Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage de profil d'une jeune femme (Léopoldine, noyée le 4 septembre 1843, à Villequier) avec une étoile au-dessus de son front.

IV. Oh ! je fus comme fou…

Oh ! je fus comme fou… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 401.

Oh ! je fus comme fou… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Oh ! je fus comme fou…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Trois ans après et suivi par V. Elle avait pris ce pli….

Oh ! je fus comme fou…

Oh ! je fus comme fou… – Le texte

IV


Oh ! je fus comme fou dans le premier moment,
Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement.
Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance,
Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance,
Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ?
Je voulais me briser le front sur le pavé ;
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,
Je fixais mes regards sur cette chose horrible,
Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non !
— Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom
Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? —
Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve,
Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté,
Que je l’entendais rire en la chambre à côté,
Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte,
Et que j’allais la voir entrer par cette porte !

Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé !
Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé !
Attendez ! elle vient ! Laissez-moi, que j’écoute !
Car elle est quelque part dans la maison sans doute !

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le mont Olympe et un autre mont qui se dresse devant lui, immense, sorte de représentation du Satyre.

Le Satyre

Le Satyre – Les références

La Légende des siècles – Première sérieVIII. Seizième siècle – Renaissance – Paganisme ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 735.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – XXII, p. 480.

Le Satyre – Les cinq parties

Vous trouverez ci-dessous, les cinq parties du poème Le Satyre, chacune enregistrée avec le texte en regard.

Le Satyre - Prologue

Le Satyre – Prologue – L’enregistrement

Je vous invite à écouter le Prologue du Satyre.

Le Satyre – Prologue


Le Satyre – Prologue – Le texte

Prologue
Le Satyre


Un satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré ;
Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches ;
Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,
Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens
Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.
Qu’était-ce que ce faune ? On l’ignorait ; et Flore
Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l’Aurore
Qui sait tout, surprenant le regard du réveil ;
On avait beau parler à l’églantier vermeil,
Interroger le nid, questionner le souffle,
Personne ne savait le nom de ce maroufle.
Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains ;
Les aegipans étant fameux comme les vins,
En voyant la colline on nommait le satyre ;
On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre,
Gès, qui, le soir, riait sur le Ménale assis,
Bos, l’aegipan de Crète ; on entendait Chrysis,
Sylvain du Ptyx que l’homme appelle Janicule,
Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule ;
Anthrops, faune du Pinde, était cité partout ;
Celui-ci, nulle part ; les uns le disaient loup ;
D’autres le disaient dieu, prétendant s’y connaître ;
Mais, en tout cas, qu’il fût tout ce qu’il pouvait être,
C’était un garnement de dieu fort mal famé.

Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé ;
La bacchante elle-même en tremblait ; les napées
S’allaient blottir aux trous des roches escarpées ;
Écho barricadait son antre trop peu sûr ;
Pour ce songeur velu, fait de fange et d’azur,
L’andryade en sa grotte était dans une alcôve ;
De la forêt profonde il était l’amant fauve ;
Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait
Du moment où la nymphe, à l’heure où tout se tait,
Éclatante, apparaît dans le miroir des sources ;
Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses :
Il guettait, dans les lacs qu’ombrage le bouleau,
La naïade qu’on voit radieuse sous l’eau
Comme une étoile ayant la forme d’une femme ;
Son œil lascif errait la nuit comme une flamme ;
Il pillait les appas splendides de l’été ;
Il adorait la fleur, cette naïveté ;
Il couvait d’une tendre et vaste convoitise
Le muguet, le troëne embaumé, le cytise,
Et ne s’endormait pas même avec le pavot ;
Ce libertin était à la rose dévot ;
Il était fort infâme au mois de mai ; cet être
Traitait, regardant tout comme par la fenêtre,
Flore de mijaurée et Zéphir de marmot ;
Si l’eau murmurait : « J’aime ! » il la prenait au mot,
Et saisissait l’Ondée en fuite sous les herbes ;
Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes,
Il faisait une telle orgie avec les lys,
Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis,
Et de telles amours, que, témoin du désordre,
Le chardon, ce jaloux, s’efforçait de le mordre ;
Il s’était si crûment dans les excès plongé
Qu’il était dénoncé par la caille et le geai ;
Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse,
Traversait l’ombre ; après les mois de sécheresse,
Les rivières, qui n’ont qu’un voile de vapeur,
Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur
De rencontrer sa face effrontée et cornue ;
Un jour, se croyant seule et s’étant mise nue
Pour se baigner au flot d’un ruisseau clair, Psyché
L’aperçut tout à coup dans les feuilles caché,
Et s’enfuit, et s’alla plaindre dans l’empyrée ;
Il avait l’innocence impudique de Rhée ;
Son caprice, à la fois divin et bestial,
Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal,
Car partout où l’oiseau vole, la chèvre y grimpe ;
Ce faune débraillait la forêt de l’Olympe ;
Et, de plus, il était voleur, l’aventurier.

Hercule l’alla prendre au fond de son terrier,
Et l’amena devant Jupiter par l’oreille.

Le Satyre - I. Le Bleu

Le Satyre – I. Le Bleu – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie du Satyre : Le Bleu.

I. Le Bleu


Le Satyre – I. Le Bleu – Le texte

I
Le Bleu


Quand le satyre fut sur la cime vermeille,
Quand il vit l’escalier céleste commençant,
On eût dit qu’il tremblait, tant c’était ravissant !
Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie
À la fois par les yeux, l’odorat et l’ouïe,
Faune ayant de la terre encore à ses sabots,
Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux ;
Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne
De rayons et d’éclairs que Jupiter gouverne,
Il contemplait l’azur, des pléiades voisin ;
Béant, il regardait passer, comme un essaim
De molles nudités sans fin continuées,
Toutes ces déités que nous nommons nuées.
C’était l’heure où sortaient les chevaux du soleil.
Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,
Ouvrait les deux battants de sa porte sonore ;
Blancs, ils apparaissaient formidables d’aurore ;
Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d’yeux,
Éclatait la rondeur du grand char radieux ;
On distinguait le bras du dieu qui les dirige ;
Aquilon achevait d’atteler le quadrige ;
Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d’or ;
Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor
Entre la zone obscure et la zone enflammée ;
De leurs crins, d’où semblait sortir une fumée
De perles, de saphyrs, d’onyx, de diamants,
Dispersée et fuyante au fond des éléments,
Les trois premiers, l’œil fier, la narine embrasée,
Secouaient dans le jour des gouttes de rosée ;
Le dernier secouait des astres dans la nuit.

Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit,
La terre qui s’efface et l’ombre qui se dore,
Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l’aurore
Dont le hennissement provoque l’infini,
Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,
Puissant, pur, rayonnait ; un coin était farouche ;
Là brillaient, près de l’antre où Gorgone se couche,
Les armes de chacun des grands dieux que l’autan
Gardait sévère, assis sur des os de titan ;
Là reposait la Force avec la Violence ;
On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance ;
On voyait des lambeaux de chair aux coutelas
De Bellone, de Mars, d’Hécate et de Pallas,
Des cheveux au trident et du sang à la foudre.

Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,
Si la ronce du bouc apercevait la dent,
Ils auraient l’air pensif du sylvain, regardant
Les armures des dieux dans le bleu vestiaire ;
Il entra dans le ciel ; car le grand bestiaire
Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas ;
Le bon faune crevait l’azur à chaque pas ;
Il boitait, tout gêné de sa fange première ;
Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,
La monstruosité brutale du sylvain
Étant lourde et hideuse au nuage divin.
Il avançait, ayant devant lui le grand voile
Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile ;
Soudain il se courba sous un flot de clarté,
Et, le rideau s’étant tout à coup écarté,
Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.

Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,
Ces inconnus profonds de l’abîme, étaient là.
Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela,
À la table où jamais on ne se rassasie,
Ils buvaient le nectar et mangeaient l’ambroisie.
Vénus était devant et Jupiter au fond.
Cypris, sur la blancheur d’une écume qui fond,
Reposait mollement, nue et surnaturelle,
Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,
Et, par moments, avec l’encens, les cœurs, les vœux,
Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.
Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l’aigle ;
Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle ;
On voyait dans ses yeux le monde commencé ;
Et dans l’un le présent, dans l’autre le passé ;
Dans le troisième errait l’avenir comme un songe ;
Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge ;
Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,
Flottaient dans son regard ; sous son sourcil voilé,
Sa volonté parlait à sa toute-puissance ;
La nécessité morne était sa réticence ;
Il assignait les sorts ; et ses réflexions
Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions ;
Sa rêverie, où l’ombre affreuse venait faire
Des taches de noirceur sur un fond de lumière,
Était comme la peau du léopard tigré ;
Selon qu’ils s’écartaient ou s’approchaient, au gré
De ses décisions clémentes ou funèbres,
Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres
S’ouvrir ou se fermer les ciseaux d’Atropos ;
La radieuse paix naissait de son repos,
Et la guerre sortait du pli de sa narine ;
Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,
Calme, et si patient que les sœurs d’Arachné,
Entre le froid conseil de Minerve émané
Et l’ordre redoutable attendu par Mercure,
Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.

Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,
L’enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,
Qui, le jour qu’il naquit, riait, se sentant d’âge
À commencer, du haut des cieux, son brigandage.

L’univers apaisé, content, mélodieux,
Faisait une musique autour des vastes dieux ;
Partout où le regard tombait, c’était splendide ;
Toute l’immensité n’avait pas une ride ;
Le ciel réverbérait autour d’eux leur beauté ;
Le monde les louait pour l’avoir bien dompté ;
La bête aimait leurs arcs, l’homme adorait leurs piques ;
Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,
Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés ;
Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,
Et même la clameur du triste lac Stymphale,
Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.

Au-dessus de l’Olympe éclatant, au delà
Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,
Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,
Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,
Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux
Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux ;
Ouverture du puits de l’infini sans borne ;
Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne ;
Orbe inouï, mêlant dans l’azur nébuleux
Aux lions constellés les sagittaires bleus.

Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine
Ajoutât des clous d’or à sa conque d’ébène,
Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,
Étaient tout noirs, ayant pour mère l’âpre Nuit ;
Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille ;
Lutte affreuse ! il vainquit ; l’Ombre encore en tressaille ;
De sorte que, percés des flèches d’Apollon,
Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,
En souvenir du sombre et lumineux désastre,
Ont maintenant la plaie incurable d’un astre.

Hercule, de ce poing qui peut fendre l’Ossa,
Lâchant subitement le captif, le poussa
Sur le grand pavé bleu de la céleste zone.
« Va », dit-il. Et l’on vit apparaître le faune,
Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,
Pareil au bouc velu qu’à Smyrne le marin,
En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles ;
L’éclat de rire fou monta jusqu’aux étoiles,
Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont
Leva la tête et dit : « Quel crime font-ils donc ? »
Jupiter, le premier, rit ; l’orageux Neptune
Se dérida, changeant la mer et la fortune ;
Une Heure qui passait avec son sablier
S’arrêta, laissant l’homme et la terre oublier ;
La gaîté fut, devant ces narines camuses,
Si forte, qu’elle osa même aller jusqu’aux Muses ;
Vénus tourna son front, dont l’aube se voila,
Et dit : « Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ? »
Et Diane chercha sur son dos une flèche ;
L’urne du Potamos étonné resta sèche ;
La colombe ferma ses doux yeux, et le paon
De sa roue arrogante insulta l’aegipan ;
Les déesses riaient toutes comme des femmes ;
Le faune, haletant parmi ces grandes dames,
Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus ;
L’homme-chèvre ébloui regarda ces pieds nus ;
Alors on se pâma ; Mars embrassa Minerve,
Mercure prit la taille à Bellone avec verve,
La meute de Diane aboya sur l’Œta ;
Le tonnerre n’y put tenir, il éclata ;
Les immortels penchés parlaient aux immortelles ;
Vulcain dansait ; Pluton disait des choses telles
Que Momus en était presque déconcerté ;
Pour que la reine pût se tordre en liberté,
Hébé cachait Junon derrière son épaule ;
Et l’Hiver se tenait les côtes sur le pôle.

Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.

Et lui, disait tout bas à Vénus : « Viens-nous-en. »

Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire
Le bruit divin que fit la tempête du rire.
Hercule dit : « Voilà le drôle en question.
— Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,
Tu mériterais bien qu’on te changeât en marbre,
En flot, ou qu’on te mît au cachot dans un arbre ;
Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends
À ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants ;
Mais, pour continuer le rire qui te sauve,
Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.
L’Olympe écoute. Allons, chante.

Le chèvre-pieds

Dit : « Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés ;
Hercule ne prend pas bien garde lorsqu’il entre ;
Il a marché dessus en traversant mon antre.
Or, chanter sans pipeaux, c’est fort contrariant. »

Mercure lui prêta sa flûte en souriant.

L’humble ægipan, figure à l’ombre habituée,
Alla s’asseoir rêveur derrière une nuée,
Comme si, moins voisin des rois, il était mieux ;
Et se mit à chanter un chant mystérieux.

L’aigle, qui, seul, n’avait pas ri, dressa la tête.

Il chanta, calme et triste.

Alors sur le Taygète,

Sur le Mysis, au pied de l’Olympe divin,
Partout, on vit, au fond du bois et du ravin,
Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches ;
La biche à l’œil profond se dressa sur ses hanches,
Et les loups firent signe aux tigres d’écouter ;
On vit, selon le rhythme étrange, s’agiter
Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,
Et les sinistres fronts des grands chênes s’émurent.

Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,
Ne semblait plus savoir qu’il était chez les dieux.

Le Satyre - II. Le Noir

Le Satyre – II. Le Noir – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie du Satyre : Le Noir.

II. Le Noir


Le Satyre – II. Le Noir – Le texte

II
Le Noir

Le satyre chanta la terre monstrueuse.

L’eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse,
Sembla dans son prélude errer comme à travers
Les sables, les graviers, l’herbe et les roseaux verts ;
Puis il dit l’Océan, typhon couvert de baves,
Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves,
Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs,
Où l’ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs,
Où le volcan, noyé sous d’affreux lacs, regrette
La montagne, son casque, et le feu, son aigrette,
Où l’on distingue, au fond des gouffres inouïs,
Les vieux enfers éteints des dieux évanouis.
Il dit la sève ; il dit la vaste plénitude
De la nuit, du silence et de la solitude,
Le froncement pensif du sourcil des rochers ;
Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers,
Pour algue le buisson, la mousse pour éponge,
La végétation aux mille têtes songe ;
Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux ;
Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux,
Ils gardent la figure antique de la terre ;
Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère ;
Il protège et défend le coin du bois ami
Où le gland l’engendra, s’entr’ouvrant à demi,
Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre.
Pour arracher de là ce vieil opiniâtre,
Que d’efforts, que de peine au rude bûcheron !
Le sylvain raconta Dodone et Cithéron,
Et tout ce qu’aux bas-fonds d’Hémus, sur l’Érymanthe,
Sur l’Hymète, l’autan tumultueux tourmente ;
Avril avec Tellus pris en flagrant délit,
Les fleuves recevant les sources dans leur lit,
La grenade montrant sa chair sous sa tunique,
Le rut religieux du grand cèdre cynique,
Et, dans l’âcre épaisseur des branchages flottants,
La palpitation sauvage du printemps.
« Tout l’abîme est sous l’arbre énorme comme une urne.
» La terre sous la plante ouvre son puits nocturne
» Plein de feuilles, de fleurs et de l’amas mouvant
» Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent,
» Et dit : — Vivez ! Prenez. C’est à vous. Prends, brin d’herbe !
» Prends, sapin ! — La forêt surgit ; l’arbre superbe
» Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds ;
» La racine effrayante aux longs cous repliés,
» Aux mille becs béants dans la profondeur noire,
» Descend, plonge, atteint l’ombre et tâche de la boire,
» Et, bue, au gré de l’air, du lieu, de la saison,
» L’offre au ciel en encens ou la crache en poison,
» Selon que la racine, embaumée ou malsaine,
» Sort, parfum, de l’amour, ou, venin, de la haine.
» De là, pour les héros, les grâces et les dieux,
» L’œillet, le laurier-rose et le lys radieux,
» Et pour l’homme qui pense et qui voit, la ciguë.

» Mais qu’importe à la terre ! Au chaos contiguë,
» Elle fait son travail d’accouchement sans fin.
» Elle a pour nourrisson l’universelle faim.
» C’est vers son sein qu’en bas les racines s’allongent.
» Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
» Les éléments, épars dans l’air souple et vivant ;
» Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent ;
» Tout leur est bon, la nuit, la mort ; la pourriture
» Voit la rose et lui va porter sa nourriture ;
» L’herbe vorace broute au fond des bois touffus ;
» À toute heure, on entend le craquement confus
» Des choses sous la dent des plantes ; on voit paître
» Au loin, de toutes parts, l’immensité champêtre ;
» L’arbre transforme tout dans son puissant progrès ;
» Il faut du sable, il faut de l’argile et du grès ;
» Il en faut au lentisque, il en faut à l’yeuse,
» Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse
» Regarde la forêt formidable manger. »

Le satyre semblait dans l’abîme songer ;
Il peignit l’arbre vu du côté des racines,
Le combat souterrain des plantes assassines,
L’antre que le feu voit, qu’ignore le rayon,
Le revers ténébreux de la création,
Comment filtre la source et flambe le cratère ;
Il avait l’air de suivre un esprit sous la terre ;
Il semblait épeler un magique alphabet ;
On eût dit que sa chaîne invisible tombait ;
Il brillait ; on voyait s’échapper de sa bouche
Son rêve avec un bruit d’ailes vague et farouche :
« Les forêts sont le lieu lugubre ; la terreur,
» Noire, y résiste même au matin, ce doreur ;
» Les arbres tiennent l’ombre enchaînée à leurs tiges ;
» Derrière le réseau ténébreux des vertiges,
» L’aube est pâle, et l’on voit se tordre les serpents
» Des branches sur l’aurore horribles et rampants ;
» Là, tout tremble ; au-dessus de la ronce hagarde,
» Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde ;
» La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur,
» Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur,
» Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages
» Avec qui l’ombre voit dialoguer les sages,
» Guettent le grand secret, muets, le cou tendu ;
» L’œil des montagnes s’ouvre et contemple éperdu ;
» On voit s’aventurer dans les profondeurs fauves
» La curiosité de ces noirs géants chauves ;
» Ils scrutent le vrai ciel, de l’Olympe inconnu ;
» Ils tâchent de saisir quelque chose de nu :
» Ils sondent l’étendue auguste, chaste, austère,
» Irritée, et, parfois, surprenant le mystère,
» Aperçoivent la Cause au pur rayonnement,
» Et l’Énigme sacrée, au loin, sans vêtement,
» Montrant sa forme blanche au fond de l’insondable.
» Ô nature terrible ! ô lien formidable
» Du bois qui pousse avec l’idéal contemplé !
» Bain de la déité dans le gouffre étoilé !
» Farouche nudité de la Diane sombre
» Qui, de loin regardée et vue à travers l’ombre,
» Fait croître au fond des rocs les arbres monstrueux !
» Ô forêt ! »

Le sylvain avait fermé les yeux ;

La flûte que, parmi des mouvements de fièvre,
Il prenait et quittait, importunait sa lèvre ;
Le faune la jeta sur le sacré sommet ;
Sa paupière était close, on eût dit qu’il dormait,
Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière ;

Il poursuivit :

« Salut, Chaos ! gloire à la Terre !

» Le chaos est un dieu ; son geste est l’élément ;
» Et lui seul a ce nom sacré : Commencement.
» C’est lui qui, bien avant la naissance de l’heure,
» Surprit l’aube endormie au fond de sa demeure,
» Avant le premier jour et le premier moment ;
» C’est lui qui, formidable, appuya doucement
» La gueule de la nuit aux lèvres de l’aurore ;
» Et c’est de ce baiser qu’on vit l’étoile éclore.
» Le chaos est l’époux lascif de l’infini.
» Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni ;
» Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches
» De sa fécondité comme de ses débauches.
» Fussiez-vous dieux, songez en voyant l’animal !
» Car il n’est pas le jour, mais il n’est pas le mal.
» Toute la force obscure et vague de la terre
» Est dans la brute, larve auguste et solitaire ;
» La sibylle au front gris le sait, et les devins
» Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins ;
» Et c’est là ce qui fait que la Thessalienne
» Prend des touffes de poil aux cuisses de l’hyène,
» Et qu’Orphée écoutait, hagard, presque jaloux,
» Le chant sombre qui sort du hurlement des loups. »

« — Marsyas ! » murmura Vulcain, l’envieux louche.
Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche.
Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit ;
Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit :

« Et maintenant, ô dieux ! écoutez ce mot : L’âme !
» Sous l’arbre qui bruit, près du monstre qui brame,
» Quelqu’un parle. C’est l’Âme. Elle sort du chaos.
» Sans elle, pas de vents, le miasme ; pas de flots,

» L’étang ; l’âme, en sortant du chaos, le dissipe ;
» Car il n’est que l’ébauche, et l’âme est le principe.
» L’Être est d’abord moitié brute et moitié forêt ;
» Mais l’Air veut devenir l’Esprit, l’homme apparaît.
» L’homme ? qu’est-ce que c’est que ce sphinx ? Il commence
» En sagesse, ô mystère ! et finit en démence.
» Ô ciel qu’il a quitté, rends-lui son âge d’or ! »

Le faune, interrompant son orageux essor,
Ouvrit d’abord un doigt, puis deux, puis un troisième,
Comme quelqu’un qui compte en même temps qu’il sème,
Et cria, sur le haut Olympe vénéré :

« Ô dieux, l’arbre est sacré, l’animal est sacré,
» L’homme est sacré ; respect à la terre profonde !
» La terre où l’homme crée, invente, bâtit, fonde,
» Géant possible, encor caché dans l’embryon,
» La terre où l’animal erre autour du rayon,
» La terre où l’arbre ému prononce des oracles,
» Dans l’obscur infini, tout rempli de miracles,
» Est le prodige, ô dieux, le plus proche de vous.
» C’est le globe inconnu qui vous emporte tous,
» Vous les éblouissants, la grande bande altière,
» Qui dans des coupes d’or buvez de la lumière,

» Vous qu’une aube précède et qu’une flamme suit,
» Vous les dieux, à travers la formidable nuit ! »

La sueur ruisselait sur le front du satyre,
Comme l’eau du filet que des mers on retire ;
Ses cheveux s’agitaient comme au vent libyen.

Phœbus lui dit : « Veux-tu la lyre ?

— Je veux bien, »

Dit le faune ; et, tranquille, il prit la grande lyre.

Alors il se dressa debout dans le délire
Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux,
Avec deux profondeurs splendides dans les yeux.

« Il est beau ! » murmura Vénus épouvantée.
Et Vulcain, s’approchant d’Hercule, dit : « Antée. »
Hercule repoussa du coude ce boiteux.

Le Satyre - III. Le Sombre

Le Satyre – III. Le Sombre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie du Satyre : Le Sombre.

III. Le Sombre


Le Satyre – III. Le Sombre – Le texte

III
Le Sombre


Il ne les voyait pas, quoiqu’il fût devant eux.

Il chanta l’Homme. Il dit cette aventure sombre ;
L’homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,
Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,
Retombé dans la nuit de ce qu’on ne voit plus ;
Il dit les premiers temps, le bonheur, l’Atlantide ;
Comment le parfum pur devint miasme fétide,
Comment l’hymne expira sous le clair firmament,
Comment la liberté devint joug, et comment
Le silence se fit sur la terre domptée ;
Il ne prononça pas le nom de Prométhée,
Mais il avait dans l’œil l’éclair du feu volé ;
Il dit l’humanité mise sous le scellé ;
Il dit tous les forfaits et toutes les misères,
Depuis les rois peu bons jusqu’aux dieux peu sincères.
Tristes hommes ! ils ont vu le ciel se fermer.
En vain, pieux, ils ont commencé par s’aimer ;
En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,
Le monstre à l’aigle onglée, aux sept gueules de flamme ;
Hélas ! comme Cadmus, ils ont bravé le sort ;
Ils ont semé les dents de la bête ; il en sort
Des spectres tournoyant comme la feuille morte,
Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte
L’évanouissement du vent mystérieux.
Ces spectres sont les rois ; ces spectres sont les dieux.
Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse ;
L’antique égalité devient sous eux bassesse ;
Dracon donne la main à Busiris ; la Mort
Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,
Et le dernier soupir libre et divin s’exhale
Sous la difformité de la loi colossale :
L’homme se tait, ployé sous cet entassement ;
Il se venge ; il devient pervers ; il vole, il ment ;
L’âme inconnue et sombre a des vices d’esclave ;
Puisqu’on lui met un mont sur elle, elle en sort lave ;
Elle brûle et ravage au lieu de féconder.
Et dans le chant du faune on entendait gronder
Tout l’essaim des fléaux furieux qui se lève.
Il dit la guerre ; il dit la trompette et le glaive ;
La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remord,
La gloire, et dans la joie affreuse de la mort
Les plis voluptueux des bannières flottantes ;
L’aube naît ; les soldats s’éveillent sous les tentes ;
La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux ;
L’armée en marche ondule au fond des chemins creux ;
La baliste en roulant s’enfonce dans les boues ;
L’attelage fumant tire, et l’on pousse aux roues ;
Cris des chefs, pas confus ; les moyeux des charrois
Balafrent les talus des ravins trop étroits.
On se rencontre, ô choc hideux ! les deux armées
Se heurtent, de la même épouvante enflammées,
Car la rage guerrière est un gouffre d’effroi.
Ô vaste effarement ! chaque bande a son roi.
Perce, épée ! ô cognée, abats ! massue, assomme !
Cheval, foule aux pieds l’homme, et l’homme, et l’homme et l’homme !
Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours ;
Maintenant, pourrissez, et voici les vautours !
Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire ;
L’homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre ;
Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,
Écoute s’il entend les rois là-haut marcher ;
Il se hérisse ; l’ombre aux animaux le mêle ;
Il déchoit ; plus de femme, il n’a qu’une femelle ;
Plus d’enfants, des petits ; l’amour qui le séduit
Est fils de l’Indigence et de l’Air de la nuit ;
Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent ;
Les rois, après l’avoir fait taire, l’abrutissent,
Si bien que le bâillon est maintenant un mors.
Et sans l’homme pourtant les horizons sont morts ;
Qu’est la création sans cette initiale ?
Seul sur la terre il a la lueur faciale ;
Seul il parle ; et sans lui tout est décapité.
Et l’on vit poindre aux yeux du faune la clarté
De deux larmes coulant comme à travers la flamme.
Il montra tout le gouffre acharné contre l’âme ;
Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux,
Et la forêt du sort et la meute des maux.
Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.
Et, pendant qu’il chantait toutes ces strophes tristes,
Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,
Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur ;
En cercle autour de lui se taisaient les Borées ;
Et, comme par un fil invisible tirées,
Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,
Panthères, s’approchaient de lui de plus en plus ;
Quelques-unes étaient si près des dieux venues,
Pas à pas, qu’on voyait leurs gueules dans les nues.
Les dieux ne riaient plus ; tous ces victorieux,
Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux
Cette espèce d’esprit qui sortait d’une bête.

Il reprit :

« Donc, les dieux et les rois sur le faîte,

» L’homme en bas ; pour valets aux tyrans, les fléaux.
» L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
» Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute ;
» Tout le trahit ; parfois, il renonce à la lutte.
» Où donc est l’espérance ? Elle a lâchement fui.
» Toutes les surdités s’entendent contre lui ;
» Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole ;
» Autour de lui la mer sinistre se désole ;
» Grâce au hideux complot de tous ces guet-apens,
» Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents ;
» Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette ;
» La peste aide le glaive, et l’élément complète
» Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant ;
» Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend
» Assez d’âme pour être une force, complice
» De son impénétrable et nocturne supplice ;
» Et la Matière, hélas ! devient Fatalité.
» Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité !
» Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne,
» Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
» Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,
» Et changer la figure implacable du temps !
» Qui connaît le destin ? qui sonda le peut-être ?
» Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
» Vaincra tout, changera le granit en aimant,
» Fera pencher l’épaule au morne escarpement,
» Et rendra l’impossible aux hommes praticable.
» Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
» Le genre humain se va forger son point d’appui ;
» Je regarde le gland qu’on appelle Aujourd’hui,
» J’y vois le chêne ; un feu vit sous la cendre éteinte.
» Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
» Ramperas-tu toujours parce que tu rampas ?
» Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
» Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,
» Et, dérobant l’éclair à l’inconnu sublime,
» Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi ?
» Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
» Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre
» Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,
» Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,
» Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
» Se construire à lui-même une étrange monture
» Avec toute la vie et toute la nature,
» Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,
» Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer !
» On le verra, vannant la braise dans son crible,
» Maître et palefrenier d’une bête terrible,
» Criant à toute chose : « Obéis, germe, nais ! »
» Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais
» Fait de tous les secrets que l’étude procure,
» Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
» Passer dans la lueur ainsi que les démons,
» Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
» Beau, tenant une torche aux astres allumée,
» Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée !
» On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit
» De l’aurore enfonçant les portes de la nuit !
» Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,
» Il ne jettera pas son dragon à la nage,
» Et ne franchira pas les mers, la flamme au front !
» Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront,
» Il ne lui dira pas : « Envole-toi, matière ! »
» S’il ne franchira point la tonnante frontière,
» S’il n’arrachera pas de son corps brusquement
» La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
» Que la fange hideuse à la pensée inflige,
» De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige,
» Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux !
» Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! va, factieux !
» Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,
» Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,
» C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel ;
» Celle-là, tu t’y dois rattacher, ô mortel,
» Afin — car un esprit se meut comme une sphère, —
» De faire aussi ton cercle autour de la lumière !
» Entre dans le grand chœur ! va, franchis ce degré,
» Quitte le joug infâme et prends le joug sacré !
» Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme !
» Transfigure-toi ! va ! sois de plus en plus l’âme !
» Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,
» Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu ;
» Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
» Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune ! »

Le Satyre - IV. L’Étoilé

Le Satyre – IV. L’Étoilé – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième et dernière partie du Satyre : Le Satyre – IV. L’Étoilé.

IV. L’Étoilé


Le Satyre – IV. L’Étoilé – Le texte

IV
L’Étoilé


Le satyre un moment s’arrêta, respirant
Comme un homme levant son front hors d’un torrent ;
Un autre être semblait sous sa face apparaître ;
Les dieux s’étaient tournés, inquiets, vers le maître,
Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait.

Il reprit :

« Sous le poids hideux qui l’étouffait,

» Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde.
» Dieux, vous ne savez pas ce que c’est que le monde ;
» Dieux, vous avez vaincu, vous n’avez pas compris.
» Vous avez au-dessus de vous d’autres esprits,
» Qui, dans le feu, la nue, et l’onde et la bruine,
» Songent en attendant votre immense ruine.
» Mais qu’est-ce que cela me fait à moi qui suis
» La prunelle effarée au fond des vastes nuits !
» Dieux, il est d’autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe.
» Sachez ceci, tyrans de l’homme et de l’Érèbe,
» Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond :
» Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont
» Où la terre et le ciel semblent en équilibre,
» Mais vous pour être rois et moi pour être libre.
» Pendant que vous semez haine, fraude et trépas,
» Et que vous enjambez tout le crime en trois pas,
» Moi, je songe. Je suis l’œil fixe des cavernes.
» Je vois. Olympes bleus et ténébreux Avernes,
» Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon,
» Sont devant mon regard la même vision ;
» Les dieux, les fléaux, ceux d’à présent, ceux d’ensuite,
» Traversent ma lueur et sont la même fuite.
» Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu’un est.
» Mais celui-là, jamais l’homme ne le connaît.
» L’humanité suppose, ébauche, essaye, approche ;
» Elle façonne un marbre, elle taille une roche,
» Et fait une statue, et dit : Ce sera lui.
» L’homme reste devant cette pierre ébloui ;
» Et tous les à-peu-près, quels qu’ils soient, ont des prêtres.
» Soyez les Immortels, faites ! broyez les êtres,
» Achevez ce vain tas de vivants palpitants,
» Régnez ; quand vous aurez, encore un peu de temps,
» Ensanglanté le ciel que la lumière azure,
» Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure,
» C’est bien, tout sera dit, vous serez remplacés
» Par ce noir dieu final que l’homme appelle Assez !
» Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent,
» Et les choses qu’on crut éternelles s’écroulent
» Avant qu’on ait le temps de compter jusqu’à vingt. »

Tout en parlant ainsi, le satyre devint
Démesuré ; plus grand d’abord que Polyphème,
Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème,
Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,
Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l’Athos ;
L’espace immense entra dans cette forme noire ;
Et, comme le marin voit croître un promontoire,
Les dieux dressés voyaient grandir l’être effrayant ;
Sur son front blêmissait un étrange orient ;
Sa chevelure était une forêt ; des ondes,
Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes ;
Ses deux cornes semblaient le Caucase et l’Atlas ;
Les foudres l’entouraient avec de sourds éclats ;
Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,
Et ses difformités s’étaient faites montagnes ;
Les animaux qu’avaient attirés ses accords,
Daims et tigres, montaient tout le long de son corps ;
Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres ;
Le pli de son aisselle abritait des décembres ;
Et des peuples errants demandaient leur chemin,
Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main ;
Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante ;
La lyre, devenue en le touchant géante,
Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris ;
Les ouragans étaient dans les sept cordes pris
Comme des moucherons dans de lugubres toiles ;
Sa poitrine terrible était pleine d’étoiles.

Il cria :

« L’avenir, tel que les cieux le font,

» C’est l’élargissement dans l’infini sans fond,
» C’est l’esprit pénétrant de toutes parts la chose !
» On mutile l’effet en limitant la cause ;
» Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.
» On fait du ténébreux avec le radieux ;
» Pourquoi mettre au-dessus de l’Être, des fantômes ?
» Les clartés, les éthers ne sont pas des royaumes.
» Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
» Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs !
» Place à l’atome saint qui brûle ou qui ruisselle !
» Place au rayonnement de l’âme universelle !
» Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit.
» Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit !
» Partout une lumière et partout un génie !
» Amour ! tout s’entendra, tout étant l’harmonie !
» L’azur du ciel sera l’apaisement des loups.
» Place à Tout ! Je suis Pan ; Jupiter ! à genoux. »

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sultan assis, enveloppé dans sa toge, sous des arcades, où l'on peut apercevoir des têtes empalées et, au loin, derrière, le sommet de deux tours.

XVI. Le bout de l’oreille

Le bout de l’oreille – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre satirique – Le Siècle ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1139.

Le bout de l’oreille – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le bout de l’oreille, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre satirique – Le Siècle, de Victor Hugo.

Le bout de l’oreille


Le bout de l’oreille – Le texte

XVI
Le bout de l’oreille


J’ai ri d’abord.

J’étais dans mon champ plein de roses.

J’errais. Âme attentive au clair-obscur des choses,
Je vois au fond de tout luire un vague flambeau.
C’était le matin, l’heure où le bois se fait beau,
Où la nature semble une immense prunelle
Éblouie, ayant Dieu presque visible en elle.
Pour faire fête à l’aube, au bord des flots dormants,
Les ronces se couvraient d’un tas de diamants ;
Les brins d’herbe coquets mettaient toutes leurs perles ;
La mer chantait ; les geais causaient avec les merles ;
Les papillons volaient du cytise au myrtil.
Entre un ami. — Bonjour. Savez-vous ? me dit-il,
On vient de vous brûler sur la place publique.
— Où ça ? ― Dans un pays honnête et catholique.
— Je le suppose. ― Peste ! Ils vous ont pris vivant
Dans un livre où l’on voit le bagne et le couvent,
Vous ont brûlé, vous diable et juif, avec esclandre,
Ensuite ils ont au vent fait jeter votre cendre.
— Il serait peu décent qu’il en fût autrement.
Mais quand ça ? ― L’autre jour. En Espagne. — Vraiment.
— Ils ont fait cuire au bout de leur grande pincette
Myriel, Jean ValJean, Marius et Cosette,
Vos Misérables, vous, toute votre âme, enfin.
Vos êtes un de ceux dont Escobar a faim.
Vous voilà quelque peu grillé comme Voltaire.
— Donc j’ai chaud en Espagne et froid en Angleterre.
Tel est mon sort. ― La chose est dans tous les journaux.
Ah ! Si vous n’étiez pas chez ces bons huguenots !
L’ennui, c’est qu’on ne peut jusqu’ici vous poursuivre.
Ne pouvant rôtir l’homme, on a flambé le livre.
— C’est le moins. ― Vous voyez d’ici tous les détails.
De gros bonshommes noirs devant de grands portails,
Un feu, de quoi brûler une bibliothèque.
— Un évêque m’a fait cet honneur ! ― Un évêque ?
Morbleu ! Pour vous damner ils se sont assemblés,
Et ce n’est pas un seul, c’est tous. ― Vous me comblez. —
Et nous rions.

Et puis je rentre, et je médite.

Ils en sont là.

Du temps de Vénus Aphrodite,

Parfois, seule, écoutant on ne sait quelles voix,
La déesse errait nue et blanche au fond des bois ;
Elle marchait tranquille, et sa beauté sans voiles,
Ses cheveux faits d’écume et ses yeux faits d’étoiles,
Étaient dans la forêt comme une vision ;
Cependant, retenant leur respiration,
Voyant au loin passer cette clarté, les faunes
S’approchaient ; l’œgipan, le satyre aux yeux jaunes,
Se glissaient en arrière ivres d’un vil désir,
Et brusquement tendaient le bras pour la saisir,
Et le bois frissonnait, et la surnaturelle,
Pâle, se retournait sentant leur main sur elle.
Ainsi, dans notre siècle aux mirages trompeurs,
La conscience humaine a d’étranges stupeurs ;
Lumineuse, elle marche en notre crépuscule,
Et tout à coup, devant le faune, elle recule.
Tartuffe est là, nouveau Satan d’un autre éden.
Nous constatons dans l’ombre, à chaque instant, soudain,
Le vague allongement de quelque griffe infâme
Et l’essai ténébreux de nous prendre notre âme.
L’esprit humain se sent tâté par un bourreau.
Mais doucement. On jette au noir quemadero
Ce qu’on peut, mais plus tard on fera mieux peut-être,
Et votre meurtrier est timide ; il est prêtre.
Il vous demanderait presque permission.
Il allume un brasier, fait sa procession,
Met des bûches au feu, du bitume au cilice,
Soit ; mais si gentiment qu’après votre supplice,
Vous riez.

Grillandus n’est plus que Loyola.

Vous lui dites : ma foi, c’est drôle. Touchez là.

Eh bien, riez. C’est bon. Attendez, imbéciles !
Lui qui porte en ses yeux l’âme des noirs Basiles,
Il rit de vous voir rire. Il est Vichnou, Mithra,
Teutatès, et ce feu pour rire grandira.
Ah ! Vous criez : – Bravo ! Ta rage est ma servante.
Brûle mes livres. Bien, très bien. Pousse à la vente !
Et lui songe. Il se dit : — La chose a réussi.
Quand le livre est brûlé, l’écrivain est roussi.
La suite à demain. — Vous, vous raillez. Il partage
Votre joie, avec l’air d’un prêtre de Carthage.
Il dit : leur cécité toujours me protégea.
Sa mâchoire, qui rit encor, vous mord déjà.
N’est-ce pas ? Ce brûleur avec bonté nous traite,
Et son autodafé n’est qu’une chaufferette !
Ah ! Les vrais tourbillons de flamme auront leur tour.
En elle, comme un œuf contient le grand vautour,
La petite étincelle a l’incendie énorme.
Attendez seulement que la France s’endorme,
Et vous verrez.

Peut-on calculer le chemin

Que ferait pas à pas, hier, aujourd’hui, demain,
L’effroyable tortue avec ses pieds fossiles ?
Qui sait ? Bientôt peut-être on aura des conciles !
On entendra, qui sait ? Un homme dire à Dieu :
— L’infaillible, c’est moi. Place ! Recule un peu.
Quoi ! Recommence-t-on ? Ciel ! Serait-il possible
Que l’homme redevînt pâture, proie et cible !
Et qu’on revît les temps difformes ! Qu’on revît
Le double joug qui tue autant qu’il asservit !
Qu’on revît se dresser sur le globe, vil bouge,
Près du sceptre d’airain la houlette en fer rouge !
Nos pères l’ont subi, ce double pouvoir-là !
Nuit ! Mort ! Melchisedech compliqué d’Attila !
Ils ont vu sur leurs fronts, eux parias sans nombre,
Le côte à côte affreux des deux spectres dans l’ombre ;
Ils entendaient leur foudre au fond du firmament,
Moins effrayante encor que leur chuchotement.
— Prends les peuples, César. ― Toi, Pierre, prends les âmes.
— Prends la pourpre, César. ― Mais toi, qu’as-tu ? ― Les flammes.
— Et puis ? ― Cela suffit. ― Régnons.

Âges hideux !

L’homme blanc, l’homme sombre. Ils sont un. Ils sont deux.
Là le guerrier, ici le pontife ; et leurs suites,
Confesseurs, massacreurs, tueurs, bourreaux, jésuites !
Ô deuil ! sur les bûchers et les sanbenitos
Rome a, quatre cents ans, braillé son vil pathos,
Jetant sur l’univers terrifié qui souffre
D’une main l’eau bénite et de l’autre le soufre.
Tous ces prêtres portaient l’affreux masque aux trous noirs ;
Leurs mitres ressemblaient dans l’ombre aux éteignoirs ;
Ils ont été la Nuit dans l’obscur moyen âge ;
Ils sont tout prêts à faire encor ce personnage,
Et jusqu’en notre siècle, à cette heure engourdi,
On les verrait, avec leur torche en plein midi,
Avec leur crosse, avec leurs bedeaux, populace,
Reparaître et rentrer, s’ils trouvaient de la place
Pour passer, ô Voltaire, entre Jean-Jacque et toi !

Non, non, non ! Reculez, faux pouvoir, fausse foi !
Oh ! la Rome des frocs ! oh ! l’Espagne des moines !
Disparaissez ! Prêcheurs captant les patrimoines !
Bonnets carrés ! camails ! capuchons ! clercs ! abbés !
Tas d’horribles fronts bas, tonsurés ou nimbés !
Ô mornes visions du tison et du glaive !
Exécrable passé qui toujours se relève
Et sur l’humanité se dresse menaçant !
Saulx-Tavanne, écumant une écume de sang,
Criant : Égorgez tout ! Dieu fera le triage !
La juive de seize ans brûlée au mariage
De Charles deux avec Louise d’Orléans
Et dans l’autodafé plein de brasiers béants
Offerte aux fiancés comme un cierge de noce ;
Campanella brisé par l’église féroce ;
Jordan Bruno lié sous un ruisseau de poix
Qui ronge par sa flamme et creuse par son poids ;
D’Albe qui dans l’horreur des bûchers se promène
Séchant sa main sanglante à cette braise humaine ;
Galilée abaissant ses genoux repentants ;
La place d’Abbeville où Labarre à vingt ans,
Pour avoir chansonné toute cette canaille,
Eut la langue arrachée avec une tenaille,
Et hurla dans le feu, tordant ses noirs moignons ;
Le marché de Rouen dont les sombres pignons
Ont le rouge reflet de ton supplice, ô Jeanne !
Huss brûlé par Martin, l’aigle tué par l’âne ;
Farnèse et Charles-Quint, Grégoire et Sigismond,
Toujours ensemble assis comme au sommet d’un mont,
À leurs pieds toute l’âme humaine épouvantée
Sous cet effrayant Dieu qui fait le monde athée ;
Ce passé m’apparut ! Vous me faites horreur,
Croulez, toi monstre pape, et toi monstre empereur !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo donne à voir le regard du vieil esprit de nuit, d'ignorance et de haine.

XXXI. Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine…

Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine… – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre satirique – Le Siècle ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1167.

Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine…, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre satirique – Le Siècle, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXX. Idolâtries et philosophies, non encore enregistré sur ce site, et suivi de XXXII. Parfois c’est un devoir de féconder l’horreur….

Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine…


Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine… – Le texte

XXXI


Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine
Des clous de Jésus-Christ forge à l’homme une chaîne,
Change l’enfant candide et pur en nain vieillot,
Lie au bûcher Jean Huss et Morus au billot,
Frappe de sa férule Horace, et, si Voltaire
Et Rousseau font du bruit en classe, il les fait taire.
Il donne sur les doigts du bon Dieu stupéfait.
Il refroidit les fronts que l’aube réchauffait,
Il insulte le ciel dans la femme, et le nie
Dans l’astre, dans la fleur, dans l’art, dans le génie.
L’éteignoir sur les yeux, la torche au poing, boudeur,
Sournois, pédant, féroce, il aspire l’odeur
De la pensée éteinte et de la chair brûlée.
Il fait mettre à genoux le vieillard Galilée
Sur la terre qui tourne et devant le soleil.
Sur l’œil qui veut s’ouvrir il verse le sommeil.
Il tient dans ses dents l’âme humaine, et la grignote.
Il inspire Nisard, Veuillot, Planche, Nonotte,
Laisse derrière lui tout cœur mort et glacé,
Et l’herbe ne croît plus où son âne a passé.

Assassinat

Le vieil esprit de nuit, d’ignorance et de haine a frappé, le 7 janvier 2015, jour d’enregistrement et de mise en ligne de ce poème. Des hommes de pensée, des créateurs, des artistes, des êtres humains ont été assassinés par ses soudards. Le 13 novembre 2015, les assassins, les adeptes de ce vieil esprit de nuit recommencent.

Une barque à voile s'éloigne d'un village en bord de berge.

I. À ma fille

À ma fille – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 258.

À ma fille – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À ma fille, premier poème du livre premier, Aurore, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est suivi de II. Le poëte s’en va….

À ma fille


À ma fille – Le texte

I
À ma fille


Ô mon enfant, tu vois, je me soumets.
Fais comme moi : vis du monde éloignée ;
Heureuse ? non ; triomphante ? jamais.
— Résignée ! —

Sois bonne et douce, et lève un front pieux.
Comme le jour dans les cieux met sa flamme,
Toi, mon enfant, dans l’azur de tes yeux
Mets ton âme !

Nul n’est heureux et nul n’est triomphant.
L’heure est pour tous une chose incomplète ;
L’heure est une ombre, et notre vie, enfant,
En est faite.

Oui, de leur sort tous les hommes sont las.
Pour être heureux, à tous, — destin morose ! —
Tout a manqué. Tout, c’est-à-dire, hélas !
Peu de chose.

Ce peu de chose est ce que, pour sa part,
Dans l’univers chacun cherche et désire :
Un mot, un nom, un peu d’or, un regard,
Un sourire !

La gaîté manque au grand roi sans amours ;
La goutte d’eau manque au désert immense.
L’homme est un puits où le vide toujours
Recommence.

Vois ces penseurs que nous divinisons,
Vois ces héros dont les fronts nous dominent,
Noms dont toujours nos sombres horizons
S’illuminent !

Après avoir, comme fait un flambeau,
Ébloui tout de leurs rayons sans nombre,
Ils sont allés chercher dans le tombeau
Un peu d’ombre.

Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs,
Prend en pitié nos jours vains et sonores.
Chaque matin, il baigne de ses pleurs
Nos aurores.

Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas,
Sur ce qu’il est et sur ce que nous sommes ;
Une loi sort des choses d’ici-bas,
Et des hommes !

Cette loi sainte, il faut s’y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre :
Ne rien haïr, mon enfant ; tout aimer,
Ou tout plaindre !

Paris, octobre 1842.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un village dans la brume surmonté sur sa gauche d'une sorte de soleil noir (qui est en fait l'arrondi du chapeau d'un champignon).

V. À André Chénier

À André Chénier – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 260.

À André Chénier – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Vieille chanson du jeune temps, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Le firmament est plein… et suivi de VI. La vie aux champs.

À André Chénier


À André Chénier – Le texte

V
À André Chénier


Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mésallier,
Prendre à la prose un peu de son air familier.
André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre.
Voici pourquoi. Tout jeune encor, tâchant de lire
Dans le livre effrayant des forêts et des eaux,
J’habitais un parc sombre où jasaient des oiseaux,
Où des pleurs souriaient dans l’œil bleu des pervenches ;
Un jour que je songeais seul au milieu des branches,
Un bouvreuil qui faisait le feuilleton du bois
M’a dit : « Il faut marcher à terre quelquefois.
« La nature est un peu moqueuse autour des hommes ;
« Ô poëte, tes chants, ou ce qu’ainsi tu nommes,
« Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais.
« Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets.
« L’azur luit, quand parfois la gaîté le déchire ;
« L’Olympe reste grand en éclatant de rire ;
« Ne crois pas que l’esprit du poëte descend
« Lorsque entre deux grands vers un mot passe en dansant.
« Ce n’est pas un pleureur que le vent en démence ;
« Le flot profond n’est pas un chanteur de romance ;
« Et la nature, au fond des siècles et des nuits,
« Accouplant Rabelais à Dante plein d’ennuis,
« Et l’Ugolin sinistre au Grandgousier difforme,
« Près de l’immense deuil montre le rire énorme. »

Les Roches, juillet 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête rougissante d'une jeune femme aux joues roses.

XIX. Vieille chanson du jeune temps

Vieille chanson du jeune temps – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 285.

Vieille chanson du jeune temps – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Vieille chanson du jeune temps, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Les oiseaux et suivi de XX. À un poëte aveugle.

Vieille chanson du jeune temps


Vieille chanson du jeune temps – Le texte

XIX
Vieille chanson du jeune temps


Je ne songeais pas à Rose ;
Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.

J’étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres ;
Son œil semblait dire : « Après ? »

La rosée offrait ses perles,
Le taillis ses parasols ;
J’allais ; j’écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.

Moi, seize ans, et l’air morose ;
Elle vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.

Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches ;
Je ne vis pas son bras blanc.

Une eau courait, fraîche et creuse,
Sur les mousses de velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois sourds.

Rose défit sa chaussure,
Et mit, d’un air ingénu,
Son petit pied dans l’eau pure ;
Je ne vis pas son pied nu.

Je ne savais que lui dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.

Je ne vis qu’elle était belle
Qu’en sortant des grands bois sourds.
« Soit ; n’y pensons plus ! » dit-elle.
Depuis, j’y pense toujours.

Paris, juin 1834.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tache qui coule, sanglante, vers le bas, comme un cœur qui saignerait de douleur.

XII. Dolorosæ

Dolorosæ – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 442.

Dolorosæ – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dolorosæ, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI. Ponto et suivi de XIII. Paroles sur la dune.

Dolorosæ

Dolorosæ – Le texte

XII
Dolorosæ


Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ;
Et depuis, moi le père et vous la femme forte,
Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de prière et d’amour.
Nous avons pris la sombre et charmante habitude
De voir son ombre vivre en notre solitude,
De la sentir passer et de l’entendre errer,
Et nous sommes restés à genoux à pleurer.
Nous avons persisté dans cette douleur douce,
Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse
Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.
Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux.
Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,
Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.
Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli
Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,
Et toutes les splendeurs de la sombre nature,
Avec les trois enfants qui nous restent, trésor
De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,
Nous avons essuyé des fortunes diverses,
Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,
Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,
Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,
Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,
Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,
Aux vieux parents repris par un monde meilleur,
Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.

Marine-Terrace, août 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, de façon abstraite, une ligne d'horizon, avec un océan sépia et un ciel de même teinte, qui semblent dire : Pas de représailles.

V. Pas de représailles

Pas de représailles – Les références

L’Année terribleAvril ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 102.

Pas de représailles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pas de représailles, un poème du recueil L’Année terrible, Avril, de Victor Hugo.

Pas de représailles


Pas de représailles – Le texte

V
Pas de représailles


Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois ;
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle est l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – « Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. » –
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : – « Voilons la vérité ! »
Jamais je ne dirai : – « Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers, et je frappe, ayant été frappé. –
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci, jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ?
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne,
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verroux,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un être couvert d'une cagoule et d'une grande robe avec un œil pectoral ; trois oiseaux volent au-dessus de sa tête. Sur sa gauche, derrière lui, apparaît, près d'un arbre, le soleil, les yeux fermés.

I. 1er Janvier

1er Janvier – Les références

L’Année terribleJanvier ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 61.

1er Janvier – L’enregistrement

Je vous invite à écouter 1er Janvier, un poème du recueil L’Année terrible, Janvier, de Victor Hugo.

1er Janvier


1er Janvier – Le texte

I
1er Janvier


Enfant, on vous dira plus tard que le grand-père
Vous adorait ; qu’il fit de son mieux sur la terre,
Qu’il eut fort peu de joie et beaucoup d’envieux,
Qu’au temps où vous étiez petits il était vieux,
Qu’il n’avait pas de mots bourrus ni d’airs moroses,
Et qu’il vous a quittés dans la saison des roses ;
Qu’il est mort, que c’était un bonhomme clément ;
Que, dans l’hiver fameux du grand bombardement,
Il traversait Paris tragique et plein d’épées,
Pour vous porter des tas de jouets, des poupées,
Et des pantins faisant mille gestes bouffons ;
Et vous serez pensifs sous les arbres profonds.