Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux êtres (deux âmes ?) qui se croisent dans un cercle dessiné à la main, avec les mots « Sum horor et dolor » inscrits juste en dessous.

XXV. Je respire où tu palpites

Je respire où tu palpites… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 321.

Je respire où tu palpites… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je respire où tu palpites…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIV. Que le sort, quel qu’il soit… et suivi de XXVI. Crépuscule.

Je respire où tu palpites…


Je respire où tu palpites… – Autre enregistrement, un an après jour pour jour


Je respire où tu palpites… – Le texte

XXV


Je respire où tu palpites,
Tu sais ; à quoi bon, hélas !
Rester là si tu me quittes,
Et vivre si tu t’en vas ?

À quoi bon vivre, étant l’ombre
De cet ange qui s’enfuit !
À quoi bon, sous le ciel sombre,
N’être plus que de la nuit ?

Je suis la fleur des murailles,
Dont avril est le seul bien.
Il suffit que tu t’en ailles
Pour qu’il ne reste plus rien.

Tu m’entoures d’auréoles ;
Te voir est mon seul souci.
Il suffit que tu t’envoles
Pour que je m’envole aussi.

Si tu pars, mon front se penche ;
Mon âme au ciel, son berceau,
Fuira, car dans ta main blanche
Tu tiens ce sauvage oiseau.

Que veux-tu que je devienne,
Si je n’entends plus ton pas ?
Est-ce ta vie ou la mienne
Qui s’en va ? Je ne sais pas.

Quand mon courage succombe,
J’en reprends dans ton cœur pur ;
Je suis comme la colombe
Qui vient boire au lac d’azur.

L’amour fait comprendre à l’âme
L’univers, sombre et béni ;
Et cette petite flamme
Seule éclaire l’infini.

Sans toi, toute la nature
N’est plus qu’un cachot fermé,
Où je vais à l’aventure,
Pâle et n’étant plus aimé.

Sans toi, tout s’effeuille et tombe,
L’ombre emplit mon noir sourcil,
Une fête est une tombe,
La patrie est un exil.

Je t’implore et te réclame ;
Ne fuis pas loin de mes maux,
Ô fauvette de mon âme
Qui chante dans mes rameaux !

De quoi puis-je avoir envie,
De quoi puis-je avoir effroi,
Que ferai-je de la vie
Si tu n’es plus près de moi ?

Tu portes dans la lumière,
Tu portes dans les buissons,
Sur une aile ma prière,
Et sur l’autre mes chansons.

Que dirai-je aux champs que voile
L’inconsolable douleur ?
Que ferai-je de l’étoile ?
Que ferai-je de la fleur ?

Que dirai-je au bois morose
Qu’illuminait ta douceur ?
Que répondrai-je à la rose
Disant : « Où donc est ma sœur ? »

J’en mourrai ; fuis, si tu l’oses.
À quoi bon, jours révolus !
Regarder toutes ces choses
Qu’elle ne regarde plus ?

Que ferai-je de la lyre,
De la vertu, du destin ?
Hélas ! et, sans ton sourire,
Que ferai-je du matin ?

Que ferai-je, seul, farouche,
Sans toi, du jour et des cieux,
De mes baisers sans ta bouche,
Et de mes pleurs sans tes yeux !

Août 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la trace d'une fougère, symbole de la tristesse d'Olympio.

Tristesse d’Olympio

Tristesse d’Olympio – Les références

Les Rayons et les Ombres ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 1009.

Tristesse d’Olympio – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Tristesse d’Olympio, un poème du recueil Les Rayons et les Ombres, de Victor Hugo.

Tristesse d’Olympio


Tristesse d’Olympio – Le texte

Tristesse d’Olympio
XXXIV


Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient pas mornes ;
Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes
Sur la terre étendu,
L’air était plein d’encens et les prés de verdures
Quand il revit ces lieux où par tant de blessures
Son cœur s’est répandu !

L’automne souriait ; les coteaux vers la plaine
Penchaient leurs bois charmants qui jaunissaient à peine ;
Le ciel était doré ;
Et les oiseaux, tournés vers celui que tout nomme,
Disant peut-être à Dieu quelque chose de l’homme,
Chantaient leur chant sacré !

Il voulut tout revoir, l’étang près de la source,
La masure où l’aumône avait vidé leur bourse,
Le vieux frêne plié,
Les retraites d’amour au fond des bois perdues,
L’arbre où dans les baisers leurs âmes confondues
Avaient tout oublié !

Il chercha le jardin, la maison isolée,
La grille d’où l’œil plonge en une oblique allée,
Les vergers en talus.
Pâle, il marchait. – Au bruit de son pas grave et sombre,
Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l’ombre
Des jours qui ne sont plus !

Il entendait frémir dans la forêt qu’il aime
Ce doux vent qui, faisant tout vibrer en nous-même,
Y réveille l’amour,
Et, remuant le chêne ou balançant la rose,
Semble l’âme de tout qui va sur chaque chose
Se poser tour à tour !

Les feuilles qui gisaient dans le bois solitaire,
S’efforçant sous ses pas de s’élever de terre,
Couraient dans le jardin ;
Ainsi, parfois, quand l’âme est triste, nos pensées
S’envolent un moment sur leurs ailes blessées,
Puis retombent soudain.

Il contempla longtemps les formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques ;
Il rêva jusqu’au soir ;
Tout le jour il erra le long de la ravine,
Admirant tour à tour le ciel, face divine,
Le lac, divin miroir !

Hélas ! se rappelant ses douces aventures,
Regardant, sans entrer, par-dessus les clôtures,
Ainsi qu’un paria,
Il erra tout le jour. Vers l’heure où la nuit tombe,
Il se sentit le cœur triste comme une tombe,
Alors il s’écria :

– « O douleur ! j’ai voulu, moi dont l’âme est troublée,
Savoir si l’urne encor conservait la liqueur,
Et voir ce qu’avait fait cette heureuse vallée
De tout ce que j’avais laissé là de mon cœur !

» Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !

» Nos chambres de feuillage en halliers sont changées !
L’arbre où fut notre chiffre est mort ou renversé ;
Nos roses dans l’enclos ont été ravagées
Par les petits enfants qui sautent le fossé !

» Un mur clôt la fontaine où, par l’heure échauffée,
Folâtre, elle buvait en descendant des bois ;
Elle prenait de l’eau dans sa main, douce fée,
Et laissait retomber des perles de ses doigts !

» On a pavé la route âpre et mal aplanie,
Où, dans le sable pur se dessinant si bien,
Et de sa petitesse étalant l’ironie,
Son pied charmant semblait rire à côté du mien !

» La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre,
Où jadis pour m’attendre elle aimait à s’asseoir,
S’est usée en heurtant, lorsque la route est sombre,
Les grands chars gémissants qui reviennent le soir.

» La forêt ici manque et là s’est agrandie.
De tout ce qui fut nous presque rien n’est vivant ;
Et, comme un tas de cendre éteinte et refroidie,
L’amas des souvenirs se disperse à tout vent !

» N’existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ?
Rien ne la rendra-t-il à nos cris superflus ?
L’air joue avec la branche au moment où je pleure ;
Ma maison me regarde et ne me connaît plus.

» D’autres vont maintenant passer où nous passâmes.
Nous y sommes venus, d’autres vont y venir ;
Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir !

» Car personne ici-bas ne termine et n’achève ;
Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve.
Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.

» Oui, d’autres à leur tour viendront, couples sans tache,
Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté,
Tout ce que la nature à l’amour qui se cache
Mêle de rêverie et de solennité !

» D’autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites ;
Ton bois, ma bien-aimée, est à des inconnus.
D’autres femmes viendront, baigneuses indiscrètes,
Troubler le flot sacré qu’ont touché tes pieds nus !

» Quoi donc ! c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes !
Rien ne nous restera de ces coteaux fleuris
Où nous fondions notre être en y mêlant nos flammes !
L’impassible nature a déjà tout repris.

» Oh ! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mûres,
Rameaux chargés de nids, grottes, forêts, buissons,
Est-ce que vous ferez pour d’autres vos murmures ?
Est-ce que vous direz à d’autres vos chansons ?

» Nous vous comprenions tant ! doux, attentifs, austères,
Tous nos échos s’ouvraient si bien à votre voix !
Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
L’oreille aux mots profonds que vous dites parfois !

» Répondez, vallon pur, répondez, solitude,
Ô nature abritée en ce désert si beau,
Lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude
Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau ;

» Est-ce que vous serez à ce point insensible
De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
Et de continuer votre fête paisible,
Et de toujours sourire et de chanter toujours ?

» Est-ce que, nous sentant errer dans vos retraites,
Fantômes reconnus par vos monts et vos bois,
Vous ne nous direz pas de ces choses secrètes
Qu’on dit en revoyant des amis d’autrefois ?

» Est-ce que vous pourrez, sans tristesse et sans plainte,
Voir nos ombres flotter où marchèrent nos pas,
Et la voir m’entraîner, dans une morne étreinte,
Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas ?

» Et s’il est quelque part, dans l’ombre où rien ne veille,
Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
Ne leur irez-vous pas murmurer à l’oreille :
– « Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts ! »

» Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds
Et les cieux azurés et les lacs et les plaines,
Pour y mettre nos cœurs, nos rêves, nos amours ;

» Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme ;
Il plonge dans la nuit l’antre où nous rayonnons ;
Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.

» Eh bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages !
Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.

» Car vous êtes pour nous l’ombre de l’amour même !
Vous êtes l’oasis qu’on rencontre en chemin !
Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
Où nous avons pleuré nous tenant par la main !

» Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.

» Mais toi, rien ne t’efface, Amour ! toi qui nous charmes,
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
Tu nous tiens par la joie et surtout par les larmes ;
Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.

» Dans ces jours où la tête au poids des ans s’incline,
Où l’homme, sans projets, sans but, sans visions,
Sent qu’il n’est déjà plus qu’une tombe en ruine
Où gisent ses vertus et ses illusions ;

» Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur, qu’enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,

» Comme quelqu’un qui cherche en tenant une lampe,
Loin des objets réels, loin du monde rieur,
Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
Jusqu’au fond désolé du gouffre intérieur ;

» Et là, dans cette nuit qu’aucun rayon n’étoile,
L’âme, en un repli sombre où tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile… –
C’est toi qui dors dans l’ombre, ô sacré souvenir ! »

Octobre 183…

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un visage en haut à droite, un autre en diagonale ainsi qu'un lézard stylisé (ou un dinosaure) et de la dentelle avec, en bas à gauche, le mot « DENTELLES ».

Le passereau, la huppe et la bergeronnette…

Le passereau, la huppe et la bergeronnette… – Les références

Océan ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 1066.

Le passereau, la huppe et la bergeronnette… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le passereau, la huppe et la bergeronnette…, un poème du recueil Océan, œuvre posthume de Victor Hugo.

Le passereau, la huppe et la bergeronnette…


Le passereau, la huppe et la bergeronnette… – Le texte


Le passereau, la huppe et la bergeronnette
Discutaient, entre oiseaux on jase, on est honnête,
Mais on est susceptible, et quelquefois les becs
Font comme les troyens ennuyés par les grecs ;
On se chamaille ; ainsi les bons rapports s’altèrent ;
Les trois oiseaux ayant discuté, disputèrent ;
C’est la pente ; on descend par cet escalier-là ;
On s’aima dans l’Éden, puis on se querella ;
Sitôt que la discorde amère fait un signe,
Le sage à ne plus être sage se résigne.

Les oiseaux sont un peu des hommes et des femmes.
Et nous, n’avons-nous pas des ailes dans nos âmes ?

Vers 1880 ?

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un paysage au crépuscule du jour et de l'été : Quatre arbres se dressent sur la ligne d'horizon.

V. Voici que la saison décline…

Voici que la saison décline – Les références

Dernière Gerbe ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 816.

Voici que la saison décline – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Voici que la saison décline, un poème du recueil posthume Dernière Gerbe, de Victor Hugo.

Voici que la saison décline


Voici que la saison décline – Le texte

V


Voici que la saison décline,
L’ombre grandit, l’azur décroît,
Le vent fraîchit sur la colline,
L’oiseau frissonne, l’herbe a froid.

Août contre septembre lutte ;
L’océan n’a plus d’alcyon ;
Chaque jour perd une minute,
Chaque aurore pleure un rayon.

La mouche, comme prise au piège,
Est immobile à mon plafond ;
Et comme un blanc flocon de neige,
Petit à petit, l’été fond.

[Carnet 1861]

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un visage vu de face et de côté, comme saisi aux rayons X.

L. Aubin – Le Passant – La Passante

Aubin – Les références

Les Années funestes ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 779.

Aubin – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Aubin, un poème des Années funestes, de Victor Hugo.

Aubin


Aubin – Le texte

Aubin
Le Passant – La Passante

I

— Quel âge as-tu ? — Seize ans. — De quel pays es-tu ?
— D’Aubin. — N’est-ce pas là, dis-moi, qu’on s’est battu ?
— On ne s’est pas battu, l’on a tué. — La mine
Prospérait. Quel était son produit ? — La famine.
— Oui, je sais, le mineur vit sous terre, et n’a rien.
Avec la nuit de plus, il est galérien.
Mais toi, faisais-tu donc ce travail, jeune fille ?
— Avec tout mon village et toute ma famille,
Oui. Pour chaque hottée on me donnait un sou.
Mon grand-père était mort, tué du feu grisou.
Mon petit frère était boiteux d’un coup de pierre.
Nous étions tous mineurs, lui, mon père, ma mère,
Moi. L’ouvrage était dur, le chef n’était pas bon.
Comme on manquait de pain, on mâchait du charbon.
Aussi, vous le voyez, monsieur, je suis très maigre ;
Ce qui me fait du tort. – Le mineur, c’est le nègre.
Hélas, oui ! — Dans la mine on descend, on descend.
On travaille à genoux dans le puits. C’est glissant.
Il pleut, quoiqu’on n’ait pas de ciel. On est sous l’arche
D’un caveau bas, et tant qu’on peut marcher, on marche ;
Après on rampe ; on est dans une eau noire ; il faut
Étayer le plafond, s’il a quelque défaut ;
La mort fait un grand bruit quand tout à coup elle entre ;
C’est comme le tonnerre. On se couche à plat ventre.
Ceux qui ne sont pas morts se relèvent. Pas d’air.
Chaque sape est un trou dont un homme est le ver.
Quand la veine est en long, c’est bien ; quand elle est droite,
Alors la tâche est rude et la sape est étroite :
On sue, on gèle, on tousse ; on a chaud, on a froid.
On n’est pas sûr si c’est vivant tout ce qu’on voit.
Sitôt qu’on est sous terre on devient des fantômes.
— Les pauvres paysans qui vivent sous les chaumes
Respirent du moins l’air des cieux. — On étouffait.
— Pourquoi ne pas vous plaindre aussi ? — Nous l’avons fait.
Nous avons demandé, ne croyant pas déplaire,
Un peu moins de travail, un peu plus de salaire.
— Et l’on vous a donné, quoi ? — Des coups de fusil.
— Je m’en souviens, le maître a froncé le sourcil.
— Mon père est mort frappé d’une balle. — Et ta mère ?
— Folle. — Et tu n’as plus rien ? — Si. J’ai mon petit frère.
Il est infirme, il faut qu’il vive, de façon
Que j’ai mendié, mais on m’a mise en prison.
Je ne sais pas les lois, mais on me les applique.
— Que fais-tu donc alors ? — Je suis fille publique.

*

Reposons nos regards sur d’autres femmes.

Dieu

A mis toute la paix d’en-haut dans ce beau lieu ;
C’est un palais et c’est un éden. Faste et joie.
Le rubis sur les seins, l’aube au ciel, tout rougeoie,
Tout est pourpre et splendeur, lumière et volupté.
Roses et femmes sont ouvertes, c’est l’été ;
Et l’on voit dans les fleurs et l’on voit dans les âmes.
César rêve, entouré de parfums et de flammes.
Le soir, on fait errer des orchestres sur l’eau ;
Diane en marbre avec la lune en son halo
Mêlent leur regard chaste à la tiède soirée ;
L’eau par les coups de rame est mollement moirée ;
La voix du rossignol, la flûte de Tulou,
Alternent, et l’on chante un refrain andalou,
L’air se tait, toute l’ombre écoute la fanfare,
Et le daim qui buvait au lac sombre, s’effare.

H. H. Xbre.

II

Soit. Entre ce deuil morne et ce joyeux azur,
La différence est grande. Oui. Mais es-tu bien sûr,
Dis, que ce ne soit pas au fond le même abîme ?
Et que, dans cette cour qui croit être une cime,
Parmi ces femmes, chœur de déesses, beautés
Qui, mêlant aux rayons de César leurs clartés,
Visibles à travers de majestueux voiles,
Enferment ce soleil dans leur cercle d’étoiles,
Parmi ces déités, reines au front charmant,
Qui semblent faites d’aube et d’éblouissement,
Puisant à pleines mains dans l’or, dans la fortune,
Dans la toute-puissance, il n’en est pas plus d’une
Qui, toute rayonnante en ce royal palais,
Si tu l’interrogeais et si tu lui parlais,
Sous ton œil froid chassant toute pensée oblique,
Répondrait, elle aussi : Je suis fille publique.

H. H. 10 décembre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage tourmenté d'un homme barbu.

[IX]. Une autre voix

[IX]. Une autre voix – Les références

DieuVoix I à XIII ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 608.

Une autre voix – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Une autre voix, un poème du recueil Dieu, de Victor Hugo.

Une autre voix


[IX]. Une autre voix – Le texte

[IX] – Une autre voix


Te figures-tu donc être, par aventure,
Autre chose qu’un point dans l’aveugle nature ?
Toi, l’homme, cendre et chair, te persuades-tu
Que d’une fonction l’ombre t’a revêtu ?
Quel droit te crois-tu donc à chercher, à poursuivre,
À saisir ce qui peut exister, durer, vivre,
À surprendre, à connaître, à savoir, toi qui n’es
Qu’une larve, et qui meurs aussitôt que tu nais ?
J’admire ton néant inouï s’il suppose
Qu’il est par l’absolu compté pour quelque chose !
Quelle idée, ô songeur du songe humanité,
As-tu de ton cerveau pour croire, en vérité,
Qu’il peut prendre ou laisser une empreinte à l’abîme ?
Ta pensée est abjecte, étroite, folle, infime ;
L’homme est de la fumée obscure qui descend.
T’imagines-tu donc laisser trace, ô passant ?
Rêves-tu l’absolu comme ton fleuve Seine
Coulant entre les quais de ta ville malsaine,
Recueillant les égouts de toutes tes maisons,
Doctrines, volontés, illusions, raisons,
Ayant dans son courant, si quelqu’un te réclame,
Quelque pont de Saint-Cloud où l’on repêche l’âme ?
Crois-tu que cette eau vaste et sourde, Immensité,
Ne t’enveloppe pas d’oubli, de cécité,
De silence, et sanglote à ta chute, et soit triste ?
Crois-tu que ta chimère en ce gouffre persiste,
Qu’elle y garde sa forme, espoir, rêve, action ;
Et qu’on retrouve, après ta disparition,
Quelque chose de toi, ton cadavre ou ton ombre,
Aux noirs filets flottants de l’éternité sombre ?

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pégase en furie s'élevant vers le firmament.

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – Strophe cinquième

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – Les références

La Fin de SatanLivre premier : Le Glaive ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 33.

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut, un poème de La Fin de Satan, de Victor Hugo.

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut


La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut – Le texte

Strophe cinquième

La Trappe d’en bas et la Trappe d’en haut

1

L’infini se laissait pousser comme une porte ;
Et tout le premier jour se passa de la sorte ;
Et les aigles montaient.

Or Nemrod, sans le voir,

Sentit, au souffle obscur qui se répand le soir,
Que la nuit froide allait ouvrir sa pâle crypte ;
Les mains sur les genoux comme l’Hermès d’Égypte,
Il dit au noir : — Hibou que ma droite soutient,
Vois comment est la terre et ce qu’elle devient. —
L’eunuque ouvrit la trappe en bas, et dit : — La terre,
Tachée et jaune ainsi qu’une peau de panthère,
Emplit l’immensité ; dans l’espace changeant
Les fleuves sont épars comme des fils d’argent ;
Notre ombre noire court sur les collines vertes ;
De vos ennemis morts les plaines sont couvertes
Comme d’épis fauchés au temps de la moisson ;
Les villes sont en flamme autour de l’horizon ;
Ô Roi, vous êtes grand. Malheur à qui vous brave !
— Approchons-nous du ciel, dit Nemrod ? — et l’esclave
Ouvrit la trappe haute et dit : — Le ciel est bleu.

2

Et les aigles montaient.

L’espace sans milieu

Ne leur résistait pas et cédait à leurs ailes ;
L’ombre, où les soleils sont comme des étincelles,
Laissait passer ce char plein d’un sombre projet.
Lorsque l’eunuque avait faim ou soif, il mangeait ;
Et Nemrod regardait, muet, cette chair noire
Prendre un pain et manger, percer une outre et boire ;
Le chasseur infernal qui se croyait divin
Songeait, et, dédaignant le maïs et le vin,
Il buvait et mangeait, cet homme de désastres,
L’orgueil d’être traîné par les aigles aux astres.
Sans dire un mot, sans faire un geste, il attendit,
Rêveur, une semaine entière, puis il dit :
— Vois comment est la terre. — Et l’eunuque difforme
Dit : — La terre apparaît comme une sphère énorme
Et pâle, et les vapeurs, à travers leurs réseaux,
Laissent voir par moments les plaines et les eaux. —
Nemrod dit : — Et le ciel ? — Zaïm reprit : — Roi sombre,
Le ciel est bleu. —

3

Le vent soufflait en bas dans l’ombre.

Et les aigles montaient.

Et Nemrod attendit

Un mois ; montant toujours ; puis il cria : — Maudit,
Regarde en bas et vois ce que devient la terre. —
Zaïm dit : — Roi, sous qui la foudre doit se taire,
La terre est un point noir et semble un grain de mil. —
Et Nemrod fut joyeux. — Nous approchons, dit-il.
Vois ! regarde le ciel maintenant. Il doit être
Plus près. — Zaïm leva la trappe et dit : — Ô maître,
Le ciel est bleu. —

4

Le vent triste soufflait en bas ;

Et les aigles montaient.

L’archer des noirs combats

Attendit, sans qu’un souffle échappât à son âme,
Un an, montant toujours, puis : — Chien que hait la femme,
Cria-t-il ! Vois ! La terre a-t-elle encor décru ?
L’eunuque répondit : — La terre a disparu.
Roi, l’on ne voit plus rien dans la profondeur sombre.
Nemrod dit : — Que m’importe une terre qui sombre !
Vois comment est le ciel. Approchons-nous un peu ?
Regarde. — Et Zaïm dit : — Ô roi, le ciel est bleu.

5

Le vent soufflait en bas.

Tournant son cou rapide,

Un aigle alors cria : — J’ai faim, homme stupide ! —
Et Nemrod leur donna l’eunuque à dévorer.

Les aigles montaient.

Rien ne venait murmurer

Autour de la machine en sa course effrénée.
Nemrod, montant toujours, attendit une année,
Dans l’ombre, et le géant, durant ce noir chemin,
Compta les douze mois sur les doigts de sa main ;
Quand l’an fut révolu, le sinistre satrape
Resté seul, n’ayant plus l’eunuque, ouvrit la trappe
Que le soleil dora d’une lueur de feu ;
Et regarda le ciel, et le ciel était bleu.

6

Alors, son arc en main, tranquille, l’homme énorme
Sortit hors de la cage et sur la plate-forme
Se dressa tout debout et cria : Me voilà.
Il ne regarda rien en bas ; il contempla,
Pensif, les bras croisés, le ciel toujours le même ;
Puis, calme et sans qu’un pli tremblât sur son front blême,
Il ajusta la flèche à son arc redouté.
Les aigles frissonnants regardaient de côté.
Nemrod éleva l’arc au dessus de sa tête,
Le câble lâché fit le bruit d’une tempête,
Et, comme un éclair meurt quand on ferme les yeux,
L’effrayant javelot disparut dans les cieux.

Et la terre entendit un long coup de tonnerre.

7

Un mois après, la nuit, un pâtre centenaire
Qui rêvait dans la plaine où Caïn prit Abel,
Champ hideux d’où l’on voit le front noir de Babel,
Vit tout à coup tomber des cieux, dans l’ombre étrange,
Quelqu’un de monstrueux qu’il prit pour un archange ;
C’était Nemrod.

8

Couché sur le dos, mort, puni,

Le noir chasseur tournait encor vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée.
Auprès de lui gisait sa flèche retombée.
La pointe, qui s’était enfoncée au ciel bleu,
Était teinte de sang. Avait-il blessé Dieu ?

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un gibet, auquel sont accrochés des pendus, et une croix, sur une colline, sous un ciel de traîne.

II. Les Mangeurs

Les Mangeurs – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireXVII. Le Cercle des tyrans ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 658.
Autre référence : Collection Poésie / Gallimard, La Légende des siècles, XXXIII. Le Cercle des tyrans, p 559.

Les Mangeurs – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les Mangeurs, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Les Mangeurs


Les Mangeurs – Le texte

II
Les Mangeurs


Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin.

Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,
Le vent après le vent, le nombre après le nombre
Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.

Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre ? Ils ont la voix
Que vous avez. Sont-ils malades ? Quelquefois.
Sont-ils forts ? Comme vous. Beaux ? Comme vous. Leur âme ?
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés ? D’une femme.
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui ? Par vous.
Et quelle est leur grandeur ? À peu près votre taille.
Ils ont une servante affreuse, la bataille ;
Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.
Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,
D’être pour les passants chefs, souverains et maîtres,
Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
La suprême parole est dite, et chacun d’eux
Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule ;
Il écrit : ma raison, sur le canon qui roule.
Et quels sont leurs cerveaux ? Étroits. Leurs volontés ?
Énormes. Quelles sont leurs œuvres ? Écoutez.

Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protège,
A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier ;
Il y met la Pologne ; il faut bien châtier
Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
Hélas ! commence au trône et finit au gibet.
Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore ;
Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,
Cet homme plein d’un sombre et périlleux pouvoir,
Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir
Son crucifix jeter l’ombre des guillotines.
Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
Et dit : Je n’en fais pas fusiller davantage,
Étant civilisé ; puis il reprend : Le Tage
Et l’Èbre feront voir que le maître est présent ;
Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang
Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe !
Cet autre est un césar de l’espèce rapace ;
Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
Cela suffit ; il vient ; et que fait-il ? il prend.
Il empoche ; quoi ? tout ; les sacs d’or qu’on lui compte,
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte ;
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille.
Cet autre à son visir a marié sa fille :
Cette fille abusant de son droit à l’enfant,
Met au monde un garçon, ce que la loi défend ;
L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
Puis il se dit : Je suis Bonaparte à peu près ;
Si je songeais au trône et si je m’empourprais ?
Il s’empourpre ; il devient sanglant. C’est un vrai prince.

Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince ;
Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions ;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire ;
La guerre leur en verse ; il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.

Enfin,

Revanche ! les mangeurs sont mangés, ô mystère !

— Comme c’est bon les rois ! disent les vers de terre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une route de terre menant à une grande ville en contrebas.

Tristesse du philosophe

Tristesse du philosophe – Les références

L’ÂneTristesse du philosophe ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1107.

Tristesse du philosophe – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Tristesse du philosophe, un poème du recueil L’Âne, de Victor Hugo.

Tristesse du philosophe


Tristesse du philosophe – Le texte

Tristesse du philosophe


Et l’âne disparut, et Kant resta lugubre.

— Oui ! dit-il, la science est encore insalubre ;
L’esprit marche, baissant la tête et parlant bas ;
Et cette surdité de la bête n’est pas
Si stupide en effet que d’abord elle semble.
Puisqu’aux mains du savoir le flambeau sacré tremble,
La protestation est juste.

Jusqu’au jour

Où la science aura pour but l’immense amour,
Où partout l’homme, aidant la nature asservie,
Fera de la lumière et fera de la vie,
Où les peuples verront les puissants écrivains,
Les songeurs, les penseurs, les poètes divins,
Tous les saints instructeurs, toutes les fières âmes,
Passer devant leurs yeux comme des vols de flammes ;
Où l’on verra, devant le grand, le pur, le beau,
Fuir le dernier despote et le dernier fléau ;
Jusqu’au jour de vertu, de candeur, d’espérance,
Où l’étude pourra s’appeler délivrance,
Où les livres plus clairs refléteront les cieux,
Où tout convergera vers ce point radieux :
— L’esprit humain meilleur, l’âme humaine plus haute,
La terre, éden sacré, digne d’Adam son hôte,
L’homme marchant vers Dieu sans trouble et sans effroi,
La douce liberté cherchant la douce loi,
La fin des attentats, la fin des catastrophes ; —
Oui, jusqu’à ce jour-là, tant que les philosophes,
Prêtres du beau, d’autant plus vils qu’ils sont plus grands,
Seront les courtisans possibles des tyrans ;
Tant qu’ils conseilleront César qui délibère ;
Tant qu’Uranie ira s’attabler chez Tibère ;
Tant que l’astronomie au vol sublime et prompt,
Et la métaphysique, et l’algèbre seront
Des servantes du crime et des filles publiques ;
Tant que Dieu louchera dans leurs regards obliques ;
Tant que la vérité, mère des droits humains,
Ô douleur ! sortira difforme de leurs mains ;
Tant qu’insultant le juste, abjects, creusant sa fosse,
Les scribes salueront la religion fausse,
Le faux pouvoir, Caïphe à qui Néron se joint ;
Tant que l’intelligence, hélas, ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure ;
Tant qu’épris des faux biens que le méchant savoure,
Les froids penseurs prendront l’erreur pour minerai ;
Tant qu’ils ne seront pas les Hercules du vrai,
Acceptant du progrès les gigantesques tâches ;
Tant que les lumineux pourront être les lâches ;
Tant que la science, ange à qui l’Être a parlé,
Infâme, baissera sur son front constellé
Ce capuchon sinistre et noir, l’hypocrisie ;
Tant que de l’air des cours elle sera noircie ;
Tant qu’on admirera ce Bacon effrayant,
Ce monstre fait d’azur et d’infamie, ayant
Le cloaque dans l’âme et dans les yeux l’étoile ;
Tant qu’arrêtant l’esprit qui veut mettre à la voile,
D’abjects vendeurs pourront, sans être foudroyés,
Dire au seuil rayonnant des écoles : Payez !
Tant que le fisc tendra devant l’aube sa toile ;
Tant qu’Isis lèvera pour de l’argent son voile,
Et pour qui n’a pas d’or, pour le pauvre fatal,
Le fermera, Phryné sombre de l’idéal,
Oui, quand même, ô ciel noir, seraient là réunies
Les pléiades des fronts radieux, des génies,
Des Homères aïeux et des Dantes leurs fils,
Oui, contre Athènes, Rome, et Genève, et Memphis,
Et Londre, et toi, Paris, et l’Inde et la Chaldée,
Contre tout le rayon, contre toute l’idée,
Contre les livres pleins de vérités dormant,
Contre l’enseignement, contre le firmament,
Et les esprit sans fin, et les astres sans nombre,
Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une ruine et un petit pont en bord de mer (ou d'un grand fleuve puisqu'on voit l'autre rive) et, sur l'horizon, le disque solaire en partie masqué.

I – Le Dimanche

Le Dimanche – Les références

Religions et ReligionI. Querelles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 971.

Le Dimanche – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le Dimanche, un poème du recueil Religions et Religion, de Victor Hugo.

Le Dimanche


Le Dimanche – Le texte

I
Le Dimanche

— Je n’ai pas entendu le facteur frapper. — Certe !
Votre porte aujourd’hui, monsieur, n’est pas ouverte.
— Ah bah ! — Vous n’aurez pas aujourd’hui de journaux.
— Pourquoi ?

Mary, qui vient d’éteindre ses fourneaux,

Est superbe ; elle a mis sa grande coiffe blanche.

— Ni de lettres. — Pourquoi ? — Parce que c’est dimanche.
— Eh bien ? — On ne lit pas de lettres ce jour-là.
— Pourquoi ? — Parce que Dieu fit le monde. Il parla
Et travailla pendant six jours. — Soit. Que m’importe ?
— Le dimanche on ne peut frapper à votre porte.
— Mais pourquoi ? — C’est le jour où Dieu s’est reposé.

Apprendre au maître, impie et français, l’A B C,
C’est beau ; Mary triomphe, et ne se sent pas d’aise,
Étant bonne chrétienne et servante irlandaise.
On entend bourdonner la cloche dans la tour.

*

Ainsi l’infini va jusqu’au septième jour !
Arrivé là, c’est dit ; l’infini devient morne,
Reste court, et s’arrête épuisé ; c’est sa borne.
Nous appelons cela le dimanche. Il est sûr
Qu’il faut pour faire un ciel bien des rouleaux d’azur,
Qu’un chêne à fabriquer n’est pas un mince arbuste,
Et qu’il faut une échelle étrangement robuste
Et que l’échafaudage ait été bien construit
Pour peindre l’aube à fresque au mur noir de la nuit.
Ainsi ce grand travail qu’on nomme la nature
Ne s’est point terminé sans quelque courbature !
Ainsi le Tout-Puissant a dit : Je n’en puis plus !
Et las, suant, soufflant, ankylosé, perclus,
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échine,
Après avoir créé le monde, et la machine
Des astres pêle-mêle au fond des horizons,
La vie, et l’engrenage énorme des saisons,
La fleur, l’oiseau, la femme, et l’abîme, et la terre,
Dieu s’est laissé tomber dans son fauteuil-Voltaire !