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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une vague qui s'abat dans une gerbe d'écume au-dessus de ces mots tracés de la main du poète : "Hugo MA DESTINÉE".

III. Écrit en 1846

Écrit en 1846 – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 423.

Écrit en 1846 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit en 1846, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Vous pouvez aussi écouter Écrit en 1855, post-scriptum après neuf ans. Il est présenté à la suite de Écrit en 1846.
Ces deux poèmes sont précédés de II. Au fils d’un poëte et suivis de IV. La source tombait du rocher….

Écrit en 1846


Écrit en 1846 – Le texte

II
Écrit en 1846

« … Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, je crois. J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII… Dès 1827, dans votre ode dite À la colonne, vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez la légitimité ; la faction libérale battait des mains à votre apostasie. J’en gémissais… Vous êtes aujourd’hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d’anarchiste sur les affaires de Gallicie est plus digne du tréteau d’une Convention que de la tribune d’une Chambre des pairs. Vous en êtes à la Carmagnole… Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc votre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait ? où allez-vous ?… »

(Le marquis de C. d’E. — Lettre à Victor Hugo. Paris, 1846.)

I

Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez ma mère.
Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ;
Vous m’apportiez toujours quelque bonbon exquis ;
Et nous étions cousins quand on était marquis.
Vous étiez vieux, j’étais enfant ; contre vos jambes
Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes
En l’honneur de Coblentz et des rois, vous contiez
Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,
D’ogres, de jacobins, authentique et formelle,
Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,
Et que je dévorais de fort bon appétit
Quand j’étais royaliste et quand j’étais petit.

J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme.
Quand, plein d’illusions, crédule, simple, en somme,
Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéal ouverts,
Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,
Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,
Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ;
Mais vous disiez : Pas mal ! bien ! C’est quelqu’un qui naît !
Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent ma mère
Vous disait : « Bonjour. » Aube ! avril ! joie éphémère !
Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ?
Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,
Ô baisers d’une mère ! Aujourd’hui, mon front sombre,
Le même front est là, pensif, avec de l’ombre,
Et les baisers de moins et les rides de plus !

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux et reflux,
Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme assez nette ;
Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,
Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,
Bien supporté le chaud et le froid du destin.
Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,
Mais Diderot était digne du pilori.
Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry,
Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des manants qu’on abat
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,
Vous portiez votre épée en quart de civadière ;
La poudre blanchissait votre dos de velours ;
Vous marchiez sur le peuple à pas légers — et lourds.

Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vous blesse,
Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,
Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,
Avec la royauté des querelles d’amants ;
Brouilles, roucoulements ; Bérénice avec Tite.
La Révolution vous plut toute petite ;
Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand ;
Le monstre vous sembla d’abord fort transparent,
Et vous l’aviez tenu sur les fonds de baptême.
Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t’aime !
Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,
Vous ne saviez pas trop au fond ce que c’était ;
Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette
Fit à Léviathan sa première layette.
Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.
Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.
Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,
Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,
Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,
Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre des tombeaux,
Sortant, tout effaré de son antique opprobre,
Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,
Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers,
Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

Car vous étiez de ceux qui, d’abord, ne comprirent
Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ;
Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ;
Qui, dans l’amas plaintif des siècles rugissants
Et des hommes hagards, ne voyaient qu’une meute ;
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l’émeute,
Donnaient à deviner l’énigme du salon,
Et qui, quand le ciel noir s’emplissait d’aquilon,
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable,
La Révolution se dressait formidable,
Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler l’obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.

Vous nous disiez : « Quel deuil ! Les gueux, les mécontents,
« Ont fait rage ; on n’a pas su s’arrêter à temps.
« Une transaction eût tout sauvé peut-être.
« Ne peut-on être libre et le roi rester maître ?
« Le peuple conservant le trône eût été grand. »
Puis vous deveniez triste et morne ; et, murmurant :
« Les plus sages n’ont pu sauver ce bon vieux trône.
« Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone,
« Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! »
Vous pleuriez. — Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir,
Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes,
La loi qui nous froissa, l’abus dont nous rougîmes,
Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation,
Chausser de royauté la Révolution ?
La patte du lion creva cette pantoufle !

II

Puis vous m’avez perdu de vue ; un vent qui souffle
Disperse nos destins, nos jours, notre raison,
Nos cœurs, aux quatre coins du livide horizon ;
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se greffe à la première ;
Toujours la même tige avec une autre fleur.
J’ai connu le combat, le labeur, la douleur,
Les faux amis, ces nœuds qui deviennent couleuvres ;
J’ai porté deuils sur deuils ; j’ai mis œuvres sur œuvres ;
Vous ayant oublié, je ne le cache pas,
Marquis ; soudain j’entends dans ma maison un pas,
C’est le vôtre, et j’entends une voix, c’est la vôtre,
Qui m’appelle apostat, moi qui me crus apôtre !
Oui, c’est bien vous ; ayant peur jusqu’à la fureur,
Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur,
Haranguant à mi-corps dans l’hydre qui l’avale.
L’âge ayant entre nous conservé l’intervalle
Qui fait que l’homme reste enfant pour le vieillard,
Ne me voyant d’ailleurs qu’à travers un brouillard,
Vous criez, l’œil hagard et vous fâchant tout rouge :
« Ah çà ! qu’est-ce que c’est que ce brigand ? Il bouge ! »
Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux,
Et vous me rappelez ma mère, furieux.
— Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie ! —
Et, vous exclamant : « Honte ! anarchie ! infamie !
« Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi ! »
Me demandant comment, me demandant pourquoi,
Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre,
Citant Lambesc, Marat, Charette et Robespierre,
Vous me dites d’un ton qui n’a plus rien d’urbain :
« Ce gueux est libéral ! ce monstre est jacobin !
« Sa voix à des chansons de carrefour s’éraille.
« Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ?
« Où vas-tu ? d’où viens-tu ? qui te rends si hardi ?
« Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tu fait ? »

J’ai grandi.

Quoi ! parce que je suis né dans un groupe d’hommes
Qui ne voyaient qu’enfers, Gomorrhes et Sodomes,
Hors des anciennes mœurs et des antiques fois ;
Quoi ! parce que ma mère, en Vendée, autrefois,
Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres ;
Parce qu’enfant sorti de l’ombre des ancêtres,
Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ont appris,
Qu’oiseau dans le passé comme en un filet pris,
Avant de m’échapper à travers le bocage,
J’ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ;
Parce que j’ai pleuré, — j’en pleure encor, qui sait ? —
Sur ce pauvre petit nommé Louis dix-sept ;
Parce qu’adolescent, âme à faux jour guidée,
J’ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ;
Parce que j’ai loué l’héroïsme breton,
Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton,
Que les grands paysans m’ont caché les grands hommes,
Et que j’ai fort mal lu, d’abord, l’ère où nous sommes ;
Parce que j’ai vagi des chants de royauté,
Suis-je à toujours rivé dans l’imbécillité ?
Dois-je crier : Arrière ! à mon siècle ; — à l’idée :
Non ! — à la vérité : Va-t’en, dévergondée ! —
L’arbre doit-il pour moi n’être qu’un goupillon ?
Au sein de la nature, immense tourbillon,
Dois-je vivre, portant l’ignorance en écharpe,
Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe ?
Dois-je exister sans être et regarder sans voir ?
Et faut-il qu’à jamais pour moi, quand vient le soir,
Au lieu de s’étoiler, le ciel se fleurdelyse ?

III

Car le roi masque Dieu même dans son église,
L’azur.

IV

Écoutez-moi. J’ai vécu ; j’ai songé.

La vie en larmes m’a doucement corrigé.
Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes
Ma pensée et ma tête en vos rêves confites.
Hélas ! j’étais la roue et vous étiez l’essieu.
Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu,
Sur toutes les clartés que la raison nous donne,
Par vous, par vos pareils, — et je vous le pardonne,
Marquis, — j’avais été tout de travers placé.
J’étais en porte-à-faux, je me suis redressé.
La pensée est le droit sévère de la vie.
Dieu prend par la main l’homme enfant, et le convie
À la classe qu’au fond des champs, au sein des bois,
Il fait dans l’ombre à tous les êtres à la fois.
J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de mes odes imberbes
Sont d’eux-même en marchant tombés derrière moi.
La nature devient ma joie et mon effroi ;
Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m’échappais et j’apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe énorme : l’univers.
Oui, j’allais feuilleter les champs tout grands ouverts ;
Tout enfant, j’essayais d’épeler cette bible
Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible ;
Livre écrit dans l’azur, sur l’onde et le chemin,
Avec la fleur, le vent, l’étoile, et qu’en sa main
Tient la création au regard de statue ;
Prodigieux poëme où la foudre accentue
La nuit, où l’océan souligne l’infini.
Aux champs, entre les bras du grand chêne béni,
J’étais plus fort, j’étais plus doux, j’étais plus libre ;
Je me mettais avec le monde en équilibre ;
Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui,
Si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui dit Oui ;
Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres
Qu’écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ;
J’ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ;
Et j’ai dit : — Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. —

La nature est un drame avec des personnages ;
J’y vivais : j’écoutais, comme des témoignages,
L’oiseau, le lys, l’eau vive et la nuit qui tombait.
Puis je me suis penché sur l’homme, autre alphabet.

Le mal m’est apparu, puissant, joyeux, robuste,
Triomphant ; je n’avais qu’une soif : être juste ;
Comme on arrête un gueux volant sur le chemin,
Justicier indigné, j’ai pris le cœur humain
Au collet, et j’ai dit : Pourquoi le fiel, l’envie,
La haine ? Et j’ai vidé les poches de la vie.
Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui.
J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire : Il m’a nui !
Le vrai boitant ; l’erreur haute de cent coudées ;
Tous les cailloux jetés à toutes les idées.
Hélas ! j’ai vu la nuit reine, et, de fers chargés,
Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; les préjugés
Sont pareils aux buissons que dans la solitude
On brise pour passer : toute la multitude
Se redresse et vous mord pendant qu’on en courbe un.
Ah ! malheur à l’apôtre et malheur au tribun !
On avait eu bien soin de me cacher l’histoire ;
J’ai lu ; j’ai comparé l’aube avec la nuit noire,
Et les quatrevingt-treize aux Saint-Barthélémy ;
Car ce quatrevingt-treize où vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,
C’est la lueur de sang qui se mêle à l’aurore.
Les Révolutions, qui viennent tout venger,
Font un bien éternel dans leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que la formule
De l’horreur qui pendant vingt règnes s’accumule.
Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs ;
Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l’homme en pleurs,
Tourner le bas-empire avec le moyen-âge,
Du midi dans le nord formidable engrenage ;
Quand l’histoire n’est plus qu’un tas noir de tombeaux,
De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux ;
Quand le pied des méchants règne et courbe la tête
Du pauvre partageant dans l’auge avec la bête ;
Lorsqu’on voit aux deux bouts de l’affreuse Babel
Louis onze et Tristan, Louis quinze et Lebel ;
Quand le harem est prince et l’échafaud ministre ;
Quand toute chair gémit ; quand la lune sinistre
Trouve qu’assez longtemps l’herbe humaine a fléchi,
Et qu’assez d’ossements aux gibets ont blanchi ;
Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte,
Depuis dix-huit cents ans, dans l’ombre qui l’écoute ;
Quand l’ignorance a même aveuglé l’avenir ;
Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir,
L’espérance n’est plus que le tronçon de l’homme ;
Quand partout le supplice à la fois se consomme,
Quand la guerre est partout, quand la haine est partout,
Alors, subitement, un jour, debout, debout !
Les réclamations de l’ombre misérable,
La géante douleur, spectre incommensurable,
Sortent du gouffre ; un cri s’entend sur les hauteurs :
Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs ;
Tout le bagne effrayant des parias se lève ;
Et l’on entend sonner les fouets, les fers, le glaive,
Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement,
Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement !
Dieu dit au peuple : Va ! l’ardent tocsin qui râle
Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale
L’église et son clocher, le Louvre et son beffroi ;
Luther brise le pape et Mirabeau le roi !
Tout est dit. C’est ainsi que les vieux mondes croulent.
Oh ! l’heure vient toujours ! Des flots sourds au loin roulent.
À travers les rumeurs, les cadavres, les deuils,
L’écume, et les sommets qui deviennent écueils,
Les siècles devant eux poussent, désespérées,
Les Révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain.

V

Ce sont les rois qui font les gouffres ; mais la main
Qui sema, ne veut pas accepter la récolte ;
Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte.

Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j’y fasse ?
Le revers du louis dont vous aimez la face,
M’a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j’afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d’immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
Je n’y puis rien. Malgré menins et majordomes,
Je ne crois plus aux rois propriétaires d’hommes ;
N’y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait : « Je me trompais jadis ;
Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,
Mes erreurs d’autrefois me barrer le passage. »
Je ne suis qu’un atome, et je fais comme lui ;
Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, comme aujourd’hui,
Qu’une idée en l’esprit : servir la cause humaine.
La vie est une cour d’assises ; on amène
Les faibles à la barre accouplés aux pervers.
J’ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et pour les misérables ;
Suppliant les heureux et les inexorables,
J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée ;
Et j’ai collé ma bouche à toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges aux cheveux d’or,
Sur la mouche qui meurt, pour qu’elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,
Tendre, et j’ai demandé la grâce universelle ;
Et, comme j’irritais beaucoup de gens ainsi,
Tandis qu’en bas peut-être on me disait : merci,
J’ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L’applaudissement fauve et sombre des huées ;
J’ai réclamé des droits pour la femme et l’enfant ;
J’ai tâché d’éclairer l’homme en le réchauffant ;
J’allais criant : Science ! écriture ! parole !
Je voulais résorber le bagne par l’école ;
Les coupables pour moi n’étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
J’ai vu l’esprit humain libre, et le cœur de l’homme
Esclave ; et j’ai voulu l’affranchir à son tour,
Et j’ai tâché de mettre en liberté l’amour.
Enfin, j’ai fait la guerre à la Grève homicide,
J’ai combattu la mort, comme l’antique Alcide ;
Et me voilà ; marchant toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert. — Encore un mot, marquis,
Puisque nous sommes là causant entre deux portes.
On peut être appelé renégat de deux sortes :
En se faisant païen, en se faisant chrétien.
L’erreur est d’un aimable et galant entretien.
Qu’on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche.
La vérité, si douce aux bons, mais rude et franche,
Quand pour l’or, le pouvoir, la pourpre qu’on revêt,
On la trahit, devient le spectre du chevet.
L’une est la harengère, et l’autre est l’euménide.
Et ne nous fâchons point. Bonjour, Épiménide.

Le passé ne veut pas s’en aller. Il revient
Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,
Use à tout ressaisir ses ongles noirs ; fait rage ;
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage,
Vomit sa vieille nuit, crie : À bas ! crie : À mort !
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.
L’avenir souriant lui dit : Passe, bonhomme.

L’immense renégat d’Hier, marquis, se nomme
Demain ; mai tourne bride et plante là l’hiver ;
Qu’est-ce qu’un papillon ? le déserteur du ver ;
Falstaff se range ? il est l’apostat des ribotes ;
Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieilles bottes ;
Ah ! le doux renégat des haines, c’est l’amour.
À l’heure où, débordant d’incendie et de jour,
Splendide, il s’évada de leurs cachots funèbres,
Le soleil frémissant renia les ténèbres.

Ô marquis peu semblable aux anciens barons loups,
Ô français renégat du celte, embrassons-nous.
Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d’ire.

VI

Rien, au fond de mon cœur, puisqu’il faut le redire,
Non, rien n’a varié ; je suis toujours celui
Qui va droit au devoir, dès que l’honnête a lui,
Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste,
Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.
Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là.
Seulement, un matin, mon esprit s’envola,
Je vis l’espace large et pur qui nous réclame ;
L’horizon a changé, marquis, mais non pas l’âme.
Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi.
L’histoire m’apparut, et je compris la loi
Des générations, cherchant Dieu, portant l’arche,
Et montant l’escalier immense marche à marche.
Je restai le même œil, voyant un autre ciel.
Est-ce ma faute, à moi, si l’azur éternel
Est plus grand et plus bleu qu’un plafond de Versailles ?
Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles
Dans mon cœur frémissant, à ce cri : Liberté !
L’œil de cet homme a plus d’aurore et de clarté,
Tant pis ! prenez-vous-en à l’aube solennelle.
C’est la faute au soleil et non à la prunelle.
Vous dites : Où vas-tu ? Je l’ignore ; et j’y vais.
Quand le chemin est droit, jamais il n’est mauvais.
J’ai devant moi le jour et j’ai la nuit derrière ;
Et cela me suffit ; je brise la barrière.
Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins.
Mon avenir à moi n’est pas un de mes soins.
Les hommes du passé, les combattants de l’ombre,
M’assaillent ; je tiens tête, et sans compter leur nombre,
À ce choc inégal et parfois hasardeux.
Mais Longwood et Goritz [1] m’en sont témoins tous deux,
Jamais je n’outrageai la proscription sainte.
Le malheur, c’est la nuit ; dans cette auguste enceinte,
Les hommes et les cieux paraissent étoilés.
Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sont allés.
Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe,
Mes larmes à l’exil, mes genoux à la tombe ;
J’ai toujours consolé qui s’est évanoui ;
Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui.
Ma mère aussi le sait ! et de plus, avec joie,
Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m’envoie ;
Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai.
Oui, l’homme sur la terre est un ange à l’essai ;
Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère
Sait qu’à présent je vis hors de toute chimère ;
Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts,
Que j’attends les périls, l’épreuve, les revers,
Que je suis toujours prêt, et que je hâte l’heure
De ce grand lendemain : l’humanité meilleure !
Qu’heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur,
Rien de ce but profond ne distraira mon cœur,
Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, ma flamme !
Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme !

Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l’affront,
La conscience en moi ne baissera le front ;
Elle marche, sereine, indestructible et fière ;
Car j’aperçois toujours, conseil lointain, lumière,
À travers mon destin, quel que soit le moment,
Quel que soit le désastre ou l’éblouissement,
Dans le bruit, dans le vent orageux qui m’emporte,
Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mère morte !

Paris, juin 1846.

Écrit en 1855 – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 433.

Écrit en 1855 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit en 1855, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Écrit en 1846 et suivi de IV. La source tombait du rocher….

Écrit en 1855

Écrit en 1855 – Le texte

Écrit en 1846


J’ajoute un post-scriptum après neuf ans. J’écoute ;
Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mort sans doute,
Marquis ; mais d’où je suis on peut parler aux morts.
Ah ! votre cercueil s’ouvre : — Où donc es-tu ? — Dehors.
Comme vous. — Es-tu mort ? — Presque. J’habite l’ombre.
Je suis sur un rocher qu’environne l’eau sombre,
Écueil rongé des flots, de ténèbres chargé,
Où s’assied, ruisselant, le blême naufragé.
— Eh bien, me dites-vous, après ? — La solitude
Autour de moi toujours a la même attitude ;
Je ne vois que l’abîme, et la mer, et les cieux,
Et les nuages noirs qui vont silencieux ;
Mon toit, la nuit, frissonne, et l’ouragan le mêle
Aux souffles effrénés de l’onde et de la grêle ;
Quelqu’un semble clouer un crêpe à l’horizon ;
L’insulte bat de loin le seuil de ma maison ;
Le roc croule sous moi dès que mon pied s’y pose ;
Le vent semble avoir peur de m’approcher, et n’ose
Me dire qu’en baissant la voix et qu’à demi
L’adieu mystérieux que me jette un ami.
La rumeur des vivants s’éteint diminuée.
Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé, nuée !
Sur mes jours devenus fantômes, pâle et seul,
Je regarde tomber l’infini, ce linceul. —
Et vous dites : — Après ? — Sous un mont qui surplombe,
Près des flots, j’ai marqué la place de ma tombe ;
Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu’on entend ;
Tout est horreur et nuit. — Après ? — Je suis content.

Jersey, janvier 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une chouette, ailes déployées, clouée sur une porte (même si on ne voit pas la porte).

XIII. La chouette

La chouette – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 347.

La chouette – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La chouette, un poème du recueil Les Contemplations, du livre Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. Explication et suivi de XIV. À la mère de l’enfant mort.

La chouette


La chouette – Le texte

XIII
La chouette


Une chouette était sur la porte clouée ;
Larve de l’ombre au toit des hommes échouée.
La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts,
Qui remplit tout, et vit, à des degrés divers
Dans la bête sauvage et la bête de somme,
Toujours en dialogue avec l’esprit de l’homme,
Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont
Ses signes, alphabet formidable et profond ;
Et, sombre, ayant pour mots l’oiseau, le ver, l’insecte,
Parle deux langues : l’une, admirable et correcte,
L’autre, obscur bégaîment. L’éléphant aux pieds lourds,
Le lion, ce grand front de l’antre, l’aigle, l’ours,
Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et splendide, le verbe ;
Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.
Or, j’étais là, pensif, bienveillant, presque tendre,
Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre
Ce qu’entre les trois clous où son spectre pendait,
Aux vivants, aux souffrants, au bœuf triste, au baudet,
Disait, hélas ! la pauvre et sinistre chouette,
Du côté noir de l’être informe silhouette.

*

Elle disait :

« Sur son front sombre

Comme la brume se répand !
Il remplit tout le fond de l’ombre.
Comme sa tête morte pend !
De ses yeux coulent ses pensées.
Ses pieds troués, ses mains percées
Bleuissent à l’air glacial.
Oh ! comme il saigne dans le gouffre !
Lui qui faisait le bien, il souffre
Comme moi qui faisait le mal.

« Une lumière à son front tremble.
Et la nuit dit au vent : « Soufflons
« Sur cette flamme ! » et, tous ensemble,
Les ténèbres, les aquilons,
La pluie et l’horreur, froides bouches,
Soufflent, hagards, hideux, farouches,
Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie… —
Tu peux éteindre un incendie,
Mais pas une auréole, ô nuit !

« Cette âme arriva sur la terre,
Qu’assombrit le soir incertain ;
Elle entra dans l’obscur mystère
Que l’ombre appelle son destin ;
Au mensonge, aux forfaits sans nombre,
À tout l’horrible essaim de l’ombre,
Elle livrait de saints combats ;
Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs éternelles
Qui passaient dans la nuit d’en bas.

« Elle allait parmi les ténèbres,
Poursuivant, chassant, dévorant
Les vices, ces taupes funèbres,
Le crime, ce phalène errant ;
Arrachant de leurs trous la haine,
L’orgueil, la fraude qui se traîne,
L’âpre envie, aspic du chemin,
Les vers de terre et les vipères,
Que la nuit cache dans les pierres
Et le mal dans le cœur humain.

« Elle cherchait ces infidèles,
L’Achab, le Nemrod, le Mathan,
Que, dans son temple et sous ses ailes,
Réchauffe le faux dieu Satan,
Les vendeurs cachés sous les porches,
Le brûleur allumant ses torches
Au même feu que l’encensoir,
Et, quand elle l’avait trouvée,
Toute la sinistre couvée
Se hérissait sous l’autel noir.

« Elle allait, délivrant les hommes
De leurs ennemis ténébreux ;
Les hommes, noirs comme nous sommes,
Prirent l’esprit luttant pour eux ;
Puis ils clouèrent, les infâmes,
L’âme qui défendait leurs âmes,
L’être dont l’œil jetait du jour ;
Et leur foule, dans sa démence,
Railla cette chouette immense
De la lumière et de l’amour !

« Race qui frappes et lapides,
Je te plains ! hommes, je vous plains !
Hélas ! je plains vos poings stupides,
D’affreux clous et de marteaux pleins !
Vous persécutez pêle-mêle
Le mal, le bien, la griffe et l’aile,
Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux !
Vous clouez de vos mains mal sûres
Les hiboux au seuil des masures,
Et Christ sur la porte des cieux ! »

Mai 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un corps bleu mangé par les vers... à moins que ce soit une pierre habitée par un corps.

VI. Pleurs dans la nuit

Pleurs dans la nuit – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 474.

Pleurs dans la nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pleurs dans la nuit, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Croire ; mais pas en nous et suivi de VII. Un jour, le morne esprit….

Pleurs dans la nuit


Pleurs dans la nuit – Le texte

VI
Pleurs dans la nuit

I

Je suis l’être incliné qui jette ce qu’il pense ;
Qui demande à la nuit le secret du silence ;
Dont la brume emplit l’œil ;
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,
Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent
Le son creux du cercueil.

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux.

Le doute, fils bâtard de l’aïeule sagesse,
Crie : — À quoi bon ? — devant l’éternelle largesse,
Nous fait tout oublier,
S’offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,
Nous dit : — Es-tu las ? Viens ! — et l’homme dort à l’ombre
De ce mancenillier.

L’effet pleure et sans cesse interroge la cause.
La création semble attendre quelque chose.
L’homme à l’homme est obscur.
Où donc commence l’âme ? où donc finit la vie ?
Nous voudrions, c’est là notre incurable envie,
Voir par-dessus le mur.

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l’être ;
Libres et prisonniers, l’immuable pénètre
Toutes nos volontés ;
Captifs sous le réseau des choses nécessaires,
Nous sentons se lier des fils à nos misères
Dans les immensités.

II

Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible ;
Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,
Qui passe par moment,
À travers l’ombre, espoir des âmes sérieuses,
On entend le trousseau des clefs mystérieuses
Sonner confusément.

La vision de l’être emplit les yeux de l’homme.
Un mariage obscur sans cesse se consomme
De l’ombre avec le jour ;
Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne ?
Nous avons dans le cœur des ténèbres de haine
Et des clartés d’amour.

La création n’a qu’une prunelle trouble.
L’être éternellement montre sa face double,
Mal et bien, glace et feu ;
L’homme sent à la fois, âme pure et chair sombre,
La morsure du ver de terre au fond de l’ombre
Et le baiser de Dieu.

Mais à de certains jours, l’âme est comme une veuve.
Nous entendons gémir les vivants dans l’épreuve.
Nous doutons, nous tremblons,
Pendant que l’aube épand ses lumières sacrées
Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées
Avec les enfants blonds.

Qu’importe la lumière, et l’aurore, et les astres,
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres
Du profond firmament,
Et mai qui nous caresse, et l’enfant qui nous charme,
Si tout n’est qu’un soupir, si tout n’est qu’une larme,
Si tout n’est qu’un moment !

III

Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne,
L’homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne ;
Il expire en créant.
Nous avons la seconde et nous rêvons l’année ;
Et la dimension de notre destinée,
C’est poussière et néant.

L’abîme, où les soleils sont les égaux des mouches,
Nous tient ; nous n’entendons que des sanglots farouches
Ou des rires moqueurs ;
Vers la cible d’en haut qui dans l’azur s’élève,
Nous lançons nos projets, nos vœux, l’espoir, le rêve,
Ces flèches de nos cœurs.

Nous voulons durer, vivre, être éternels. Ô cendre !
Où donc est la fourmi qu’on appelle Alexandre ?
Où donc le ver César ?
En tombant sur nos fronts, la minute nous tue.
Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue,
Comme le bruit d’un char.

Nous montons à l’assaut du temps comme une armée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis,
L’énorme éternité luit, splendide et stagnante ;
Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,
Nous terrasse éblouis !

IV

À l’instant où l’on dit : Vivons ! tout se déchire.
Les pleurs subitement descendent sur le rire.
Tête nue ! à genoux !
Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte.
Ô deuil ! qui passe là ? C’est un cercueil qu’on porte.
À qui le portez-vous ?

Ils le portent à l’ombre, au silence, à la terre ;
Ils le portent au calme obscur, à l’aube austère,
À la brume sans bords,
Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles,
Au serpent inconnu qui lèche les étoiles
Et qui baise les morts !

V

Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être !
Car la plupart d’entre eux n’ont point vu le jour naître ;
Sceptiques et bornés,
La négation morne et la matière hostile,
Flambeaux d’aveuglement, troublent l’âme inutile
De ces infortunés.

Pour eux le ciel ment, l’homme est un songe et croit vivre ;
Ils ont beau feuilleter page à page le livre,
Ils ne comprennent pas ;
Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide,
L’écheveau ténébreux que le doute dévide
Se mêle sous leurs pas.

Pour eux l’âme naufrage avec le corps qui sombre.
Leur rêve a les yeux creux et regarde de l’ombre ;
Rien est le mot du sort ;
Et chacun d’eux, riant de la voûte étoilée,
Porte en son cœur, au lieu de l’espérance ailée,
Une tête de mort.

Sourds à l’hymne des bois, au sombre cri de l’orgue,
Chacun d’eux est un champ plein de cendre, une morgue
Où pendent des lambeaux,
Un cimetière où l’œil des frémissants poëtes
Voit planer l’ironie et toutes ses chouettes,
L’ombre et tous ses corbeaux.

Quand l’astre et le roseau leur disent : Il faut croire ;
Ils disent au jonc vert, à l’astre en sa nuit noire :
Vous êtes insensés !
Quand l’arbre leur murmure à l’oreille : Il existe ;
Ces fous répondent : Non ! et, si le chêne insiste,
Ils lui disent : Assez !

Quelle nuit ! le semeur nié par la semence !
L’univers n’est pour eux qu’une vaste démence,
Sans but et sans milieu ;
Leur âme, en agitant l’immensité profonde,
N’y sent même pas l’être, et dans le grelot monde
N’entend pas sonner Dieu !

VI

Le corbillard franchit le seuil du cimetière.
Le gai matin, qui rit à la nature entière,
Resplendit sur ce deuil ;
Tout être a son mystère où l’on sent l’âme éclore,
Et l’offre à l’infini ; l’astre apporte l’aurore,
Et l’homme le cercueil.

Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche.
Des pierres par endroits percent la terre fraîche,
Et l’on entend le glas ;
Elles semblent s’ouvrir ainsi que des paupières ;
Et le papillon blanc dit : « Qu’ont donc fait ces pierres ? »
Et la fleur dit : « Hélas ! »

VII

Est-ce que par hasard ces pierres sont punies,
Dieu vivant, pour subir de telles agonies ?
Ah ! ce que nous souffrons
N’est rien… — Plus bas que l’arbre en proie aux froides bises,
Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses,
Est-ce que les Nérons,

Après avoir tenu les peuples dans leur serre,
Et crucifié l’homme au noir gibet misère,
Mis le monde en lambeaux,
Souillé l’âme, et changé, sous le vent des désastres,
L’univers en charnier, et fait monter aux astres
La vapeur des tombeaux,

Après avoir passé joyeux dans la victoire,
Dans l’orgueil, et partout imprimé sur l’histoire
Leurs ongles furieux,
Et, monstres qu’entrevoit l’homme en ses léthargies,
Après avoir sur terre été les effigies
Du mal mystérieux,

Après avoir peuplé les prisons élargies,
Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies,
Tant de morts, glaive au flanc,
Tant d’ombre, et de carnage, et d’horreurs inconnues,
Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues
Devant ce bain sanglant !

Après avoir mordu le troupeau que Dieu mène,
Et tourné tour à tour de la torture humaine
L’atroce cabestan,
Et régné sous la pourpre et sous le laticlave,
Et plié six mille ans Adam, le vieil esclave,
Sous le vieux roi Satan,

Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce le pâtre,
Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre,
Caligula, Macrin,
Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes,
Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes
La clameur de l’airain,

Est-ce que Charles neuf, Constantin, Louis onze,
Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze,
Les Cyrus dévorants,
Les Égisthes montrés du doigt par les Électres,
Seraient, dans cette nuit, d’hommes devenus spectres,
Et pierres de tyrans ?

Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes,
Dans l’horreur étouffés, scellés dans les abîmes,
Enviant l’ossement,
Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche,
Entre l’herbe sinistre et le cercueil farouche,
Vivraient affreusement ?

Est-ce que ce seraient des âmes condamnées,
Des maudits qui, pendant des millions d’années,
Seuls avec le remords,
Au lieu de voir, des yeux de l’astre solitaire,
Sortir les rayons d’or, verraient les vers de terre
Sortir des yeux des morts ?

Homme et roche, exister, noir dans l’ombre vivante !
Songer, pétrifié dans sa propre épouvante !
Rêver l’éternité !
Dévorer ses fureurs, confusément rugies !
Être pris, ouragan de crimes et d’orgies,
Dans l’immobilité !

Punition ! problème obscur ! questions sombres !
Quoi ! ce caillou dirait : — J’ai mis Thèbe en décombres !
J’ai vu Suze à genoux !
J’étais Bélus à Tyr ! J’étais Sylla dans Rome ! —
Noire captivité des vieux démons de l’homme !
Ô pierres, qu’êtes-vous ?

Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ?
Glacé du froid profond de la terre lugubre,
Informe et châtié,
Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,
Il pense et se souvient… — Quoi ! ce n’est que Tibère !
Seigneur, ayez pitié !

Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste,
Couvert d’ombre, pendant que le ciel s’ouvre au juste
Qui s’y réfugia,
Jaloux du chien qui jappe et de l’âne qui passe,
Songe et dit : Je suis là ! — Dieu vivant, faites grâce !
Ce n’est que Borgia !

Ô Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables !
Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables !
Ouvrez les soupiraux.
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes.
Père, fermez l’enfer. Juge, au nom des victimes,
Grâce pour les bourreaux !

De toutes parts s’élève un cri : Miséricorde !
Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde,
Lugubres travailleurs,
Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes,
Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes,
Pleurent de ses douleurs ;

Les pâles nations regardent dans le gouffre,
Et ces grands suppliants, pour le tyran qui souffre,
T’implorent, Dieu jaloux ;
L’esclave mis en croix, l’opprimé sur la claie,
Plaint le satrape au fond de l’abîme, et la plaie
Dit : Grâce pour les clous !

Dieu serein, regardez d’un regard salutaire
Ces reclus ténébreux qu’emprisonne la terre
Pleine d’obscurs verrous,
Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres,
Et levez, à la voix des justes en prières,
Ces effrayants écrous.

Père, prenez pitié du monstre et de la roche.
De tous les condamnés que le pardon s’approche !
Jadis, rois des combats,
Ces bandits sur la terre ont fait une tempête ;
Étant montés plus haut dans l’horreur que la bête,
Ils sont tombés plus bas.

Grâce pour eux ! clémence, espoir, pardon, refuge,
Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge !
Le méchant, c’est le fou.
Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevez l’infâme !
Rendez à tous l’azur. Donnez au tigre une âme,
Des ailes au caillou !

Mystère ! obsession de tout esprit qui pense !
Échelle de la peine et de la récompense !
Nuit qui monte en clarté !
Sourire épanoui sur la torture amère !
Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère,
Ou la réalité ?

VIII

La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte,
Et, béante, elle fait frissonner l’herbe verte
Et le buisson jauni ;
Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée,
Et l’âme en voit sortir, ainsi qu’une fumée,
L’ombre de l’infini.

Et les oiseaux de l’air, qui, planant sur les cimes,
Volant sous tous les cieux, comparent les abîmes
Dans les courses qu’ils font,
Songent au noir Vésuve, à l’Océan superbe,
Et disent, en voyant cette fosse dans l’herbe :
Voici le plus profond !

IX

L’âme est partie, on rend le corps à la nature.
La vie a disparu sous cette créature ;
Mort, où sont tes appuis ?
Le voilà hors du temps, de l’espace et du nombre.
On le descend avec une corde dans l’ombre
Comme un seau dans un puits.

Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable ?
Et pourquoi jetez-vous la sonde à l’insondable ?
Qu’y voulez-vous puiser ?
Est-ce l’adieu lointain et doux de ceux qu’on aime ?
Est-ce un regard ? hélas ! est-ce un soupir suprême ?
Est-ce un dernier baiser ?

Qu’y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole ?
Est-ce un frémissement du vide où tout s’envole,
Un bruit, une clarté,
Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire ?
Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire,
Un peu d’éternité ?

Dans ce gouffre où la larve entr’ouvre son œil terne,
Dans cette épouvantable et livide citerne,
Abîme de douleurs,
Dans ce cratère obscur des muettes demeures,
Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d’heures,
Hommes de peu de pleurs ?

Est-ce le secret sombre ? est-ce la froide goutte
Qui, larme du néant, suinte de l’âpre voûte
Sans aube et sans flambeau ?
Est-ce quelque lueur effarée et hagarde ?
Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde
Derrière le tombeau ?

Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. La fosse
Les voit descendre, avec leur âme juste ou fausse,
Leur nom, leurs pas, leur bruit.
Un jour, quand souffleront les célestes haleines,
Dieu seul remontera toutes ces urnes pleines
De l’éternelle nuit.

X

Et la terre, agitant la ronce à sa surface,
Dit : — L’homme est mort ; c’est bien ; que veut-on que j’en fasse ?
Pourquoi me le rend-on ? —
Terre ! fais-en des fleurs ! des lys que l’aube arrose !
De cette bouche aux dents béantes, fais la rose
Entr’ouvrant son bouton !

Fais ruisseler ce sang dans tes sources d’eaux vives,
Et fais-le boire aux bœufs mugissants, tes convives ;
Prends ces chairs en haillons ;
Fais de ces seins bleuis sortir des violettes,
Et couvre de ces yeux que t’offrent les squelettes
L’aile des papillons.

Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.
Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie,
La mousse aux frais tapis !
Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, des vignes mûres,
Des brises, des parfums, des bois pleins de murmures,
Des sillons pleins d’épis !

Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes !
Et qu’en ton sein profond d’où se lèvent les gerbes,
À travers leur sommeil,
Les effroyables morts sans souffle et sans paroles
Se sentent frissonner dans toutes ces corolles
Qui tremblent au soleil !

XI

La terre, sur la bière où le mort pâle écoute,
Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur la route
Siffle le paysan ;
Et ces fils, ces amis que le regret amène,
N’attendent même pas que la fosse soit pleine
Pour dire : Allons-nous-en !

Le fossoyeur, payé par ces douleurs hâtées,
Jette sur le cercueil la terre à pelletées.
Toi qui, dans ton linceul,
Rêvais le deuil sans fin, cette blanche colombe,
Avec cet homme allant et venant sur ta tombe,
Ô mort, te voilà seul !

Commencement de l’âpre et morne solitude !
Tu ne changeras plus de lit ni d’attitude ;
L’heure aux pas solennels
Ne sonne plus pour toi ; l’ombre te fait terrible ;
L’immobile suaire a sur ta forme horrible
Mis ses plis éternels.

Et puis le fossoyeur s’en va boire la fosse.
Il vient de voir des dents que la terre déchausse,
Il rit, il mange, il mord ;
Et prend, en murmurant des chansons hébétées,
Un verre dans ses mains à chaque instant heurtées
Aux choses de la mort.

Le soir vient ; l’horizon s’emplit d’inquiétude ;
L’herbe tremble et bruit comme une multitude ;
Le fleuve blanc reluit ;
Le paysage obscur prend les veines des marbres ;
Ces hydres que, le jour, on appelle des arbres,
Se tordent dans la nuit.

Le mort est seul. Il sent la nuit qui le dévore.
Quand naît le doux matin, tout l’azur de l’aurore,
Tous ses rayons si beaux,
Tout l’amour des oiseaux et leurs chansons sans nombre,
Vont aux berceaux dorés ; et, la nuit, toute l’ombre
Aboutit aux tombeaux.

Il entend des soupirs dans les fosses voisines ;
Il sent la chevelure affreuse des racines
Entrer dans son cercueil ;
Il est l’être vaincu dont s’empare la chose ;
Il sent un doigt obscur, sous sa paupière close,
Lui retirer son œil.

Il a froid ; car le soir, qui mêle à son haleine
Les ténèbres, l’horreur, le spectre et le phalène,
Glace ces durs grabats ;
Le cadavre, lié de bandelettes blanches,
Grelotte, et dans sa bière entend les quatre planches
Qui lui parlent tout bas.

L’une dit : — Je fermais ton coffre-fort. — Et l’autre
Dit : — J’ai servi de porte au toit qui fut le nôtre. —
L’autre dit : — Aux beaux jours,
La table où rit l’ivresse et que le vin encombre,
C’était moi. — L’autre dit : — J’étais le chevet sombre
Du lit de tes amours.

Allez, vivants ! riez, chantez ; le jour flamboie.
Laissez derrière vous, derrière votre joie
Sans nuage et sans pli,
Derrière la fanfare et le bal qui s’élance,
Tous ces morts qu’enfouit dans la fosse silence
Le fossoyeur oubli !

XII

Tous y viendront.

XIII

Assez ! et levez-vous de table.
Chacun prend à son tour la route redoutable ;
Chacun sort en tremblant ;
Chantez, riez ; soyez heureux, soyez célèbres ;
Chacun de vous sera bientôt dans les ténèbres
Le spectre au regard blanc.

La foule vous admire et l’azur vous éclaire ;
Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire,
Puissant, fier, encensé ;
Vos licteurs devant vous, graves, portent la hache ;
Et vous vous en irez sans que personne sache
Où vous avez passé.

Jeunes filles, hélas ! qui donc croit à l’aurore ?
Votre lèvre pâlit pendant qu’on danse encore
Dans le bal enchanté ;
Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge ;
La mort met sur vos fronts ce grand voile de vierge
Qu’on nomme éternité.

Le conquérant, debout dans une aube enflammée,
Penche, et voit s’en aller son épée en fumée ;
L’amante avec l’amant
Passe ; le berceau prend une voix sépulcrale ;
L’enfant rose devient larve horrible, et le râle
Sort du vagissement.

Ce qu’ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes ?
Des chimères, des vœux, des cris, de vains problèmes !
Ô néant inouï !
Rien ne reste ; ils ont tout oublié dans la fuite
Des choses que Dieu pousse et qui courent si vite
Que l’homme est ébloui !

Ô promesses ! espoirs ! cherchez-les dans l’espace.
La bouche qui promet est un oiseau qui passe.
Fou qui s’y confierait !
Les promesses s’en vont où va le vent des plaines,
Où vont les flots, où vont les obscures haleines
Du soir dans la forêt !

Songe à la profondeur du néant où nous sommes.
Quand tu seras couché sous la terre où les hommes
S’enfoncent pas à pas,
Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leur compte,
Seront dans la lumière ou seront dans la honte ;
Tu ne le sauras pas !

Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites.
Voyez ces grands palais ; voyez ces chars de fêtes
Aux tournoyants essieux ;
Voyez ces longs fusils qui suivent le rivage ;
Voyez ces chevaux, noirs comme un héron sauvage
Qui vole sous les cieux,

Tout cela passera comme une voix chantante ;
Pyramide, à tes pieds tu regardes la tente,
Sous l’éclatant zénith,
Tu l’entends frissonner au vent comme une voile,
Chéops, et tu te sens, en la voyant de toile,
Fière d’être en granit ;

Et toi, tente, tu dis : Gloire à la pyramide !
Mais, un jour, hennissant comme un cheval numide,
L’ouragan lybien
Soufflera sur ce sable où sont les tentes frêles,
Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles
En s’écriant : Eh bien !

Tu périras, malgré ton enceinte murée,
Et tu ne seras plus, ville, ô ville sacrée,
Qu’un triste amas fumant,
Et ceux qui t’ont servie et ceux qui t’ont aimée
Frapperont leur poitrine en voyant la fumée
De ton embrasement.

Ils diront : — Ô douleur ! ô deuil ! guerre civile !
Quelle ville a jamais égalé cette ville ?
Ses tours montaient dans l’air ;
Elle riait aux chants de ses prostituées ;
Elle faisait courir ainsi que des nuées
Ses vaisseaux sur la mer.

Ville ! où sont tes docteurs qui t’enseignaient à lire ?
Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,
Tes lutteurs jamais las ?
Ville ! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’a dérobée ?
Où donc est Babylone ? Hélas ! elle est tombée !
Elle est tombée, hélas !

On n’entend plus chez toi le bruit que fait la meule.
Pas un marteau n’y frappe un clou. Te voilà seule.
Ville, où sont tes bouffons ?
Nul passant désormais ne montera tes rampes ;
Et l’on ne verra plus la lumière des lampes
Luire sous tes plafonds.

Brillez pour disparaître et montez pour descendre.
Le grain de sable dit dans l’ombre au grain de cendre :
Il faut tout engloutir.
Où donc est Thèbes ? dit Babylone pensive.
Thèbes demande : Où donc est Ninive ? et Ninive
S’écrie : Où donc est Tyr ?

En laissant fuir les mots de sa langue prolixe,
L’homme s’agite et va, suivi par un œil fixe ;
Dieu n’ignore aucun toit ;
Tous les jours d’ici-bas ont des aubes funèbres ;
Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres
En disant : Qui nous voit ?

Tous tombent ; l’un au bout d’une course insensée,
L’autre à son premier pas ; l’homme sur sa pensée,
La mère sur son nid ;
Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte
S’en vont ; et rien ne dure ; et le père qui lutte
Suit l’aïeul qui bénit.

Les races vont au but qu’ici-bas tout révèle.
Quand l’ancienne commence à pâlir, la nouvelle
A déjà le même air ;
Dans l’éternité, gouffre où se vide la tombe,
L’homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe
Dans une sombre mer.

Tout escalier, que l’ombre ou la splendeur le couvre,
Descend au tombeau calme, et toute porte s’ouvre
Sur le dernier moment ;
Votre sépulcre emplit la maison où vous êtes ;
Et tout plafond, croisant ses poutres sur nos têtes,
Est fait d’écroulement.

Veillez ! veillez ! Songez à ceux que vous perdîtes ;
Parlez moins haut, prenez garde à ce que vous dites,
Contemplez à genoux ;
L’aigle trépas du bout de l’aile nous effleure ;
Et toute notre vie, en fuite heure par heure,
S’en va derrière nous.

Ô coups soudains ! départs vertigineux ! mystère !
Combien qui ne croyaient parler que pour la terre,
Front haut, cœur fier, bras fort,
Tout à coup, comme un mur subitement s’écroule,
Au milieu d’une phrase adressée à la foule,
Sont entrés dans la mort,

Et, sous l’immensité qui n’est qu’un œil sublime,
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme
D’astres et de ciel bleu,
Où le masqué se montre, où l’inconnu se nomme,
Que le mot qu’ils avaient commencé devant l’homme
S’achevait devant Dieu !

Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.
Les morts partent. La nuit de sa verge les touche.
Ils vont, l’antre est profond,
Nus, et se dissipant, et l’on ne voit rien luire.
Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.
Ceux qui s’en vont, s’en vont.

Sur quoi donc marchent-ils ? sur l’énigme, sur l’ombre,
Sur l’être. Ils font un pas : comme la nef qui sombre,
Leur blancheur disparaît ;
Et l’on n’entend plus rien dans l’ombre inaccessible
Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible
L’invisible forêt.

L’infini, route noire et de brume remplie,
Et qui joint l’âme à Dieu, monte, fuit, multiplie
Ses cintres tortueux,
Et s’efface… — et l’horreur effare nos pupilles
Quand nous entrevoyons les arches et les piles
De ce pont monstrueux.

Ô sort ! obscurité ! nuée ! on rêve, on souffre.
Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,
Ne savent ce qu’ils font.
Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,
Tombent du noir plafond.

XIV

On brave l’immuable ; et l’un se réfugie
Dans l’assoupissement, et l’autre dans l’orgie.
Cet autre va criant :
— À bas vertu, devoir et foi ! l’homme est un ventre ! —
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,
Habite le néant.

Écoutez-le : — Jouir est tout. L’heure est rapide.
Le sacrifice est fou, le martyre est stupide ;
Vivre est l’essentiel.
L’immensité ricane et la tombe grimace.
La vie est un caillou que le sage ramasse
Pour lapider le ciel. —

Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l’ange.
Il est content, il est hideux ; il boit, il mange ;
Il rit, la lèvre en feu,
Tous les rires que peut inventer la démence ;
Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense
Le ver de terre à Dieu.

Il dit : Non ! à celui sous qui tremble le pôle.
Soudain l’ange muet met la main sur l’épaule
Du railleur effronté ;
La mort derrière lui surgit pendant qu’il chante ;
Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante
Avec l’éternité.

XV

Qu’est-ce que tu feras de tant d’herbes fauchées,
Ô vent ? que feras-tu des pailles desséchées
Et de l’arbre abattu ?
Que feras-tu de ceux qui s’en vont avant l’heure,
Et de celui qui rit et de celui qui pleure,
Ô vent, qu’en feras-tu ?

Que feras-tu des cœurs ? que feras-tu des âmes ?
Nous aimâmes, hélas ! nous crûmes, nous pensâmes ;
Un moment nous brillons ;
Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires,
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires,
Tous, lambeaux et haillons !

Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge !
Et nous étions la vie, et nous sommes le songe !
Et voilà que tout fuit !
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène,
Et nous questionnons en vain notre âme pleine
De tonnerre et de nuit !

Ô vent, que feras-tu de ces tourbillons d’êtres,
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres,
Souffrant, priant, aimant,
Doutant, peut-être cendre et peut-être semence,
Qui roulent, frémissants et pâles, vers l’immense
Évanouissement !

XVI

L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré ;
L’espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l’homme effaré.

Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes,
Tordre ses mille nœuds,
Et, passants pénétrés de fibres éternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles
Ses fils vertigineux.

Et nous apercevons, dans le plus noir de l’arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,
Les Kant aux larges fronts ;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles ; la mort a fait des spectres blêmes
De tous ces bûcherons.

Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.
L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche.
L’un voulut, l’autre osa.
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
Regarde Spinosa.

Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes
Sur ces rameaux noueux ?
Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres ou blanches ?
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches
Quelque aigle monstrueux ?

De quelqu’un qui se tait nous sommes les ministres ;
Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres ;
Le vent nous courbe tous ;
L’ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.
Qui donc sait le secret ? le savez-vous, tempêtes ?
Gouffres, en parlez-vous ?

Le problème muet gonfle la mer sonore,
Et, sans cesse oscillant, va du soir à l’aurore
Et de la taupe au lynx ;
L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée ;
Dans l’ombre nous voyons sur notre destinée
Les deux griffes du sphinx.

Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves ;
Il tremble dans la flamme ; onde, il coule en tes fleuves,
Homme, il coule en ton sang ;
Les constellations le disent au silence ;
Et le volcan, mortier de l’infini, le lance
Aux astres en passant.

Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l’étendue
De notre confiance, humble, ailée, éperdue.
Soyons l’immense Oui.
Que notre cécité ne soit pas un obstacle ;
À la création donnons ce grand spectacle
D’un aveugle ébloui.

Car, je vous le redis, votre oreille étant dure :
Non est un précipice. Ô vivants ! rien ne dure ;
La chair est aux corbeaux ;
La vie autour de vous croule comme un vieux cloître ;
Et l’herbe est formidable, et l’on y voit moins croître
De fleurs que de tombeaux.

Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche.
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche
Et l’ombre dans les yeux,
Rire avec l’infini, pauvre âme aventurière,
L’homme frissonnant voit les arbres en prière
Et les monts sérieux ;

Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple ;
Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple
Pleurant un déshonneur ;
L’araignée, immobile au centre de ses toiles,
Médite ; et le lion, songeant sous les étoiles,
Rugit : Pardon, Seigneur !

Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un œil écarquillé, peut-être celui de l'"esprit mystérieux".

XVI. Horror

Horror – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 505.

Horror – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Horror, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. À celle qui est voilée et suivi de XVII. Dolor.

Horror


Horror – Le texte

XVI
Horror

I

Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche,
Passes… ne t’en va pas ! parle à l’homme farouche
Ivre d’ombre et d’immensité,
Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuit te penches !
Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches
Comme un souffle de la clarté !

Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ?
Est-ce toi qui heurtais l’autre nuit à ma porte,
Pendant que je ne dormais pas ?
C’est donc vers moi que vient lentement ta lumière ?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.

Peut-être qu’à ma porte ouvrant sur l’ombre immense,
L’invisible escalier des ténèbres commence ;
Peut-être, ô pâles échappés,
Quand vous montez du fond de l’horreur sépulcrale,
Ô morts, quand vous sortez de la froide spirale,
Est-ce chez moi que vous frappez !

Car la maison d’exil, mêlée aux catacombes,
Est adossée au mur de la ville des tombes.
Le proscrit est celui qui sort ;
Il flotte submergé comme la nef qui sombre ;
Le jour le voit à peine et dit : Quelle est cette ombre ?
Et la nuit dit : Quel est ce mort ?

Sois la bienvenue, ombre ! ô ma sœur ! ô figure
Qui me fais signe alors que sur l’énigme obscure
Je me penche, sinistre et seul ;
Et qui viens, m’effrayant de ta lueur sublime,
Essuyer sur mon front la sueur de l’abîme
Avec un pan de ton linceul !

II

Oh ! que le gouffre est noir et que l’œil est débile !
Nous avons devant nous le silence immobile.
Qui sommes-nous ? où sommes-nous ?
Faut-il jouir ? faut-il pleurer ? Ceux qu’on rencontre
Passent. Quelle est la loi ? La prière nous montre
L’écorchure de ses genoux.

D’où viens-tu ? Je ne sais. Où vas-tu ? Je l’ignore.
L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde au flot sonore.
Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.
Parfois nous devenons pâles, hommes et femmes,
Comme si nous sentions se fermer sur nos âmes
La main de la géante nuit.

Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est sur la cible.
L’homme est lancé. Par qui ? vers qui ? Dans l’invisible.
L’arc ténébreux siffle dans l’air.
En voyant ceux qu’on aime en nos bras se dissoudre,
Nous demandons si c’est pour la mort, coup de foudre,
Qu’est faite, hélas, la vie éclair !

Nous demandons, vivants douteux qu’un linceul couvre,
Si le profond tombeau qui devant nous s’entr’ouvre,
Abîme, espoir, asile, écueil,
N’est pas le firmament plein d’étoiles sans nombre,
Et si tous les clous d’or qu’on voit au ciel dans l’ombre
Ne sont pas les clous du cercueil ?

Nous sommes là ; nos dents tressaillent, nos vertèbres
Frémissent ; on dirait parfois que les ténèbres,
Ô terreur ! sont pleines de pas.
Qu’est-ce que l’ouragan, nuit ? C’est quelqu’un qui passe.
Nous entendons souffler les chevaux de l’espace
Traînant le char qu’on ne voit pas.

L’ombre semble absorbée en une idée unique.
L’eau sanglote ; à l’esprit la forêt communique
Un tremblement contagieux ;
Et tout semble éclairé, dans la brume où tout penche,
Du reflet que ferait la grande pierre blanche
D’un sépulcre prodigieux.

III

La chose est pour la chose ici-bas un problème.
L’être pour l’être est sphinx. L’aube au jour paraît blême ;
L’éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire,
Les objets effarés qu’un jour sinistre éclaire,
Sont l’un pour l’autre vision.

La cendre ne sait pas ce que pense le marbre ;
L’écueil écoute en vain le flot ; la branche d’arbre
Ne sait pas ce que dit le vent.
Qui punit-on ici ? Passez sans vous connaître !
Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître ?
Ô mort, est-ce toi le vivant ?

Nous avons dans l’esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d’escarpements bordées,
Et nos espoirs construits si tôt ;
Nous tâchons d’appliquer à ces cimes étranges
L’âpre échelle de feu par où montent les anges ;
Job est en bas, Christ est en haut.

Nous aimons. À quoi bon ? Nous souffrons. Pour quoi faire ?
Je préfère mourir et m’en aller. Préfère.
Allez, choisissez vos chemins.
L’être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,
Et regarde tomber de la bouche de l’urne
Le flot livide des humains.

Nous pensons. Après ? Rampe, esprit ! garde tes chaînes.
Quand vous vous promenez le soir parmi les chênes
Et les rochers aux vagues yeux,
Ne sentez-vous pas l’ombre où vos regards se plongent
Reculer ? Savez-vous seulement à quoi songent
Tous ces muets mystérieux ?

Nous jugeons. Nous dressons l’échafaud. L’homme tue
Et meurt. Le genre humain, foule d’erreur vêtue,
Condamne, extermine, détruit,
Puis s’en va. Le poteau du gibet, ô démence !
Ô deuil ! est le bâton de cet aveugle immense
Marchant dans cette immense nuit.

Crime ! enfer ! quel zénith effrayant que le nôtre,
Où les douze Césars toujours l’un après l’autre
Reviennent, noirs soleils errants !
L’homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,
Voit éternellement tourner dans son ciel morne
Ce zodiaque de tyrans.

IV

Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,
Fouillant le bas, creusant le haut,
Il cherche à s’évader à travers la nature,
L’esprit forçat n’a pas encor fait d’ouverture
À la voûte du ciel cachot.

Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d’ombre au plafond de ténèbres ;
Il tombe, il meurt ; son temps est court ;
Et nous n’entendons rien, dans la nuit qu’il nous lègue,
Que ce que dit tout bas la création bègue
À l’oreille du tombeau sourd.

Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité ;
Nous sommes ce que l’air chasse au vent de son aile ;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l’éternelle obscurité.

Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu, Saturne ?
Ils vont. Rien ne répond dans l’éther taciturne.
L’homme grelotte, seul et nu.
L’étendue aux flots noirs déborde, d’horreur pleine ;
L’énigme a peur du mot ; l’infini semble à peine
Pouvoir contenir l’inconnu.

Toujours la nuit ! jamais l’azur ! jamais l’aurore !
Nous marchons. Nous n’avons point fait un pas encore !
Nous rêvons ce qu’Adam rêva ;
La création flotte et fuit, des vents battue ;
Nous distinguons dans l’ombre une immense statue,
Et nous lui disons : Jéhovah !

Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'horizon qu'aperçoit "un voyageur qui part de grand matin".

XXIV. Heureux l’homme, occupé…

Heureux l’homme, occupé… – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 290.

Heureux l’homme, occupé… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Heureux l’homme, occupé…, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XXIII. L’Enfance et suivi de XXV. Unité.

Heureux l’homme, occupé…


Heureux l’homme, occupé… – Le texte

XXIV


Heureux l’homme, occupé de l’éternel destin,
Qui, tel qu’un voyageur qui part de grand matin,
Se réveille, l’esprit rempli de rêverie,
Et dès l’aube du jour se met à lire et prie !
À mesure qu’il lit, le jour vient lentement
Et se fait dans son âme ainsi qu’au firmament.
Il voit distinctement, à cette clarté blême,
Des choses dans sa chambre et d’autres en lui-même ;
Tout dort dans la maison ; il est seul, il le croit ;
Et cependant, fermant leur bouche de leur doigt,
Derrière lui, tandis que l’extase l’enivre,
Les anges souriants se penchent sur son livre.

Paris, septembre 1842.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un œil, peut-être celui d'un homme en quête d'infini.

XVII. Dolor

Dolor – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 509.

Dolor – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dolor, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVI. Horror et suivi de XVIII. Hélas ! tout est sépulcre….

Dolor


Dolor – Le texte

XVII
Dolor


Création ! figure en deuil ! Isis austère !
Peut-être l’homme est-il son trouble et son mystère ?
Peut-être qu’elle nous craint tous,
Et qu’à l’heure où, ployés sous notre loi mortelle,
Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,
Elle frissonne devant nous !

Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes !
Courbons-nous sous l’obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu’on réponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.

Homme, n’exige pas qu’on rompe le silence ;
Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête et pense.
C’est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puits farouche ;
Ne la demande pas. Si l’abîme est la bouche,
Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ?

Ne nous irritons pas. Il n’est pas bon de faire,
Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,
À travers les cieux transparents,
Voler l’affront, les cris, le rire et la satire,
Et que le chandelier à sept branches attire
Tous ces noirs phalènes errants.

Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.
L’explication sainte et calme est dans la tombe.
Ô vivants ! ne blasphémons point.
Qu’importe à l’Incréé, qui, soulevant ses voiles,
Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,
Qu’une ombre lui montre le poing ?

Nous figurons-nous donc qu’à l’heure où tout le prie,
Pendant qu’il crée et vit, pendant qu’il approprie
À chaque astre une humanité,
Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,
Cracher notre néant jusqu’en sa solitude,
Et lui gâter l’éternité ?

Être ! quand dans l’éther tu dessinas les formes,
Partout où tu traças les orbites énormes
Des univers qui n’étaient pas,
Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,
Des trous qu’au firmament, en s’y posant dans l’ombre,
Fit la pointe de ton compas !

Qui sommes-nous ? La nuit, la mort, l’oubli, personne.
Il est. Cette splendeur suffit pour qu’on frissonne.
C’est lui l’amour, c’est lui le feu.
Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle,
C’est lui. C’est lui qui gonfle, ainsi qu’une mamelle,
La rondeur de l’océan bleu.

Le penseur cherche l’homme et trouve de la cendre.
Il trouve l’orgueil froid, le mal, l’amour à vendre,
L’erreur, le sac d’or effronté,
La haine et son couteau, l’envie et son suaire,
En mettant au hasard la main dans l’ossuaire
Que nous nommons humanité.

Parce que nous souffrons, noirs et sans rien connaître,
Stupide, l’homme dit : — Je ne veux pas de l’Être !
Je souffre ; donc, l’Être n’est pas ! —
Tu n’admires que toi, vil passant, dans ce monde !
Tu prends pour de l’argent, ô ver, ta bave immonde
Marquant la place où tu rampas !

Notre nuit veut rayer ce jour qui nous éclaire ;
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins de colère ;
Rage d’enfant qui coûte cher !
Et nous nous figurons, race imbécile et dure,
Que nous avons un peu de Dieu dans notre ordure
Entre notre ongle et notre chair !

Nier l’Être ! à quoi bon ? L’ironie âpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire,
Comme elle boit son propre fiel ?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l’œil à l’homme,
Crever les étoiles au ciel ?

Ah ! quand nous le frappons, c’est pour nous qu’est la plaie.
Pensons, croyons. Voit-on l’océan qui bégaie,
Mordre avec rage son bâillon ?
Adorons-le dans l’astre, et la fleur, et la femme.
Ô vivants, la pensée est la pourpre de l’âme ;
Le blasphème en est le haillon.

Ne raillons pas. Nos cœurs sont les pavés du temple.
Il nous regarde, lui que l’infini contemple.
Insensé qui nie et qui mord !
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils d’Ève,
Apparaître nos dents devant son œil qui rêve,
Comme elles seront dans la mort.

La femme nue ayant les hanches découvertes,
Chair qui tente l’esprit, rit sous les feuilles vertes ;
N’allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas : — Jouir est tout. Le ciel est vide. —
La nuit a peur, vous dis-je ! elle devient livide
En contemplant l’immensité.

Ô douleur ! clef des cieux ! L’ironie est fumée.
L’expiation rouvre une porte fermée ;
Les souffrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des multitudes folles,
Monter vers les gibets et vers les auréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.

Monter, c’est s’immoler. Toute cime est sévère.
L’Olympe lentement se transforme en Calvaire ;
Partout le martyre est écrit ;
Une immense croix gît dans notre nuit profonde ;
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde
Les quatre clous de Jésus-Christ.

Ah ! vivants, vous doutez ! ah ! vous riez, squelettes !
Lorsque l’aube apparaît, ceinte de bandelettes
D’or, d’émeraude et de carmin,
Vous huez, vous prenez, larves que le jour dore,
Pour la jeter au front céleste de l’aurore,
De la cendre dans votre main.

Vous criez : — Tout est mal. L’aigle vaut le reptile.
Tout ce que nous voyons n’est qu’une ombre inutile.
La vie au néant nous vomit.
Rien avant, rien après. Le sage doute et raille. —
Et, pendant ce temps-là, le brin d’herbe tressaille,
L’aube pleure, et le vent gémit.

Chaque fois qu’ici-bas l’homme, en proie aux désastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent — Dieu — dans l’ombre,
Sous la pierre de leur tombeau.

Marine-Terrace, 31 mars 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un grand angle d'ombre d'où émerge la silhouette d'un château, devant le "visage irrité" de l'infini.

III. Un spectre m’attendait…

Un spectre m’attendait… – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 471.

Un spectre m’attendait… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Un spectre m’attendait…, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Ibo et suivi de IV. Ecoutez. Je suis Jean….

Un spectre m’attendait…


Un spectre m’attendait… – Le texte

III


Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre,
Et m’a dit :

— Le muet habite dans le sombre.

L’infini rêve, avec un visage irrité.
L’homme parle et dispute avec l’obscurité,
Et la larme de l’œil rit du bruit de la bouche.
Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.
Sais-tu pourquoi tu vis ? sais-tu pourquoi tu meurs ?
Les vivants orageux passent dans les rumeurs,
Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre.
Vous n’avez rien à vous qu’un souffle dans de l’ombre ;
L’homme est à peine né qu’il est déjà passé,
Et c’est avoir fini que d’avoir commencé.
Derrière le mur blanc, parmi les herbes vertes,
La fosse obscure attend l’homme, lèvres ouvertes.
La mort est le baiser de la bouche tombeau.
Tâche de faire un peu de bien, coupe un lambeau
D’une bonne action dans cette nuit qui gronde,
Ce sera ton linceul dans la terre profonde.
Beaucoup s’en sont allés qui ne reviendront plus
Qu’à l’heure de l’immense et lugubre reflux ;
Alors, on entendra des cris. Tâche de vivre ;
Crois. Tant que l’homme vit, Dieu pensif lit son livre ;
L’homme meurt quand Dieu fait au coin du livre un pli.
L’espace sait, regarde, écoute. Il est rempli
D’oreilles sous la tombe, et d’yeux dans les ténèbres.
Les morts, ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres ;
Les feuilles sèches vont et roulent sous les cieux.
Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux ?

Minuit, au dolmen de Rozel, avril 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un village entouré de fumées. Sur sa terre est inscrit : "VICTOR HUGO". "Quand la terre est embaumée, Le cœur de l'homme est meilleur."

XXIII. Après l’hiver

Après l’hiver – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 319.

Après l’hiver – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après l’hiver, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXII. Aimons toujours ! aimons encore !… et suivi de XXIV. Que le sort, quel qu’il soit….

Après l’hiver


Après l’hiver – Le texte

XXIII
Après l’hiver


Tout revit, ma bien-aimée !
Le ciel gris perd sa pâleur ;
Quand la terre est embaumée,
Le cœur de l’homme est meilleur.

En haut, d’où l’amour ruisselle,
En bas, où meurt la douleur,
La même immense étincelle
Allume l’astre et la fleur.

L’hiver fuit, saison d’alarmes,
Noir avril mystérieux
Où l’âpre sève des larmes
Coule, et du cœur monte aux yeux.

Ô douce désuétude
De souffrir et de pleurer !
Veux-tu, dans la solitude,
Nous mettre à nous adorer ?

La branche au soleil se dore
Et penche, pour l’abriter,
Ses boutons qui vont éclore
Sur l’oiseau qui va chanter.

L’aurore où nous nous aimâmes
Semble renaître à nos yeux ;
Et mai sourit dans nos âmes
Comme il sourit dans les cieux.

On entend rire, on voit luire
Tous les êtres tour à tour,
La nuit, les astres bruire,
Et les abeilles, le jour.

Et partout nos regards lisent,
Et, dans l’herbe et dans les nids,
De petites voix nous disent :
« Les aimants sont les bénis ! »

L’air enivre ; tu reposes
À mon cou tes bras vainqueurs.
Sur les rosiers que de roses !
Que de soupirs dans nos cœurs !

Comme l’aube, tu me charmes ;
Ta bouche et tes yeux chéris
Ont, quand tu pleures, ses larmes,
Et ses perles quand tu ris.

La nature, sœur jumelle
D’Ève et d’Adam et du jour,
Nous aime, nous berce et mêle
Son mystère à notre amour.

Il suffit que tu paraisses
Pour que le ciel, t’adorant,
Te contemple ; et, nos caresses,
Toute l’ombre nous les rend !

Clartés et parfums nous-mêmes,
Nous baignons nos cœurs heureux
Dans les effluves suprêmes
Des éléments amoureux.

Et, sans qu’un souci t’oppresse,
Sans que ce soit mon tourment,
J’ai l’étoile pour maîtresse,
Le soleil est ton amant ;

Et nous donnons notre fièvre
Aux fleurs où nous appuyons
Nos bouches, et notre lèvre
Sent le baiser des rayons.

Juin 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des champs au bord d'une rivière et aux pieds de deux collines sur lesquelles sont juchés des châteaux.

VI. La vie aux champs

La vie aux champs – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 259.

La vie aux champs – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La vie aux champs, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. À André Chénier et suivi de VII. Réponse à un acte d’accusation.

La vie aux champs


La vie aux champs – Le texte

VI
La vie aux champs


Le soir, à la campagne, on sort, on se promène,
Le pauvre dans son champ, le riche en son domaine ;
Moi, je vais devant moi ; le poëte en tout lieu
Se sent chez lui, sentant qu’il est partout chez Dieu.
Je vais volontiers seul. Je médite ou j’écoute.
Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner en route,
J’accepte. Chacun a quelque chose en l’esprit,
Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit.
Chaque fois qu’en mes mains un de ces livres tombe,
Volume où vit une âme et que scelle la tombe,
J’y lis.

Chaque soir donc, je m’en vais, j’ai congé,

Je sors. J’entre en passant chez des amis que j’ai.
On prend le frais, au fond du jardin, en famille.
Le serein mouille un peu les bancs sous la charmille ;
N’importe ! je m’assieds, et je ne sais pourquoi
Tous les petits enfants viennent autour de moi.
Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent.
C’est qu’ils savent que j’ai leurs goûts ; ils se souviennent
Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, les papillons,
Et les bêtes qu’on voit courir dans les sillons.
Ils savent que je suis un homme qui les aime,
Un être auprès duquel on peut jouer, et même
Crier, faire du bruit, parler à haute voix ;
Que je riais comme eux et plus qu’eux autrefois,
Et qu’aujourd’hui, sitôt qu’à leurs ébats j’assiste,
Je leur souris encor, bien que je sois plus triste ;
Ils disent, doux amis, que je ne sais jamais
Me fâcher ; qu’on s’amuse avec moi ; que je fais
Des choses en carton, des dessins à la plume ;
Que je raconte, à l’heure où la lampe s’allume,
Oh ! des contes charmants qui vous font peur la nuit,
Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fort instruit.
Aussi, dès qu’on m’a vu : « le voilà ! » tous accourent.
Ils quittent jeux, cerceaux et balles ; ils m’entourent
Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !

Les petits — quand on est petit, on est très brave —
Grimpent sur mes genoux ; les grands ont un air grave ;
Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ont pris,
Des albums, des crayons qui viennent de Paris ;
On me consulte, on a cent choses à me dire,
On parle, on cause, on rit surtout ; — j’aime le rire,
Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,
Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et cœurs,
Qui montre en même temps des âmes et des perles. —

J’admire les crayons, l’album, les nids de merles ;
Et quelquefois on dit quand j’ai bien admiré :
« Il est du même avis que monsieur le curé. »
Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leur aise,
Ils font soudain, les grands s’appuyant sur ma chaise,
Et les petits toujours groupés sur mes genoux,
Un silence, et cela veut dire : « Parle-nous. »

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment
Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment
Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt
Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’on y voit.
Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je dis comme
Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l’homme,
Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché.
Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humble et penché.
Recevez doucement la leçon ou le blâme.
Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme !
Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,
Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs,
Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos délires,
Il faut que la bonté soit au fond de nos rires ;
Qu’être bon, c’est bien vivre ; et que l’adversité
Peut tout chasser d’une âme, excepté la bonté ;
Et qu’ainsi les méchants, dans leur haine profonde,
Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu ! nul homme au monde
N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,
De dire que c’est toi qui l’as rendu méchant ;
Car le méchant, Seigneur, ne t’est pas nécessaire !

Je leur raconte aussi l’histoire ; la misère
Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin bénir ;
La Grèce, rayonnant jusque dans l’avenir ;
Rome ; l’antique Égypte et ses plaines sans ombre,
Et tout ce qu’on y voit de sinistre et de sombre.
Lieux effrayants ! tout meurt ; le bruit humain finit.
Tous ces démons taillés dans des blocs de granit,
Olympe monstrueux des époques obscures,
Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,
Sont assis au désert depuis quatre mille ans.
Autour d’eux le vent souffle, et les sables brûlants
Montent comme une mer d’où sort leur tête énorme ;
La pierre mutilée a gardé quelque forme
De statue ou de spectre, et rappelle d’abord
Les plis que fait un drap sur la face d’un mort ;
On y distingue encor le front, le nez, la bouche,
Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et de farouche
Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux.
Le voyageur de nuit, qui passe à côté d’eux,
S’épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,
Des géants enchaînés et muets sous des voiles.

La Terrasse, août 1840.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ombres torturées des douleurs et des combats d'une mère.

XIV. À la mère de l’enfant mort

À la mère de l’enfant mort – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 349.

À la mère de l’enfant mort – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À la mère de l’enfant mort, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIII. La Chouette et suivi de XV. Épitaphe.

À la mère de l’enfant mort


À la mère de l’enfant mort – Le texte

XIV
À la mère de l’enfant mort


Oh ! vous aurez trop dit au pauvre petit ange
Qu’il est d’autres anges là-haut,
Que rien ne souffre au ciel, que jamais rien n’y change,
Qu’il est doux d’y rentrer bientôt ;

Que le ciel est un dôme aux merveilleux pilastres,
Une tente aux riches couleurs,
Un jardin bleu rempli de lys qui sont des astres,
Et d’étoiles qui sont des fleurs ;

Que c’est un lieu joyeux plus qu’on ne saurait dire,
Où toujours, se laissant charmer,
On a les chérubins pour jouer et pour rire,
Et le bon Dieu pour nous aimer ;

Qu’il est doux d’être un cœur qui brûle comme un cierge,
Et de vivre, en toute saison,
Près de l’enfant Jésus et de la Sainte Vierge
Dans une si belle maison !

Et puis vous n’aurez pas assez dit, pauvre mère,
À ce fils si frêle et si doux,
Que vous étiez à lui dans cette vie amère,
Mais aussi qu’il était à vous ;

Que, tant qu’on est petit, la mère sur nous veille,
Mais que plus tard on la défend ;
Et qu’elle aura besoin, quand elle sera vieille,
D’un homme qui soit son enfant ;

Vous n’aurez point assez dit à cette jeune âme
Que Dieu veut qu’on reste ici-bas,
La femme guidant l’homme et l’homme aidant la femme,
Pour les douleurs et les combats ;

Si bien qu’un jour, ô deuil ! irréparable perte !
Le doux être s’en est allé !… —
Hélas ! vous avez donc laissé la cage ouverte,
Que votre oiseau s’est envolé !

Avril 1843.