leur lèvre à notre verre,
Avant d’avoir rien fait et d’avoir rien souffert,

Ils partent radieux ; et qu’ignorant l’envie,
L’erreur, l’orgueil, le mal, la haine, la douleur,
Tous ces êtres bénis s’envolent de la vie
À l’âge où la prunelle innocente est en fleur !

Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
Nous devons travailler, attendre, préparer ;
Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d’autres ;
Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.

Eux, ils sont l’air qui fuit, l’oiseau qui ne se pose
Qu’un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
Qui brille et passe ; ils sont le parfum de la rose
Qui va rejoindre aux cieux le rayon du soleil.

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l’âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin ;
Ils ont, êtres rêveurs qu’un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin !

Ils sont l’étoile d’or se couchant dans l’aurore,
Mourant pour nous, naissant pour l’autre firmament ;
Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
Continue, au delà, l’épanouissement.

Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
À qui Dieu n’a permis que d’effleurer la terre
Pour faire un peu de joie à quelques pauvres cœurs.

Comme l’ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
Ils viennent jusqu’à nous qui loin d’eux étouffons,
Beaux, purs, et chacun d’eux portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds.

Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes nos plaies,
Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
Et fait luire un moment l’aube à travers nos claies,
Et chanté la chanson du ciel dans nos maisons,

Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
S’en vont avec un peu de terre dans la main.

Ils s’en vont ; c’est tantôt l’éclair qui les emporte,
Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
Alors, nous, pâles, froids, l’œil fixé sur la porte,
Nous ne savons plus rien, sinon qu’ils ne sont plus.

Nous disons : — À quoi bon l’âtre sans étincelles ?
À quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ?
À quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ?
Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ? —

Ils sont partis, pareils au bruit qui sort des lyres.
Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
Tristes ; et la lueur de leurs charmants sourires
Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.

Car ils sont revenus, et c’est là le mystère ;
Nous entendons quelqu’un flotter, un souffle errer,
Des robes effleurer notre seuil solitaire,
Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;
Nous sentons, lorsqu’ayant la lassitude en nous,
Nous nous levons après quelque prière sombre,
Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :
« Mon père, encore un peu ! Ma mère, encore un jour !
« M’entends-tu ? Je suis là. Je reste pour t’attendre
« Sur l’échelon d’en bas de l’échelle d’amour.

« Je t’attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
« Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
« Pauvre cœur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.
« Tu redeviendras ange ayant été martyr. »

Oh ! quand donc viendrez-vous ? vous retrouver, c’est naître.
Quand verrons-nous, ainsi qu’un idéal flambeau,
La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
À ce noir horizon qu’on nomme le tombeau ?

Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes !
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous ? quand nous en irons-nous ?

Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?
Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or ?

Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
Où l’on voit, à travers l’azur de l’harmonie,
La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?

Quand viendrez-vous chercher notre humble cœur qui sombre ?
Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l’ombre,
Sous l’éblouissement du regard éternel ?

Décembre 1846.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des frondaisons sous un ciel contrasté entre douceur et tourments.

XVIII. Je sais bien qu’il est d’usage…

Je sais bien qu’il est d’usage… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 312.

Je sais bien qu’il est d’usage… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je sais bien qu’il est d’usage…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. Sous les arbres et suivi de XIX. N’envions rien.

Je sais bien qu’il est d’usage…


Je sais bien qu’il est d’usage… – Le texte

XVIII


Je sais bien qu’il est d’usage
D’aller en tous lieux criant
Que l’homme est d’autant plus sage
Qu’il rêve plus de néant ;

D’applaudir la grandeur noire,
Les héros, le fer qui luit,
Et la guerre, cette gloire
Qu’on fait avec de la nuit ;

D’admirer les coups d’épée,
Et la fortune, ce char
Dont une roue est Pompée,
Dont l’autre roue est César ;

Et Pharsale et Trasimène,
Et tout ce que les Nérons
Font voler de cendre humaine
Dans le souffle des clairons !

Je sais que c’est la coutume
D’adorer ces nains géants
Qui, parce qu’ils sont écume,
Se supposent océans ;

Et de croire à la poussière,
À la fanfare qui fuit,
Aux pyramides de pierre,
Aux avalanches de bruit.

Moi, je préfère, ô fontaines !
Moi, je préfère, ô ruisseaux !
Au Dieu des grands capitaines,
Le Dieu des petits oiseaux !

Ô mon doux ange, en ces ombres
Où, nous aimant, nous brillons,
Au Dieu des ouragans sombres
Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées,
Des canons au lourd essieu,
Des flammes et des fumées,
Je préfère le bon Dieu !

Le bon Dieu, qui veut qu’on aime,
Qui met au cœur de l’amant
Le premier vers du poëme,
Le dernier au firmament ;

Qui songe à l’aile qui pousse,
Aux œufs blancs, au nid troublé,
Si la caille a de la mousse,
Et si la grive a du blé ;

Et qui fait, pour les Orphées,
Tenir, immense et subtil,
Tout le doux monde des fées
Dans le vert bourgeon d’avril !

Si bien, que cela s’envole
Et se disperse au printemps,
Et qu’une vague auréole
Sort de tous les nids chantants !

Vois-tu, quoique notre gloire
Brille en ce que nous créons,
Et dans notre grande histoire
Pleine de grands panthéons ;

Quoique nous ayons des glaives,
Des temples, Chéops, Babel,
Des tours, des palais, des rêves,
Et des tombeaux jusqu’au ciel ;

Il resterait peu de choses
À l’homme qui vit un jour,
Si Dieu nous ôtait les roses,
Si Dieu nous ôtait l’amour !

Chelles, septembre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un archange, attristé, un passant des cieux.

XI. Oh ! par nos vils plaisirs…

Oh ! par nos vils plaisirs… – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 499.

Oh ! par nos vils plaisirs… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Oh ! par nos vils plaisirs…, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Oh ! par nos vils plaisirs…


Oh ! par nos vils plaisirs… – Le texte

XI


Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,
Que de fois nous devons vous attrister, archanges !
C’est vraiment une chose amère de songer
Qu’en ce monde où l’esprit n’est qu’un morne étranger,
Où la volupté rit, jeune, et si décrépite !
Où dans les lits profonds l’aile d’en bas palpite,
Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,
On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair,
À l’heure où l’on s’enivre aux lèvres d’une femme
De ce qu’on croit l’amour, de ce qu’on prend pour l’âme,
Sang du cœur, vin des sens âcre et délicieux,
On fait rougir là-haut quelque passant des cieux !

Juin 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une barque à voile naviguant sur un fleuve.

I. Pure innocence !…

Pure innocence !… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 395.

Pure innocence !… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pure innocence !…, court poème des Contemplations, de Victor Hugo, qui ouvre le livre quatrième : Pauca meae.
Il est suivi de II. 15 février 1843.

Pure innocence !…

Pure innocence !… – Le texte

I

Pure innocence ! Vertu sainte !
Ô les deux sommets d’ici-bas !
Où croissent, sans ombre et sans crainte,
Les deux palmes des deux combats !

Palme du combat Ignorance !
Palme du combat Vérité !
L’âme, à travers sa transparence,
Voit trembler leur double clarté.

Innocence ! Vertu ! sublimes
Même pour l’œil mort du méchant !
On voit dans l’azur ces deux cimes,
L’une au levant, l’autre au couchant.

Elles guident la nef qui sombre ;
L’une est phare, et l’autre est flambeau ;
L’une a le berceau dans son ombre,
L’autre en son ombre a le tombeau.

C’est sous la terre infortunée
Que commence, obscure à nos yeux,
La ligne de la destinée ;
Elles l’achèvent dans les cieux.

Elles montrent, malgré les voiles
Et l’ombre du fatal milieu,
Nos âmes touchant les étoiles
Et la candeur mêlée au bleu.

Elles éclairent les problèmes ;
Elles disent le lendemain ;
Elles sont les blancheurs suprêmes
De tout le sombre gouffre humain.

L’archange effleure de son aile
Ce faîte où Jéhovah s’assied ;
Et sur cette neige éternelle
On voit l’empreinte d’un seul pied.

Cette trace qui nous enseigne,
Ce pied blanc, ce pied fait de jour,
Ce pied rose, hélas ! car il saigne,
Ce pied nu, c’est le tien, amour !

Janvier 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme à la taille frêle et souple comme le roseau.

X. Mon bras pressait ta taille frêle…

Mon bras pressait ta taille frêle… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 307.

Mon bras pressait ta taille frêle… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mon bras pressait ta taille frêle…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de IX. En écoutant les oiseaux et suivi de X. Les femmes sont sur la terre….

Mon bras pressait ta taille frêle…


Mon bras pressait ta taille frêle… – Le texte

X


Mon bras pressait ta taille frêle
Et souple comme le roseau ;
Ton sein palpitait comme l’aile
D’un jeune oiseau.

Longtemps muets, nous contemplâmes
Le ciel où s’éteignait le jour.
Que se passait-il dans nos âmes ?
Amour ! Amour !

Comme un ange qui se dévoile,
Tu me regardais dans ma nuit,
Avec ton beau regard d’étoile,
Qui m’éblouit.

Forêt de Fontainebleau, juillet 18..

D'une fente dans la falaise, ou la muraille ?, jaillit un flot lumineux ; l'ombre s'étend tout autour. Croire en cette lumière naturelle.

V. Croire ; mais pas en nous

Croire ; mais pas en nous – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 472.

Croire ; mais pas en nous – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Croire ; mais pas en nous, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Écoutez. Je suis Jean… et suivi de VI. Pleurs dans la nuit.

Croire ; mais pas en nous


Croire ; mais pas en nous – Le texte

V
Croire ; mais pas en nous


Parce qu’on a porté du pain, du linge blanc,
À quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes ;
Parce qu’on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l’éternel tout-puissant ;
Parce qu’on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable !
On dit : Je suis parfait ! louez-moi ; me voilà !
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu’il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d’or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu’il a de trop à qui n’a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S’admire et ferme l’œil sur sa propre misère,
S’il a le superflu, n’a pas le nécessaire :
La justice ; et le loup rit dans l’ombre en marchant
De voir qu’il se croit bon pour n’être pas méchant.
Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture !
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature !
Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout ?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas ! vains souffles qui fuyons !
Dieu donne l’aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes ;
Nous sommes le néant ; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l’oiseau.
L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant le roseau.
Le meilleur n’est pas bon vraiment, tant l’homme est frêle,
Et tant notre fumée à nos vertus se mêle !
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S’évapore aussitôt dans notre vanité ;
Même en le prodiguant aux pauvres d’un air tendre,
Nous avons tant d’orgueil que notre or devient cendre ;
Le bien que nous faisons est spectre comme nous.
L’Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,
Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,
Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.
Ah ! rapides passants ! ne comptons pas sur nous,
Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux ;
Tâchons d’être sagesse, humilité, lumière ;
Ne faisons point un pas qui n’aille à la prière ;
Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l’étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver. C’est un rêve de croire
Que nos lueurs d’en bas sont là-haut de la gloire ;
Si lumineux qu’il ait paru dans notre horreur,
Si doux qu’il ait été pour nos cœurs pleins d’erreur,
Quoi qu’il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l’homme,
C’est-à-dire la nuit en présence du jour ;
Son amour semble haine auprès du grand amour ;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu : Nous sommes les ténèbres !
Dieu, c’est le seul azur dont le monde ait besoin.
L’abîme en en parlant prend l’atome à témoin.
Dieu seul est grand ! c’est là le psaume du brin d’herbe ;
Dieu seul est vrai ! c’est là l’hymne du flot superbe ;
Dieu seul est bon ! c’est là le murmure des vents ;
Ah ! ne vous faites pas d’illusions, vivants !
Et d’où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes
Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,
Et qui vous éblouit, à l’heure du réveil,
De ce prodigieux sourire, le soleil !

Marine-Terrace, décembre 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un chouette qui louche, étendant ses ailes, sur un arbre mort, devant une ruine ou une habitation délabrée. Saturne est cachée dans le ciel.

III. Saturne

Saturne – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 337.

Saturne – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Saturne, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Melancholia et suivi de IV. Écrit au bas d’un crucifix.

Saturne


Saturne – Le texte

III
Saturne

I

Il est des jours de brume et de lumière vague,
Où l’homme, que la vie à chaque instant confond,
Étudiant la plante, ou l’étoile, ou la vague,
S’accoude au bord croulant du problème sans fond ;

Où le songeur, pareil aux antiques augures,
Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyant surprit,
Médite en regardant fixement les figures
Qu’on a dans l’ombre de l’esprit ;

Où, comme en s’éveillant on voit, en reflets sombres,
Des spectres du dehors errer sur le plafond,
Il sonde le destin, et contemple les ombres
Que nos rêves jetés parmi les choses font !

Des heures où, pourvu qu’on ait à sa fenêtre
Une montagne, un bois, l’océan qui dit tout,
Le jour prêt à mourir ou l’aube prête à naître,
En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,
Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,
Éclore des clartés effrayantes qui donnent
Des éblouissements à l’œil intérieur ;

De sorte qu’une fois que ces visions glissent
Devant notre paupière en ce vallon d’exil,
Elles n’en sortent plus et pour jamais emplissent
L’arcade sombre du sourcil !

II

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures de doute
Où l’un trouve le calme et l’autre le remords,
Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute
Que je songe souvent à ce que font les morts ;

Et que j’en suis venu — tant la nuit étoilée
A fatigué de fois mes regards et mes vœux,
Et tant une pensée inquiète est mêlée
Aux racines de mes cheveux ! —

À croire qu’à la mort, continuant sa route,
L’âme, se souvenant de son humanité,
Envolée à jamais sous la céleste voûte,
À franchir l’infini passait l’éternité !

Et que les morts voyaient l’extase et la prière,
Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore,
Et qu’ils étaient pareils à la mouche ouvrière,
Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,
Semble une âme visible en ce monde réel,
Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,
Leur laisse le parfum en leur prenant le miel !

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcre même,
Nous irions tous un jour, dans l’espace vermeil,
Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,
Vers à vers, soleil à soleil !

Admirer tout système en ses formes fécondes,
Toute création dans sa variété,
Et, comparant à Dieu chaque face des mondes,
Avec l’âme de tout confronter leur beauté !

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,
Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il ait pleuré.
Tous ! hormis les méchants, dont les esprits infâmes
Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,
Châtiés à la fois par le ciel et la terre,
Par l’aspiration et par le souvenir !

III

Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres !
Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit !
Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres !
Enfer fait d’hiver et de nuit !

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.
Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,
font, dans son ciel d’airain, deux arches monstrueuses
D’où tombe une éternelle et profonde terreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de sa toile,
Il tient sept lunes d’or qu’il lie à ses essieux ;
Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’une étoile,
Se perd, sinistre, au fond des cieux !

Les autres univers, l’entrevoyant dans l’ombre,
Se sont épouvantés de ce globe hideux.
Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sans nombre
En le voyant errer formidable autour d’eux.

IV

Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime
Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,
Fût l’intérieur du tombeau !

Que tout se révélât à nos paupières closes !
Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !…
Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses ?
Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.

V

Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,
Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
Ont fait des songes comme moi ;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète
Voyait, pour son regard plein d’étranges rayons,
Par la même fêlure aux réalités faite,
S’ouvrir le monde obscur des pâles visions ;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuit recule,
Ces sages que jamais l’homme, hélas, ne comprit,
Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule
Le trouble de leur sombre esprit ;

Tandis que l’eau sortait des sources cristallines,
Et que les grands lions, de moments en moments,
Vaguement apparus au sommet des collines,
Poussaient dans le désert de longs rugissements !

Avril 1839.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le profil d'une jeune femme rougissante, les cheveux au vent.

XI. Lise

Lise – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 273.

Lise – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Lise, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de X. À Madame D. G. de G. et suivi de XII. Vere novo.

Lise


Lise – Le texte

XI
Lise


J’avais douze ans ; elle en avait bien seize.
Elle était grande, et, moi, j’étais petit.
Pour lui parler le soir plus à mon aise,
Moi, j’attendais que sa mère sortît ;
Puis je venais m’asseoir près de sa chaise
Pour lui parler le soir plus à mon aise.

Que de printemps passés avec leurs fleurs !
Que de feux morts, et que de tombes closes !
Se souvient-on qu’il fut jadis des cœurs ?
Se souvient-on qu’il fut jadis des roses ?
Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions
Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.

Dieu l’avait faite ange, fée et princesse.
Comme elle était bien plus grande que moi,
Je lui faisais des questions sans cesse
Pour le plaisir de lui dire : Pourquoi ?
Et, par moments, elle évitait, craintive,
Mon œil rêveur qui la rendait pensive.

Puis j’étalais mon savoir enfantin,
Mes jeux, la balle et la toupie agile ;
J’étais tout fier d’apprendre le latin ;
Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile ;
Je bravais tout ; rien ne me faisait mal ;
Je lui disais : Mon père est général.

Quoiqu’on soit femme, il faut parfois qu’on lise
Dans le latin, qu’on épèle en rêvant ;
Pour lui traduire un verset, à l’église,
Je me penchais sur son livre souvent.
Un ange ouvrait sur nous son aile blanche
Quand nous étions à vêpres le dimanche.

Elle disait de moi : C’est un enfant !
Je l’appelais mademoiselle Lise ;
Pour lui traduire un psaume, bien souvent,
Je me penchais sur son livre à l’église ;
Si bien qu’un jour, vous le vîtes, mon Dieu !
Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.

Jeunes amours, si vite épanouies,
Vous êtes l’aube et le matin du cœur.
Charmez l’enfant, extases inouïes !
Et, quand le soir vient avec la douleur,
Charmez encor nos âmes éblouies,
Jeunes amours, si vite évanouies !

Mai 1843.