Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un gibet, auquel est accroché un pendu, et des lambeaux de tissu.

L’Épopée du ver

L’Épopée du ver – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXI. L’Épopée du ver ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 363.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXIII. L’Épopée du ver, p. 225.

L’Épopée du ver – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’Épopée du ver, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

L’Épopée du ver


L’Épopée du ver – Le texte

L’Épopée du ver


Au fond de la poussière inévitable, un être
Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre
L’homme de toutes parts,
Qui noircit l’aube, éteint le feu, sèche la tige,
Et qui suffit pour faire avorter le prodige
Dans la nature épars.

Le monde est sur cet être et l’a dans sa racine,
Et cet être, c’est moi. Je suis. Tout m’avoisine.
Dieu me paye un tribut.
Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible.
Hommes, tendez vos arcs ; quelle que soit la cible,
C’est moi qui suis le but.

Ô vivants, je l’avoue, on voit des hommes rire ;
Plus d’une barque vogue avec un bruit de lyre ;
On est prince et seigneur ;
Le lit nuptial brille, on s’aime, on se le jure,
L’enfant naît, les époux sont beaux ; — j’ai pour dorure
Ce qu’on nomme bonheur.

Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l’envie.
Je mords l’aigle. Le bout visible de la vie
Est à tous et partout,
Et, quand au mois de mai le rouge-gorge chante,
Ce qui fait que Satan rit dans l’ombre méchante,
C’est que j’ai l’autre bout.

Je suis l’Inconnu noir qui, plus bas que la bête,
Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête
D’angoisse et de terreur ;
La preuve d’Alecton pareille à Cléopâtre,
De la pourpre identique au haillon, et du pâtre
Égal à l’empereur.

Je suis l’extinction du flambeau, toujours prête.
Il suffit qu’un tyran pense à moi dans la fête
Où les rois sont assis,
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche,
Devienne on ne sait quoi de lugubre où s’ébauche
La pâle Némésis.

Je ne me laisse point oublier des satrapes ;
La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes
Du plaisir hasardeux,
Et, pendant que leurs sens dans l’extase frémissent,
Des apparitions de méduses blêmissent
La voûte au-dessus d’eux.

Je suis le créancier. L’échéance m’est due.
J’ai, comme l’araignée, une toile tendue.
Tout l’univers, c’est peu.
Le fil imperceptible et noir que je dévide
Ferait l’aurore veuve et l’immensité vide
S’il allait jusqu’à Dieu.

J’attends. L’obscurité sinistre me rend compte.
Le capitaine armé de son sceptre, l’archonte,
Le grave amphictyon,
L’augure, le poëte étoilé, le prophète,
Tristes, songent à moi, cette vie étant faite
De disparition.

Le vizir sous son dais, le marchand sur son âne,
Familles et tribus, les seigneurs d’Ecbatane
Et les chefs de l’Indus
Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite
Cette prodigieuse et misérable fuite
Des vivants éperdus.

Brillez, cieux. Vis, nature. Ô printemps, fais des roses.
Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses.
Que le matin est pur !
Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes,
Au-dessus des amants, au-dessus des amantes,
Dans le profond azur !

*

Quand, sous terre rampant, j’entre dans Babylone,
Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylône,
Dans Suze où l’aube luit,
Lorsque entendant chanter les hommes, je me glisse,
Invisible, caché, muet, dans leur délice,
Leur triomphe et leur bruit,

Quoique l’épaisseur vaste et pesante me couvre,
Quoique la profondeur, qui jamais ne s’entr’ouvre,
Morne et sans mouvement,
Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille,
Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville,
Quel que soit le moment,

Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure,
A le tressaillement de ma présence obscure ;
On a froid, on a peur ;
L’un frémit dans son faste et l’autre dans ses crimes,
Et l’on sent dans l’orgueil démesuré des cimes
Une vague stupeur ;

Et le Vatican tremble avec le Capitole,
Et le roi sur le trône, et sur l’autel l’idole,
Et Moloch et Sylla
Frissonnent, et le mage épouvanté contemple,
Sitôt que le palais a dit tout bas au temple :
Le ver de terre est là !

*

Je suis le niveleur des frontons et des dômes ;
Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes
Est arrangé par moi ;
Je suis fourmillement et je suis solitude,
Je suis sous le blasphème et sous la certitude,
Et derrière Pourquoi.

Nul dogme n’oserait affronter ma réponse.
Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce.
Je fais parler Pyrrhon.
La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole,
Et je suis dans sa bouche alors que cette folle
Souffle dans son clairon.

Je suis l’intérieur du prêtre en robe blanche,
Je bave dans cette âme où la vérité penche ;
Quand il parle, je mens.
Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse.
Je suis dans l’espérance et dans la femme grosse,
Et, rois, dans vos serments.

Quel sommeil effrayant, la vie ! En proie, en butte
À des combinaisons de triomphe ou de chute,
Passifs, engourdis, sourds,
Les hommes, occupés d’objets qui se transforment,
Sont hagards, et devraient s’apercevoir qu’ils dorment,
Puisqu’ils rêvent toujours !

J’ai pour l’ambitieux les sept couleurs du prisme.
C’est moi que le tyran trouve en son despotisme
Après qu’il l’a vomi.
Je l’éveille, sitôt sa colère rugie.
Qu’est la méchanceté ? C’est de la léthargie ;
Dieu dans l’âme endormi.

Hommes, riez. La chute adhère à l’apogée.
L’écume manquerait à la mer submergée,
L’éclat au diamant,
La neige à l’Athos, l’ombre aux loups, avant qu’on voie
Manquer la confiance et l’audace et la joie
À votre aveuglement.

L’éventrement des monts de jaspe et de porphyre
À bâtir vos palais peut à peine suffire,
Larves sans lendemain !
Vous avez trop d’autels. Vos sociétés folles
Meurent presque toujours par un excès d’idoles
Chargeant l’esprit humain.

Qu’est la religion ? L’abîme et ses fumées.
Les simulacres noirs flottant sous les ramées
Des bois insidieux,
La contemplation de l’ombre, les passages
De la nue au-dessus du front pensif des sages,
Ont créé tous vos dieux.

Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même
D’un dogme et d’un devoir, lui le monstre suprême,
Lui la rébellion !
Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire,
Sans même s’informer si cette muselière
Convient à ce lion.

Pour aller jusqu’à Dieu dans l’infini, les cultes,
Les religions, l’Inde et ses livres occultes
Par Hermès copiés,
Offrent leurs points d’appui, leurs rites, leurs prières,
Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d’eau des pierres
Où l’on pose ses pieds.

Songes vains ! Les Védas trompent leurs clientèles,
Car les religions sont des choses mortelles
Qu’emporte un vent d’hiver ;
Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne ;
Et, pour ronger l’autel, Dieu n’a pas pris la peine
De faire un autre ver.

*

Je suis dans l’enfant mort, dans l’amante quittée,
Dans le veuvage prompt à rire, dans l’athée,
Dans tous les noirs oublis.
Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles.
C’est moi que le fakir voit sortir des prunelles
Du vague spectre Iblis.

Mon œil guette à travers les fêlures des urnes.
Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes
Quêtant un noir lambeau.
Je suis le roi muré. J’habite le décombre.
La mort me regardait quand d’une goutte d’ombre
Elle fit le corbeau.

Je suis. Vous n’êtes pas, feu des yeux, sang des veines,
Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines !
Tout d’avance est pleuré.
On m’extermine en vain, je renais sous ma voûte ;
Le pied qui m’écrasa peut poursuivre sa route,
Je le dévorerai.

J’atteins tout ce qui vole et court. L’argiraspide
Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide
Que l’oiseau de Vénus ;
Je ne suis pas plus loin des chars qui s’accélèrent
Que du cachot massif où des lueurs éclairent
De sombres torses nus.

*

Un peuple s’enfle et meurt comme un flot sur la grève.
Dès que l’homme a construit une cité, le glaive
Vient et la démolit ;
Ce qui résiste au fer croule dans les délices ;
Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices,
Messaline a son lit.

Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche,
Et partout l’homme tombe, étant sa propre embûche ;
Pourtant l’humanité
Se lève dans l’orgueil et dans l’orgueil se couche ;
Et le manteau de poil du prophète farouche
Est plein de vanité.

Puisque ce sombre orgueil s’accroît toujours et monte,
Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte
Lui chante un vil pœan,
Puisque l’austérité des Burrhus se croit vierge,
Puisqu’il est des Xercès qui prennent une verge
Et fouettent l’océan,

Il faut bien que le ver soit là pour l’équilibre.
Ce que le Nil, l’Euphrate et le Gange et le Tibre
Roulent avec leur eau,
C’est le reflet d’un tas de villes inouïes
Faites de marbre et d’or, plus vite évanouies
Que la fleur du sureau.

Fétide, abject, je rends les majestés pensives.
Je mords la bouche, et quand j’ai rongé les gencives,
Je dévore les dents.
Oh ! ce serait vraiment dans la nature entière
Trop de faste, de bruit, d’emphase et de lumière,
Si je n’étais dedans !

Le néant et l’orgueil sont de la même espèce.
Je les distingue peu lorsque je les dépèce.
J’erre éternellement
Dans une obscurité d’horreur et d’anathème,
Redoutable brouillard dont Satan n’est lui-même
Qu’un épaississement.

*

Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire.
De tout temps la trompette a combattu la lyre ;
C’est le double éperon,
C’est la double fanfare aux forces infinies ;
Le prodige jaillit de ce choc d’harmonies ;
Luttez, lyre et clairon.

Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre.
Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire
Des camps et des cités ;
Luttez ; poussez les uns aux batailles altières,
Les autres aux moissons, et tous aux cimetières ;
Lyre et clairon, chantez !

Chantez ! le marbre entend. La pierre n’est pas sourde,
Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde,
Le bloc est remué,
Le créneau cède au chant qui passe par bouffée,
Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée,
Meurt devant Josué.

*

Tout périt. C’est pour moi, dernière créature,
Que travaille l’effort de toute la nature.
Le lys prêt à fleurir,
La mésange au printemps qui dans son nid repose
Et qui sent l’œuf, cassé par un petit bec rose,
Sous elle s’entr’ouvrir,

Les Moïses emplis d’une puissance telle
Que le peuple, écoutant leur parole immortelle
Au pied du mont fumant,
Leur trouve une lueur de plus en plus étrange,
Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d’archange
Grandir confusément,

Les passants, le despote aveugle et sans limites,
Les rois sages avec leurs trois cents sulamites,
Les pâles inconnus,
L’usurier froid, l’archer habile aux escarmouches,
Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches
Dans les joncs du Cydnus.

Tout m’appartient. À moi symboles, mœurs, images !
À moi ce monde affreux de bourreaux et de mages
Qui passe, groupe noir,
Sur qui l’ombre commence à tomber, que Dieu marque,
Qu’un vent pousse, et qui semble une farouche barque
De pirates le soir.

À moi la courtisane ! À moi le cénobite !
Dieu me fait Sésostris afin que je l’habite.
En arrière, en avant,
À moi tout ! À toute heure, et qu’on entre ou qu’on sorte !
Ma morsure, qui va finir à Phryné morte,
Commence à Job vivant.

À moi le condamné dans sa lugubre loge !
Il regarde effaré les pas que fait l’horloge ;
Et, quoiqu’en son ennui
La Mort soit invisible à ses fixes prunelles,
À d’obscurs battements il sent d’horribles ailes
Qui s’approchent de lui.

Rhode est fière, Chéops est grande, éphèse est rare,
Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare
Sauve les mâts penchés,
Babylone suspend dans l’air les fleurs vermeilles,
Et c’est pour moi que l’homme a créé sept merveilles,
Et Satan sept péchés.

À moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe,
Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe
Dans les prés ingénus !
À moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble !
À moi l’adolescent qui regarde avec trouble
La blancheur des pieds nus !

Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne ;
Buveurs, je suis la soif ; murs, je suis la colonne ;
Docteurs, je suis la loi ;
Multipliez les jeux et les épithalames,
Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes ;
Faites, j’en ai l’emploi.

Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse !
Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse ;
Juste, il craint le remord ;
Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables ;
Il voit de la lumière aux deux trous formidables
De la tête de mort.

Votre prospérité n’est que ma patience.
Hommes, la volonté, la raison, la science,
Tentent ; seul j’accomplis.
Toute chose qu’on donne est à moi seul donnée.
Il n’est pas de fortune et pas de destinée
Qui ne m’ait dans ses plis.

Le héros qui, dictant des ordres à l’histoire,
Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire,
N’est sûr que de moi seul.
C’est à cause de moi que l’homme désespère.
Je regarde le fils naître, et j’attends le père
En dévorant l’aïeul.

Je suis l’être final. Je suis dans tout. Je ronge
Le dessous de la joie, et quel que soit le songe
Que les poëtes font,
J’en suis, et l’hippogriffe ailé me porte en croupe ;
Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe,
Chloé, je suis au fond.

La dénudation absolue et complète,
C’est moi. J’ôte la force aux muscles de l’athlète ;
Je creuse la beauté ;
Je détruis l’apparence et les métamorphoses ;
C’est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses,
L’auguste vérité.

Où donc les conquérants vont-ils ? mes yeux les suivent.
À qui sont-ils ? à moi. L’heure vient ; ils m’arrivent,
Découronnés, pâlis,
Et tous je les dépouille, et tous je les mutile,
Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu’à Bathylle
Vainqueur d’Amaryllis.

Le semeur me prodigue au champ qu’il ensemence ;
Tout en achevant l’être expiré, je commence
L’être encor jeune et beau.
Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride,
Voit dans le miroir pâle où s’ébauche une ride,
C’est un peu de tombeau.

Toute ivresse m’aura dans sa dernière goutte ;
Et sur le trône il n’est rien à quoi je ne goûte.
Les Trajans, les Nérons
Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse
Et l’or est rayonnant pour que je m’en repaisse.
Tout marche ; j’interromps.

J’habite Ombos, j’habite Élis, j’habite Rome.
J’allonge mes anneaux dans la grandeur de l’homme ;
J’ai l’empire et l’exil ;
C’est moi que les puissants et les forts représentent ;
En ébranlant les cieux, les Jupiters me sentent
Ramper dans leur sourcil.

Je prends l’homme, ébauche humble et tremblante qui pleure,
Le nerf qui souffre, l’œil qu’en vain le jour effleure,
Le crâne où dort l’esprit,
Le cœur d’où sort le sang ainsi qu’une couleuvre,
La chair, l’amour, la vie, et j’en fais un chef-d’œuvre,
Le squelette qui rit.

*

L’eau n’a qu’un bruit ; l’azur n’a que son coup de foudre ;
Le juge n’a qu’un mot, punir, ou bien absoudre ;
L’arbre n’a que son fruit ;
L’ouragan se fatigue à de vaines huées,
Et n’a qu’une épaisseur quelconque de nuées ;
Moi, j’ai l’énorme nuit.

L’Etna n’est qu’un charbon que creuse un peu de soufre ;
L’erreur de l’Océan, c’est de se croire un gouffre ;
Je dirai : C’est profond,
Quand vous me trouverez un précipice, un piège,
Où l’univers sera comme un flocon de neige
Qui décroît et qui fond.

Quoique l’enfer soit triste, et quoique la géhenne
Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine,
Ouverte au-dessous d’eux,
Soit étrange et farouche, et quoiqu’elle ait en elle
Les immenses cheveux de la flamme éternelle,
Qu’agite un vent hideux,

Le néant est plus morne encor, la cendre est pire
Que la braise, et le lieu muet où tout expire
Est plus noir que l’enfer ;
Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre ;
Moi je bave et j’éteins. L’hydre est une rencontre
Moins sombre que le ver.

Je suis l’unique effroi. L’Afrique et ses rivages
Pleins du barrissement des éléphants sauvages,
Magog, Thor, Adrasté,
Sont vains auprès de moi. Tout n’est qu’une surface
Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J’efface
La possibilité.

J’abolis aujourd’hui, demain, hier. Je dépouille
Les âmes de leurs corps ainsi que d’une rouille ;
Et je fais à jamais
De tout ce que je tiens disparaître le nombre
Et l’espace et le temps, par la quantité d’ombre
Et d’horreur que j’y mets.

*

Amant désespéré, tu frappes à ma porte,
Redemandant ton bien et ta maîtresse morte,
Et la chair de ta chair,
Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses,
Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses
Que l’aigle au vent de mer.

Tu dis : « — Je la veux ! Terre et cieux, je la réclame !
Le jour où je la vis, je crus voir une flamme.
Viens, dit-elle. Je vins.
Sa jeune taille était plus souple que l’acanthe ;
Elle errait éblouie, idéale bacchante,
Sous des pampres divins.

« Son cœur fut si profond que j’y perdis mon âme.
Je l’aimais ! quand le soir, les yeux de cette femme
Au front pur, au sein nu,
Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles,
Je croyais voir briller les vagues escarboucles
D’un abîme inconnu.

« C’est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches !
Elle qui me chantait des chansons sous les branches,
Des chansons dans les bois,
Si douces qu’on voyait sur l’eau rêver le cygne,
Et que les dieux là-haut se faisaient entr’eux signe
D’écouter cette voix !

« Elle est morte au milieu d’une nuit de délices…
Elle était le printemps, ouvrant de frais calices ;
Elle était l’Orient ;
Gaie, elle ressemblait à tout ce qu’on désire ;
L’esquif, entrant dès l’aube au golfe de Nisyre,
N’est pas plus souriant.

« Elle était la plus belle et la plus douce chose !
Son âme était le lys, son corps était la rose ;
Son chant chassait les pleurs ;
Nue, elle était Déesse, et Vierge, sous ses voiles ;
Elle avait le parfum que n’ont pas les étoiles,
L’éclair qui manque aux fleurs.

« Elle était la lumière et la grâce ; je l’aime !
Je la veux ! ô transports ! ô volupté suprême !
Ô regrets déchirants !… » —
Voilà huit jours qu’elle est dans mon ombre farouche ;
Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche,
Prends-la, je te la rends !

Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres ;
Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres ;
Je la rends à tes vœux ;
Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes,
La reprendre, pourvu seulement que tu m’ôtes
De ses sombres cheveux.

Nous rions, l’ombre et moi, de tout ce qui vous navre.
Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre ;
La femme au front charmant,
Blanche, embaumant l’alcôve et parfumant la table,
Se transforme en ma nuit… — Viens voir quel formidable
Épanouissement !

Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre,
Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre,
Dans mon fatal sillon,
Cette fleur où ma bave épouvantable brille,
Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille,
L’âme pour papillon.

Elle est morte, — et c’est là ta poignante pensée, —
Au moment le plus doux d’une nuit insensée ;
Eh bien, tu n’es plus seul,
Reprends-la ; ce lit froid vaut bien ton lit frivole ;
Entre ; et toi qui riais de la chemise folle,
Viens braver le linceul.

Elle t’attend, levant son crâne où l’œil se creuse ;
T’offrant sa main verdie et sa hanche terreuse,
Son flanc, mon noir séjour…
Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible,
Dans ce commencement d’éternité terrible
Finir ta nuit d’amour !

*

Ô vie universelle, où donc est ton dictame ?
Qu’est-ce que ton baiser ? Un lèchement de flamme.
Le cœur humain veut tout,
Prend tout, l’or, le plaisir, le ciel bleu, l’herbe verte…
Et dans l’éternité sinistrement ouverte
Se vide tout à coup.

La vie est une joie où le meurtre fourmille,
Et la création se dévore en famille.
Baal dévore Pan.
L’arbre, s’il le pouvait, épuiserait la sève,
Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve
D’engloutir l’Océan ;

L’onagre est au boa qui glisse et l’enveloppe ;
Le lynx tacheté saute et saisit l’antilope ;
La rouille use le fer ;
La mort du grand lion est la fête des mouches ;
On voit sous l’eau s’ouvrir confusément les bouches
Des bêtes de la mer ;

Le crocodile affreux, dont le Nil cache l’antre,
Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre,
À peur de l’ichneumon ;
L’hirondelle devant le gypaète émigre ;
Le colibri, sitôt qu’il a faim, devient tigre ;
L’oiseau-mouche est démon.

Le volcan, c’est le feu chez lui, tyran et maître,
Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître,
Tel qu’un sombre empereur,
Essuyant la fumée à sa bouche rougie,
Et son cratère enflé de lave est une orgie
De flammes en fureur ;

La louve est sur l’agneau comme l’agneau sur l’herbe ;
Le pâle genre humain n’est qu’une grande gerbe
De peuples pour les rois ;
Avril donne aux fleurs l’ambre et la rosée aux plantes
Pour l’assouvissement des abeilles volantes
Dans la lueur des bois ;

De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore,
L’ours dans la neige horrible et l’oiseau dans l’aurore ;
C’est l’ivresse et la loi.
Le monde est un festin. Je mange les convives.
L’océan a des bords, ma faim n’a pas de rives ;
Et le gouffre, c’est moi.

Vautour, qu’apportes-tu ? — Les morts de la mêlée,
Les morts des camps, les morts de la ville brûlée,
Et le chef rayonnant. —
C’est bien, donne le sang, vautour ; donne la cendre,
Donne les légions, c’est bien ; donne Alexandre,
C’est bien. Toi maintenant !

Le miracle hideux, le prodige sublime,
C’est que l’atome soit en même temps l’abîme ;
Tout d’en haut m’est jeté ;
Je suis d’autant plus grand que je suis plus immonde ;
Et l’amoindrissement formidable du monde
Fait mon énormité.

*

Fouillez la mort. Fouillez l’écroulement terrible.
Que trouvez-vous ? L’insecte. Et, quoique ayant la bible,
Quoique ayant le koran,
Je ne suis rien qu’un ver. Ô vivants, c’est peut-être
Parce que je suis fait des croyances du prêtre,
Des splendeurs du tyran,

C’est parce qu’en ma nuit j’ai mangé vos victoires,
C’est parce que je suis composé de vos gloires
Dont l’éclat retentit,
De toutes vos fiertés, de toutes vos durées,
De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées,
Que je reste petit.

Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que le mystère ?
Une table sans fin servie au ver de terre ;
Le nain partout béant ;
Un engloutissement du géant par l’atome ;
Tout lentement rongé par Rien ; et le fantôme
Créé par le néant.

*

L’épouvante m’adore, et, ver, j’ai des pontifes.
Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes.
Vil, infect, chassieux,
Chétif, je me dilate en une immense forme,
Je plane, et par moments, chauve-souris énorme,
J’enveloppe les cieux.

*

Dieu qui m’avez fait ver, je vous ferai fumée.
Si je ne puis toucher votre essence innommée,
Je puis ronger du moins
L’amour dans l’homme, et l’astre au fond du ciel livide,
Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide,
Vous ôter vos témoins.

Parce que l’astre luit, l’homme aurait tort de croire
Que le ver du tombeau n’atteint pas cette gloire ;
Hors moi, rien n’est réel ;
Le ver est sous l’azur comme il est sous le marbre ;
Je mords, en même temps que la pomme sur l’arbre,
L’étoile dans le ciel.

L’astre à ronger là-haut n’est pas plus difficile
Que la grappe pendante aux pampres de Sicile ;
J’abrège les rayons ;
L’éternité n’est point aux splendeurs complaisante ;
La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n’exempte
Les constellations.

Il faut, dans l’océan d’en haut, que le navire
Fait d’étoiles s’entr’ouvre à la fin et chavire ;
Saturne au large anneau
Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque,
Comme l’humble bateau qui va du port d’Ithaque
Au port de Calymno.

Il est dans le ciel noir des mondes plus malades
Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades ;
L’abîme est un tyran ;
Arcturus dans l’éther cherche en vain une digue ;
La navigation de l’infini fatigue
Le vaste Aldebaran.

Les lunes sont, au fond de l’azur, des cadavres ;
On voit des globes morts dans les célestes havres
Là-haut se dérober ;
La comète est un monde éventré dans les ombres
Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres
La lumière tomber.

Regardez l’abbadir et voyez le bolide ;
L’un tombe, et l’autre meurt ; le ciel n’est pas solide ;
L’ombre a d’affreux recoins ;
Le point du jour blanchit les fentes de l’espace,
Et semble la lueur d’une lampe qui passe
Entre des ais mal joints.

Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies,
N’est qu’une éclosion immense d’agonies
Sous le bleu firmament,
Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles,
Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales,
Qui flottent un moment.

Dieu subit ma présence ; il en est incurable.
Toute forme créée, ô nuit, est peu durable.
Ô nuit, tout est pour nous ;
Tout m’appartient, tout vient à moi, gloire guerrière,
Force, puissance et joie, et même la prière,
Puisque j’ai ses genoux.

La démolition, voilà mon diamètre.
Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre
Sur son sanglant écu,
Craint le ver du sépulcre, et l’aube est ma sujette ;
L’escarboucle est ma proie, et le soleil me jette
Des regards de vaincu.

L’univers magnifique et lugubre a deux cimes.
Ô vivants, à ses deux extrémités sublimes,
Qui sont aurore et nuit,
La création triste, aux entrailles profondes,
Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes,
Le ver qui les détruit.

Remarque

Ce long poème, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté (et lu) jusqu’au bout, comprend quelques erreurs de diction. Je les ai laissées parce que c’est le jeu du vivant tout au long de cette année (entre le 17 août 2014 et ce 17 août 2015). J’ai enregistré chaque poème dans son intégralité et j’ai mis en ligne le résultat.
J’aime en particulier ce poème car j’en ai compris le sens après la lecture de Ça de Stephen King.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre et l'approche de la comète de Halley, annoncée par ses ondes.

La comète

La comète – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVI. La Comète – 1759 – ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 423.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXLVI. La Comète, p. 675.

La comète – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La comète, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La comète


La comète – Le texte

La comète
– 1759 –


Il avait dit : — Tel jour cet astre reviendra. —

Quelle huée ! Ayez pour Vishnou, pour Indra,
Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte ;
Affirmez par le fer, par le feu, par l’insulte,
L’idole informe et vague au fond des bleus éthers,
Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters
Échoués dans notre âme obscure sur la grève
De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve ;
Sur les Saint-Baboleyns et sur les Saint-Andrés
Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez ;
Dites que vous avez vu, parmi les mouettes
Et les aigles, passer dans l’air des silhouettes
De maisons qu’en leurs bras tenaient des chérubins ;
Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains
Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches,
On est cerf à jamais errant parmi les branches ;
Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons
Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts ;
Soyez bonze au Tonquin, mage dans les Chaldées ;
Croyez que les Lédas sont d’en haut fécondées
Et que les cygnes font aux vierges des enfants ;
Donnez l’Égypte aux bœufs et l’Inde aux éléphants ;
Affirmez l’oignon dieu, Vénus, Ève, et leur pomme ;
Et le soleil cloué sur place par un homme
Pour offrir un plus long carnage à des soldats ;
Inventez des Korans, des Talmuds, des Védas,
Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe,
C’est bien. Mais n’allez pas calculer une courbe,
Compléter le savoir par l’intuition,
Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon
Passe, astre formidable, à travers les étoiles,
N’allez pas mesurer le trou qu’il fait aux toiles
Du grand plafond céleste, et rechercher l’emploi
Qu’il a dans ce chaos d’où sort la vaste loi ;
Laissez errer là-haut la torche funéraire ;
Ne questionnez point sur son itinéraire
Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu ;
Ne lui demandez pas : Où vas-tu ? D’où viens-tu ?
Ne faites pas, ainsi que l’essaim sur l’Hymète,
Rôder le chiffre en foule autour de la comète ;
Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant,
Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant,
Ne faites pas lutter l’espace avec le nombre ;
Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l’ombre ;
Ne fixez pas sur eux vos yeux ; et ce manteau
De lueur où s’abrite un sombre incognito,
Ne le soulevez pas, car votre main savante
Y trouverait la vie et non pas l’épouvante,
Et l’homme ne veut point qu’on touche à sa terreur ;
Il y tient ; le calcul l’irrite ; sa fureur
Contre quiconque cherche à l’éclairer, commence
Au point où la raison ressemble à la démence ;
Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on
Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton
Qu’un ascète perdu dans des recherches sombres
Après le chiffre, après le rêve, après des ombres,
Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants
Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens,
Regardant le ciel spectre au fond du télescope,
Chez les astres voyant, chez les hommes myope !
Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux
Qui, voyant les secrets d’en haut venir vers eux,
Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres
L’ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres,
Et, sondant l’infini, mer qui veut se voiler,
Disent à la science impassible d’aller
Voir de près telle ou telle étoile voyageuse,
Et de ne revenir, ruisselante plongeuse,
De l’abîme qu’avec cette perle, le vrai !
D’ailleurs ce diamant, cet or, ce minerai,
Le réel, quel mineur le trouve ? Qui donc creuse
Et fouille assez avant dans la nature affreuse
Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit ? Hormis
L’autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis,
Et le temple doré que la foule contemple,
Et l’espèce de ciel qui s’adapte à ce temple,
Rien n’est certain. Est-il rien de plus surprenant
Qu’un rêveur qui demande au mystère tonnant,
À ces bleus firmaments où se croisent les sphères,
De lui conter à lui curieux leurs affaires,
Et qui veut avec l’ombre et le gouffre profond
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu’ils font,
Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre,
Et qui, pour éclairer l’immensité de l’antre
Où la Pléïade avec Sirius se confond,
Allume sa chandelle et dit : J’ai vu le fond !
Un pygmée à ce point peut-il être imbécile ?
Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile
Furent extravagants, mais parmi les songeurs
Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs,
En est-il un, parmi les pires, qui promette
Le retour de ce monstre éperdu, la comète ?
La comète est un monde incendié qui court,
Furieux, au delà du firmament trop court ;
Elle a la ressemblance affreuse de l’épée ;
Est-ce qu’on ne voit pas que c’est une échappée ?
Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé.
Ah ! vous ouvrez sa porte ! Ah ! vous avez sa clé !
Comme du haut d’un pont on voit l’eau fuir sous l’arche,
Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche ;
Vous distinguez de loin sa sinistre maison ;
Ah ! vous savez au juste et de quelle façon
Elle s’évade et prend la fuite dans l’abîme !
Ce qu’ignorait Jésus, ce que le Kéroubime
Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez !
Les yeux d’une lumière invisible noyés,
Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue
Dans notre gouffre d’ombre à l’immense inconnue !
Vous savez le total quand Dieu jette les dés !
Quoi ! cet astre est votre astre, et vous lui défendez
De s’attarder, d’errer dans quelque route ancienne,
Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne !
Ah ! vous savez le rythme énorme de la nuit !
Il faut que ce volcan échevelé qui fuit,
Que cette hydre, terreur du Cancer et de l’Ourse,
Se souvienne de vous au milieu de sa course
Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous !
Quoi ! pour avoir, ainsi qu’à l’épouse l’époux,
Donné vos nuits à l’âpre algèbre, quoi ! pour être
Attentif au zénith comme au dogme le prêtre,
Quoi ! pour avoir pâli sur les nombres hagards
Qui d’Hermès et d’Euclide ont troublé les regards,
Vous voilà le seigneur des profondes contrées !
Vous avez dans la cage horrible vos entrées !
Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros,
Prendre aux cheveux l’étoile à travers les barreaux !
Vous connaissez les mœurs des fauves météores,
Vous datez les déclins, vous réglez les aurores,
Vous montez l’escalier des firmaments vermeils,
Vous allez et venez dans la fosse aux soleils !
Quoi ! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre !
En vertu des bouquins qu’on peut sur les quais lire,
Qui sur les parapets s’étalent tout l’été
Feuilletés par le vent sans curiosité,
Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie,
De par Bezout, de par l’X et l’Y grec, magie
Dont l’informe grimoire emplit votre grenier,
Vous nain, vous avez fait l’Infini prisonnier !
Votre altière hypothèse à vos calculs l’attelle !
Vous savez tout ! Le temps que met l’aube immortelle
À traverser l’azur d’un bout à l’autre bout,
Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout,
Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures,
La possibilité des rencontres obscures,
L’empyrée en tous sens par mille feux rayé,
Les cercles que peut faire un satan ennuyé
En crachant dans le puits de l’abîme, les ondes
Du divin tourbillon qui tourmente les mondes
Et les secoue ainsi que le vent le sapin,
Vous avez tout noté sur votre calepin !
Vous êtes le devin d’en haut, le cicerone
Du pâle Aldebaran inquiet sur son trône !
Vous êtes le montreur d’Allioth, d’Arcturus,
D’Orion, des lointains univers apparus,
Et de tous les passants de la forêt des astres !
Vous en savez plus long que les grands Zoroastres
Et qu’Esdras qui hantait les chênes de Membré ;
Vous êtes le cornac du prodige effaré ;
La comète est à vous ; vous êtes son pontife ;
Et vous avez lié votre fil à la griffe
De cet épouvantable oiseau mystérieux,
Et vous l’allez tirer à vous du fond des cieux !
Londre, offre ton Bedlam ! Paris, ouvre Bicêtre !

Tout cela s’écroula sur Halley.

Votre ancêtre,

Ô rêveurs ! c’est le noir Prométhée, et vos cœurs,
Mordus comme le sien par les vautours moqueurs,
Saignent, et vous avez au pied la même chaîne ;
L’homme a pour les chercheurs un Caucase de haine ;
Empédocle est toujours brûlé par son volcan ;
Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan,
Râlent sur l’éternel pilori des génies
Et des fous. Ce Halley, certes, qu’aux gémonies
Rome eût traîné, qu’Athène au cloaque eût poussé,
Était impie, à moins qu’il ne fût insensé !
Jamais homme ici-bas ne s’était vu proscrire
Par un si formidable et sombre éclat de rire ;
Tout l’accabla, les gens légers, les sérieux,
Et les grands gestes noirs des prêtres furieux.
Quoi ! cet homme saurait ce que la Bible ignore !
La vaste raillerie est un dôme sonore
Au-dessus d’une tête, et ce sinistre mur
Parle et de mille échos emplit un crâne obscur.
C’est ainsi que le rire, infâme et froid visage,
Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage.
Halley morne s’alla cacher on ne sait où.
Avait-il été sage et fut-il vraiment fou ?
On ne sait. Le certain c’est qu’il courba la tête
Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête,
Et qu’il baissa les yeux qu’il avait trop levés.
Les petits enfants nus courant sur les pavés
Le suivaient, et la foule en tumulte accourue
Riait, quand il passait le soir dans quelque rue,
Et l’on disait : C’est lui ! chacun voulant punir
L’homme qui voit de loin une étoile venir.
C’est lui ! le fou ! Les cris allaient jusqu’aux nuées ;
Et le pauvre homme errait triste sous les huées.
Il mourut.

L’ombre est vaste et l’on n’en parla plus.

L’homme que tout le monde insulte est un reclus,
On l’évite vivant et mort on le rature.
Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature ;
Il fut ce qui s’en va le soir sous l’horizon ;
On le mit dans un coin quelconque d’un gazon
À côté d’une église obscure, vraie ou fausse ;
Et la blême ironie autour de cette fosse
Voleta quelque temps, étant chauve-souris ;
Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits ;
Un cercueil bafoué ne vaut pas qu’on s’en vante ;
Ce qui plaît, c’est de voir saigner la chair vivante ;
Contre ce qui n’est plus pourquoi s’évertuer,
Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer ?
Que sert d’assassiner de l’ombre et de la cendre ?
Donc chez les vers de terre on le laissa descendre ;
La haine s’éteignit comme toute rumeur ;
On finit par laisser tranquille ce dormeur,
Et tu t’en emparas, profonde pourriture ;
Ce jouet des vivants tomba dans l’ouverture
De l’inconnu, silence, ombre où s’épanouit
La grande paix sinistre éparse dans la nuit ;
Et l’herbe, ce linceul, l’oubli, ce crépuscule,
Eurent vite effacé ce tombeau ridicule.
L’oubli, c’est la fin morne ; on oublia le nom,
L’homme, tout ; ce rêveur digne du cabanon,
Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage
Des astres qui n’ont point d’orbite et n’ont point d’âge,
Ces soleils à travers les chiffres aperçus ;
Et la ronce se mit à pousser là-dessus.

Un nom, c’est un haillon que les hommes lacèrent,
Et cela se disperse au vent.

Trente ans passèrent.

On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu’on sait ?
Et depuis bien longtemps personne ne pensait
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l’herbe.
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe,
À l’heure où sous le grand suaire tout se tait,
Blêmir confusément, puis blanchir, et c’était
Dans l’année annoncée et prédite, et la cime
Des monts eut un reflet étrange de l’abîme
Comme lorsqu’un flambeau rôde derrière un mur,
Et la blancheur devint lumière, et dans l’azur
La clarté devint pourpre, et l’on vit poindre, éclore,
Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore
Qui se mit à monter dans le haut firmament
Par degrés et sans hâte et formidablement ;
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ;
Et soudain, comme un spectre entre en une maison,
Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues,
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci ;
Et l’astre effrayant dit aux hommes : « Me voici ! »

Remarque

Ce poème n’est pas court, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté jusqu’au bout. Et si vous avez écouté jusqu’au bout, vous aurez entendu une énorme erreur de liaison mal-t-à propos. Je l’ai laissée parce que c’est le jeu du vivant. J’enregistre chaque poème dans son intégralité et je mets en ligne le résultat. Merci, vous qui avez accordez votre temps à ce poème, il reviendra à une heure précise en vous. Quand ? Je ne possède pas la science de Halley pour réaliser ce calcul…

XXII. André Chénier

André Chénier – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVIII. Le Groupe des idylles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 450.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXXXVI. Le Groupe des idylles, p. 596.

André Chénier – L’enregistrement

Un premier enregistrement

Je vous invite à écouter André Chénier, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

André Chénier


André Chénier – Le texte

XXII
André Chénier


Ô belle, le charmant scandale des oiseaux
Dans les arbres, les fleurs, les prés et les roseaux,
Les rayons rencontrant les aigles dans les nues,
L’orageuse gaîté des néréides nues
Se jetant de l’écume et dansant dans les flots,
Blancheurs qui font rêver au loin les matelots,
Ces ébats glorieux des déesses mouillées
Prenant pour lit les mers comme toi les feuillées,
Tout ce qui joue, éclate et luit sur l’horizon
N’a pas plus de splendeur que ta fière chanson.
Ton chant ajouterait de la joie aux dieux mêmes.
Tu te dresses superbe. En même temps tu m’aimes ;
Et tu viens te rasseoir sur mes genoux. Psyché
Par moments comme toi prenait un air fâché,
Puis se jetait au cou du jeune dieu, son maître.
Est-ce qu’on peut bouder l’amour ? Aimer, c’est naître ;
Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher,
La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair ;
C’est être un ange avec la gloire d’être un homme.
Oh ! ne refuse rien. Ne sois pas économe.
Aimons ! Ces instants-là sont les seuls bons et sûrs.
Ô volupté mêlée aux éternels azurs !
Extase ! ô volonté de là-haut ! Je soupire,
Tu songes. Ton cœur bat près du mien. Laissons dire
Les oiseaux, et laissons les ruisseaux murmurer.
Ce sont des envieux. Belle, il faut s’adorer.
Il faut aller se perdre au fond des bois farouches.
Le ciel étoilé veut la rencontre des bouches ;
Une lionne cherche un lion sur les monts.
Chante ! il faut chanter. Aime ! il faut aimer. Aimons.
Pendant que tu souris, pendant que mon délire
Abuse de ce doux consentement du rire,
Pendant que d’un baiser complice tu m’absous,
La vaste nuit funèbre est au-dessous de nous,
Et les morts, dans l’Hadès plein d’effrayants décombres,
Regardent se lever, sur l’horizon des ombres,
Les astres ténébreux de l’Érèbe qui font
Trembler leurs feux sanglants dans l’eau du Styx profond.

Remarque

J’ai longtemps porté en moi ces vers sans savoir d’où ils venaient : Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher, / La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair. Je suis heureux de pouvoir réparer cet oubli auprès de ceux qui, comme moi, ne connaissent pas leur origine.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête hirsute d'un enfant de onze ans (Gavroche). Il porte les stigmates de la guerre civile de la misère.

Guerre civile

Guerre civile – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXXIII. Les Petits ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 521.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesLVII. Les Petits, p. 815.

Guerre civile – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Guerre civile, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

Guerre civile


Guerre civile – Le texte

Guerre civile


La foule était tragique et terrible ; on criait :
À mort ! Autour d’un homme altier, point inquiet,
Grave, et qui paraissait lui-même inexorable,
Le peuple se pressait : À mort le misérable !
Et, lui, semblait trouver toute simple la mort.
La partie est perdue, on n’est pas le plus fort,
On meurt, soit. Au milieu de la foule accourue,
Les vainqueurs le traînaient de chez lui dans la rue
— À mort l’homme ! — On l’avait saisi dans son logis ;
Ses vêtements étaient de carnage rougis ;
Cet homme était de ceux qui font l’aveugle guerre
Des rois contre le peuple, et ne distinguent guère
Scévola de Brutus, ni Barbès de Blanqui ;
Il avait tout le jour tué n’importe qui ;
Incapable de craindre, incapable d’absoudre,
Il marchait, laissant voir ses mains noires de poudre ;
Une femme le prit au collet : — À genoux !
C’est un sergent de ville. Il a tiré sur nous !
— C’est vrai, dit l’homme. — À bas ! À mort ! qu’on le fusille !
Dit le peuple. — Ici ! Non ! Plus loin ! À la Bastille !
À l’arsenal ! Allons ! Viens ! Marche ! — Où vous voudrez,
Dit le prisonnier. — Tous, hagards, les rangs serrés,
Chargèrent leurs fusils. — Mort au sergent de ville !
Tuons-le comme un loup ! — Et l’homme dit, tranquille :
— C’est bien, je suis le loup, mais vous êtes les chiens.
— Il nous insulte ! À mort ! — Les pâles citoyens
Croisaient leurs poings crispés sur le captif farouche ;
L’ombre était sur son front et le fiel dans sa bouche ;
Cent voix criaient : — À mort ! À bas ! Plus d’empereur !
On voyait dans ses yeux un reste de fureur
Remuer vaguement comme une hydre échouée ;
Il marchait, poursuivi par l’énorme huée,
Et, calme, il enjambait, plein d’un superbe ennui,
Des cadavres gisants, peut-être faits par lui.
Le peuple est effrayant lorsqu’il devient tempête ;
L’homme sous plus d’affronts levait plus haut la tête ;
Il était plus que pris ; il était envahi.
Dieu ! comme il haïssait ! comme il était haï !
Comme il les eût, vainqueur, fusillés tous ! — Qu’il meure !
Il nous criblait encor de balles tout à l’heure !
À bas cet espion, ce traître, ce maudit !
À mort ! c’est un brigand ! — Soudain on entendit
Une petite voix qui disait : — C’est mon père !
Et quelque chose fit l’effet d’une lumière.
Un enfant apparut. Un enfant de six ans ;
Ses deux bras se dressaient suppliants, menaçants.
Tous criaient : — Fusillez le mouchard ! Qu’on l’assomme !
Et l’enfant se jeta dans les jambes de l’homme,
Et dit, ayant au front le rayon baptismal :
— Père, je ne veux pas qu’on te fasse de mal !
Et cet enfant sortait de la même demeure.
Les clameurs grossissaient : — À bas l’homme ! Qu’il meure !
À bas ! finissons-en avec cet assassin !
Mort ! — Au loin le canon répondait au tocsin.
Toute la rue était pleine d’hommes sinistres.
— À bas les rois ! À bas les prêtres, les ministres,
Les mouchards ! Tuons tout ! c’est un tas de bandits !
Et l’enfant leur cria : — Mais puisque je vous dis
Que c’est mon père ! — Il est joli, dit une femme,
Bel enfant ! — On voyait dans ses yeux bleus une âme ;
Il était tout en pleurs, pâle, point mal vêtu.
Une autre femme dit : — Petit, quel âge as-tu ?
Et l’enfant répondit : — Ne tuez pas mon père !
Quelques regards pensifs étaient fixés à terre,
Les poings ne tenaient plus l’homme si durement.
Un des plus furieux, entre tous inclément,
Dit à l’enfant : — Va-t-en ! — Où ? — Chez toi. — Pourquoi faire ?
— Chez ta mère. — Sa mère est morte, dit le père.
— Il n’a donc plus que vous ? — Qu’est-ce que cela fait ?
Dit le vaincu. Stoïque et calme, il réchauffait
Les deux petites mains dans sa rude poitrine,
Et disait à l’enfant : — Tu sais bien, Catherine ?
— Notre voisine ? — Oui. Va chez elle. — Avec toi ?
— J’irai plus tard. — Sans toi je ne veux pas. — Pourquoi ?
— Parce qu’on te ferait du mal. — Alors le père
Parla tout bas au chef de cette sombre guerre :
— Lâchez-moi le collet. Prenez-moi par la main,
Doucement. Je vais dire à l’enfant : À demain !
Vous me fusillerez au détour de la rue,
Ailleurs, où vous voudrez. — Et, d’une voix bourrue :
— Soit, dit le chef, lâchant le captif à moitié.
Le père dit : — Tu vois. C’est de bonne amitié.
Je me promène avec ces messieurs. Sois bien sage.
Rentre. — Et l’enfant tendit au père son visage,
Et s’en alla, content, rassuré, sans effroi.
— Nous sommes à notre aise à présent, tuez-moi,
Dit le père aux vainqueurs ; où voulez-vous que j’aille ? —
Alors, dans cette foule où grondait la bataille,
On entendit passer un immense frisson,
Et le peuple cria : Rentre dans ta maison !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo est un tableau abstrait qui représente une ligne d'horizon entre ciel et océan.

XVI. Racan

Racan – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVIII. Le Groupe des idylles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 445.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXXXVI. Le Groupe des idylles, p. 590.

Racan – L’enregistrement

Un premier enregistrement

Je vous invite à écouter Racan, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

Racan


Un deuxième enregistrement

Je vous réinvite à écouter Racan, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo, dans une diction différente.

Racan


Racan – Le texte

XVI
Racan


Si toutes les choses qu’on rêve
Pouvaient se changer en amours,
Ma voix, qui dans l’ombre s’élève,
Osant toujours, tremblant toujours,

Qui, dans l’hymne qu’elle module,
Mêle Astrée, Eros, Gabriel,
Les dieux et les anges, crédule
Aux douces puissances du ciel,

Pareille aux nids qui, sous les voiles
De la nuit et des bois touffus,
Échangent avec les étoiles
Un grand dialogue confus,

Sous la sereine et sombre voûte
Sans murs, sans portes et sans clés,
Mon humble voix prendrait la route
Que prennent les cœurs envolés,

Et vous arriverait, touchante,
À travers les airs et les eaux,
Si toutes les chansons qu’on chante,
Pouvaient se changer en oiseaux.

Remarque

… sur le texte

Je le signale une nouvelle fois : je copie sans vergogne, au départ, le texte de wikisource que je confronte à celui de Bouquins (dont je donne à chaque fois la référence, et qui est le texte sur lequel je me base pour l’enregistrement). À cette référence, j’ajoute, quand il s’agit d’un poème de La Légende des siècles, celle de l’édition Poésie / Gallimard. Arnaud Laster (qui est l’auteur de cette édition) relit ensuite, en s’appuyant sur ses propres sources de chercheur, parmi lesquelles Gallica (qui contient les manuscrits de Victor Hugo) et me transmet les modifications à apporter. Ainsi, le texte cité peut être considéré comme la référence quant au texte désiré par Victor Hugo.

… sur l’enregistrement

J’ai réalisé deux enregistrements de ce texte court. Ainsi que Mes deux filles, il ne comporte qu’une seule phrase. Ce n’est pas pour cela qu’il est enregistré deux fois, mais je tenais à le signaler pour le lecteur ou auditeur curieux. Pour celui ou celle qui prendra le temps d’écouter, je serais curieux qu’il m’indique sa préférence entre les deux versions.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre roulant dans l'univers, caressée par la lumière.

La Terre – Hymne

La Terre – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieLa Terre ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 197.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 19.

La Terre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Terre, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La Terre


La Terre – Le texte

La Terre
Hymne


Elle est la terre, elle est la plaine, elle est le champ.
Elle est chère à tous ceux qui sèment en marchant ;
Elle offre un lit de mousse au pâtre ;
Frileuse, elle se chauffe au soleil éternel,
Rit, et fait cercle avec les planètes du ciel
Comme des sœurs autour de l’âtre.

Elle aime le rayon propice aux blés mouvants,
Et l’assainissement formidable des vents,
Et les souffles, qui sont des lyres,
Et l’éclair, front vivant qui, lorsqu’il brille et fuit,
Tout ensemble épouvante et rassure la nuit
À force d’effrayants sourires.

Gloire à la terre ! Gloire à l’aube où Dieu paraît !
Au fourmillement d’yeux ouverts dans la forêt,
Aux fleurs, aux nids que le jour dore !
Gloire au blanchissement nocturne des sommets !
Gloire au ciel bleu qui peut, sans s’épuiser jamais,
Faire des dépenses d’aurore !

La terre aime ce ciel tranquille, égal pour tous,
Dont la sérénité ne dépend pas de nous,
Et qui mêle à nos vils désastres,
À nos deuils, aux éclats de rires effrontés,
À nos méchancetés, à nos rapidités,
La douceur profonde des astres.

La terre est calme auprès de l’océan grondeur ;
La terre est belle ; elle a la divine pudeur
De se cacher sous les feuillages ;
Le printemps son amant vient en mai la baiser ;
Elle envoie au tonnerre altier pour l’apaiser
La fumée humble des villages.

Ne frappe pas, tonnerre. Ils sont petits, ceux-ci.
La terre est bonne ; elle est grave et sévère aussi ;
Les roses sont pures comme elle ;
Quiconque pense, espère et travaille lui plaît ;
Et l’innocence offerte à tout homme est son lait,
Et la justice est sa mamelle.

La terre cache l’or et montre les moissons ;
Elle met dans le flanc des fuyantes saisons
Le germe des saisons prochaines,
Dans l’azur les oiseaux qui chuchotent : aimons !
Et les sources au fond de l’ombre, et sur les monts
L’immense tremblement des chênes.

L’harmonie est son œuvre auguste sous les cieux ;
Elle ordonne aux roseaux de saluer, joyeux
Et satisfaits, l’arbre superbe ;
Car l’équilibre, c’est le bas aimant le haut ;
Pour que le cèdre altier soit dans son droit, il faut
Le consentement du brin d’herbe.

Elle égalise tout dans la fosse ; et confond
Avec les bouviers morts la poussière que font
Les Césars et les Alexandres ;
Elle envoie au ciel l’âme et garde l’animal ;
Elle ignore, en son vaste effacement du mal,
La différence de deux cendres.

Elle paie à chacun sa dette, au jour la nuit,
À la nuit le jour, l’herbe aux rocs, aux fleurs le fruit ;
Elle nourrit ce qu’elle crée,
Et l’arbre est confiant quand l’homme est incertain ;
Ô confrontation qui fait honte au destin,
Ô grande nature sacrée !

Elle fut le berceau d’Adam et de Japhet,
Et puis elle est leur tombe ; et c’est elle qui fait
Dans Tyr qu’aujourd’hui l’on ignore,
Dans Sparte et Rome en deuil, dans Memphis abattu,
Dans tous les lieux où l’homme a parlé, puis s’est tu,
Chanter la cigale sonore.

Pourquoi ? Pour consoler les sépulcres dormants.
Pourquoi ? Parce qu’il faut faire aux écroulements
Succéder les apothéoses,
Aux voix qui disent Non les voix qui disent Oui,
Aux disparitions de l’homme évanoui
Le chant mystérieux des choses.

La terre a pour amis les moissonneurs ; le soir,
Elle voudrait chasser du vaste horizon noir
L’âpre essaim des corbeaux voraces,
À l’heure où le bœuf las dit : Rentrons maintenant ;
Quand les bruns laboureurs s’en reviennent traînant
Les socs pareils à des cuirasses.

Elle enfante sans fin les fleurs qui durent peu ;
Les fleurs ne font jamais de reproches à Dieu ;
Des chastes lys, des vignes mûres,
Des myrtes frissonnant au vent, jamais un cri
Ne monte vers le ciel vénérable, attendri
Par l’innocence des murmures.

Elle ouvre un livre obscur sous les rameaux épais ;
Elle fait son possible, et prodigue la paix
Au rocher, à l’arbre, à la plante,
Pour nous éclairer, nous, fils de Cham et d’Hermès,
Qui sommes condamnés à ne lire jamais
Qu’à de la lumière tremblante.

Son but, c’est la naissance et ce n’est pas la mort ;
C’est la bouche qui parle et non la dent qui mord ;
Quand la guerre infâme se rue
Creusant dans l’homme un vil sillon de sang baigné,
Farouche, elle détourne un regard indigné
De cette sinistre charrue.

Meurtrie, elle demande aux hommes : À quoi sert
Le ravage ? Quel fruit produira le désert ?
Pourquoi tuer la plaine verte ?
Elle ne trouve pas utiles les méchants,
Et pleure la beauté virginale des champs
Déshonorés en pure perte.

La terre fut jadis Cérès, Alma Cérès,
Mère aux yeux bleus des blés, des prés et des forêts ;
Et je l’entends qui dit encore :
Fils, je suis Démèter, la déesse des dieux ;
Et vous me bâtirez un temple radieux
Sur la colline Callichore.

Remarque

Je ne l’ai pas toujours signalé : je m’appuie, au départ, sur le texte référencé chez wikisource que je confronte à celui de Bouquins (dont je donne à chaque fois la référence, et qui est le texte sur lequel je me base pour l’enregistrement). Arnaud Laster relit ensuite, en s’appuyant sur ses propres sources, parmi lesquelles Gallica (qui contient les manuscrits de Victor Hugo) et me transmet les modifications à apporter. Ainsi, le texte cité peut être considéré comme la référence quant à l’original. Voici pourquoi il n’est pas marqué comme citation.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les fragments d'une ville disparue, engloutie dans des profondeurs.

La ville disparue

La ville disparue – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieLa Ville disparue ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 229.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 74.

La ville disparue – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La ville disparue, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La ville disparue


La ville disparue – Le texte

La ville disparue


Peuple, l’eau n’est jamais sans rien faire. Mille ans
Avant Adam, qui semble un spectre en cheveux blancs,
Notre aïeul, c’est du moins ainsi que tu le nommes,
Quand les géants étaient encor mêlés aux hommes,
Dans des temps dont jamais personne ne parla,
Une ville bâtie en briques était là
Où sont ces flots qu’agite un aquilon immense
Et cette ville était un lieu plein de démence
Que parfois menaçait de loin un blême éclair.
On voyait une plaine où l’on voit une mer ;
Alors c’étaient des chars qui passaient, non des barques ;
Les ouragans ont pris la place des monarques ;
Car pour faire un désert, Dieu, maître des vivants,
Commence par les rois et finit par les vents.
Ce peuple, voix, rumeurs, fourmillement de têtes,
Troupeau d’âmes, ému par les deuils et les fêtes,
Faisait le bruit que fait dans l’orage l’essaim,
Point inquiet d’avoir l’Océan pour voisin.

Donc cette ville avait des rois ; ces rois superbes
Avaient sous eux les fronts comme un faucheur les herbes.
Étaient-ils méchants ? Non. Ils étaient rois. Un roi
C’est un homme trop grand que trouble un vague effroi,
Qui, faisant plus de mal pour avoir plus de joie,
Chez les bêtes de somme est la bête de proie ;
Mais ce n’est pas sa faute, et le sage est clément.
Un roi serait meilleur s’il naissait autrement ;
L’homme est homme toujours ; les crimes du despote
Sont faits par sa puissance, ombre où son âme flotte,
Par la pourpre qu’il traîne et dont on le revêt,
Et l’esclave serait tyran s’il le pouvait.

Donc cette ville était toute bâtie en briques.
On y voyait des tours, des bazars, des fabriques,
Des arcs, des palais pleins de luths mélodieux,
Et des monstres d’airain qu’on appelait les dieux.
Cette ville était gaie et barbare ; ses places
Faisaient par leurs gibets rire les populaces ;
On y chantait des chœurs pleins d’oubli, l’homme étant
L’ombre qui jette un souffle et qui dure un instant ;
De claires eaux luisaient au fond des avenues ;
Et les reines du roi se baignaient toutes nues
Dans les parcs où rôdaient des paons étoilés d’yeux ;
Les marteaux, au dormeur nonchalant odieux,
Sonnaient, de l’aube au soir, sur les noires enclumes ;
Les vautours se posaient, fouillant du bec leurs plumes,
Sur les temples, sans peur d’être chassés, sachant
Que l’idole féroce aime l’oiseau méchant ;
Le tigre est bien venu près de l’hydre ; et les aigles
Sentent qu’ils n’ont jamais enfreint aucunes règles,
Quand le sang coule auprès des autels radieux,
En venant partager le meurtre avec les dieux.
L’autel du temple était d’or pur, que rien ne souille,
Le toit était en cèdre et, de peur de la rouille,
Au lieu de clous avait des chevilles de bois.
Jour et nuit les clairons, les cistres, les hautbois,
De crainte que le Dieu farouche ne s’endorme,
Chantaient dans l’ombre. Ainsi vivait la ville énorme.
Les femmes y venaient pour s’y prostituer.
Mais un jour l’Océan se mit à remuer ;
Doucement, sans courroux, du côté de la ville
Il rongea les rochers et les dunes, tranquille,
Sans tumulte, sans chocs, sans efforts haletants,
Comme un grave ouvrier qui sait qu’il a le temps ;
Et lentement, ainsi qu’un mineur solitaire,
L’eau jamais immobile avançait sous la terre ;
C’est en vain que sur l’herbe un guetteur assidu
Eût collé son oreille, il n’eût rien entendu ;
L’eau creusait sans rumeur comme sans violence,
Et la ville faisait son bruit sur ce silence.
Si bien qu’un soir, à l’heure où tout semble frémir,
À l’heure où, se levant comme un sinistre émir,
Sirius apparaît, et sur l’horizon sombre
Donne un signal de marche aux étoiles sans nombre,
Les nuages qu’un vent l’un à l’autre rejoint
Et pousse, seuls oiseaux qui ne dormissent point,
La lune, le front blanc des monts, les pâles astres,
Virent soudain, maisons, dômes, arceaux, pilastres,
Toute la ville, ainsi qu’un rêve, en un instant,
Peuple, armée, et le roi qui buvait en chantant
Et qui n’eut pas le temps de se lever de table,
Crouler dans on ne sait quelle ombre épouvantable ;
Et pendant qu’à la fois, de la base au sommet,
Ce chaos de palais et de tours s’abîmait,
On entendit monter un murmure farouche,
Et l’on vit brusquement s’ouvrir comme une bouche
Un trou d’où jaillissait un jet d’écume amer,
Gouffre où la ville entrait et d’où sortait la mer.
Et tout s’évanouit ; rien ne resta que l’onde.
Maintenant on ne voit au loin que l’eau profonde
Par les vents remuée et seule sous les cieux.
Tel est l’ébranlement des flots mystérieux.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une cité Moloch vers laquelle se dirige des populations brandissant des oriflammes. La signature de Victor Hugo est visible en bas à droite avec la date 1860.

La Vision d’où est sorti ce livre

La Vision d’où est sorti ce livre – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieLa Vision d’où est sorti ce livre ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 189.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – p. 9

La Vision d’où est sorti ce livre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Vision d’où est sorti ce livre, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La Vision d’où est sorti ce livre


La Vision d’où est sorti ce livre – Le texte

La Vision d’où est sorti ce livre

J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut.

C’était de la chair vive avec du granit brut,
Une immobilité faite d’inquiétude,
Un édifice ayant un bruit de multitude,
Des trous noirs étoilés par de farouches yeux,
Des évolutions de groupes monstrueux,
De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ;
Parfois le mur s’ouvrait et laissait voir des salles,
Des antres où siégeaient des heureux, des puissants,
Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d’encens,
Des intérieurs d’or, de jaspe et de porphyre ;
Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphyre ;
Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis,
Étaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ;
Chaque assise avait l’air vaguement animée ;
Cela montait dans l’ombre ; on eût dit une armée
Pétrifiée avec le chef qui la conduit
Au moment qu’elle osait escalader la Nuit ;
Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ;
C’était une muraille et c’était une foule ;
Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet,
La poussière pleurait et l’argile saignait,
Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine.
Tout l’homme, avec le souffle inconnu qui le mène,
Ève ondoyante, Adam flottant, un et divers,
Palpitaient sur ce mur, et l’être, et l’univers,
Et le destin, fil noir que la tombe dévide.
Parfois l’éclair faisait sur la paroi livide
Luire des millions de faces tout à coup.
Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ;
Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages
Des générations à vau-l’eau dans les âges ;
Et devant mon regard se prolongeaient sans fin
Les fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim,
La superstition, la science, l’histoire,
Comme à perte de vue une façade noire.

Et ce mur, composé de tout ce qui croula,
Se dressait, escarpé, triste, informe. Où cela ?
Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres.

*

Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,
À la fixité calme et profonde des yeux ;
Je regardais ce mur d’abord confus et vague,
Où la forme semblait flotter comme une vague,
Où tout semblait vapeur, vertige, illusion ;
Et, sous mon œil pensif, l’étrange vision
Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure
Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre.

*

Chaos d’êtres, montant du gouffre au firmament !
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ;
Brume et réalité ! nuée et mappemonde !
Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battants ;
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;
Ici les paladins et là les patriarches ;
Dodone chuchotant tout bas avec Membré ;
Et Thèbe, et Raphidim, et son rocher sacré
Où, sur les juifs luttant pour la terre promise,
Aaron et Hur levaient les deux mains de Moïse ;
Le char de feu d’Amos parmi les ouragans ;
Tous ces hommes, moitié princes, moitié brigands,
Transformés par la fable avec grâce ou colère,
Noyés dans les rayons du récit populaire,
Archanges, demi-dieux, chasseurs d’hommes, héros
Des Eddas, des Védas et des Romanceros ;
Ceux dont la volonté se dresse fer de lance ;
Ceux devant qui la terre et l’ombre font silence ;
Saül, David ; et Delphe, et la cave d’Endor
Dont on mouche la lampe avec des ciseaux d’or ;
Nemrod parmi les morts ; Booz parmi les gerbes ;
Des Tibères divins, constellés, grands, superbes,
Étalant à Caprée, au forum, dans les camps,
Des colliers que Tacite arrangeait en carcans ;
La chaîne d’or du trône aboutissant au bagne.
Ce vaste mur avait des versants de montagne.
Ô nuit ! Rien ne manquait à l’apparition.
Tout s’y trouvait, matière, esprit, fange et rayon ;
Toutes les villes, Thèbe, Athènes, des étages
De Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages ;
Tous les fleuves, l’Escaut, le Rhin, le Nil, l’Aar,
Le Rubicon disant à quiconque est césar :
— Si vous êtes encor citoyens, vous ne l’êtes
Que jusqu’ici. — Les monts se dressaient, noirs squelettes,
Et sur ces monts erraient les nuages hideux,
Ces fantômes traînant la lune au milieu d’eux.
La muraille semblait par le vent remuée ;
C’étaient des croisements de flamme et de nuée,
Des jeux mystérieux de clartés, des renvois
D’ombre d’un siècle à l’autre et du sceptre aux pavois,
Où l’Inde finissait par être l’Allemagne,
Où Salomon avait pour reflet Charlemagne ;
Tout le prodige humain, noir, vague, illimité ;
La liberté brisant l’immuabilité ;
L’Horeb aux flancs brûlés, le Pinde aux pentes vertes ;
Hicétas précédant Newton, les découvertes
Secouant leurs flambeaux jusqu’au fond de la mer,
Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer ;
La Marseillaise, Eschyle, et l’ange après le spectre ;
Capanée est debout sur la porte d’Électre,
Bonaparte est debout sur le pont de Lodi ;
Christ expire non loin de Néron applaudi.
Voilà l’affreux chemin du trône, ce pavage
De meurtre, de fureur, de guerre, d’esclavage ;
L’homme-troupeau ! cela hurle, cela commet
Des crimes sur un morne et ténébreux sommet,
Cela frappe, cela blasphème, cela souffre,
Hélas ! et j’entendais sous mes pieds, dans le gouffre,
Sangloter la misère aux gémissements sourds,
Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours.
Et sur la vision lugubre, et sur moi-même
Que j’y voyais ainsi qu’au fond d’un miroir blême,
La vie immense ouvrait ses difformes rameaux ;
Je contemplais les fers, les voluptés, les maux,
La mort, les avatars et les métempsycoses,
Et dans l’obscur taillis des êtres et des choses
Je regardais rôder, noir, riant, l’œil en feu,
Satan, ce braconnier de la forêt de Dieu.

*

Quel titan avait peint cette chose inouïe ?
Sur la paroi sans fond de l’ombre épanouie
Qui donc avait sculpté ce rêve où j’étouffais ?
Quel bras avait construit avec tous les forfaits,
Tous les deuils, tous les pleurs, toutes les épouvantes,
Ce vaste enchaînement de ténèbres vivantes ?
Ce rêve, et j’en tremblais, c’était une action
Ténébreuse entre l’homme et la création ;
Des clameurs jaillissaient de dessous les pilastres ;
Des bras sortant du mur montraient le poing aux astres ;
La chair était Gomorrhe et l’âme était Sion ;
Songe énorme ! c’était la confrontation
De ce que nous étions avec ce que nous sommes ;
Les bêtes s’y mêlaient, de droit divin, aux hommes,
Comme dans un enfer ou dans un paradis ;
Les crimes y rampaient, de leur ombre grandis ;
Et même les laideurs n’étaient pas malséantes
À la tragique horreur de ces fresques géantes.
Et je revoyais là le vieux temps oublié.
Je le sondais. Le mal au bien était lié
Ainsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre.

Cette muraille, bloc d’obscurité funèbre,
Montait dans l’infini vers un brumeux matin.
Blanchissant par degrés sur l’horizon lointain,
Cette vision sombre, abrégé noir du monde,
Allait s’évanouir dans une aube profonde,
Et, commencée en nuit, finissait en lueur.

Le jour triste y semblait une pâle sueur ;
Et cette silhouette informe était voilée
D’un vague tournoiement de fumée étoilée.

*

Tandis que je songeais, l’œil fixé sur ce mur
Semé d’âmes, couvert d’un mouvement obscur
Et des gestes hagards d’un peuple de fantômes,
Une rumeur se fit sous les ténébreux dômes,
J’entendis deux fracas profonds, venant du ciel
En sens contraire au fond du silence éternel ;
Le firmament que nul ne peut ouvrir ni clore
Eut l’air de s’écarter.

*

Du côté de l’aurore,

L’esprit de l’Orestie, avec un fauve bruit,
Passait ; en même temps, du côté de la nuit,
Noir génie effaré fuyant dans une éclipse,
Formidable, venait l’immense Apocalypse ;
Et leur double tonnerre à travers la vapeur,
À ma droite, à ma gauche, approchait, et j’eus peur
Comme si j’étais pris entre deux chars de l’ombre.

Ils passèrent. Ce fut un ébranlement sombre.
Et le premier esprit cria : Fatalité !
Le second cria : Dieu ! L’obscure éternité
Répéta ces deux cris dans ses échos funèbres.

Ce passage effrayant remua les ténèbres ;
Au bruit qu’ils firent, tout chancela ; la paroi
Pleine d’ombres, frémit ; tout s’y mêla ; le roi
Mit la main à son casque et l’idole à sa mitre ;
Toute la vision trembla comme une vitre,
Et se rompit, tombant dans la nuit en morceaux ;
Et quand les deux esprits, comme deux grands oiseaux,
Eurent fui, dans la brume étrange de l’idée,
La pâle vision reparut lézardée,
Comme un temple en ruine aux gigantesques fûts,
Laissant voir de l’abîme entre ses pans confus.

*

Lorsque je la revis, après que les deux anges
L’eurent brisée au choc de leurs ailes étranges,
Ce n’était plus ce mur prodigieux, complet,
Où le destin avec l’infini s’accouplait,
Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,
Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autre
Sans que pas un fît faute et manquât à l’appel ;
Au lieu d’un continent, c’était un archipel ;
Au lieu d’un univers, c’était un cimetière ;
Par places se dressait quelque lugubre pierre,
Quelque pilier debout, ne soutenant plus rien ;
Tous les siècles tronqués gisaient ; plus de lien ;
Chaque époque pendait démantelée ; aucune
N’était sans déchirure et n’était sans lacune ;
Et partout croupissaient sur le passé détruit
Des stagnations d’ombre et des flaques de nuit.
Ce n’était plus, parmi les brouillards où l’œil plonge,
Que le débris difforme et chancelant d’un songe,
Ayant le vague aspect d’un pont intermittent
Qui tombe arche par arche et que le gouffre attend,
Et de toute une flotte en détresse qui sombre ;
Ressemblant à la phrase interrompue et sombre
Que l’ouragan, ce bègue errant sur les sommets,
Recommence toujours sans l’achever jamais.

Seulement l’avenir continuait d’éclore
Sur ces vestiges noirs qu’un pâle orient dore,
Et se levait avec un air d’astre, au milieu
D’un nuage où, sans voir de foudre, on sentait Dieu.

*

De l’empreinte profonde et grave qu’a laissée
Ce chaos de la vie à ma sombre pensée,
De cette vision du mouvant genre humain,
Ce livre, où près d’hier on entrevoit demain,
Est sorti, reflétant de poème en poème
Toute cette clarté vertigineuse et blême ;
Pendant que mon cerveau douloureux le couvait,
La légende est parfois venue à mon chevet,
Mystérieuse sœur de l’histoire sinistre ;
Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.

Et qu’est-ce maintenant que ce livre, traduit
Du passé, du tombeau, du gouffre et de la nuit ?
C’est la tradition tombée à la secousse
Des révolutions que Dieu déchaîne et pousse ;
Ce qui demeure après que la terre a tremblé ;
Décombre où l’avenir, vague aurore, est mêlé ;
C’est la construction des hommes, la masure
Des siècles, qu’emplit l’ombre et que l’idée azure,
L’affreux charnier-palais en ruine, habité
Par la mort et bâti par la fatalité,
Où se posent pourtant parfois, quand elles l’osent,
De la façon dont l’aile et le rayon se posent,
La liberté, lumière, et l’espérance, oiseau ;
C’est l’incommensurable et tragique monceau,
Où glissent, dans la brèche horrible, les vipères
Et les dragons, avant de rentrer aux repaires,
Et la nuée avant de remonter au ciel ;
Ce livre, c’est le reste effrayant de Babel ;
C’est la lugubre Tour des Choses, l’édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Fier jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd’hui n’ayant plus que de hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans l’obscure vallée ;
C’est l’épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.

Guernesey. – Avril 1857.