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Sous de lourd nuages noirs qui crèvent au-dessus d'elle, une petite maison abrite de pauvres gens.

III – Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 793.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – LII, p. 756.

Les Pauvres gens – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Les Pauvres gens, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles, de Victor Hugo, enregistré dans son intégralité.
Il est précédé de II. Le crapaud et suivi par IV. Paroles dans l’épreuve, non encore enregistré sur ce site.

Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les dix parties

Vous trouverez ci-dessous, les dix parties, chacune réenregistrée avec le texte en regard.

Les Pauvres gens - I

Les Pauvres gens – I – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie des Pauvres gens – I.

Les Pauvres gens – I


Les Pauvres gens – I – Le texte


Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d’ombre, et l’on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l’encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d’un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s’étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d’âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C’est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d’écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.

Les Pauvres gens - II

Les Pauvres gens – II – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – II


Les Pauvres gens -II – Le texte


L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

Les Pauvres gens - III

Les Pauvres gens – III – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – III


Les Pauvres gens -III – Le texte


Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L’importune, et, parmi les écueils en décombres,
L’Océan l’épouvante, et toutes sortes d’ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l’artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l’énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes,
D’un côté les berceaux et de l’autre les tombes.

Elle songe, elle rêve. – Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l’hiver comme l’été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d’orge.
– Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d’une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan noir
Comme les tourbillons d’étincelles de l’âtre.
C’est l’heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu’illuminent ses yeux,
Et c’est l’heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d’ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement. –
Horreur ! l’homme, dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.

Les Pauvres gens - IV

Les Pauvres gens – IV – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – IV


Les Pauvres gens -IV – Le texte


Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c’est affreux de se dire : « Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! – mon cœur, mon sang, ma chair ! »
Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
À tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Ils n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : « Oh ! rends-nous-les ! »
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d’aide. Ses enfants sont trop petits. – Ô mère !
Tu dis : « S’ils étaient grands ! – leur père est seul ! » Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : « Oh! s’ils étaient petits ! »

Les Pauvres gens - V

Les Pauvres gens – V – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la cinquième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – V


Les Pauvres gens – V – Le texte


Elle prend sa lanterne et sa cape. – C’est l’heure
D’aller voir s’il revient, si la mer est meilleure,
S’il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! – Et la voilà qui part. L’air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l’espace où le flot des ténèbres s’épanche.
Il pleut. Rien n’est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître.
Elle va. L’on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d’humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d’un fleuve.

« Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l’autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va. »

Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
« Malade ! Et ses enfants ! comme c’est mal nourri !
Elle n’en a que deux, mais elle est sans mari. »
Puis, elle frappe encore. « Hé ! voisine ! » elle appelle.
Et la maison se tait toujours. « Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps! »
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d’une pitié suprême,
Morne, tourna dans l’ombre et s’ouvrit d’elle-même.

Les Pauvres gens - VI

Les Pauvres gens – VI – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la sixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VI


Les Pauvres gens – VI – Le texte


Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L’eau tombait du plafond comme des trous d’un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l’air effrayant ;
Un cadavre ; – autrefois, mère joyeuse et forte ; –
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après son long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l’horreur sortait de cette bouche ouverte
D’où l’âme en s’enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu’entend l’éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait froid.

Les Pauvres gens - VII

Les Pauvres gens – VII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la septième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VII


Les Pauvres gens – VII – Le texte


Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d’où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme.
La morte écoute l’ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’œil triste et hagard :
« Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi, de ton regard ? »

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !

Les Pauvres gens - VIII

Les Pauvres gens – VIII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la huitième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VIII


Les Pauvres gens – VIII – Le texte


Qu’est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu’est-ce donc qu’elle emporte ?
Qu’est-ce donc que Jeannie emporte en s’en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D’où vient qu’en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu’est-ce donc qu’elle cache avec un air troublé
Dans l’ombre, sur son lit ? Qu’a-t-elle donc volé ?

Les Pauvres gens - IX

Les Pauvres gens – IX – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la neuvième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – IX


Les Pauvres gens – IX – Le texte


Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s’assit toute pâle ; on eût dit qu’elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu’au loin grondait la mer farouche.

« Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n’avait pas assez de peine ; il faut que j’aille
Lui donner celle-là de plus. – C’est lui ? – Non. Rien.
– J’ai mal fait. – S’il me bat, je dirai : Tu fais bien.
– Est-ce lui ? – Non. – Tant mieux. – La porte bouge comme
Si l’on entrait. – Mais non. – Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j’ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! »
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S’enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N’entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l’onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : « C’est la marine. »

Les Pauvres gens - X

Les Pauvres gens – X – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la dixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – X


Les Pauvres gens – X – Le texte


« C’est toi ! » cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : « Me voici, femme ! »
Et montrait sur son front qu’éclairait l’âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait.
« Je suis volé, dit-il ; la mer c’est la forêt.
– Quel temps a-t-il fait ? – Dur. – Et la pêche ? – Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n’ai rien pris du tout. J’ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J’ai cru que le bateau se couchait, et l’amarre
A cassé. Qu’as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? »
Jeannie eut un frisson dans l’ombre et se troubla.
« – Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l’ordinaire,
J’ai cousu. J’écoutais la mer comme un tonnerre,
J’avais peur. – Oui, l’hiver est dur, mais c’est égal. »
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : « À propos, notre voisine est morte.
C’est hier qu’elle a dû mourir, enfin, n’importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L’un s’appelle Guillaume et l’autre Madeleine ;
L’un qui ne marche pas, l’autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin. »

L’homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
– Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n’est pas ma faute. C’est l’affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C’est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous.
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.

– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!

Un bras est tendu, la main relevée pour empêcher le mal, telle la conscience devant une mauvaise action.

II – La Conscience

La Conscience – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 576 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 30.

La Conscience – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Conscience, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème I. Le sacre de la femme et suivi de III. Puissance égale bonté.

La Conscience

La Conscience – Le texte

II
La Conscience

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’œil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb,
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit : « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux peupliers qui se dressent à l'orée d'un bois ; ils évoquent, dans ce dessin de Victor Hugo, son poème Demain dès l'aube.

XIV – Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne…

Demain, dès l’aube… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 410.

Demain, dès l’aube – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Demain, dès l’aube…, un poème de la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIII. Veni, vidi, vixi et suivi par XV. À Villequier.

Demain, dès l’aube…

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… – Le texte

XIV


Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

3 septembre 1847

Une araignée, sur sa toile tendue, se promène au-dessus d'une ortie - Détail d'un dessin de Victor Hugo.

XXVII – J’aime l’araignée…

J’aime l’araignée… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 366.

J’aime l’araignée… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter J’aime l’araignée…, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVI. Joies du soir et suivi de XXVIII. Le Poëte.

J’aime l’araignée…

J’aime l’araignée… – Le texte

XXVII


J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
Parce qu’on les hait ;
Et que rien n’exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;

Parce qu’elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu’elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;

Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;
O sort ! fatals nœuds !
Parce que l’ortie est une couleuvre,
L’araignée un gueux ;

Parce qu’elles ont l’ombre des abîmes,
Parce qu’on les fuit,
Parce qu’elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit.

Passants, faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! plaignez le mal !

Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie
De les écraser,

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

Juillet 1842

D'un amoncellement de couvertures et d'oreillers émerge le visage blanc d'une femme rousse, tel un petit billet du matin.

XIV – Billet du matin

Billet du matin – Les références

Les contemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 310.

Billet du matin – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Billet du matin, un poème des Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIII. Viens ! — une flûte invisible… et suivi de XV. Paroles dans l’ombre.

Billet du matin

Billet du matin – Le texte

XIV

Si les liens des cœurs ne sont pas des mensonges,
Oh ! dites, vous devez avoir eu de doux songes,
Je n’ai fait que rêver de vous toute la nuit.
Et nous nous aimions tant ! vous me disiez : « Tout fuit,
— Tout s’éteint, tout s’en va; ta seule image reste. »
Nous devions être morts dans ce rêve céleste ;
Il semblait que c’était déjà le paradis.
Oh ! oui, nous étions morts, bien sûr; je vous le dis.
Nous avions tous les deux la forme de nos âmes.
Tout ce que, l’un de l’autre, ici-bas nous aimâmes
Composait notre corps de flamme et de rayons,
Et, naturellement, nous nous reconnaissions.
Il nous apparaissait des visages d’aurore
Qui nous disaient : « C’est moi ! » la lumière sonore
Chantait ; et nous étions des frissons et des voix.
Vous me disiez : « Écoute ! » et je répondais : « Vois ! »
Je disais : « Viens-nous-en dans les profondeurs sombres ;
Vivons ; c’est autrefois que nous étions des ombres. »
Et, mêlant nos appels et nos cris : « Viens ! oh ! viens !
Et moi, je me rappelle, et toi, tu te souviens. »
Éblouis, nous chantions : — C’est nous-mêmes qui sommes
Tout ce qui nous semblait, sur la terre des hommes,
Bon, juste, grand, sublime, ineffable et charmant ;
Nous sommes le regard et le rayonnement ;
Le sourire de l’aube et l’odeur de la rose,
C’est nous ; l’astre est le nid où notre aile se pose ;
Nous avons l’infini pour sphère et pour milieu,
L’éternité pour âge ; et, notre amour, c’est Dieu.

Paris, juin 18..

Face à un horizon tourmenté, de petites maisons veillent. Mes vers fuiraient...

II – Mes vers fuiraient, doux et frêles…

Mes vers fuiraient… – Les références

Les contemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 302.

Mes vers fuiraient… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mes vers fuiraient…, deuxième poème du deuxième livre des Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de I. Premier mai et suivi de III. Le Rouet d’Omphale.

Mes vers fuiraient, doux et frêles…

Mes vers fuiraient… – Le texte

II

Mes vers fuiraient, doux et frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’oiseau.

Ils voleraient, étincelles,
Vers votre foyer qui rit,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’esprit.

Près de vous, purs et fidèles,
Ils accourraient nuit et jour,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’amour.

Paris, mars 18..

Forme d'une île ou d'un rocher sous un voile diaphane sur un fond bleu et dont le regard semble filtrer vers l'infini.

XV – À celle qui est voilée

À celle qui est voilée – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 502.

À celle qui est voilée – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À celle qui est voilée, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. Ô gouffre ! l’âme plonge… et suivi de XVI. Horror.

À celle qui est voilée

À celle qui est voilée – Le texte

XV
À celle qui est voilée


Tu me parles du fond d’un rêve
Comme une âme parle aux vivants.
Comme l’écume de la grève,
Ta robe flotte dans les vents.

Je suis l’algue des flots sans nombre,
Le captif du destin vainqueur ;
Je suis celui que toute l’ombre
Couvre sans éteindre son cœur.

Mon esprit ressemble à cette île,
Et mon sort à cet océan ;
Et je suis l’habitant tranquille
De la foudre et de l’ouragan.

Je suis le proscrit qui se voile,
Qui songe, et chante, loin du bruit,
Avec la chouette et l’étoile,
La sombre chanson de la nuit.

Toi, n’es-tu pas, comme moi-même,
Flambeau dans ce monde âpre et vil,
Âme, c’est-à-dire problème,
Et femme, c’est-à-dire exil ?

Sors du nuage, ombre charmante.
O fantôme, laisse-toi voir !
Sois un phare dans ma tourmente,
Sois un regard dans mon ciel noir !

Cherche-moi parmi les mouettes !
Dresse un rayon sur mon récif,
Et, dans mes profondeurs muettes,
La blancheur de l’ange pensif !

Sois l’aile qui passe et se mêle
Aux grandes vagues en courroux.
Oh, viens ! tu dois être bien belle,
Car ton chant lointain est bien doux ;

Car la nuit engendre l’aurore ;
C’est peut-être une loi des cieux
Que mon noir destin fasse éclore
Ton sourire mystérieux !

Dans ce ténébreux monde où j’erre,
Nous devons nous apercevoir,
Toi, toute faite de lumière,
Moi, tout composé de devoir !

Tu me dis de loin que tu m’aimes,
Et que, la nuit, à l’horizon,
Tu viens voir sur les grèves blêmes
Le spectre blanc de ma maison.

Là, méditant sous le grand dôme,
Près du flot sans trêve agité,
Surprise de trouver l’atome
Ressemblant à l’immensité,

Tu compares, sans me connaître,
L’onde à l’homme, l’ombre au banni,
Ma lampe étoilant ma fenêtre
À l’astre étoilant l’infini !

Parfois, comme au fond d’une tombe,
Je te sens sur mon front fatal,
Bouche de l’Inconnu d’où tombe
Le pur baiser de l’Idéal.

À ton souffle, vers Dieu poussées,
Je sens en moi, douce frayeur,
Frissonner toutes mes pensées,
Feuilles de l’arbre intérieur.

Mais tu ne veux pas qu’on te voie ;
Tu viens et tu fuis tour à tour ;
Tu ne veux pas te nommer joie,
Ayant dit : Je m’appelle amour.

Oh ! fais un pas de plus ! Viens, entre,
Si nul devoir ne le défend ;
Viens voir mon âme dans son antre,
L’esprit lion, le cœur enfant ;

Viens voir le désert où j’habite
Seul sous mon plafond effrayant ;
Sois l’ange chez le cénobite,
Sois la clarté chez le voyant.

Change en perles dans mes décombres
Toutes mes gouttes de sueur !
Viens poser sur mes œuvres sombres
Ton doigt d’où sort une lueur !

Du bord des sinistres ravines
Du rêve et de la vision,
J’entrevois les choses divines… –
Complète l’apparition !

Viens voir le songeur qui s’enflamme
À mesure qu’il se détruit,
Et, de jour en jour, dans son âme
A plus de mort et moins de nuit !

Viens ! viens dans ma brume hagarde,
Où naît la foi, d’où l’esprit sort,
Où confusément je regarde
Les formes obscures du sort.

Tout s’éclaire aux lueurs funèbres ;
Dieu, pour le penseur attristé,
Ouvre toujours dans les ténèbres
De brusques gouffres de clarté.

Avant d’être sur cette terre,
Je sens que jadis j’ai plané ;
J’étais l’archange solitaire,
Et mon malheur, c’est d’être né.

Sur mon âme, qui fut colombe,
Viens, toi qui des cieux as le sceau.
Quelquefois une plume tombe
Sur le cadavre d’un oiseau.

Oui, mon malheur irréparable,
C’est de pendre aux deux éléments,
C’est d’avoir en moi, misérable,
De la fange et des firmaments !

Hélas ! hélas ! c’est d’être un homme ;
C’est de songer que j’étais beau,
D’ignorer comment je me nomme,
D’être un ciel et d’être un tombeau !

C’est d’être un forçat qui promène
Son vil labeur sous le ciel bleu ;
C’est de porter la hotte humaine
Où j’avais vos ailes, mon Dieu !

C’est de traîner de la matière ;
C’est d’être plein, moi, fils du jour,
De la terre du cimetière,
Même quand je m’écrie : Amour !

Marine-Terrace, janvier 1854

Deux formes sombres dressées devant des falaises, telles les deux filles de Victor Hugo dans sa mémoire.

III. Mes deux filles

Mes deux filles – Les références

Les ContemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 259.

Mes deux filles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mes deux filles, un poème du recueil Les Contemplations, Livre premier : Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Le poëte s’en va… et suivi de IV. Le firmament est plein….

Mes deux filles

Mes deux filles – Le texte

III
Mes deux filles

Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L’une pareille au cygne et l’autre à la colombe,
Belles, et toutes deux joyeuses, ô douceur !
Voyez, la grande sœur et la petite sœur
Sont assises au seuil du jardin, et sur elles
Un bouquet d’œillets blancs aux longues tiges frêles,
Dans une urne de marbre agité par le vent,
Se penche, et les regarde, immobile et vivant,
Et frissonne dans l’ombre, et semble, au bord du vase,
Un vol de papillons arrêté dans l’extase.

La Terrasse, près Enghien, juin 1842.

En fonction du poète, ce détail d'un dessin de Victor Hugo, censé représenté les ruines d'un aqueduc, n'est pas loin du Cri de Munch

Fonction du poète

Fonction du poète – Les références

Les Rayons et les ombres ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 921.

Fonction du poète – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Fonction du poète, un poème du recueil Les rayons et les ombres, de Victor Hugo.

Fonction du poète

Fonction du poète – Le texte

Fonction du poète

I

Pourquoi t’exiler, ô poète,
Dans la foule où nous te voyons ?
Que sont pour ton âme inquiète
Les partis, chaos sans rayons ?
Dans leur atmosphère souillée
Meurt ta poésie effeuillée ;
Leur souffle égare ton encens.
Ton cœur, dans leurs luttes serviles,
Est comme ces gazons des villes
Rongés par les pieds des passants.

Dans les brumeuses capitales
N’entends-tu pas avec effroi,
Comme deux puissances fatales,
Se heurter le peuple et le roi ?
De ces haines que tout réveille
À quoi bon emplir ton oreille,
Ô poète, ô maître, ô semeur ?
Tout entier au Dieu que tu nommes,
Ne te mêle pas à ces hommes
Qui vivent dans une rumeur !

Va résonner, âme épurée,
Dans le pacifique concert !
Va t’épanouir, fleur sacrée,
Sous les larges cieux du désert !
Ô rêveur, cherche les retraites,
Les abris, les grottes discrètes,
Et l’oubli pour trouver l’amour,
Et le silence, afin d’entendre
La voix d’en haut, sévère et tendre,
Et l’ombre, afin de voir le jour !

Va dans les bois ! va sur les plages !
Compose tes chants inspirés
Avec la chanson des feuillages
Et l’hymne des flots azurés !
Dieu t’attend dans les solitudes ;
Dieu n’est pas dans les multitudes ;
L’homme est petit, ingrat et vain.
Dans les champs tout vibre et soupire.
La nature est la grande lyre,
Le poète est l’archet divin !

Sors de nos tempêtes, ô sage !
Que pour toi l’empire en travail,
Qui fait son périlleux passage
Sans boussole et sans gouvernail,
Soit comme un vaisseau qu’en décembre
Le pêcheur, du fond de sa chambre
Où pendent les filets séchés,
Entend la nuit passer dans l’ombre
Avec un bruit sinistre et sombre
De mâts frissonnants et penchés !

II

– Hélas ! hélas ! dit le poète,
J’ai l’amour des eaux et des bois ;
Ma meilleure pensée est faite
De ce que murmure leur voix.
La création est sans haine.
Là, point d’obstacle et point de chaîne.
Les prés, les monts, sont bienfaisants ;
Les soleils m’expliquent les roses ;
Dans la sérénité des choses
Mon âme rayonne en tous sens.

Je vous aime, ô sainte nature !
Je voudrais m’absorber en vous ;
Mais, dans ce siècle d’aventure,
Chacun, hélas ! se doit à tous.
Toute pensée est une force.
Dieu fit la sève pour l’écorce,
Pour l’oiseau les rameaux fleuris,
Le ruisseau pour l’herbe des plaines,
Pour les bouches, les coupes pleines,
Et le penseur pour les esprits !

Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s’en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !

Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies ;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir !

Il voit, quand les peuples végètent !
Ses rêves, toujours pleins d’amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu’importe ? il pense.
Plus d’une âme inscrit en silence
Ce que la foule n’entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !

Foule qui répands sur nos rêves
Le doute et l’ironie à flots,
Comme l’océan sur les grèves
Répand son râle et ses sanglots,
L’idée auguste qui t’égaie
À cette heure encore bégaie ;
Mais de la vie elle a le sceau !
Ève contient la race humaine,
Un œuf l’aiglon, un gland le chêne !
Une utopie est un berceau !

De ce berceau, quand viendra l’heure,
Vous verrez sortir, éblouis,
Une société meilleure
Pour des cœurs mieux épanouis,
Le devoir que le droit enfante,
L’ordre saint, la foi triomphante,
Et les mœurs, ce groupe mouvant
Qui toujours, joyeux ou morose,
Sur ses pas sème quelque chose
Que la loi récolte en rêvant !

Mais, pour couver ces puissants germes,
Il faut tous les cœurs inspirés,
Tous les cœurs purs, tous les cœurs fermes,
De rayons divins pénétrés.
Sans matelots la nef chavire ;
Et, comme aux deux flancs d’un navire,
Il faut que Dieu, de tous compris,
Pour fendre la foule insensée,
Aux deux côtés de sa pensée
Fasse ramer de grands esprits !

Loin de vous, saintes théories,
Codes promis à l’avenir,
Ce rhéteur aux lèvres flétries,
Sans espoir et sans souvenir,
Qui jadis suivait votre étoile,
Mais qui, depuis, jetant le voile
Où s’abrite l’illusion,
A laissé violer son âme
Par tout ce qu’ont de plus infâme
L’avarice et l’ambition !

Géant d’orgueil à l’âme naine,
Dissipateur du vrai trésor,
Qui, repu de science humaine,
A voulu se repaître d’or,
Et, portant des valets au maître
Son faux sourire d’ancien prêtre
Qui vendit sa divinité,
S’enivre, à l’heure où d’autres pensent,
Dans cette orgie impure où dansent
Les abus au rire effronté !

Loin ces scribes au cœur sordide,
Qui dans l’ombre ont dit sans effroi
À la corruption splendide :
Courtisane, caresse-moi !
Et qui parfois, dans leur ivresse,
Du temple où rêva leur jeunesse
Osent reprendre les chemins,
Et, leurs faces encor fardées,
Approcher les chastes idées,
L’odeur de la débauche aux mains !

Loin ces docteurs dont se défie
Le sage, sévère à regret !
Qui font de la philosophie
Une échoppe à leur intérêt !
Marchands vils qu’une église abrite !
Qu’on voit, noire engeance hypocrite,
De sacs d’or gonfler leur manteau,
Troubler le prêtre qui contemple,
Et sur les colonnes du temple
Clouer leur immonde écriteau !

Loin de vous ces jeunes infâmes
Dont les jours, comptés par la nuit,
Se passent à flétrir des femmes
Que la faim aux antres conduit !
Lâches à qui, dans leur délire,
Une voix secrète doit dire :
Cette femme que l’or salit,
Que souille l’orgie où tu tombes,
N’eut qu’à choisir entre deux tombes :
La morgue hideuse ou ton lit !

Loin de vous les vaines colères
Qui s’agitent au carrefour !
Loin de vous ces chats populaires
Qui seront tigres quelque jour !
Les flatteurs de peuple ou de trône !
L’égoïste qui de sa zone
Se fait le centre et le milieu !
Et tous ceux qui, tisons sans flamme,
N’ont pas dans leur poitrine une âme,
Et n’ont pas dans leur âme un Dieu !

Si nous n’avions que de tels hommes,
Juste Dieu ! comme avec douleur
Le poète au siècle où nous sommes
Irait criant : Malheur ! malheur !
On le verrait voiler sa face ;
Et, pleurant le jour qui s’efface,
Debout au seuil de sa maison,
Devant la nuit prête à descendre,
Sinistre, jeter de la cendre
Aux quatre points de l’horizon !

Tels que l’autour dans les nuées,
On entendrait rire, vainqueurs,
Les noirs poètes des huées,
Les Aristophanes moqueurs.
Pour flétrir nos hontes sans nombre,
Pétrone, réveillé dans l’ombre,
Saisirait son stylet romain.
Autour de notre infâme époque
L’iambe boiteux d’Archiloque
Bondirait, le fouet à la main !

Mais Dieu jamais ne se retire !
Non ! jamais, par les monts caché,
Ce soleil, vers qui tout aspire,
Ne s’est complètement couché !
Toujours, pour les mornes vallées,
Pour les âmes d’ombre aveuglées,
Pour les cœurs que l’orgueil corrompt,
Il laisse au-dessus de l’abîme,
Quelques rayons sur une cime,
Quelques vérités sur un front !

Courage donc ! esprits, pensées,
Cerveaux d’anxiétés rongés,
Cœurs malades, âmes blessées,
Vous qui priez, vous qui songez !

Ô générations ! courage !
Vous qui venez comme à regret,
Avec le bruit que fait l’orage
Dans les arbres de la forêt !

Douteurs errant sans but ni trêve,
Qui croyez, étendant la main,
Voir les formes de votre rêve
Dans les ténèbres du chemin !

Philosophes dont l’esprit souffre,
Et qui, pleins d’un effroi divin,
Vous cramponnez au bord du gouffre,
Pendus aux ronces du ravin !

Naufragés de tous les systèmes,
Qui de ce flot triste et vainqueur
Sortez tremblants, et de vous-mêmes
N’avez sauvé que votre cœur !

Sages qui voyez l’aube éclore
Tous les matins parmi les fleurs,
Et qui revenez de l’aurore,
Trempés de célestes lueurs !

Lutteurs qui pour laver vos membres
Avant le jour êtes debout !
Rêveurs qui rêvez dans vos chambres,
L’œil perdu dans l’ombre de tout !

Vous, hommes de persévérance,
Qui voulez toujours le bonheur,
Et tenez encor l’espérance,
Ce pan du manteau du Seigneur !

Chercheurs qu’une lampe accompagne !
Pasteurs armés de l’aiguillon !
Courage à tous sur la montagne !
Courage à tous dans le vallon !

Pourvu que chacun de vous suive
Un sentier ou bien un sillon ;
Que, flot sombre, il ait Dieu pour rive,
Et, nuage, pour aquilon ;

Pourvu qu’il ait sa foi qu’il garde,
Et qu’en sa joie ou sa douleur
Parfois doucement il regarde
Un enfant, un astre, une fleur ;

Pourvu qu’il sente, esclave ou libre,
Tenant à tout par un côté,
Vibrer en lui par quelque fibre
L’universelle humanité ;

Courage ! – Dans l’ombre et l’écume
Le but apparaîtra bientôt !
Le genre humain dans une brume,
C’est l’énigme et non pas le mot !

Assez de nuit et de tempête
A passé sur vos fronts penchés.
Levez les yeux ! levez la tête !
La lumière est là-haut ! marchez !

Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé !
Des temps futurs perçant les ombres
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots !

C’est lui qui, malgré les épines,
L’envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l’avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l’éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l’âme
D’une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et déserts, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous d’en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l’étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Avril 1839