Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour qui se dresse au-dessus des constructions humaines.

Nemrod

Nemrod – Les références

La Fin de SatanLivre premier : Le Glaive ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 17.

Nemrod – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Nemrod, un poème de La Fin de Satan, de Victor Hugo.

Nemrod


Nemrod – Le texte

Strophe première
Nemrod

1

De nouveaux jours brillaient ; la terre était vivante ;
Mais tout, comme autrefois, était plein d’épouvante.
L’ombre était sur Babel et l’horreur sur Endor.
On voyait le matin, quand l’aube au carquois d’or
Lance aux astres fuyants ses blanches javelines,
Des hommes monstrueux assis sur les collines ;
On entendait parler de formidables voix,
Et les géants allaient et venaient dans les bois.

2

Nemrod, comme le chêne est plus haut que les ormes,
Était le plus grand front parmi ces fronts énormes ;
Il était fils de Chus, fils de Cham, qui vivait
En Judée et prenait le Sina pour chevet.
Son aïeul était Cham, le fils au rire infâme,
Dont Noë dans la nuit avait rejeté l’âme.
Cham, depuis lors, grondait comme un vase qui bout.
Cham assis dépassait les colosses debout,
Et debout il faisait prosterner les colosses.
Il avait deux lions d’Afrique pour molosses.
Atlas et le Liban lugubre au sommet noir
Tremblaient quand il jouait de la flûte le soir ;
Parfois Cham, dans l’orage ouvrant ses mains fatales,
Tâchait de prendre au vol l’éclair aux angles pâles ;
Arrachant la nuée, affreux, blême, ébloui,
Il bondissait de roche en roche, et, devant lui,
Le tonnerre fuyait comme une sauterelle.
Si l’ouragan passait, Cham lui cherchait querelle.
Quand il fut vieux, Nemrod le laissa mourir seul.
Ayant ri comme fils, il pleura comme aïeul.
Donc Nemrod était fils de ces deux hommes sombres.
La terre était encor couverte de décombres
Quand était né, sous l’œil fixe d’Adonaï,
Ce Nemrod qui portait tant de ruine en lui.

Étant jeune, et, chassant les lynx dans leur refuge,
Il avait, en fouillant les fanges du déluge,
Trouvé dans cette vase un clou d’airain, tordu,
Colossal, noir débris de l’univers perdu,
Et qu’on eût dit forgé par les géants du rêve ;
Et de ce clou sinistre il avait fait son glaive.

Nemrod était profond comme l’eau Nagaïn ;
Son arc avait été fait par Tubalcaïn
Et douze jougs de bœuf l’eussent pu tendre à peine ;
Il entendait marcher la fourmi dans la plaine ;
Chacune de ses mains, affreux poignets de fer,
Avait six doigts pareils à des gonds de l’enfer ;
Ses cheveux se mêlaient aux nuages sublimes ;
Son cor prodigieux qui sonnait sur les cimes
Était fait d’une dent des antiques mammons,
Et ses flèches perçaient de part en part les monts.

3

Un jour, il vit un tigre et le saisit; la bête
Sauta, bondit, dressa son effroyable tête,
Et se mit à rugir dans les rocs effrayés
Comme la mer immense, et lui lécha les pieds ;
Et quand il eut dompté le tigre, il dompta l’homme ;
Et quand il eut pris l’homme, il prit Dan, Tyr, Sodome,
Suze, et tout l’univers du Caucase au delta,
Et quand il eut conquis le monde, il s’arrêta.

Alors il devint triste et dit: Que vais−je faire?

4

Son glaive nu donnait le frisson à la terre.
Derrière ce glaive âpre, affreux, hideux, rouillé,
La Guerre, se dressant comme un pâtre éveillé,
Levait à l’horizon sa face de fantôme.
Et, tout tremblants, au fond des cités, sous le chaume,
Les hommes éperdus distinguaient dans la nuit,
Et regardaient passer dans l’ombre et dans le bruit,
Fronde en main, et soufflant dans les trompes épiques,
Cet effrayant berger du noir troupeau des piques.
Ce spectre était debout à droite de Nemrod.

Nemrod, foulant aux pieds la tiare et l’éphod,
Avait atteint, béni du scribe et de l’augure,
Le sommet sombre où l’homme en dieu se transfigure.
Il avait pour ministre un eunuque nommé
Zaïm, et vivait seul, dans sa tour enfermé.
L’eunuque lui montrait du doigt le mal à faire.
Et Nemrod regardait comme l’aigle en son aire ;
Ses yeux fixes faisaient hurler le léopard.
Quand on disait son nom sur terre quelque part,
La momie ouvrait l’œil dans la grande syringe,
Et les peuples velus à la face de singe
Qui vivent dans des trous à la source du Nil
Tremblaient comme des chiens qui rentrent au chenil.
Les bêtes ne savaient s’il était homme ou bête.
Les hommes sous Nemrod comme sous la tempête
Se courbaient ; il était l’effroi, la mort, l’affront ;
Il avait le baiser de l’horreur sur le front ;
Les prêtres lui disaient: Ô Roi, Dieu vous admire!
Ur lui brûlait l’encens, Tyr lui portait la myrrhe.
Autour du conquérant le jour était obscur.
Il en avait noirci des deux côtés l’azur ;
À l’orient montait une sombre fumée
De cent villes brûlant dans la plaine enflammée ;
Au couchant, plein de mort, d’ossements, de tombeaux,
S’abattait un essaim immense de corbeaux ;
Et Nemrod contemplait, roi de l’horreur profonde,
Ces deux nuages noirs qu’il faisait sur le monde,
Et les montrait, disant : Nations, venez voir
Mon ombre en même temps sur l’aube et sur le soir.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des entrelacs de constellations dans le ciel, en écho à la plume de Satan retenue au bord du gouffre. Intitulé Victor Hugo. Plume et lavis d'encre brune.

La plume de Satan

La Plume de Satan – Les références

La Fin de SatanLivre premier : Le Glaive ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 39.

La Plume de Satan – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Plume de Satan, un poème de La Fin de Satan, de Victor Hugo.

La Plume de Satan


La Plume de Satan – Le texte

Hors de la terre II
La Plume de Satan

La plume, seul débris qui restât des deux ailes
De l’archange englouti dans les nuits éternelles,
Était toujours au bord du gouffre ténébreux.
Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux
Quelque chose d’eux-mêmes au seuil de la nuit triste,
Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste.

Cette plume avait-elle une âme ? qui le sait ?
Elle avait un aspect étrange ; elle gisait
Et rayonnait ; c’était de la clarté tombée.

Les anges la venaient voir à la dérobée.
Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau ;
Ils l’admiraient, pensant à cet être si beau
Plus hideux maintenant que l’hydre et le crotale ;
Ils songeaient à Satan dont la blancheur fatale,
D’abord ravissement, puis terreur du ciel bleu,
Fut monstrueuse au point de s’égaler à Dieu.
Cette plume faisait revivre l’envergure
De l’Ange, colossale et hautaine figure ;
Elle couvrait d’éclairs splendides le rocher ;
Parfois les séraphins, effarés d’approcher
De ces bas-fonds où l’âme en dragon se transforme,
Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme ;
Une flamme semblait flotter dans son duvet ;
On sentait, à la voir frissonner, qu’elle avait
Fait partie autrefois d’une aile révoltée ;
Le jour, la nuit, la foi tendre, l’audace athée,
La curiosité des gouffres, les essors
Démesurés, bravant les hasards et les sorts,
L’onde et l’air, la sagesse auguste, la démence,
Palpitaient vaguement dans cette plume immense ;
Mais dans son ineffable et sourd frémissement,
Au souffle de l’abîme, au vent du firmament,
On sentait plus d’amour encor que de tempête.

Et sans cesse, tandis que sur l’éternel faîte
Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté,
La plume du plus grand des anges, rejeté
Hors de la conscience et hors de l’harmonie,
Frissonnait, près du puits de la chute infinie,
Entre l’abîme plein de noirceur et les cieux.

Tout à coup un rayon de l’œil prodigieux
Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle.
Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle,
La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l’on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Avec le glissement mystérieux d’une âme,
Elle se souleva debout, et, se dressant,
Éclaira l’infini d’un sourire innocent.
Et les anges tremblants d’amour la regardèrent.
Les chérubins jumeaux qui l’un à l’autre adhèrent,
Les groupes constellés du matin et du soir,
Les Vertus, les Esprits, se penchèrent pour voir
Cette sœur de l’enfer et du paradis naître.
Jamais le ciel sacré n’avait contemplé d’être
Plus sublime au milieu des souffles et des voix.
En la voyant si fière et si pure à la fois,
La pensée hésitait entre l’aigle et la vierge ;
Sa face, défiant le gouffre qui submerge,
Mêlant l’embrasement et le rayonnement,
Flamboyait, et c’était, sous un sourcil charmant,
Le regard de la foudre avec l’œil de l’aurore.
L’archange du soleil, qu’un feu céleste dore,
Dit : — De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu ?

Alors, dans l’absolu que l’Être a pour milieu,
On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre : — Liberté.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pégase en furie s'élevant vers le firmament.

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – Strophe cinquième

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – Les références

La Fin de SatanLivre premier : Le Glaive ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 33.

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut, un poème de La Fin de Satan, de Victor Hugo.

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut


La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – Le texte

Strophe cinquième

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut

1

L’infini se laissait pousser comme une porte ;
Et tout le premier jour se passa de la sorte ;
Et les aigles montaient.

Or Nemrod, sans le voir,

Sentit, au souffle obscur qui se répand le soir,
Que la nuit froide allait ouvrir sa pâle crypte ;
Les mains sur les genoux comme l’Hermès d’Égypte,
Il dit au noir : — Hibou que ma droite soutient,
Vois comment est la terre et ce qu’elle devient. —
L’eunuque ouvrit la trappe en bas, et dit : — La terre,
Tachée et jaune ainsi qu’une peau de panthère,
Emplit l’immensité ; dans l’espace changeant
Les fleuves sont épars comme des fils d’argent ;
Notre ombre noire court sur les collines vertes ;
De vos ennemis morts les plaines sont couvertes
Comme d’épis fauchés au temps de la moisson ;
Les villes sont en flamme autour de l’horizon ;
Ô Roi, vous êtes grand. Malheur à qui vous brave !
— Approchons-nous du ciel, dit Nemrod ? — et l’esclave
Ouvrit la trappe haute et dit : — Le ciel est bleu.

2

Et les aigles montaient.

L’espace sans milieu

Ne leur résistait pas et cédait à leurs ailes ;
L’ombre, où les soleils sont comme des étincelles,
Laissait passer ce char plein d’un sombre projet.
Lorsque l’eunuque avait faim ou soif, il mangeait ;
Et Nemrod regardait, muet, cette chair noire
Prendre un pain et manger, percer une outre et boire ;
Le chasseur infernal qui se croyait divin
Songeait, et, dédaignant le maïs et le vin,
Il buvait et mangeait, cet homme de désastres,
L’orgueil d’être traîné par les aigles aux astres.
Sans dire un mot, sans faire un geste, il attendit,
Rêveur, une semaine entière, puis il dit :
— Vois comment est la terre. — Et l’eunuque difforme
Dit : — La terre apparaît comme une sphère énorme
Et pâle, et les vapeurs, à travers leurs réseaux,
Laissent voir par moments les plaines et les eaux. —
Nemrod dit : — Et le ciel ? — Zaïm reprit : — Roi sombre,
Le ciel est bleu. —

3

Le vent soufflait en bas dans l’ombre.

Et les aigles montaient.

Et Nemrod attendit

Un mois ; montant toujours ; puis il cria : — Maudit,
Regarde en bas et vois ce que devient la terre. —
Zaïm dit : — Roi, sous qui la foudre doit se taire,
La terre est un point noir et semble un grain de mil. —
Et Nemrod fut joyeux. — Nous approchons, dit-il.
Vois ! regarde le ciel maintenant. Il doit être
Plus près. — Zaïm leva la trappe et dit : — Ô maître,
Le ciel est bleu. —

4

Le vent triste soufflait en bas ;

Et les aigles montaient.

L’archer des noirs combats

Attendit, sans qu’un souffle échappât à son âme,
Un an, montant toujours, puis : — Chien que hait la femme,
Cria-t-il ! Vois ! La terre a-t-elle encor décru ?
L’eunuque répondit : — La terre a disparu.
Roi, l’on ne voit plus rien dans la profondeur sombre.
Nemrod dit : — Que m’importe une terre qui sombre !
Vois comment est le ciel. Approchons-nous un peu ?
Regarde. — Et Zaïm dit : — Ô roi, le ciel est bleu.

5

Le vent soufflait en bas.

Tournant son cou rapide,

Un aigle alors cria : — J’ai faim, homme stupide ! —
Et Nemrod leur donna l’eunuque à dévorer.

Les aigles montaient.

Rien ne venait murmurer

Autour de la machine en sa course effrénée.
Nemrod, montant toujours, attendit une année,
Dans l’ombre, et le géant, durant ce noir chemin,
Compta les douze mois sur les doigts de sa main ;
Quand l’an fut révolu, le sinistre satrape
Resté seul, n’ayant plus l’eunuque, ouvrit la trappe
Que le soleil dora d’une lueur de feu ;
Et regarda le ciel, et le ciel était bleu.

6

Alors, son arc en main, tranquille, l’homme énorme
Sortit hors de la cage et sur la plate-forme
Se dressa tout debout et cria : Me voilà.
Il ne regarda rien en bas ; il contempla,
Pensif, les bras croisés, le ciel toujours le même ;
Puis, calme et sans qu’un pli tremblât sur son front blême,
Il ajusta la flèche à son arc redouté.
Les aigles frissonnants regardaient de côté.
Nemrod éleva l’arc au dessus de sa tête,
Le câble lâché fit le bruit d’une tempête,
Et, comme un éclair meurt quand on ferme les yeux,
L’effrayant javelot disparut dans les cieux.

Et la terre entendit un long coup de tonnerre.

7

Un mois après, la nuit, un pâtre centenaire
Qui rêvait dans la plaine où Caïn prit Abel,
Champ hideux d’où l’on voit le front noir de Babel,
Vit tout à coup tomber des cieux, dans l’ombre étrange,
Quelqu’un de monstrueux qu’il prit pour un archange ;
C’était Nemrod.

8

Couché sur le dos, mort, puni,

Le noir chasseur tournait encor vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée.
Auprès de lui gisait sa flèche retombée.
La pointe, qui s’était enfoncée au ciel bleu,
Était teinte de sang. Avait-il blessé Dieu ?