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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un chemin qui contourne trois arbres près d'un champ. Sur la gauche, on aperçoit un château.

XVI. Mors

Mors – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 415.

Mors – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mors, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. À Villequier et suivi par XVII. Charles Vacquerie.

Mors


Mors – Le texte

XVI
Mors


Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et recule,
L’homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l’échafaud et l’échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L’or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : — Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ? —
Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d’âmes.

Mars 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le mont Olympe et un autre mont qui se dresse devant lui, immense, sorte de représentation du Satyre.

Le Satyre

Le Satyre – Les références

La Légende des siècles – Première sérieVIII. Seizième siècle – Renaissance – Paganisme ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 735.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – XXII, p. 480.

Le Satyre – Les cinq parties

Vous trouverez ci-dessous, les cinq parties du poème Le Satyre, chacune enregistrée avec le texte en regard.

Le Satyre - Prologue

Le Satyre – Prologue – L’enregistrement

Je vous invite à écouter le Prologue du Satyre.

Le Satyre – Prologue


Le Satyre – Prologue – Le texte

Prologue
Le Satyre


Un satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré ;
Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches ;
Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,
Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens
Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.
Qu’était-ce que ce faune ? On l’ignorait ; et Flore
Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l’Aurore
Qui sait tout, surprenant le regard du réveil ;
On avait beau parler à l’églantier vermeil,
Interroger le nid, questionner le souffle,
Personne ne savait le nom de ce maroufle.
Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains ;
Les aegipans étant fameux comme les vins,
En voyant la colline on nommait le satyre ;
On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre,
Gès, qui, le soir, riait sur le Ménale assis,
Bos, l’aegipan de Crète ; on entendait Chrysis,
Sylvain du Ptyx que l’homme appelle Janicule,
Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule ;
Anthrops, faune du Pinde, était cité partout ;
Celui-ci, nulle part ; les uns le disaient loup ;
D’autres le disaient dieu, prétendant s’y connaître ;
Mais, en tout cas, qu’il fût tout ce qu’il pouvait être,
C’était un garnement de dieu fort mal famé.

Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé ;
La bacchante elle-même en tremblait ; les napées
S’allaient blottir aux trous des roches escarpées ;
Écho barricadait son antre trop peu sûr ;
Pour ce songeur velu, fait de fange et d’azur,
L’andryade en sa grotte était dans une alcôve ;
De la forêt profonde il était l’amant fauve ;
Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait
Du moment où la nymphe, à l’heure où tout se tait,
Éclatante, apparaît dans le miroir des sources ;
Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses :
Il guettait, dans les lacs qu’ombrage le bouleau,
La naïade qu’on voit radieuse sous l’eau
Comme une étoile ayant la forme d’une femme ;
Son œil lascif errait la nuit comme une flamme ;
Il pillait les appas splendides de l’été ;
Il adorait la fleur, cette naïveté ;
Il couvait d’une tendre et vaste convoitise
Le muguet, le troëne embaumé, le cytise,
Et ne s’endormait pas même avec le pavot ;
Ce libertin était à la rose dévot ;
Il était fort infâme au mois de mai ; cet être
Traitait, regardant tout comme par la fenêtre,
Flore de mijaurée et Zéphir de marmot ;
Si l’eau murmurait : « J’aime ! » il la prenait au mot,
Et saisissait l’Ondée en fuite sous les herbes ;
Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes,
Il faisait une telle orgie avec les lys,
Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis,
Et de telles amours, que, témoin du désordre,
Le chardon, ce jaloux, s’efforçait de le mordre ;
Il s’était si crûment dans les excès plongé
Qu’il était dénoncé par la caille et le geai ;
Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse,
Traversait l’ombre ; après les mois de sécheresse,
Les rivières, qui n’ont qu’un voile de vapeur,
Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur
De rencontrer sa face effrontée et cornue ;
Un jour, se croyant seule et s’étant mise nue
Pour se baigner au flot d’un ruisseau clair, Psyché
L’aperçut tout à coup dans les feuilles caché,
Et s’enfuit, et s’alla plaindre dans l’empyrée ;
Il avait l’innocence impudique de Rhée ;
Son caprice, à la fois divin et bestial,
Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal,
Car partout où l’oiseau vole, la chèvre y grimpe ;
Ce faune débraillait la forêt de l’Olympe ;
Et, de plus, il était voleur, l’aventurier.

Hercule l’alla prendre au fond de son terrier,
Et l’amena devant Jupiter par l’oreille.

Le Satyre - I. Le Bleu

Le Satyre – I. Le Bleu – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie du Satyre : Le Bleu.

I. Le Bleu


Le Satyre – I. Le Bleu – Le texte

I
Le Bleu


Quand le satyre fut sur la cime vermeille,
Quand il vit l’escalier céleste commençant,
On eût dit qu’il tremblait, tant c’était ravissant !
Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie
À la fois par les yeux, l’odorat et l’ouïe,
Faune ayant de la terre encore à ses sabots,
Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux ;
Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne
De rayons et d’éclairs que Jupiter gouverne,
Il contemplait l’azur, des pléiades voisin ;
Béant, il regardait passer, comme un essaim
De molles nudités sans fin continuées,
Toutes ces déités que nous nommons nuées.
C’était l’heure où sortaient les chevaux du soleil.
Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,
Ouvrait les deux battants de sa porte sonore ;
Blancs, ils apparaissaient formidables d’aurore ;
Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d’yeux,
Éclatait la rondeur du grand char radieux ;
On distinguait le bras du dieu qui les dirige ;
Aquilon achevait d’atteler le quadrige ;
Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d’or ;
Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor
Entre la zone obscure et la zone enflammée ;
De leurs crins, d’où semblait sortir une fumée
De perles, de saphyrs, d’onyx, de diamants,
Dispersée et fuyante au fond des éléments,
Les trois premiers, l’œil fier, la narine embrasée,
Secouaient dans le jour des gouttes de rosée ;
Le dernier secouait des astres dans la nuit.

Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit,
La terre qui s’efface et l’ombre qui se dore,
Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l’aurore
Dont le hennissement provoque l’infini,
Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,
Puissant, pur, rayonnait ; un coin était farouche ;
Là brillaient, près de l’antre où Gorgone se couche,
Les armes de chacun des grands dieux que l’autan
Gardait sévère, assis sur des os de titan ;
Là reposait la Force avec la Violence ;
On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance ;
On voyait des lambeaux de chair aux coutelas
De Bellone, de Mars, d’Hécate et de Pallas,
Des cheveux au trident et du sang à la foudre.

Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,
Si la ronce du bouc apercevait la dent,
Ils auraient l’air pensif du sylvain, regardant
Les armures des dieux dans le bleu vestiaire ;
Il entra dans le ciel ; car le grand bestiaire
Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas ;
Le bon faune crevait l’azur à chaque pas ;
Il boitait, tout gêné de sa fange première ;
Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,
La monstruosité brutale du sylvain
Étant lourde et hideuse au nuage divin.
Il avançait, ayant devant lui le grand voile
Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile ;
Soudain il se courba sous un flot de clarté,
Et, le rideau s’étant tout à coup écarté,
Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.

Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,
Ces inconnus profonds de l’abîme, étaient là.
Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela,
À la table où jamais on ne se rassasie,
Ils buvaient le nectar et mangeaient l’ambroisie.
Vénus était devant et Jupiter au fond.
Cypris, sur la blancheur d’une écume qui fond,
Reposait mollement, nue et surnaturelle,
Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,
Et, par moments, avec l’encens, les cœurs, les vœux,
Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.
Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l’aigle ;
Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle ;
On voyait dans ses yeux le monde commencé ;
Et dans l’un le présent, dans l’autre le passé ;
Dans le troisième errait l’avenir comme un songe ;
Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge ;
Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,
Flottaient dans son regard ; sous son sourcil voilé,
Sa volonté parlait à sa toute-puissance ;
La nécessité morne était sa réticence ;
Il assignait les sorts ; et ses réflexions
Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions ;
Sa rêverie, où l’ombre affreuse venait faire
Des taches de noirceur sur un fond de lumière,
Était comme la peau du léopard tigré ;
Selon qu’ils s’écartaient ou s’approchaient, au gré
De ses décisions clémentes ou funèbres,
Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres
S’ouvrir ou se fermer les ciseaux d’Atropos ;
La radieuse paix naissait de son repos,
Et la guerre sortait du pli de sa narine ;
Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,
Calme, et si patient que les sœurs d’Arachné,
Entre le froid conseil de Minerve émané
Et l’ordre redoutable attendu par Mercure,
Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.

Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,
L’enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,
Qui, le jour qu’il naquit, riait, se sentant d’âge
À commencer, du haut des cieux, son brigandage.

L’univers apaisé, content, mélodieux,
Faisait une musique autour des vastes dieux ;
Partout où le regard tombait, c’était splendide ;
Toute l’immensité n’avait pas une ride ;
Le ciel réverbérait autour d’eux leur beauté ;
Le monde les louait pour l’avoir bien dompté ;
La bête aimait leurs arcs, l’homme adorait leurs piques ;
Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,
Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés ;
Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,
Et même la clameur du triste lac Stymphale,
Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.

Au-dessus de l’Olympe éclatant, au delà
Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,
Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,
Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,
Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux
Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux ;
Ouverture du puits de l’infini sans borne ;
Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne ;
Orbe inouï, mêlant dans l’azur nébuleux
Aux lions constellés les sagittaires bleus.

Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine
Ajoutât des clous d’or à sa conque d’ébène,
Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,
Étaient tout noirs, ayant pour mère l’âpre Nuit ;
Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille ;
Lutte affreuse ! il vainquit ; l’Ombre encore en tressaille ;
De sorte que, percés des flèches d’Apollon,
Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,
En souvenir du sombre et lumineux désastre,
Ont maintenant la plaie incurable d’un astre.

Hercule, de ce poing qui peut fendre l’Ossa,
Lâchant subitement le captif, le poussa
Sur le grand pavé bleu de la céleste zone.
« Va », dit-il. Et l’on vit apparaître le faune,
Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,
Pareil au bouc velu qu’à Smyrne le marin,
En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles ;
L’éclat de rire fou monta jusqu’aux étoiles,
Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont
Leva la tête et dit : « Quel crime font-ils donc ? »
Jupiter, le premier, rit ; l’orageux Neptune
Se dérida, changeant la mer et la fortune ;
Une Heure qui passait avec son sablier
S’arrêta, laissant l’homme et la terre oublier ;
La gaîté fut, devant ces narines camuses,
Si forte, qu’elle osa même aller jusqu’aux Muses ;
Vénus tourna son front, dont l’aube se voila,
Et dit : « Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ? »
Et Diane chercha sur son dos une flèche ;
L’urne du Potamos étonné resta sèche ;
La colombe ferma ses doux yeux, et le paon
De sa roue arrogante insulta l’aegipan ;
Les déesses riaient toutes comme des femmes ;
Le faune, haletant parmi ces grandes dames,
Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus ;
L’homme-chèvre ébloui regarda ces pieds nus ;
Alors on se pâma ; Mars embrassa Minerve,
Mercure prit la taille à Bellone avec verve,
La meute de Diane aboya sur l’Œta ;
Le tonnerre n’y put tenir, il éclata ;
Les immortels penchés parlaient aux immortelles ;
Vulcain dansait ; Pluton disait des choses telles
Que Momus en était presque déconcerté ;
Pour que la reine pût se tordre en liberté,
Hébé cachait Junon derrière son épaule ;
Et l’Hiver se tenait les côtes sur le pôle.

Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.

Et lui, disait tout bas à Vénus : « Viens-nous-en. »

Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire
Le bruit divin que fit la tempête du rire.
Hercule dit : « Voilà le drôle en question.
— Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,
Tu mériterais bien qu’on te changeât en marbre,
En flot, ou qu’on te mît au cachot dans un arbre ;
Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends
À ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants ;
Mais, pour continuer le rire qui te sauve,
Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.
L’Olympe écoute. Allons, chante.

Le chèvre-pieds

Dit : « Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés ;
Hercule ne prend pas bien garde lorsqu’il entre ;
Il a marché dessus en traversant mon antre.
Or, chanter sans pipeaux, c’est fort contrariant. »

Mercure lui prêta sa flûte en souriant.

L’humble ægipan, figure à l’ombre habituée,
Alla s’asseoir rêveur derrière une nuée,
Comme si, moins voisin des rois, il était mieux ;
Et se mit à chanter un chant mystérieux.

L’aigle, qui, seul, n’avait pas ri, dressa la tête.

Il chanta, calme et triste.

Alors sur le Taygète,

Sur le Mysis, au pied de l’Olympe divin,
Partout, on vit, au fond du bois et du ravin,
Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches ;
La biche à l’œil profond se dressa sur ses hanches,
Et les loups firent signe aux tigres d’écouter ;
On vit, selon le rhythme étrange, s’agiter
Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,
Et les sinistres fronts des grands chênes s’émurent.

Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,
Ne semblait plus savoir qu’il était chez les dieux.

Le Satyre - II. Le Noir

Le Satyre – II. Le Noir – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie du Satyre : Le Noir.

II. Le Noir


Le Satyre – II. Le Noir – Le texte

II
Le Noir

Le satyre chanta la terre monstrueuse.

L’eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse,
Sembla dans son prélude errer comme à travers
Les sables, les graviers, l’herbe et les roseaux verts ;
Puis il dit l’Océan, typhon couvert de baves,
Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves,
Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs,
Où l’ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs,
Où le volcan, noyé sous d’affreux lacs, regrette
La montagne, son casque, et le feu, son aigrette,
Où l’on distingue, au fond des gouffres inouïs,
Les vieux enfers éteints des dieux évanouis.
Il dit la sève ; il dit la vaste plénitude
De la nuit, du silence et de la solitude,
Le froncement pensif du sourcil des rochers ;
Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers,
Pour algue le buisson, la mousse pour éponge,
La végétation aux mille têtes songe ;
Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux ;
Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux,
Ils gardent la figure antique de la terre ;
Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère ;
Il protège et défend le coin du bois ami
Où le gland l’engendra, s’entr’ouvrant à demi,
Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre.
Pour arracher de là ce vieil opiniâtre,
Que d’efforts, que de peine au rude bûcheron !
Le sylvain raconta Dodone et Cithéron,
Et tout ce qu’aux bas-fonds d’Hémus, sur l’Érymanthe,
Sur l’Hymète, l’autan tumultueux tourmente ;
Avril avec Tellus pris en flagrant délit,
Les fleuves recevant les sources dans leur lit,
La grenade montrant sa chair sous sa tunique,
Le rut religieux du grand cèdre cynique,
Et, dans l’âcre épaisseur des branchages flottants,
La palpitation sauvage du printemps.
« Tout l’abîme est sous l’arbre énorme comme une urne.
» La terre sous la plante ouvre son puits nocturne
» Plein de feuilles, de fleurs et de l’amas mouvant
» Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent,
» Et dit : — Vivez ! Prenez. C’est à vous. Prends, brin d’herbe !
» Prends, sapin ! — La forêt surgit ; l’arbre superbe
» Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds ;
» La racine effrayante aux longs cous repliés,
» Aux mille becs béants dans la profondeur noire,
» Descend, plonge, atteint l’ombre et tâche de la boire,
» Et, bue, au gré de l’air, du lieu, de la saison,
» L’offre au ciel en encens ou la crache en poison,
» Selon que la racine, embaumée ou malsaine,
» Sort, parfum, de l’amour, ou, venin, de la haine.
» De là, pour les héros, les grâces et les dieux,
» L’œillet, le laurier-rose et le lys radieux,
» Et pour l’homme qui pense et qui voit, la ciguë.

» Mais qu’importe à la terre ! Au chaos contiguë,
» Elle fait son travail d’accouchement sans fin.
» Elle a pour nourrisson l’universelle faim.
» C’est vers son sein qu’en bas les racines s’allongent.
» Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
» Les éléments, épars dans l’air souple et vivant ;
» Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent ;
» Tout leur est bon, la nuit, la mort ; la pourriture
» Voit la rose et lui va porter sa nourriture ;
» L’herbe vorace broute au fond des bois touffus ;
» À toute heure, on entend le craquement confus
» Des choses sous la dent des plantes ; on voit paître
» Au loin, de toutes parts, l’immensité champêtre ;
» L’arbre transforme tout dans son puissant progrès ;
» Il faut du sable, il faut de l’argile et du grès ;
» Il en faut au lentisque, il en faut à l’yeuse,
» Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse
» Regarde la forêt formidable manger. »

Le satyre semblait dans l’abîme songer ;
Il peignit l’arbre vu du côté des racines,
Le combat souterrain des plantes assassines,
L’antre que le feu voit, qu’ignore le rayon,
Le revers ténébreux de la création,
Comment filtre la source et flambe le cratère ;
Il avait l’air de suivre un esprit sous la terre ;
Il semblait épeler un magique alphabet ;
On eût dit que sa chaîne invisible tombait ;
Il brillait ; on voyait s’échapper de sa bouche
Son rêve avec un bruit d’ailes vague et farouche :
« Les forêts sont le lieu lugubre ; la terreur,
» Noire, y résiste même au matin, ce doreur ;
» Les arbres tiennent l’ombre enchaînée à leurs tiges ;
» Derrière le réseau ténébreux des vertiges,
» L’aube est pâle, et l’on voit se tordre les serpents
» Des branches sur l’aurore horribles et rampants ;
» Là, tout tremble ; au-dessus de la ronce hagarde,
» Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde ;
» La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur,
» Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur,
» Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages
» Avec qui l’ombre voit dialoguer les sages,
» Guettent le grand secret, muets, le cou tendu ;
» L’œil des montagnes s’ouvre et contemple éperdu ;
» On voit s’aventurer dans les profondeurs fauves
» La curiosité de ces noirs géants chauves ;
» Ils scrutent le vrai ciel, de l’Olympe inconnu ;
» Ils tâchent de saisir quelque chose de nu :
» Ils sondent l’étendue auguste, chaste, austère,
» Irritée, et, parfois, surprenant le mystère,
» Aperçoivent la Cause au pur rayonnement,
» Et l’Énigme sacrée, au loin, sans vêtement,
» Montrant sa forme blanche au fond de l’insondable.
» Ô nature terrible ! ô lien formidable
» Du bois qui pousse avec l’idéal contemplé !
» Bain de la déité dans le gouffre étoilé !
» Farouche nudité de la Diane sombre
» Qui, de loin regardée et vue à travers l’ombre,
» Fait croître au fond des rocs les arbres monstrueux !
» Ô forêt ! »

Le sylvain avait fermé les yeux ;

La flûte que, parmi des mouvements de fièvre,
Il prenait et quittait, importunait sa lèvre ;
Le faune la jeta sur le sacré sommet ;
Sa paupière était close, on eût dit qu’il dormait,
Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière ;

Il poursuivit :

« Salut, Chaos ! gloire à la Terre !

» Le chaos est un dieu ; son geste est l’élément ;
» Et lui seul a ce nom sacré : Commencement.
» C’est lui qui, bien avant la naissance de l’heure,
» Surprit l’aube endormie au fond de sa demeure,
» Avant le premier jour et le premier moment ;
» C’est lui qui, formidable, appuya doucement
» La gueule de la nuit aux lèvres de l’aurore ;
» Et c’est de ce baiser qu’on vit l’étoile éclore.
» Le chaos est l’époux lascif de l’infini.
» Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni ;
» Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches
» De sa fécondité comme de ses débauches.
» Fussiez-vous dieux, songez en voyant l’animal !
» Car il n’est pas le jour, mais il n’est pas le mal.
» Toute la force obscure et vague de la terre
» Est dans la brute, larve auguste et solitaire ;
» La sibylle au front gris le sait, et les devins
» Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins ;
» Et c’est là ce qui fait que la Thessalienne
» Prend des touffes de poil aux cuisses de l’hyène,
» Et qu’Orphée écoutait, hagard, presque jaloux,
» Le chant sombre qui sort du hurlement des loups. »

« — Marsyas ! » murmura Vulcain, l’envieux louche.
Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche.
Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit ;
Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit :

« Et maintenant, ô dieux ! écoutez ce mot : L’âme !
» Sous l’arbre qui bruit, près du monstre qui brame,
» Quelqu’un parle. C’est l’Âme. Elle sort du chaos.
» Sans elle, pas de vents, le miasme ; pas de flots,

» L’étang ; l’âme, en sortant du chaos, le dissipe ;
» Car il n’est que l’ébauche, et l’âme est le principe.
» L’Être est d’abord moitié brute et moitié forêt ;
» Mais l’Air veut devenir l’Esprit, l’homme apparaît.
» L’homme ? qu’est-ce que c’est que ce sphinx ? Il commence
» En sagesse, ô mystère ! et finit en démence.
» Ô ciel qu’il a quitté, rends-lui son âge d’or ! »

Le faune, interrompant son orageux essor,
Ouvrit d’abord un doigt, puis deux, puis un troisième,
Comme quelqu’un qui compte en même temps qu’il sème,
Et cria, sur le haut Olympe vénéré :

« Ô dieux, l’arbre est sacré, l’animal est sacré,
» L’homme est sacré ; respect à la terre profonde !
» La terre où l’homme crée, invente, bâtit, fonde,
» Géant possible, encor caché dans l’embryon,
» La terre où l’animal erre autour du rayon,
» La terre où l’arbre ému prononce des oracles,
» Dans l’obscur infini, tout rempli de miracles,
» Est le prodige, ô dieux, le plus proche de vous.
» C’est le globe inconnu qui vous emporte tous,
» Vous les éblouissants, la grande bande altière,
» Qui dans des coupes d’or buvez de la lumière,

» Vous qu’une aube précède et qu’une flamme suit,
» Vous les dieux, à travers la formidable nuit ! »

La sueur ruisselait sur le front du satyre,
Comme l’eau du filet que des mers on retire ;
Ses cheveux s’agitaient comme au vent libyen.

Phœbus lui dit : « Veux-tu la lyre ?

— Je veux bien, »

Dit le faune ; et, tranquille, il prit la grande lyre.

Alors il se dressa debout dans le délire
Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux,
Avec deux profondeurs splendides dans les yeux.

« Il est beau ! » murmura Vénus épouvantée.
Et Vulcain, s’approchant d’Hercule, dit : « Antée. »
Hercule repoussa du coude ce boiteux.

Le Satyre - III. Le Sombre

Le Satyre – III. Le Sombre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie du Satyre : Le Sombre.

III. Le Sombre


Le Satyre – III. Le Sombre – Le texte

III
Le Sombre


Il ne les voyait pas, quoiqu’il fût devant eux.

Il chanta l’Homme. Il dit cette aventure sombre ;
L’homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,
Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,
Retombé dans la nuit de ce qu’on ne voit plus ;
Il dit les premiers temps, le bonheur, l’Atlantide ;
Comment le parfum pur devint miasme fétide,
Comment l’hymne expira sous le clair firmament,
Comment la liberté devint joug, et comment
Le silence se fit sur la terre domptée ;
Il ne prononça pas le nom de Prométhée,
Mais il avait dans l’œil l’éclair du feu volé ;
Il dit l’humanité mise sous le scellé ;
Il dit tous les forfaits et toutes les misères,
Depuis les rois peu bons jusqu’aux dieux peu sincères.
Tristes hommes ! ils ont vu le ciel se fermer.
En vain, pieux, ils ont commencé par s’aimer ;
En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,
Le monstre à l’aigle onglée, aux sept gueules de flamme ;
Hélas ! comme Cadmus, ils ont bravé le sort ;
Ils ont semé les dents de la bête ; il en sort
Des spectres tournoyant comme la feuille morte,
Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte
L’évanouissement du vent mystérieux.
Ces spectres sont les rois ; ces spectres sont les dieux.
Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse ;
L’antique égalité devient sous eux bassesse ;
Dracon donne la main à Busiris ; la Mort
Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,
Et le dernier soupir libre et divin s’exhale
Sous la difformité de la loi colossale :
L’homme se tait, ployé sous cet entassement ;
Il se venge ; il devient pervers ; il vole, il ment ;
L’âme inconnue et sombre a des vices d’esclave ;
Puisqu’on lui met un mont sur elle, elle en sort lave ;
Elle brûle et ravage au lieu de féconder.
Et dans le chant du faune on entendait gronder
Tout l’essaim des fléaux furieux qui se lève.
Il dit la guerre ; il dit la trompette et le glaive ;
La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remord,
La gloire, et dans la joie affreuse de la mort
Les plis voluptueux des bannières flottantes ;
L’aube naît ; les soldats s’éveillent sous les tentes ;
La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux ;
L’armée en marche ondule au fond des chemins creux ;
La baliste en roulant s’enfonce dans les boues ;
L’attelage fumant tire, et l’on pousse aux roues ;
Cris des chefs, pas confus ; les moyeux des charrois
Balafrent les talus des ravins trop étroits.
On se rencontre, ô choc hideux ! les deux armées
Se heurtent, de la même épouvante enflammées,
Car la rage guerrière est un gouffre d’effroi.
Ô vaste effarement ! chaque bande a son roi.
Perce, épée ! ô cognée, abats ! massue, assomme !
Cheval, foule aux pieds l’homme, et l’homme, et l’homme et l’homme !
Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours ;
Maintenant, pourrissez, et voici les vautours !
Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire ;
L’homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre ;
Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,
Écoute s’il entend les rois là-haut marcher ;
Il se hérisse ; l’ombre aux animaux le mêle ;
Il déchoit ; plus de femme, il n’a qu’une femelle ;
Plus d’enfants, des petits ; l’amour qui le séduit
Est fils de l’Indigence et de l’Air de la nuit ;
Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent ;
Les rois, après l’avoir fait taire, l’abrutissent,
Si bien que le bâillon est maintenant un mors.
Et sans l’homme pourtant les horizons sont morts ;
Qu’est la création sans cette initiale ?
Seul sur la terre il a la lueur faciale ;
Seul il parle ; et sans lui tout est décapité.
Et l’on vit poindre aux yeux du faune la clarté
De deux larmes coulant comme à travers la flamme.
Il montra tout le gouffre acharné contre l’âme ;
Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux,
Et la forêt du sort et la meute des maux.
Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.
Et, pendant qu’il chantait toutes ces strophes tristes,
Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,
Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur ;
En cercle autour de lui se taisaient les Borées ;
Et, comme par un fil invisible tirées,
Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,
Panthères, s’approchaient de lui de plus en plus ;
Quelques-unes étaient si près des dieux venues,
Pas à pas, qu’on voyait leurs gueules dans les nues.
Les dieux ne riaient plus ; tous ces victorieux,
Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux
Cette espèce d’esprit qui sortait d’une bête.

Il reprit :

« Donc, les dieux et les rois sur le faîte,

» L’homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux.
» L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
» Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute ;
» Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte.
» Où donc est l’espérance ? Elle a lâchement fui.
» Toutes les surdités s’entendent contre lui ;
» Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole ;
» Autour de lui la mer sinistre se désole ;
» Grâce au hideux complot de tous ces guet-apens,
» Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents ;
» Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette ;
» La peste aide le glaive, et l’élément complète
» Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant ;
» Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend
» Assez d’âme pour être une force, complice
» De son impénétrable et nocturne supplice ;
» Et la Matière, hélas ! devient Fatalité.
» Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité !
» Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne,
» Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
» Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,
» Et changer la figure implacable du temps !
» Qui connaît le destin ? qui sonda le peut-être ?
» Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
» Vaincra tout, changera le granit en aimant,
» Fera pencher l’épaule au morne escarpement,
» Et rendra l’impossible aux hommes praticable.
» Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
» Le genre humain se va forger son point d’appui ;
» Je regarde le gland qu’on appelle Aujourd’hui,
» J’y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte.
» Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
» Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ?
» Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
» Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,
» Et, dérobant l’éclair à l’inconnu sublime,
» Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi ?
» Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
» Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre
» Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,
» Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,
» Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
» Se construire à lui-même une étrange monture
» Avec toute la vie et toute la nature,
» Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,
» Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer !
» On le verra, vannant la braise dans son crible,
» Maître et palefrenier d’une bête terrible,
» Criant à toute chose : « Obéis, germe, nais ! »
» Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais
» Fait de tous les secrets que l’étude procure,
» Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
» Passer dans la lueur ainsi que les démons,
» Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
» Beau, tenant une torche aux astres allumée,
» Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée !
» On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit
» De l’aurore enfonçant les portes de la nuit !
» Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,
» Il ne jettera pas son dragon à la nage,
» Et ne franchira pas les mers, la flamme au front !
» Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront,
» Il ne lui dira pas : « Envole-toi, matière ! »
» S’il ne franchira point la tonnante frontière,
» S’il n’arrachera pas de son corps brusquement
» La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
» Que la fange hideuse à la pensée inflige,
» De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige,
» Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux !
» Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! va, factieux !
» Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,
» Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,
» C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel ;
» Celle-là, tu t’y dois rattacher, ô mortel,
» Afin — car un esprit se meut comme une sphère, —
» De faire aussi ton cercle autour de la lumière !
» Entre dans le grand chœur ! va, franchis ce degré,
» Quitte le joug infâme et prends le joug sacré !
» Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme !
» Transfigure-toi ! va ! sois de plus en plus l’âme !
» Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,
» Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu ;
» Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
» Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune ! »

Le Satyre - IV. L’Étoilé

Le Satyre – IV. L’Étoilé – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième et dernière partie du Satyre : Le Satyre – IV. L’Étoilé.

IV. L’Étoilé


Le Satyre – IV. L’Étoilé – Le texte

IV
L’Étoilé


Le satyre un moment s’arrêta, respirant
Comme un homme levant son front hors d’un torrent ;
Un autre être semblait sous sa face apparaître ;
Les dieux s’étaient tournés, inquiets, vers le maître,
Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait.

Il reprit :

« Sous le poids hideux qui l’étouffait,

» Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde.
» Dieux, vous ne savez pas ce que c’est que le monde ;
» Dieux, vous avez vaincu, vous n’avez pas compris.
» Vous avez au-dessus de vous d’autres esprits,
» Qui, dans le feu, la nue, et l’onde et la bruine,
» Songent en attendant votre immense ruine.
» Mais qu’est-ce que cela me fait à moi qui suis
» La prunelle effarée au fond des vastes nuits !
» Dieux, il est d’autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe.
» Sachez ceci, tyrans de l’homme et de l’Érèbe,
» Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond :
» Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont
» Où la terre et le ciel semblent en équilibre,
» Mais vous pour être rois et moi pour être libre.
» Pendant que vous semez haine, fraude et trépas,
» Et que vous enjambez tout le crime en trois pas,
» Moi, je songe. Je suis l’œil fixe des cavernes.
» Je vois. Olympes bleus et ténébreux Avernes,
» Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon,
» Sont devant mon regard la même vision ;
» Les dieux, les fléaux, ceux d’à présent, ceux d’ensuite,
» Traversent ma lueur et sont la même fuite.
» Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu’un est.
» Mais celui-là, jamais l’homme ne le connaît.
» L’humanité suppose, ébauche, essaye, approche ;
» Elle façonne un marbre, elle taille une roche,
» Et fait une statue, et dit : Ce sera lui.
» L’homme reste devant cette pierre ébloui ;
» Et tous les à-peu-près, quels qu’ils soient, ont des prêtres.
» Soyez les Immortels, faites ! broyez les êtres,
» Achevez ce vain tas de vivants palpitants,
» Régnez ; quand vous aurez, encore un peu de temps,
» Ensanglanté le ciel que la lumière azure,
» Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure,
» C’est bien, tout sera dit, vous serez remplacés
» Par ce noir dieu final que l’homme appelle Assez !
» Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent,
» Et les choses qu’on crut éternelles s’écroulent
» Avant qu’on ait le temps de compter jusqu’à vingt. »

Tout en parlant ainsi, le satyre devint
Démesuré ; plus grand d’abord que Polyphème,
Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème,
Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,
Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l’Athos ;
L’espace immense entra dans cette forme noire ;
Et, comme le marin voit croître un promontoire,
Les dieux dressés voyaient grandir l’être effrayant ;
Sur son front blêmissait un étrange orient ;
Sa chevelure était une forêt ; des ondes,
Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes ;
Ses deux cornes semblaient le Caucase et l’Atlas ;
Les foudres l’entouraient avec de sourds éclats ;
Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,
Et ses difformités s’étaient faites montagnes ;
Les animaux qu’avaient attirés ses accords,
Daims et tigres, montaient tout le long de son corps ;
Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres ;
Le pli de son aisselle abritait des décembres ;
Et des peuples errants demandaient leur chemin,
Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main ;
Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante ;
La lyre, devenue en le touchant géante,
Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris ;
Les ouragans étaient dans les sept cordes pris
Comme des moucherons dans de lugubres toiles ;
Sa poitrine terrible était pleine d’étoiles.

Il cria :

« L’avenir, tel que les cieux le font,

» C’est l’élargissement dans l’infini sans fond,
» C’est l’esprit pénétrant de toutes parts la chose !
» On mutile l’effet en limitant la cause ;
» Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.
» On fait du ténébreux avec le radieux ;
» Pourquoi mettre au-dessus de l’Être, des fantômes ?
» Les clartés, les éthers ne sont pas des royaumes.
» Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
» Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs !
» Place à l’atome saint qui brûle ou qui ruisselle !
» Place au rayonnement de l’âme universelle !
» Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit.
» Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit !
» Partout une lumière et partout un génie !
» Amour ! tout s’entendra, tout étant l’harmonie !
» L’azur du ciel sera l’apaisement des loups.
» Place à Tout ! Je suis Pan ; Jupiter ! à genoux. »

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un cours d'eau qui traverse la feuille en diagonale ascendante. L'une des berges est sombre, à gauche, l'autre est blanche, comme enneigée. Un pont (une planche ?) relie les deux berges.

XIV. Ô mes lettres d’amour…

Ô mes lettres d’amour… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 602.

Ô mes lettres d’amour… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Ô mes lettres d’amour…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Ô mes lettres d’amour…


Ô mes lettres d’amour… – Le texte

XIV

Oh primavera ! gioventù dell’anno
Oh gioventù ! primavera della vità.


Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse,
C’est donc vous ! Je m’enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l’heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J’avais donc dix-huit ans ! j’étais donc plein de songes !
L’espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m’avait lui !
J’étais un dieu pour toi qu’en mon cœur seul je nomme !
J’étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l’homme
Rougit presque aujourd’hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Être pur, être fier, être sublime et croire
À toute pureté !

À présent, j’ai senti, j’ai vu, je sais. — Qu’importe ?
Si moins d’illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m’abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années !
Pour m’avoir fui si vite, et vous être éloignées,
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m’apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s’attache,
Revient dans nos chemins,
On s’y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
À l’horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Mai 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme barbu et chauve, au visage épanoui et facétieux.

IX. Oui, fût-on Homère, il faut rire…

Oui, fût-on Homère, il faut rire… – Les références

Toute la lyreSeptième partie : [La Fantaisie] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 450.

Oui, fût-on Homère, il faut rire… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Oui, fût-on Homère, il faut rire…, un poème du recueil Toute la lyre, de la Septième partie : [La Fantaisie], de Victor Hugo.

Oui, fût-on Homère, il faut rire…


Oui, fût-on Homère, il faut rire… – Le texte

IX


Oui, fût-on Homère, il faut rire ;
Il faut rire, fût-on Caton.
Le bois nous offre Déjanire,
Le pré nous donne Margoton.

Le rire vient des dieux. À Rome
Comme à Pantin, il règne, il est.
Le rire est l’attribut de l’homme,
César riait, Brutus riait.

Jésus souriait. Mais en somme,
Sourire, c’est bien rire un peu.
Et c’est pour cela qu’il est homme,
Et c’est pour cela qu’il est Dieu.

Le bois nous offre Déjanire,
Le pré nous donne Margoton.
Oui, fût-on Homère, il faut rire,
Il faut rire, mon cher Caton.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des formes sombres et effilées dans un ciel de lumière où évoluent les trop heureux.

XVI. Les trop heureux

Les trop heureux – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 957.

Les trop heureux – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les trop heureux, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

Les trop heureux


Les trop heureux – Le texte

XVI
Les trop heureux

Quand avec celle qu’on enlève,
Joyeux, on s’est enfui si loin,
Si haut, qu’au-dessus de son rêve
On n’a plus que Dieu, doux témoin ;

Quand, sous un dais de fleurs sans nombre,
On a fait tomber sa beauté
Dans quelque précipice d’ombre,
De silence et de volupté ;

Quand, au fond du hallier farouche,
Dans une nuit pleine de jour,
Une bouche sur une bouche
Baise ce mot divin : amour !

Quand l’homme contemple la femme,
Quand l’amante adore l’amant,
Quand, vaincus, ils n’ont plus dans l’âme
Qu’un muet éblouissement,

Ce profond bonheur solitaire,
C’est le ciel que nous essayons.
Il irrite presque la terre
Résistante à trop de rayons.

Ce bonheur rend les fleurs jalouses
Et les grands chênes envieux,
Et fait qu’au milieu des pelouses
Le lys trouve le rosier vieux ;

Ce bonheur est si beau qu’il semble
Trop grand, même aux êtres ailés ;
Et la libellule qui tremble,
La graine aux pistils étoilés,

Et l’étamine, âme inconnue,
Qui de la plante monte au ciel,
Le vent errant de nue en nue,
L’abeille errant de miel en miel,

L’oiseau, que les hivers désolent,
Le frais papillon rajeuni,
Toutes les choses qui s’envolent,
En murmurent dans l’infini.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des formes sombres entourant un petit pont en bord de mer avec, sur l'horizon, le disque solaire, lumière (telle le progrès ?) obscurcie par de lourd nuages noirs.

VIII. Le progrès, calme et fort…

Le progrès, calme et fort… – Les références

ChâtimentsLivre V – L’Autorité est sacrée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 117.

Le progrès, calme et fort… – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Le progrès, calme et fort…, un poème du recueil Châtiments, Livre V – L’Autorité est sacrée, de Victor Hugo.

Le progrès, calme et fort…


Le progrès, calme et fort… – Le texte

VIII


Le Progrès calme et fort, et toujours innocent,
Ne sait pas ce que c’est que de verser le sang.
Il règne, conquérant désarmé, quoi qu’on fasse.
De la hache et du glaive il détourne sa face,
Car le doigt éternel écrit dans le ciel bleu
Que la terre est à l’homme et que l’homme est à Dieu ;
Car la force invincible est la force impalpable. –
Peuple, jamais de sang ! — Vertueux ou coupable,
Le sang qu’on a versé monte des mains au front.
Quand sur une mémoire, indélébile affront,
Il jaillit, plus d’espoir ; cette fatale goutte
Finit par la couvrir et la dévorer toute ;
Il n’est pas dans l’histoire une tache de sang
Qui sur les noirs bourreaux n’aille s’élargissant.
Sachons-le bien, la honte est la meilleure tombe.
Le même homme sur qui son crime enfin retombe,
Sort sanglant du sépulcre et fangeux du mépris.
Le bagne dédaigneux sur les coquins flétris
Se ferme, et tout est dit ; l’obscur tombeau se rouvre ;
Qu’on le fasse profond et muré, qu’on le couvre
D’une dalle de marbre et d’un plafond massif,
Quand vous avez fini, le fantôme pensif
Lève du front la pierre et lentement se dresse.
Mettez sur ce tombeau toute une forteresse,
Tout un mont de granit, impénétrable et sourd,
Le fantôme est plus fort que le granit n’est lourd.
Il soulève ce mont comme une feuille morte.
Le voici, regardez, il sort ; il faut qu’il sorte !
Il faut qu’il aille et marche et traîne son linceul !
Il surgit devant vous dès que vous êtes seul ;
Il dit : c’est moi ; tout vent qui souffle vous l’apporte ;
La nuit, vous l’entendez qui frappe à votre porte.
Les exterminateurs, avec ou sans le droit,
Je les hais, mais surtout je les plains. On les voit,
À travers l’âpre histoire où le vrai seul demeure,
Pour s’être délivrés de leurs rivaux d’une heure,
D’ennemis innocents, ou même criminels,
Fuir dans l’ombre entourés de spectres éternels.

Jersey, octobre 1852

Ce dessin de Victor Hugo représente une forteresse imposante, avec une tour, ayant une flèche, bleue. Les lions y sont sans doute enfermés.

IV. Les lions

Les lions – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 580.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 34.

Les lions – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les lions, un poème de La Légende des siècles – Première Série, I – D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème III. Puissance égale bonté et suivi de V. Le temple.

Les lions

Les lions – Le texte

IV
Les lions


Les lions dans la fosse étaient sans nourriture.
Captifs, ils rugissaient vers la grande nature
Qui prend soin de la brute au fond des antres sourds.
Les lions n’avaient pas mangé depuis trois jours.
Ils se plaignaient de l’homme, et, pleins de sombres haines,
À travers leur plafond de barreaux et de chaînes,
Regardaient du couchant la sanglante rougeur ;
Leur voix grave effrayait au loin le voyageur
Marchant à l’horizon dans les collines bleues.

Tristes, ils se battaient le ventre de leurs queues ;
Et les murs du caveau tremblaient, tant leurs yeux roux
À leur gueule affamée ajoutaient de courroux !

La fosse était profonde ; et, pour cacher leur fuite,
Og et ses vastes fils l’avaient jadis construite ;
Ces enfants de la terre avaient creusé pour eux
Ce palais colossal dans le roc ténébreux ;
Leurs têtes en ayant crevé la large voûte,
La lumière y tombait et s’y répandait toute,
Et ce cachot de nuit pour dôme avait l’azur.
Nabuchodonosor, qui régnait dans Assur,
En avait fait couvrir d’un dallage le centre ;
Et ce roi fauve avait trouvé bon que cet antre,
Qui jadis vit les Chams et les Deucalions,
Bâti par les géants, servît pour les lions.

Ils étaient quatre, et tous affreux. Une litière
D’ossements tapissait le vaste bestiaire ;
Les rochers étageaient leur ombre au-dessus d’eux ;
Ils marchaient, écrasant sur le pavé hideux
Des carcasses de bête et des squelettes d’homme.

Le premier arrivait du désert de Sodome ;
Jadis, quand il avait sa fauve liberté,
Il habitait le Sin, tout à l’extrémité
Du silence terrible et de la solitude ;
Malheur à qui tombait sous sa patte au poil rude !
Et c’était un lion des sables.

Le second

Sortait de la forêt de l’Euphrate fécond ;
Naguère, en le voyant vers le fleuve descendre,
Tout tremblait ; on avait eu du mal à le prendre,
Car il avait fallu les meutes de deux rois ;
Il grondait ; et c’était une bête des bois.

Et le troisième était un lion des montagnes.
Jadis il avait l’ombre et l’horreur pour compagnes ;
Dans ce temps-là, parfois, vers les ravins bourbeux
Se ruaient des galops de moutons et de bœufs ;
Tous fuyaient, le pasteur, le guerrier et le prêtre ;
Et l’on voyait sa face effroyable apparaître.

Le quatrième, monstre épouvantable et fier,
Était un grand lion des plages de la mer.
Il rôdait près des flots avant son esclavage.
Gur, cité forte, était alors sur le rivage ;
Ses toits fumaient ; son port abritait un amas
De navires mêlant confusément leurs mâts ;
Le paysan portant son gomor plein de manne
S’y rendait ; le prophète y venait sur son âne ;
Ce peuple était joyeux comme un oiseau lâché ;
Gur avait une place avec un grand marché,
Et l’Abyssin venait y vendre des ivoires ;
L’Amorrhéen, de l’ambre et des chemises noires ;
Ceux d’Ascalon, du beurre, et ceux d’Aser, du blé.
Du vol de ses vaisseaux l’abîme était troublé.
Or, ce lion était gêné par cette ville ;
Il trouvait, quand le soir il songeait immobile,
Qu’elle avait trop de peuple et faisait trop de bruit.
Gur était très-farouche et très-haute ; la nuit,
Trois lourds barreaux fermaient l’entrée inabordable ;
Entre chaque créneau se dressait, formidable,
Une corne de buffle ou de rhinocéros ;
Le mur était solide et droit comme un héros ;
Et l’Océan roulait à vagues débordées
Dans le fossé, profond de soixante coudées.
Au lieu de dogues noirs jappant dans le chenil,
Deux dragons monstrueux pris dans les joncs du Nil
Et dressés par un mage à la garde servile,
Veillaient des deux côtés de la porte de ville.
Or, le lion s’était une nuit avancé,
Avait franchi d’un bond le colossal fossé,
Et broyé, furieux, entre ses dents barbares,
La porte de la ville avec ses triples barres,
Et, sans même les voir, mêlé les deux dragons
Au vaste écrasement des verrous et des gonds ;
Et, quand il s’en était retourné vers la grève,
De la ville et du peuple il ne restait qu’un rêve,
Et, pour loger le tigre et nicher les vautours,
Quelques larves de murs sous des spectres de tours.

Celui-là se tenait accroupi sur le ventre.
Il ne rugissait pas, il bâillait ; dans cet antre
Où l’homme misérable avait le pied sur lui,
Il dédaignait la faim, ne sentant que l’ennui.

Les trois autres allaient et venaient ; leur prunelle,
Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile,
Le suivait ; et leur faim bondissait, et leur dent
Mâchait l’ombre à travers leur cri rauque et grondant.

Soudain, dans l’angle obscur de la lugubre étable,
La grille s’entr’ouvrit ; sur le seuil redoutable,
Un homme que poussaient d’horribles bras tremblants,
Apparut ; il était vêtu de linceuls blancs ;
La grille referma ses deux battants funèbres ;
L’homme avec les lions resta dans les ténèbres.
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant,
Se ruèrent sur lui, poussant ce hurlement
Effroyable, où rugit la haine et le ravage
Et toute la nature irritée et sauvage
Avec son épouvante et ses rébellions ;
Et l’homme dit : « La paix soit avec vous, lions ! »
L’homme dressa la main ; les lions s’arrêtèrent.

Les loups qui font la guerre aux morts et les déterrent,
Les ours au crâne plat, les chacals convulsifs
Qui pendant le naufrage errent sur les récifs,
Sont féroces ; l’hyène infâme est implacable ;
Le tigre attend sa proie et d’un seul bond l’accable ;
Mais le puissant lion, qui fait de larges pas,
Parfois lève sa griffe et ne la baisse pas,
Étant le grand rêveur solitaire de l’ombre.

Et les lions, groupés dans l’immense décombre,
Se mirent à parler entre eux, délibérant ;
On eût dit des vieillards réglant un différend
Au froncement pensif de leurs moustaches blanches.
Un arbre mort pendait, tordant sur eux ses branches.

Et, grave, le lion des sables dit : « Lions,
Quand cet homme est entré, j’ai cru voir les rayons
De midi dans la plaine où l’ardent semoun passe,
Et j’ai senti le souffle énorme de l’espace ;
Cet homme vient à nous de la part du désert. »

Le lion des bois dit : « Autrefois, le concert
Du figuier, du palmier, du cèdre et de l’yeuse,
Emplissait jour et nuit ma caverne joyeuse ;
Même à l’heure où l’on sent que le monde se tait,
Le grand feuillage vert autour de moi chantait.
Quand cet homme a parlé, sa voix m’a semblé douce
Comme le bruit qui sort des nids d’ombre et de mousse ;
Cet homme vient à nous de la part des forêts. »

Et celui qui s’était approché le plus près,
Le lion noir des monts dit : « Cet homme ressemble
Au Caucase, où jamais une roche ne tremble ;
Il a la majesté de l’Atlas ; j’ai cru voir,
Quand son bras s’est levé, le Liban se mouvoir
Et se dresser, jetant l’ombre immense aux campagnes ;
Cet homme vient à nous de la part des montagnes. »

Le lion qui, jadis, au bord des flots rôdant,
Rugissait aussi haut que l’Océan grondant,
Parla le quatrième, et dit : « Fils, j’ai coutume,
En voyant la grandeur, d’oublier l’amertume,
Et c’est pourquoi j’étais le voisin de la mer.
J’y regardais — laissant les vagues écumer —
Apparaître la lune et le soleil éclore,
Et le sombre infini sourire dans l’aurore ;
Et j’ai pris, ô lions, dans cette intimité,
L’habitude du gouffre et de l’éternité ;
Or, sans savoir le nom dont la terre le nomme,
J’ai vu luire le ciel dans les yeux de cet homme ;
Cet homme au front serein vient de la part de Dieu. »

Quand la nuit eut noirci le grand firmament bleu,
Le gardien voulut voir la fosse, et cet esclave,
Collant sa face pâle aux grilles de la cave,
Dans la profondeur vague aperçut Daniel
Qui se tenait debout et regardait le ciel,
Et songeait, attentif aux étoiles sans nombre,
Pendant que les lions léchaient ses pieds dans l’ombre.