Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tête de mort sous un voile de mariée près de laquelle apparaissent les mots Vultus Vitae.

À ceux qu’on foule aux pieds

À ceux qu’on foule aux pieds – Les références

L’Année terribleJuin ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 139.

À ceux qu’on foule aux pieds – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À ceux qu’on foule aux pieds, poème de Juin, du recueil L’Année terrible, de Victor Hugo.

À ceux qu’on foule aux pieds


À ceux qu’on foule aux pieds – Le texte

XIII
À ceux qu’on foule aux pieds


Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.
Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie
M’attirent ; je me sens leur frère ; je défends
Terrassés ceux que j’ai combattus triomphants ;
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m’éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m’appelaient entre eux.
Je n’ai plus d’ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c’est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C’est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants,
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ;
Je défends l’égaré, le faible, et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l’instinct bon se nourrit de clarté ;
Ils n’ont rien dont leur âme obscure se repaisse ;
Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse
Et plus morne là-haut que les branches des bois ;
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois,
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ?
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ;
La misère, âpre roue, étourdit Ixion.
Et c’est pourquoi j’ai pris la résolution
De demander pour tous le pain et la lumière.

Ce n’est pas le canon du noir vendémiaire,
Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai,
Qui font la haine éteinte et l’ulcère fermé.
Moi, pour aider le peuple à résoudre un problème,
Je me penche vers lui. Commencement : je l’aime.
Le reste vient après. Oui, je suis avec vous,
J’ai l’obstination farouche d’être doux,
Ô vaincus, et je dis : Non, pas de représailles !
Ô mon vieux cœur pensif, jamais tu ne tressailles
Mieux que sur l’homme en pleurs, et toujours tu vibras
Pour des mères ayant leurs enfants dans les bras.

Quand je pense qu’on a tué des femmes grosses,
Qu’on a vu le matin des mains sortir des fosses,
Ô pitié ! quand je pense à ceux qui vont partir !
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr.
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ;
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ;
Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond.
Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent.
Oh ! ces pontons sur qui j’ai pleuré reparaissent,
Avec leurs entreponts où l’on expire, ayant
Sur soi l’énormité du navire fuyant !
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ;
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble,
On boit l’un après l’autre au bidon, on a chaud,
On a froid, l’ouragan tourmente le cachot,
L’eau gronde, et l’on ne voit, parmi ces bruits funèbres,
Qu’un canon allongeant son cou dans les ténèbres.
Je retombe en ce deuil qui jadis m’étouffait.
Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Combien d’êtres humains frissonnent à cette heure,
Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure,
Devant l’escarpement hideux de l’inconnu !
Être jeté là, triste, inquiet, tremblant, nu,
Chiffre quelconque au fond d’une foule livide,
Dans la brume, l’orage et les flots, dans le vide,
Pêle-mêle et tout seul, sans espoir, sans secours,
Ayant au cœur le fil brisé de ses amours !
Dire : — « Où suis-je ? On s’en va. Tout pâlit, tout se creuse,
Tout meurt. Qu’est-ce que c’est que cette fuite affreuse ?
La terre disparaît, le monde disparaît.
Toute l’immensité devient une forêt.
Je suis de la nuée et de la cendre. On passe.
Personne ne va plus penser à moi. L’espace !
Le gouffre ! Où sont-ils ceux près de qui je dormais ! » —
Se sentir oublié dans la nuit pour jamais !
Devenir pour soi-même une espèce de songe !
Oh ! combien d’innocents, sous quelque vil mensonge
Et sous le châtiment féroce, stupéfaits !
— Quoi ! disent-ils, ce ciel où je me réchauffais,
Je ne le verrai plus ! on me prend la patrie !
Rendez-moi mon foyer, mon champ, mon industrie,
Ma femme, mes enfants ! rendez-moi la clarté !
Qu’ai-je donc fait pour être ainsi précipité
Dans la tempête infâme et dans l’écume amère,
Et pour n’avoir plus droit à la France ma mère ! —

Quoi ! lorsqu’il s’agirait de sonder, ô vainqueurs,
L’obscur puits social béant au fond des cœurs,
D’étudier le mal, de trouver le remède,
De chercher quelque part le levier d’Archimède,
Lorsqu’il faudrait forger la clef des temps nouveaux ;
Après tant de combats, après tant de travaux,
Et tant de fiers essais et tant d’efforts célèbres,
Quoi ! pour solution, faire dans les ténèbres,
Nous, guides et docteurs, nous les frères aînés,
Naufrager un chaos d’hommes infortunés !
Décréter qu’on mettra dehors, qui ? le mystère !
Que désormais l’énigme a l’ordre de se taire,
Et que le sphinx fera pénitence à genoux !
Quels vieillards sommes-nous ! quels enfants sommes-nous !
Quel rêve, hommes d’Etat ! quel songe, ô philosophes !
Quoi ! pour que les griefs, pour que les catastrophes,
Les problèmes, l’angoisse et les convulsions
S’en aillent, suffit-il que nous les expulsions ?
Rentrer chez soi, crier : – Français, je suis ministre
Et tout est bien ! – tandis qu’à l’horizon sinistre,
Sous des nuages lourds, hagards, couleur de sang,
Chargé de spectres, noir, dans les flots décroissant,
Avec l’enfer pour aube et la mort pour pilote,
On ne sait quel radeau de la Méduse flotte !
Quoi ! les destins sont clos, disparus, accomplis,
Avec ce que la vague emporte dans ses plis !
Ouvrir à deux battants la porte de l’abîme,
Y pousser au hasard l’innocence et le crime,
Tout, le mal et le bien, confusément puni,
Refermer l’océan et dire : c’est fini !
Être des hommes froids qui jamais ne s’émoussent,
Qui n’attendrissent point leur justice, et qui poussent
L’impartialité jusqu’à tout châtier !
Pour le guérir, couper le membre tout entier !
Quoi ! pour expédient prendre la mer profonde !
Au lieu d’être ceux-là par qui l’ordre se fonde,
Jeter au gouffre en tas les faits, les questions,
Les deuils que nous pleurions et que nous attestions,
La vérité, l’erreur, les hommes téméraires,
Les femmes qui suivaient leurs maris ou leurs frères,
L’enfant qui remua follement le pavé,
Et faire signe aux vents, et croire tout sauvé
Parce que sur nos maux, nos pleurs, nos inclémences,
On a fait travailler ces balayeurs immenses !

Eh bien, que voulez-vous que je vous dise, moi !
Vous avez tort. J’entends les cris, je vois l’effroi,
L’horreur, le sang, la mer, les fosses, les mitrailles,
Je blâme. Est-ce ma faute enfin ? j’ai des entrailles.
Éternel Dieu ! c’est donc au mal que nous allons ?
Ah ! pourquoi déchaîner de si durs aquilons
Sur tant d’aveuglements et sur tant d’indigences ?
Je frémis.

Sans compter que toutes ces vengeances,

C’est l’avenir qu’on rend d’avance furieux !
Travailler pour le pire en faisant pour le mieux,
Finir tout de façon qu’un jour tout recommence,
Nous appelons sagesse, hélas ! cette démence.
Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs.
Les opprimés refont plus tard des oppresseurs.

Oh ! dussé-je, coupable aussi moi d’innocence,
Reprendre l’habitude austère de l’absence,
Dût se refermer l’âpre et morne isolement,
Dussent les cieux, que l’aube a blanchis un moment,
Redevenir sur moi dans l’ombre inexorables,
Que du moins un ami vous reste, ô misérables !
Que du moins il vous reste une voix ! que du moins
Vous nous ayez, la nuit et moi, pour vos témoins ?
Le droit meurt, l’espoir tombe, et la prudence est folle.
Il ne sera pas dit que pas une parole
N’a, devant cette éclipse affreuse, protesté.
Je suis le compagnon de la calamité.
Je veux être, — je prends cette part, la meilleure, —
Celui qui n’a jamais fait le mal, et qui pleure ;
L’homme des accablés et des abandonnés.
Volontairement j’entre en votre enfer, damnés.
Vos chefs vous égaraient, je l’ai dit à l’histoire ;
Certes, je n’aurais pas été de la victoire,
Mais je suis de la chute ; et je viens, grave et seul,
Non vers votre drapeau, mais vers votre linceul.
Je m’ouvre votre tombe.

Et maintenant, huées,

Toi calomnie et toi haine, prostituées,
Ô sarcasmes payés, mensonges gratuits,
Qu’à Voltaire ont lancés Nonotte et Maupertuis,
Poings montrés qui jadis chassiez Rousseau de Bienne,
Cris plus noirs que les vents de l’ombre libyenne,
Plus vils que le fouet sombre aux lanières de cuir,
Qui forciez le cercueil de Molière à s’enfuir,
Ironie idiote, anathèmes farouches,
Ô reste de salive encor blanchâtre aux bouches
Qui crachèrent au front du pâle Jésus-Christ,
Pierre éternellement jetée à tout proscrit,
Acharnez-vous ! Soyez les bien venus, outrages.
C’est pour vous obtenir, injures, fureurs, rages,
Que nous, les combattants du peuple, nous souffrons,
La gloire la plus haute étant faite d’affronts.

Remarque

J’ai enregistré et mis en ligne ce poème car il m’a paru d’actualité.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une arcade, avec une ferronnerie représentant un trèfle à trois feuilles et, derrière, le sommet de deux tours.

IV. Je n’ai pas de palais épiscopal en ville…

Je n’ai pas de palais épiscopal en ville… – Les références

L’Année terribleJuin ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 135.

Je n’ai pas de palais épiscopal en ville… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je n’ai pas de palais épiscopal en ville…, poème de Juin, du recueil L’Année terrible, de Victor Hugo.

Je n’ai pas de palais épiscopal en ville…


Je n’ai pas de palais épiscopal en ville… – Le texte

IV


Je n’ai pas de palais épiscopal en ville,
Je n’ai pas de prébende et de liste civile,
Nul temple n’offre un trône à mon humilité,
Nul suisse en colonel ne brille à mon côté,
Je ne me montre pas aux gros yeux des ganaches
Sous un dais, à ses coins ayant quatre panaches ;
La France, même au fond de l’abîme, est pour moi
Le grand peuple en travail d’où sort la grande loi ;
Je hais qu’on la bâillonne ou qu’on la fleurdelyse ;
Je ne demande pas aux passants dans l’église
Tant pour voir le bon Dieu s’il est peint par Van-Dyck ;
Je n’ai ni marguillier, ni bedeau, ni syndic,
Ni custode, ni clerc, ni diacre, ni vicaire ;
Je ne garde aucun saint dans aucun reliquaire ;
Je n’ai pas de miracle en bouteille sous clé ;
Mon vêtement n’est pas de diamants bouclé ;
Je ne suis pas payé quand je fais ma prière ;
Je suis fort mal en cour ; aucune douairière
Ne m’admire quêtant des sous dans un plat rond,
La chape d’or au cou, la mitre d’or au front ;
Je ne fais point baiser ma main aux bonnes femmes ;
Je vénère le ciel, mais sans le vendre aux âmes ;
On ne m’appelle pas monseigneur ; je me plais
Dans les champs, et mes bas ne sont pas violets ;
Les fautes que je fais sont des fautes sincères ;
L’hypocrisie et moi sommes deux adversaires ;
Je crois ce que je dis, je fais ce que je crois ;
Je mets près de Socrate aux fers Jésus en croix ;
Lorsqu’un homme est traqué comme une bête fauve,
Fût-il mon ennemi, si je peux, je le sauve ;
Je méprise Basile et dédaigne Scapin ;
Je donne à l’enfant pauvre un morceau de mon pain ;
J’ai lutté pour le vrai, pour le bon, pour l’honnête,
Et j’ai subi vingt ans l’exil dans la tempête ;
Je recommencerai demain, si Dieu le veut ;
Ma conscience dit: – Marche ! – rien ne m’émeut,
J’obéis, et je vais, malgré les vents contraires,
Et je fais mon devoir ; et c’est pourquoi, mes frères,
Au dire du journal de l’évêque de Gand,
Si je n’étais un fou, je serais un brigand.

Remarque

J’ai enregistré et mis en ligne ce poème car je me suis trouvé plusieurs fois, sur internet, devant ce vers, cette citation attribuée à Victor Hugo, Je crois ce que je dis, je fais ce que je crois, sans que la référence soit jamais indiquée. Je ne la trouvais pas en cherchant sur internet. J’ai donc demandé au couple de spécialistes et amis de Victor Hugo qui m’accompagne depuis le début dans la création de ce site, Arnaud Laster et Danièle Gasiglia-Laster, et ils m’ont indiqué, après recherche, l’origine de ce vers. Je ne crois pas inutile de savoir d’où vient une citation, en particulier celle-ci, liée à L’Année terrible, en réponse à une accusation proférée par un religieux à l’encontre de Victor Hugo.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un gibet, auquel est accroché un pendu, et des lambeaux de tissu.

L’Épopée du ver

L’Épopée du ver – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXI. L’Épopée du ver ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 363.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXIII. L’Épopée du ver, p. 225.

L’Épopée du ver – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’Épopée du ver, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

L’Épopée du ver


L’Épopée du ver – Le texte

L’Épopée du ver


Au fond de la poussière inévitable, un être
Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre
L’homme de toutes parts,
Qui noircit l’aube, éteint le feu, sèche la tige,
Et qui suffit pour faire avorter le prodige
Dans la nature épars.

Le monde est sur cet être et l’a dans sa racine,
Et cet être, c’est moi. Je suis. Tout m’avoisine.
Dieu me paye un tribut.
Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible.
Hommes, tendez vos arcs ; quelle que soit la cible,
C’est moi qui suis le but.

Ô vivants, je l’avoue, on voit des hommes rire ;
Plus d’une barque vogue avec un bruit de lyre ;
On est prince et seigneur ;
Le lit nuptial brille, on s’aime, on se le jure,
L’enfant naît, les époux sont beaux ; — j’ai pour dorure
Ce qu’on nomme bonheur.

Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l’envie.
Je mords l’aigle. Le bout visible de la vie
Est à tous et partout,
Et, quand au mois de mai le rouge-gorge chante,
Ce qui fait que Satan rit dans l’ombre méchante,
C’est que j’ai l’autre bout.

Je suis l’Inconnu noir qui, plus bas que la bête,
Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête
D’angoisse et de terreur ;
La preuve d’Alecton pareille à Cléopâtre,
De la pourpre identique au haillon, et du pâtre
Égal à l’empereur.

Je suis l’extinction du flambeau, toujours prête.
Il suffit qu’un tyran pense à moi dans la fête
Où les rois sont assis,
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche,
Devienne on ne sait quoi de lugubre où s’ébauche
La pâle Némésis.

Je ne me laisse point oublier des satrapes ;
La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes
Du plaisir hasardeux,
Et, pendant que leurs sens dans l’extase frémissent,
Des apparitions de méduses blêmissent
La voûte au-dessus d’eux.

Je suis le créancier. L’échéance m’est due.
J’ai, comme l’araignée, une toile tendue.
Tout l’univers, c’est peu.
Le fil imperceptible et noir que je dévide
Ferait l’aurore veuve et l’immensité vide
S’il allait jusqu’à Dieu.

J’attends. L’obscurité sinistre me rend compte.
Le capitaine armé de son sceptre, l’archonte,
Le grave amphictyon,
L’augure, le poëte étoilé, le prophète,
Tristes, songent à moi, cette vie étant faite
De disparition.

Le vizir sous son dais, le marchand sur son âne,
Familles et tribus, les seigneurs d’Ecbatane
Et les chefs de l’Indus
Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite
Cette prodigieuse et misérable fuite
Des vivants éperdus.

Brillez, cieux. Vis, nature. Ô printemps, fais des roses.
Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses.
Que le matin est pur !
Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes,
Au-dessus des amants, au-dessus des amantes,
Dans le profond azur !

*

Quand, sous terre rampant, j’entre dans Babylone,
Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylône,
Dans Suze où l’aube luit,
Lorsque entendant chanter les hommes, je me glisse,
Invisible, caché, muet, dans leur délice,
Leur triomphe et leur bruit,

Quoique l’épaisseur vaste et pesante me couvre,
Quoique la profondeur, qui jamais ne s’entr’ouvre,
Morne et sans mouvement,
Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille,
Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville,
Quel que soit le moment,

Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure,
A le tressaillement de ma présence obscure ;
On a froid, on a peur ;
L’un frémit dans son faste et l’autre dans ses crimes,
Et l’on sent dans l’orgueil démesuré des cimes
Une vague stupeur ;

Et le Vatican tremble avec le Capitole,
Et le roi sur le trône, et sur l’autel l’idole,
Et Moloch et Sylla
Frissonnent, et le mage épouvanté contemple,
Sitôt que le palais a dit tout bas au temple :
Le ver de terre est là !

*

Je suis le niveleur des frontons et des dômes ;
Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes
Est arrangé par moi ;
Je suis fourmillement et je suis solitude,
Je suis sous le blasphème et sous la certitude,
Et derrière Pourquoi.

Nul dogme n’oserait affronter ma réponse.
Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce.
Je fais parler Pyrrhon.
La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole,
Et je suis dans sa bouche alors que cette folle
Souffle dans son clairon.

Je suis l’intérieur du prêtre en robe blanche,
Je bave dans cette âme où la vérité penche ;
Quand il parle, je mens.
Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse.
Je suis dans l’espérance et dans la femme grosse,
Et, rois, dans vos serments.

Quel sommeil effrayant, la vie ! En proie, en butte
À des combinaisons de triomphe ou de chute,
Passifs, engourdis, sourds,
Les hommes, occupés d’objets qui se transforment,
Sont hagards, et devraient s’apercevoir qu’ils dorment,
Puisqu’ils rêvent toujours !

J’ai pour l’ambitieux les sept couleurs du prisme.
C’est moi que le tyran trouve en son despotisme
Après qu’il l’a vomi.
Je l’éveille, sitôt sa colère rugie.
Qu’est la méchanceté ? C’est de la léthargie ;
Dieu dans l’âme endormi.

Hommes, riez. La chute adhère à l’apogée.
L’écume manquerait à la mer submergée,
L’éclat au diamant,
La neige à l’Athos, l’ombre aux loups, avant qu’on voie
Manquer la confiance et l’audace et la joie
À votre aveuglement.

L’éventrement des monts de jaspe et de porphyre
À bâtir vos palais peut à peine suffire,
Larves sans lendemain !
Vous avez trop d’autels. Vos sociétés folles
Meurent presque toujours par un excès d’idoles
Chargeant l’esprit humain.

Qu’est la religion ? L’abîme et ses fumées.
Les simulacres noirs flottant sous les ramées
Des bois insidieux,
La contemplation de l’ombre, les passages
De la nue au-dessus du front pensif des sages,
Ont créé tous vos dieux.

Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même
D’un dogme et d’un devoir, lui le monstre suprême,
Lui la rébellion !
Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire,
Sans même s’informer si cette muselière
Convient à ce lion.

Pour aller jusqu’à Dieu dans l’infini, les cultes,
Les religions, l’Inde et ses livres occultes
Par Hermès copiés,
Offrent leurs points d’appui, leurs rites, leurs prières,
Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d’eau des pierres
Où l’on pose ses pieds.

Songes vains ! Les Védas trompent leurs clientèles,
Car les religions sont des choses mortelles
Qu’emporte un vent d’hiver ;
Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne ;
Et, pour ronger l’autel, Dieu n’a pas pris la peine
De faire un autre ver.

*

Je suis dans l’enfant mort, dans l’amante quittée,
Dans le veuvage prompt à rire, dans l’athée,
Dans tous les noirs oublis.
Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles.
C’est moi que le fakir voit sortir des prunelles
Du vague spectre Iblis.

Mon œil guette à travers les fêlures des urnes.
Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes
Quêtant un noir lambeau.
Je suis le roi muré. J’habite le décombre.
La mort me regardait quand d’une goutte d’ombre
Elle fit le corbeau.

Je suis. Vous n’êtes pas, feu des yeux, sang des veines,
Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines !
Tout d’avance est pleuré.
On m’extermine en vain, je renais sous ma voûte ;
Le pied qui m’écrasa peut poursuivre sa route,
Je le dévorerai.

J’atteins tout ce qui vole et court. L’argiraspide
Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide
Que l’oiseau de Vénus ;
Je ne suis pas plus loin des chars qui s’accélèrent
Que du cachot massif où des lueurs éclairent
De sombres torses nus.

*

Un peuple s’enfle et meurt comme un flot sur la grève.
Dès que l’homme a construit une cité, le glaive
Vient et la démolit ;
Ce qui résiste au fer croule dans les délices ;
Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices,
Messaline a son lit.

Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche,
Et partout l’homme tombe, étant sa propre embûche ;
Pourtant l’humanité
Se lève dans l’orgueil et dans l’orgueil se couche ;
Et le manteau de poil du prophète farouche
Est plein de vanité.

Puisque ce sombre orgueil s’accroît toujours et monte,
Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte
Lui chante un vil pœan,
Puisque l’austérité des Burrhus se croit vierge,
Puisqu’il est des Xercès qui prennent une verge
Et fouettent l’océan,

Il faut bien que le ver soit là pour l’équilibre.
Ce que le Nil, l’Euphrate et le Gange et le Tibre
Roulent avec leur eau,
C’est le reflet d’un tas de villes inouïes
Faites de marbre et d’or, plus vite évanouies
Que la fleur du sureau.

Fétide, abject, je rends les majestés pensives.
Je mords la bouche, et quand j’ai rongé les gencives,
Je dévore les dents.
Oh ! ce serait vraiment dans la nature entière
Trop de faste, de bruit, d’emphase et de lumière,
Si je n’étais dedans !

Le néant et l’orgueil sont de la même espèce.
Je les distingue peu lorsque je les dépèce.
J’erre éternellement
Dans une obscurité d’horreur et d’anathème,
Redoutable brouillard dont Satan n’est lui-même
Qu’un épaississement.

*

Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire.
De tout temps la trompette a combattu la lyre ;
C’est le double éperon,
C’est la double fanfare aux forces infinies ;
Le prodige jaillit de ce choc d’harmonies ;
Luttez, lyre et clairon.

Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre.
Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire
Des camps et des cités ;
Luttez ; poussez les uns aux batailles altières,
Les autres aux moissons, et tous aux cimetières ;
Lyre et clairon, chantez !

Chantez ! le marbre entend. La pierre n’est pas sourde,
Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde,
Le bloc est remué,
Le créneau cède au chant qui passe par bouffée,
Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée,
Meurt devant Josué.

*

Tout périt. C’est pour moi, dernière créature,
Que travaille l’effort de toute la nature.
Le lys prêt à fleurir,
La mésange au printemps qui dans son nid repose
Et qui sent l’œuf, cassé par un petit bec rose,
Sous elle s’entr’ouvrir,

Les Moïses emplis d’une puissance telle
Que le peuple, écoutant leur parole immortelle
Au pied du mont fumant,
Leur trouve une lueur de plus en plus étrange,
Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d’archange
Grandir confusément,

Les passants, le despote aveugle et sans limites,
Les rois sages avec leurs trois cents sulamites,
Les pâles inconnus,
L’usurier froid, l’archer habile aux escarmouches,
Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches
Dans les joncs du Cydnus.

Tout m’appartient. À moi symboles, mœurs, images !
À moi ce monde affreux de bourreaux et de mages
Qui passe, groupe noir,
Sur qui l’ombre commence à tomber, que Dieu marque,
Qu’un vent pousse, et qui semble une farouche barque
De pirates le soir.

À moi la courtisane ! À moi le cénobite !
Dieu me fait Sésostris afin que je l’habite.
En arrière, en avant,
À moi tout ! À toute heure, et qu’on entre ou qu’on sorte !
Ma morsure, qui va finir à Phryné morte,
Commence à Job vivant.

À moi le condamné dans sa lugubre loge !
Il regarde effaré les pas que fait l’horloge ;
Et, quoiqu’en son ennui
La Mort soit invisible à ses fixes prunelles,
À d’obscurs battements il sent d’horribles ailes
Qui s’approchent de lui.

Rhode est fière, Chéops est grande, éphèse est rare,
Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare
Sauve les mâts penchés,
Babylone suspend dans l’air les fleurs vermeilles,
Et c’est pour moi que l’homme a créé sept merveilles,
Et Satan sept péchés.

À moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe,
Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe
Dans les prés ingénus !
À moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble !
À moi l’adolescent qui regarde avec trouble
La blancheur des pieds nus !

Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne ;
Buveurs, je suis la soif ; murs, je suis la colonne ;
Docteurs, je suis la loi ;
Multipliez les jeux et les épithalames,
Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes ;
Faites, j’en ai l’emploi.

Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse !
Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse ;
Juste, il craint le remord ;
Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables ;
Il voit de la lumière aux deux trous formidables
De la tête de mort.

Votre prospérité n’est que ma patience.
Hommes, la volonté, la raison, la science,
Tentent ; seul j’accomplis.
Toute chose qu’on donne est à moi seul donnée.
Il n’est pas de fortune et pas de destinée
Qui ne m’ait dans ses plis.

Le héros qui, dictant des ordres à l’histoire,
Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire,
N’est sûr que de moi seul.
C’est à cause de moi que l’homme désespère.
Je regarde le fils naître, et j’attends le père
En dévorant l’aïeul.

Je suis l’être final. Je suis dans tout. Je ronge
Le dessous de la joie, et quel que soit le songe
Que les poëtes font,
J’en suis, et l’hippogriffe ailé me porte en croupe ;
Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe,
Chloé, je suis au fond.

La dénudation absolue et complète,
C’est moi. J’ôte la force aux muscles de l’athlète ;
Je creuse la beauté ;
Je détruis l’apparence et les métamorphoses ;
C’est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses,
L’auguste vérité.

Où donc les conquérants vont-ils ? mes yeux les suivent.
À qui sont-ils ? à moi. L’heure vient ; ils m’arrivent,
Découronnés, pâlis,
Et tous je les dépouille, et tous je les mutile,
Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu’à Bathylle
Vainqueur d’Amaryllis.

Le semeur me prodigue au champ qu’il ensemence ;
Tout en achevant l’être expiré, je commence
L’être encor jeune et beau.
Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride,
Voit dans le miroir pâle où s’ébauche une ride,
C’est un peu de tombeau.

Toute ivresse m’aura dans sa dernière goutte ;
Et sur le trône il n’est rien à quoi je ne goûte.
Les Trajans, les Nérons
Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse
Et l’or est rayonnant pour que je m’en repaisse.
Tout marche ; j’interromps.

J’habite Ombos, j’habite Élis, j’habite Rome.
J’allonge mes anneaux dans la grandeur de l’homme ;
J’ai l’empire et l’exil ;
C’est moi que les puissants et les forts représentent ;
En ébranlant les cieux, les Jupiters me sentent
Ramper dans leur sourcil.

Je prends l’homme, ébauche humble et tremblante qui pleure,
Le nerf qui souffre, l’œil qu’en vain le jour effleure,
Le crâne où dort l’esprit,
Le cœur d’où sort le sang ainsi qu’une couleuvre,
La chair, l’amour, la vie, et j’en fais un chef-d’œuvre,
Le squelette qui rit.

*

L’eau n’a qu’un bruit ; l’azur n’a que son coup de foudre ;
Le juge n’a qu’un mot, punir, ou bien absoudre ;
L’arbre n’a que son fruit ;
L’ouragan se fatigue à de vaines huées,
Et n’a qu’une épaisseur quelconque de nuées ;
Moi, j’ai l’énorme nuit.

L’Etna n’est qu’un charbon que creuse un peu de soufre ;
L’erreur de l’Océan, c’est de se croire un gouffre ;
Je dirai : C’est profond,
Quand vous me trouverez un précipice, un piège,
Où l’univers sera comme un flocon de neige
Qui décroît et qui fond.

Quoique l’enfer soit triste, et quoique la géhenne
Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine,
Ouverte au-dessous d’eux,
Soit étrange et farouche, et quoiqu’elle ait en elle
Les immenses cheveux de la flamme éternelle,
Qu’agite un vent hideux,

Le néant est plus morne encor, la cendre est pire
Que la braise, et le lieu muet où tout expire
Est plus noir que l’enfer ;
Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre ;
Moi je bave et j’éteins. L’hydre est une rencontre
Moins sombre que le ver.

Je suis l’unique effroi. L’Afrique et ses rivages
Pleins du barrissement des éléphants sauvages,
Magog, Thor, Adrasté,
Sont vains auprès de moi. Tout n’est qu’une surface
Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J’efface
La possibilité.

J’abolis aujourd’hui, demain, hier. Je dépouille
Les âmes de leurs corps ainsi que d’une rouille ;
Et je fais à jamais
De tout ce que je tiens disparaître le nombre
Et l’espace et le temps, par la quantité d’ombre
Et d’horreur que j’y mets.

*

Amant désespéré, tu frappes à ma porte,
Redemandant ton bien et ta maîtresse morte,
Et la chair de ta chair,
Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses,
Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses
Que l’aigle au vent de mer.

Tu dis : « — Je la veux ! Terre et cieux, je la réclame !
Le jour où je la vis, je crus voir une flamme.
Viens, dit-elle. Je vins.
Sa jeune taille était plus souple que l’acanthe ;
Elle errait éblouie, idéale bacchante,
Sous des pampres divins.

« Son cœur fut si profond que j’y perdis mon âme.
Je l’aimais ! quand le soir, les yeux de cette femme
Au front pur, au sein nu,
Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles,
Je croyais voir briller les vagues escarboucles
D’un abîme inconnu.

« C’est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches !
Elle qui me chantait des chansons sous les branches,
Des chansons dans les bois,
Si douces qu’on voyait sur l’eau rêver le cygne,
Et que les dieux là-haut se faisaient entr’eux signe
D’écouter cette voix !

« Elle est morte au milieu d’une nuit de délices…
Elle était le printemps, ouvrant de frais calices ;
Elle était l’Orient ;
Gaie, elle ressemblait à tout ce qu’on désire ;
L’esquif, entrant dès l’aube au golfe de Nisyre,
N’est pas plus souriant.

« Elle était la plus belle et la plus douce chose !
Son âme était le lys, son corps était la rose ;
Son chant chassait les pleurs ;
Nue, elle était Déesse, et Vierge, sous ses voiles ;
Elle avait le parfum que n’ont pas les étoiles,
L’éclair qui manque aux fleurs.

« Elle était la lumière et la grâce ; je l’aime !
Je la veux ! ô transports ! ô volupté suprême !
Ô regrets déchirants !… » —
Voilà huit jours qu’elle est dans mon ombre farouche ;
Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche,
Prends-la, je te la rends !

Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres ;
Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres ;
Je la rends à tes vœux ;
Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes,
La reprendre, pourvu seulement que tu m’ôtes
De ses sombres cheveux.

Nous rions, l’ombre et moi, de tout ce qui vous navre.
Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre ;
La femme au front charmant,
Blanche, embaumant l’alcôve et parfumant la table,
Se transforme en ma nuit… — Viens voir quel formidable
Épanouissement !

Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre,
Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre,
Dans mon fatal sillon,
Cette fleur où ma bave épouvantable brille,
Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille,
L’âme pour papillon.

Elle est morte, — et c’est là ta poignante pensée, —
Au moment le plus doux d’une nuit insensée ;
Eh bien, tu n’es plus seul,
Reprends-la ; ce lit froid vaut bien ton lit frivole ;
Entre ; et toi qui riais de la chemise folle,
Viens braver le linceul.

Elle t’attend, levant son crâne où l’œil se creuse ;
T’offrant sa main verdie et sa hanche terreuse,
Son flanc, mon noir séjour…
Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible,
Dans ce commencement d’éternité terrible
Finir ta nuit d’amour !

*

Ô vie universelle, où donc est ton dictame ?
Qu’est-ce que ton baiser ? Un lèchement de flamme.
Le cœur humain veut tout,
Prend tout, l’or, le plaisir, le ciel bleu, l’herbe verte…
Et dans l’éternité sinistrement ouverte
Se vide tout à coup.

La vie est une joie où le meurtre fourmille,
Et la création se dévore en famille.
Baal dévore Pan.
L’arbre, s’il le pouvait, épuiserait la sève,
Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve
D’engloutir l’Océan ;

L’onagre est au boa qui glisse et l’enveloppe ;
Le lynx tacheté saute et saisit l’antilope ;
La rouille use le fer ;
La mort du grand lion est la fête des mouches ;
On voit sous l’eau s’ouvrir confusément les bouches
Des bêtes de la mer ;

Le crocodile affreux, dont le Nil cache l’antre,
Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre,
À peur de l’ichneumon ;
L’hirondelle devant le gypaète émigre ;
Le colibri, sitôt qu’il a faim, devient tigre ;
L’oiseau-mouche est démon.

Le volcan, c’est le feu chez lui, tyran et maître,
Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître,
Tel qu’un sombre empereur,
Essuyant la fumée à sa bouche rougie,
Et son cratère enflé de lave est une orgie
De flammes en fureur ;

La louve est sur l’agneau comme l’agneau sur l’herbe ;
Le pâle genre humain n’est qu’une grande gerbe
De peuples pour les rois ;
Avril donne aux fleurs l’ambre et la rosée aux plantes
Pour l’assouvissement des abeilles volantes
Dans la lueur des bois ;

De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore,
L’ours dans la neige horrible et l’oiseau dans l’aurore ;
C’est l’ivresse et la loi.
Le monde est un festin. Je mange les convives.
L’océan a des bords, ma faim n’a pas de rives ;
Et le gouffre, c’est moi.

Vautour, qu’apportes-tu ? — Les morts de la mêlée,
Les morts des camps, les morts de la ville brûlée,
Et le chef rayonnant. —
C’est bien, donne le sang, vautour ; donne la cendre,
Donne les légions, c’est bien ; donne Alexandre,
C’est bien. Toi maintenant !

Le miracle hideux, le prodige sublime,
C’est que l’atome soit en même temps l’abîme ;
Tout d’en haut m’est jeté ;
Je suis d’autant plus grand que je suis plus immonde ;
Et l’amoindrissement formidable du monde
Fait mon énormité.

*

Fouillez la mort. Fouillez l’écroulement terrible.
Que trouvez-vous ? L’insecte. Et, quoique ayant la bible,
Quoique ayant le koran,
Je ne suis rien qu’un ver. Ô vivants, c’est peut-être
Parce que je suis fait des croyances du prêtre,
Des splendeurs du tyran,

C’est parce qu’en ma nuit j’ai mangé vos victoires,
C’est parce que je suis composé de vos gloires
Dont l’éclat retentit,
De toutes vos fiertés, de toutes vos durées,
De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées,
Que je reste petit.

Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que le mystère ?
Une table sans fin servie au ver de terre ;
Le nain partout béant ;
Un engloutissement du géant par l’atome ;
Tout lentement rongé par Rien ; et le fantôme
Créé par le néant.

*

L’épouvante m’adore, et, ver, j’ai des pontifes.
Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes.
Vil, infect, chassieux,
Chétif, je me dilate en une immense forme,
Je plane, et par moments, chauve-souris énorme,
J’enveloppe les cieux.

*

Dieu qui m’avez fait ver, je vous ferai fumée.
Si je ne puis toucher votre essence innommée,
Je puis ronger du moins
L’amour dans l’homme, et l’astre au fond du ciel livide,
Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide,
Vous ôter vos témoins.

Parce que l’astre luit, l’homme aurait tort de croire
Que le ver du tombeau n’atteint pas cette gloire ;
Hors moi, rien n’est réel ;
Le ver est sous l’azur comme il est sous le marbre ;
Je mords, en même temps que la pomme sur l’arbre,
L’étoile dans le ciel.

L’astre à ronger là-haut n’est pas plus difficile
Que la grappe pendante aux pampres de Sicile ;
J’abrège les rayons ;
L’éternité n’est point aux splendeurs complaisante ;
La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n’exempte
Les constellations.

Il faut, dans l’océan d’en haut, que le navire
Fait d’étoiles s’entr’ouvre à la fin et chavire ;
Saturne au large anneau
Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque,
Comme l’humble bateau qui va du port d’Ithaque
Au port de Calymno.

Il est dans le ciel noir des mondes plus malades
Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades ;
L’abîme est un tyran ;
Arcturus dans l’éther cherche en vain une digue ;
La navigation de l’infini fatigue
Le vaste Aldebaran.

Les lunes sont, au fond de l’azur, des cadavres ;
On voit des globes morts dans les célestes havres
Là-haut se dérober ;
La comète est un monde éventré dans les ombres
Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres
La lumière tomber.

Regardez l’abbadir et voyez le bolide ;
L’un tombe, et l’autre meurt ; le ciel n’est pas solide ;
L’ombre a d’affreux recoins ;
Le point du jour blanchit les fentes de l’espace,
Et semble la lueur d’une lampe qui passe
Entre des ais mal joints.

Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies,
N’est qu’une éclosion immense d’agonies
Sous le bleu firmament,
Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles,
Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales,
Qui flottent un moment.

Dieu subit ma présence ; il en est incurable.
Toute forme créée, ô nuit, est peu durable.
Ô nuit, tout est pour nous ;
Tout m’appartient, tout vient à moi, gloire guerrière,
Force, puissance et joie, et même la prière,
Puisque j’ai ses genoux.

La démolition, voilà mon diamètre.
Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre
Sur son sanglant écu,
Craint le ver du sépulcre, et l’aube est ma sujette ;
L’escarboucle est ma proie, et le soleil me jette
Des regards de vaincu.

L’univers magnifique et lugubre a deux cimes.
Ô vivants, à ses deux extrémités sublimes,
Qui sont aurore et nuit,
La création triste, aux entrailles profondes,
Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes,
Le ver qui les détruit.

Remarque

Ce long poème, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté (et lu) jusqu’au bout, comprend quelques erreurs de diction. Je les ai laissées parce que c’est le jeu du vivant tout au long de cette année (entre le 17 août 2014 et ce 17 août 2015). J’ai enregistré chaque poème dans son intégralité et j’ai mis en ligne le résultat.
J’aime en particulier ce poème car j’en ai compris le sens après la lecture de Ça de Stephen King.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une colline, au-dessus d'un cours d'eau, sur laquelle se profile la silhouette d'un moulin et une autre bâtisse. On aperçoit, en bas de l'image, les toits de Chelles.

V. Chelles

Chelles – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 903.

Chelles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Chelles, un poème de la section IV. Pour d’autres, du Livre premier : Jeunesse, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème IV. Lisbeth.

Chelles


Chelles – Le texte

V
Chelles


J’aime Chelle et ses cressonnières ;
Et le doux tic-tac des moulins
Et des cœurs autour des meunières ;
Quant aux blancs meuniers, je les plains.

Les meunières aussi sont blanches ;
C’est pourquoi je vais là souvent
Mêler ma rêverie aux branches
Des aulnes qui tremblent au vent.

J’ai l’air d’un pèlerin ; les filles
Me parlent, gardant leur troupeau ;
Je ris, j’ai parfois des coquilles
Avec des fleurs, sur mon chapeau.

Quand j’arrive avec mon caniche,
Chelles, bourg dévot et coquet,
Croit voir passer, fuyant leur niche,
Saint Roch, et son chien saint Roquet.

Ces effets de ma silhouette
M’occupent peu ; je vais marchant,
Tâchant de prendre à l’alouette
Une ou deux strophes de son chant.

J’admire les papillons frêles
Dans les ronces du vieux castel ;
Je ne touche point à leurs ailes.
Un papillon est un pastel.

Je suis un fou qui semble un sage.
J’emplis, assis dans le printemps,
Du grand trouble du paysage
Mes yeux vaguement éclatants.

Ô belle meunière de Chelles,
Le songeur te guette effaré
Quand tu montes à tes échelles,
Sûre de ton bas bien tiré.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage masqué d'une femme au buste nue, masquée, et aux cheveux flamboyants.

VIII. Sommation irrespectueuse

Sommation irrespectueuse – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 946.

Sommation irrespectueuse – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Sommation irrespectueuse, poème du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème VII. À la belle impérieuse et suivi du poème IX. Fête de village en plein air.

Sommation irrespectueuse


Sommation irrespectueuse – Le texte

VIII
Sommation irrespectueuse


Rire étant si jolie,
C’est mal. Ô trahison
D’inspirer la folie,
En gardant la raison !

Rire étant si charmante !
C’est coupable, à côté
Des rêves, qu’on augmente
Par son trop de beauté.

Une chose peut-être
Qui va vous étonner,
C’est qu’à votre fenêtre
Le vent vient frissonner,

Qu’avril commence à luire,
Que la mer s’aplanit,
Et que cela veut dire :
Fauvette, fais ton nid.

Belle aux chansons naïves,
J’admets peu qu’on ait droit
Aux prunelles très vives,
Ayant le cœur très froid.

Quand on est si bien faite,
On devrait se cacher.
Un amant qu’on rejette,
À quoi bon l’ébaucher ?

On se lasse, ô coquette,
D’être toujours tremblant,
Vous êtes la raquette,
Et je suis le volant.

Le coq battant de l’aile,
Maître en son pachalick,
Nous prévient qu’une belle
Est un danger public.

Il a raison. J’estime
Qu’en leur gloire isolés,
Deux beaux yeux sont un crime.
Allumez, mais brûlez.

Pourquoi ce vain manège ?
L’eau qu’échauffe le jour,
La fleur perçant la neige,
Le loup hurlant d’amour,

L’astre que nos yeux guettent,
Sont l’eau, la fleur, le loup,
Et l’étoile, et n’y mettent
Pas de façons du tout.

Aimer est si facile
Que, sans cœur, tout est dit,
L’homme est un imbécile,
La femme est un bandit.

L’œillade est une dette.
L’insolvabilité,
Volontaire, complète
Ce monstre, la beauté.

Craindre ceux qu’on captive !
Nous fuir et nous lier !
Être la sensitive
Et le mancenillier !

C’est trop. Aimez, madame.
Quoi donc ! quoi ! mon souhait
Où j’ai tout mis, mon âme
Et mes rêves, me hait !

L’amour nous vise. Certe,
Notre effroi peut crier,
Mais rien ne déconcerte
Cet arbalétrier.

Sachez donc, ô rebelle,
Que souvent, trop vainqueur,
Le regard d’une belle
Ricoche sur son cœur.

Vous pouvez être sûre
Qu’un jour vous vous ferez
Vous-même une blessure
Que vous adorerez.

Vous comprendrez l’extase
Voisine du péché,
Et que l’âme est un vase
Toujours un peu penché.

Vous saurez, attendrie,
Le charme de l’instant
Terrible, où l’on s’écrie :
Ah ! vous m’en direz tant !

Vous saurez, vous qu’on gâte,
Le destin tel qu’il est,
Les pleurs, l’ombre, et la hâte
De cacher un billet.

Oui, — pourquoi tant remettre ? —
Vous sentirez, qui sait ?
La douceur d’une lettre
Que tiédit le corset.

Vous riez ! votre joie
À Tout préfère Rien.
En vain l’aube rougeoie,
En vain l’air change. Eh bien,

Je ris aussi ! Tout passe,
Ô muse, allons-nous-en.
J’aperçois l’humble grâce
D’un toit de paysan ;

L’arbre, libre volière,
Est plein d’heureuses voix ;
Dans les pousses du lierre
Le chevreau fait son choix ;

Et, jouant sous les treilles,
Un petit villageois
A pour pendants d’oreilles
Deux cerises des bois.

Ce détail d'un dessin abstrait de Victor Hugo représente une sorte d'amibe se déplaçant comme une "pensée indistincte qu'on a", où toute "rive s'efface".

I. Effets de réveil

Effets de réveil – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 239.

Effets de réveil – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Effets de réveil, un poème de la troisième partie : [La Pensée], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder….

Effets de réveil


Effets de réveil – Le texte

I
Effets de réveil


On ouvre les yeux ; rien ne remue ; on entend
Au chevet de son lit la montre palpitant ;
La fenêtre livide aux spectres est pareille ;
On est gisant ainsi qu’un mort. On se réveille,
Pourquoi ? parce qu’on s’est la veille réveillé
Au même instant. Ainsi qu’un rouage rouillé
Et vieilli, mais exact, l’âme a ses habitudes.
Oh ! la nuit, c’est la plus sombre des solitudes.
L’heure apparaît, entrant, sortant, comme un passeur
D’ombres, et notre esprit voit tout dans la noirceur ;
Des pas sans but, des deuils sans fin, des maux sans nombre.
Le rêve qu’on avait et qui tremblait dans l’ombre,
S’ajuste à la pensée indistincte qu’on a.
Tous les gouffres au bord desquels nous amena
Ce fantôme appelé le Hasard, reparaissent ;
Les mêmes visions redoutables s’y dressent ;
Ici le précipice, ici l’écroulement,
Ici la chute, ici ce qui fuit, ce qui ment,
Ce qui tue, et là-bas, dans l’âpre transparence,
Les vagues bras levés de la pâle espérance.
Comme on est triste ! on sent l’inexprimable effroi ;
On croit avoir le mur du tombeau devant soi ;
On médite, effaré par les choses possibles ;
Toute rive s’efface. On voit les invisibles,
Les absents, les manquants, cette morte, ce mort,
On leur tend les mains. Ombre et songe ! On se rendort… —

Homme, debout ! voici le jour, l’aube ravie,
L’azur ; et qu’est-ce donc qui rentre ? C’est la vie,
C’est le cri du travail, c’est le chant des oiseaux,
C’est le rayonnement des champs, des airs, des eaux ;
La nuit traîne un linceul, l’aurore agite un lange ;
Tout ce qu’on vient de voir spectre, on le revoit ange ;
Du père qu’on vit mort on voit l’enfant vivant ;
Le monde reparaît, clair comme auparavant ;
On ne reconnaît plus son âme ; elle était noire,
Elle est blanche ; elle espère et se remet à croire,
À sourire, à vouloir ; on a devant les yeux
Un éblouissement doré, chantant, joyeux,
On ne sait quel fouillis charmant de lueurs roses ;
Et tout l’homme est changé parce qu’on voit les choses,
Les hommes, Dieu, les cœurs, les amours, le destin,
À travers le vitrail splendide du matin.

HH 14 septembre 1872.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un "grand nuage obscur posé sur l'horizon".

V. … Une tempête

… Une tempête – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 204.

… Une tempête – L’enregistrement

Je vous invite à écouter … Une tempête, un poème de la deuxième partie : [La Nature], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème VI. Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent….

… Une tempête


… Une tempête – Le texte

V

….. Une tempête

Approchait, et je vis, en relevant la tête,
Un grand nuage obscur posé sur l’horizon ;
Aucun tonnerre encor ne grondait ; le gazon
Frissonnait près de moi ; les branches tremblaient toutes,
Et des passants lointains se hâtaient sur les routes.
Cependant le nuage au flanc vitreux et roux
Grandissait, comme un mont qui marcherait vers nous.
On voyait dans les prés s’effarer les cavales,
Et les troupeaux bêlants fuyaient. Par intervalles,
Terreur des bois profonds, des champs silencieux,
Emplissant tout à coup tout un côté des cieux,
Une lueur sinistre, effrayante, inconnue,
D’un sourd reflet de cuivre illuminait la nue,
Et passait, comme si, sous le souffle de Dieu,
De grands poissons de flamme aux écailles de feu,
Vastes formes dans l’ombre au hasard remuées,
En ce sombre océan de brume et de nuées
Nageaient, et dans les flots du lourd nuage noir
Se laissaient par instants vaguement entrevoir !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la "vague, roue errante, et l'écume, cavale" et des "gouffres d'ombre".

XI. Le couchant flamboyait à travers les bruines…

Le couchant flamboyait à travers les bruines… – Les références

Toute la lyreCinquième partie : [Le « Moi »] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 349.

Le couchant flamboyait à travers les bruines… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le couchant flamboyait à travers les bruines…, un poème de la cinquième partie : [Le « Moi »], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.

Le couchant flamboyait à travers les bruines…


Le couchant flamboyait à travers les bruines… – Le texte

XI


Le couchant flamboyait à travers les bruines
Comme le fronton d’or d’un vieux temple en ruines.
L’arbre avait un frisson.
La mer au loin semblait, en ondes recourbée,
Une colonne torse en marbre vert, tombée
Sur l’énorme horizon.

La vague, roue errante, et l’écume, cavale,
S’enfuyaient ; je voyais luire par intervalle
Les cieux pleins de regards ;
Les flots allaient, venaient, couraient, sans fin, sans nombre,
Et j’écoutais, penché sur ce cirque de l’ombre,
Le bruit de tous ces chars.

Lugubre immensité ! profondeurs redoutées !
Tous sont là, les Satans comme les Prométhées.
Ténébreux océans !
Cieux, vous êtes l’abîme où tombent les génies.
Oh! combien l’œil, au fond des brumes infinies,
Aperçoit de géants !

Ô vie, énigme, sphinx, nuit, sois la bienvenue !
Car je me sens d’accord avec l’Âme inconnue.
Je souffre, mais je crois.
J’habite l’absolu, patrie obscure et sombre,
Pas plus intimidé dans tous ces gouffres d’ombre
Que l’oiseau dans les bois.

Je songe, l’œil fixé sur l’incompréhensible.
Le zénith est fermé. Les justes sont la cible
Du mensonge effronté ;
Le bien, qui semble aveugle, a le mal pour ministre,
Mais, rassuré, je vois sous la porte sinistre
La fente de clarté.

11 avril 1870.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux tours d'un château dans lequel habite le duc d'Athène, Cordon bleu. Le ciel bleu se reflète dans l'une de ces tours.

XIII. L’amour vient en lisant

L’amour vient en lisant – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 394.

L’amour vient en lisant – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’amour vient en lisant, poème de la Sixième partie : [L’Amour], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. J’étais le songeur qui pense… et suivi par XIV. Elle vit que j’étais en train de lire Homère, non encore enregistré sur ce site.

L’amour vient en lisant


L’amour vient en lisant – Le texte

XIII
L’amour vient en lisant


Madeleine
Et moi, lisions près du feu
Cette histoire : « En Aquitaine,
« Un page aimait une reine…
« Le père était duc d’Athène,
« Cordon bleu. — »

— Sois ma femme ! —
Lui disais-je. Oh ! charmant jeu !
Amour ! dans mon cœur, madame,
Votre œil voyait une flamme ;
Moi, je voyais dans votre âme
Le ciel bleu.

Doux mystère !
Mots furtifs ! timide aveu !
Le livre aidant, j’osai plaire.
Mais le bonhomme de père
S’écria plein de colère :
Ventrebleu !

Ce tapage
Effraya la belle un peu.
Mais nous tournâmes la page ;
Malgré son mince équipage,
La reine épousa le page ;
Conte bleu.

L’hirondelle
Nous dit bonjour, puis adieu.
Hélas ! l’amour vient comme elle,
Et comme elle, à tire d’aile,
Il s’enfuit, l’amour fidèle,
Oiseau bleu.

22 novembre 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le dos nu, de la tête aux fesses, d'une femme qui s'offre, pas vraiment "chaste comme l'orient".

XII. J’étais le songeur qui pense…

J’étais le songeur qui pense… – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 393.

J’étais le songeur qui pense… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter J’étais le songeur qui pense…, poème de la Sixième partie : [L’Amour], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI Oh ! la femme et l’amour ! inventions maudites ! et suivi par XII. L’amour vient en lisant.

J’étais le songeur qui pense…


J’étais le songeur qui pense… – Le texte

XII

J’étais le songeur qui pense,
Elle était l’oiseau qui fuit ;
Je l’adorais en silence,
Elle m’aimait à grand bruit.

Quand dans quelque haute sphère
Je croyais planer, vainqueur,
Je l’entendais en bas faire
Du vacarme dans mon cœur.

Mais je reprenais mon songe
Et je l’adorais toujours,
Crédule au divin mensonge
Des roses et des amours.

Les profondeurs constellées,
L’aube, la lune qui naît,
Amour, me semblaient mêlées
Aux rubans de son bonnet.

Dieu pour moi, sont-ce des fables ?
Avait mis dans sa beauté
Tous les frissons ineffables
De l’abîme volupté.

Je rêvais un ciel étrange
Pour notre éternel hymen.
— Qu’êtes-vous ? criais-je ; un ange ?
Moi! disait-elle, un gamin.

Je sentais, âme saisie
Dans les cieux par un pinson,
S’effeuiller ma poésie
Que becquetait sa chanson.

Elle me disait: — Écoute,
C’est mal, tu me dis vous ! fi ! —
Et la main se donnait toute
Quand le gant m’aurait suffi.

Me casser pour elle un membre,
C’était mon désir parfois.
Un jour je vins dans sa chambre,
Nous devions aller au bois,

Je comptais la voir bien mise,
Chaste comme l’orient ;
Elle m’ouvrit en chemise,
Moi tout rouge, elle riant.

Je ne savais que lui dire,
Et je fus contraint d’oser ;
Je ne voulais qu’un sourire,
Il fallut prendre un baiser.

Et ma passion discrète
S’évanouit sans retour ;
C’est ainsi que l’amourette
Mit à la porte l’amour.

12 avril 1855.