Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un baigneur (vu par des fenêtres ouvertes) dans une piscine flottant au-dessus de l'horizon sur lequel scintille une lune (ou un soleil).

XI. Fenêtres ouvertes

Fenêtres ouvertes – Les références

L’Art d’être grand-pèreI. À Guernesey ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 726.

Fenêtres ouvertes – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Fenêtres ouvertes, un poème d’une étonnante modernité, de la partie I. À Guernesey, du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de X. Printemps, et suivi de XII. Un manque.

Fenêtres ouvertes


Fenêtres ouvertes – Le texte

XI
Fenêtres ouvertes
Le matin – En dormant


J’entends des voix. Lueurs à travers ma paupière.
Une cloche est en branle à l’église Saint-Pierre.
Cris des baigneurs. Plus près ! plus loin ! non, par ici !
Non, par là ! Les oiseaux gazouillent, Jeanne aussi.
Georges l’appelle. Chant des coqs. Une truelle
Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle.
Grincement d’une faulx qui coupe le gazon.
Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison.
Bruits du port. Sifflement des machines chauffées.
Musique militaire arrivant par bouffées.
Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci.
Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici
Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge.
Vacarme de marteaux lointains dans une forge.
L’eau clapote. On entend haleter un steamer.
Une mouche entre. Souffle immense de la mer.

L’enterrement

L’enterrement – Les références

L’Année terribleMars ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 94.

L’enterrement – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’enterrement, un poème du recueil L’Année terrible, Mars, de Victor Hugo.

L’enterrement


L’enterrement – Le texte

IV
L’enterrement


Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline.
De la Bastille au pied de la morne colline
Où les siècles passés près du siècle vivant
Dorment sous les cyprès peu troublés par le vent,
Le peuple a l’arme au bras ; le peuple est triste ; il pense ;
Et ses grands bataillons font la haie en silence.

Le fils mort et le père aspirant au tombeau
Passent, l’un hier encor vaillant, robuste et beau,
L’autre vieux et cachant les pleurs de son visage ;
Et chaque légion les salue au passage.

Ô peuple ! ô majesté de l’immense douceur !
Paris, cité soleil, vous que l’envahisseur
N’a pu vaincre, et qu’il a de tant de sang rougie,
Vous qu’un jour on verra, dans la royale orgie,
Surgir, l’éclair au front, comme le commandeur,
Ô ville, vous avez ce comble de grandeur
De faire attention à la douleur d’un homme.
Trouver dans Sparte une âme et voir un cœur dans Rome,
Rien n’est plus admirable ; et Paris a dompté
L’univers par la force où l’on sent la bonté.
Ce peuple est un héros et ce peuple est un juste.
Il fait bien plus que vaincre, il aime.

Ô ville auguste,

Ce jour-là tout tremblait, les révolutions
Grondaient, et dans leur brume, à travers des rayons,
Tu voyais devant toi se rouvrir l’ombre affreuse
Qui par moments devant les grands peuples se creuse ;
Et l’homme qui suivait le cercueil de son fils
T’admirait, toi qui, prête à tous les fiers défis,
Infortunée, as fait l’humanité prospère ;
Sombre, il se sentait fils en même temps que père,
Père en pensant à lui, fils en pensant à toi.

*

Que ce jeune lutteur illustre et plein de foi,
Disparu dans le lieu profond qui nous réclame,
Ô peuple, ait à jamais près de lui ta grande âme !
Tu la lui donnas, peuple, en ce suprême adieu.
Que dans la liberté superbe du ciel bleu,
Il assiste, à présent qu’il tient l’arme inconnue,
Aux luttes du devoir et qu’il les continue.
Le droit n’est pas le droit seulement ici-bas ;
Les morts sont des vivants mêlés à nos combats,
Ayant tantôt le bien, tantôt le mal pour cibles ;
Parfois on sent passer leurs flèches invisibles.
Nous les croyons absents, ils sont présents ; on sort
De la terre, des jours, des pleurs, mais non du sort ;
C’est un prolongement sublime que la tombe.
On y monte étonné d’avoir cru qu’on y tombe.
Comme dans plus d’azur l’hirondelle émigrant,
On entre plus heureux dans un devoir plus grand ;
On voit l’utile avec le juste parallèle ;
Et l’on a de moins l’ombre et l’on a de plus l’aile.
Ô mon fils béni, sers la France, du milieu
De ce gouffre d’amour que nous appelons Dieu ;
Ce n’est pas pour dormir qu’on meurt, non, c’est pour faire
De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère ;
C’est pour le faire mieux, c’est pour le faire bien.
Nous n’avons que le but, le ciel a le moyen.
La mort est un passage où pour grandir tout change ;
Qui fut sur terre athlète est dans l’abîme archange ;
Sur terre on est borné, sur terre on est banni ;
Mais là-haut nous croissons sans gêner l’infini ;
L’âme y peut déployer sa subite envergure ;
C’est en perdant son corps qu’on reprend sa figure.
Va donc, mon fils ! va donc, esprit ! deviens flambeau.
Rayonne. Entre en planant dans l’immense tombeau !
Sers la France. Car Dieu met en elle un mystère,
Car tu sais maintenant ce qu’ignore la terre,
Car la vérité brille où l’éternité luit,
Car tu vois la lumière et nous voyons la nuit.

Paris, 18 mars.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour qui se dresse au-dessus des constructions humaines.

Nemrod

Nemrod – Les références

La Fin de SatanLivre premier : Le Glaive ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 17.

Nemrod – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Nemrod, un poème de La Fin de Satan, de Victor Hugo.

Nemrod


Nemrod – Le texte

Strophe première
Nemrod

1

De nouveaux jours brillaient ; la terre était vivante ;
Mais tout, comme autrefois, était plein d’épouvante.
L’ombre était sur Babel et l’horreur sur Endor.
On voyait le matin, quand l’aube au carquois d’or
Lance aux astres fuyants ses blanches javelines,
Des hommes monstrueux assis sur les collines ;
On entendait parler de formidables voix,
Et les géants allaient et venaient dans les bois.

2

Nemrod, comme le chêne est plus haut que les ormes,
Était le plus grand front parmi ces fronts énormes ;
Il était fils de Chus, fils de Cham, qui vivait
En Judée et prenait le Sina pour chevet.
Son aïeul était Cham, le fils au rire infâme,
Dont Noë dans la nuit avait rejeté l’âme.
Cham, depuis lors, grondait comme un vase qui bout.
Cham assis dépassait les colosses debout,
Et debout il faisait prosterner les colosses.
Il avait deux lions d’Afrique pour molosses.
Atlas et le Liban lugubre au sommet noir
Tremblaient quand il jouait de la flûte le soir ;
Parfois Cham, dans l’orage ouvrant ses mains fatales,
Tâchait de prendre au vol l’éclair aux angles pâles ;
Arrachant la nuée, affreux, blême, ébloui,
Il bondissait de roche en roche, et, devant lui,
Le tonnerre fuyait comme une sauterelle.
Si l’ouragan passait, Cham lui cherchait querelle.
Quand il fut vieux, Nemrod le laissa mourir seul.
Ayant ri comme fils, il pleura comme aïeul.
Donc Nemrod était fils de ces deux hommes sombres.
La terre était encor couverte de décombres
Quand était né, sous l’œil fixe d’Adonaï,
Ce Nemrod qui portait tant de ruine en lui.

Étant jeune, et, chassant les lynx dans leur refuge,
Il avait, en fouillant les fanges du déluge,
Trouvé dans cette vase un clou d’airain, tordu,
Colossal, noir débris de l’univers perdu,
Et qu’on eût dit forgé par les géants du rêve ;
Et de ce clou sinistre il avait fait son glaive.

Nemrod était profond comme l’eau Nagaïn ;
Son arc avait été fait par Tubalcaïn
Et douze jougs de bœuf l’eussent pu tendre à peine ;
Il entendait marcher la fourmi dans la plaine ;
Chacune de ses mains, affreux poignets de fer,
Avait six doigts pareils à des gonds de l’enfer ;
Ses cheveux se mêlaient aux nuages sublimes ;
Son cor prodigieux qui sonnait sur les cimes
Était fait d’une dent des antiques mammons,
Et ses flèches perçaient de part en part les monts.

3

Un jour, il vit un tigre et le saisit; la bête
Sauta, bondit, dressa son effroyable tête,
Et se mit à rugir dans les rocs effrayés
Comme la mer immense, et lui lécha les pieds ;
Et quand il eut dompté le tigre, il dompta l’homme ;
Et quand il eut pris l’homme, il prit Dan, Tyr, Sodome,
Suze, et tout l’univers du Caucase au delta,
Et quand il eut conquis le monde, il s’arrêta.

Alors il devint triste et dit: Que vais−je faire?

4

Son glaive nu donnait le frisson à la terre.
Derrière ce glaive âpre, affreux, hideux, rouillé,
La Guerre, se dressant comme un pâtre éveillé,
Levait à l’horizon sa face de fantôme.
Et, tout tremblants, au fond des cités, sous le chaume,
Les hommes éperdus distinguaient dans la nuit,
Et regardaient passer dans l’ombre et dans le bruit,
Fronde en main, et soufflant dans les trompes épiques,
Cet effrayant berger du noir troupeau des piques.
Ce spectre était debout à droite de Nemrod.

Nemrod, foulant aux pieds la tiare et l’éphod,
Avait atteint, béni du scribe et de l’augure,
Le sommet sombre où l’homme en dieu se transfigure.
Il avait pour ministre un eunuque nommé
Zaïm, et vivait seul, dans sa tour enfermé.
L’eunuque lui montrait du doigt le mal à faire.
Et Nemrod regardait comme l’aigle en son aire ;
Ses yeux fixes faisaient hurler le léopard.
Quand on disait son nom sur terre quelque part,
La momie ouvrait l’œil dans la grande syringe,
Et les peuples velus à la face de singe
Qui vivent dans des trous à la source du Nil
Tremblaient comme des chiens qui rentrent au chenil.
Les bêtes ne savaient s’il était homme ou bête.
Les hommes sous Nemrod comme sous la tempête
Se courbaient ; il était l’effroi, la mort, l’affront ;
Il avait le baiser de l’horreur sur le front ;
Les prêtres lui disaient: Ô Roi, Dieu vous admire!
Ur lui brûlait l’encens, Tyr lui portait la myrrhe.
Autour du conquérant le jour était obscur.
Il en avait noirci des deux côtés l’azur ;
À l’orient montait une sombre fumée
De cent villes brûlant dans la plaine enflammée ;
Au couchant, plein de mort, d’ossements, de tombeaux,
S’abattait un essaim immense de corbeaux ;
Et Nemrod contemplait, roi de l’horreur profonde,
Ces deux nuages noirs qu’il faisait sur le monde,
Et les montrait, disant : Nations, venez voir
Mon ombre en même temps sur l’aube et sur le soir.

XLI. Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main…

Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main… – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre satirique – Le Siècle ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1175.

Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main…, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre satirique – Le Siècle, de Victor Hugo.

Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main…


Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main… – Le texte

XLI


Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main,
Sultan, czar pseudo-grec, César pseudo-romain,
Roi pour rire, empereur pour pleurer, Claude ou Jacques,
Bonjour. Prospère, mange et règne, et fais tes pâques.
Je ne conteste pas ton prestige, et l’émoi
Que cause aux bonnes gens Ta Majesté. Pour moi,
Quand dans la rue un roi, que sa garde enveloppe,
Doré, superbe, orné de sabres nus, galope,
Ma foi, je tourne moins la tête que si c’est
Lise qui passe avec une rose au corset ;
Mais c’est un goût bizarre, et tous les autres hommes
Admirent qui leur fait payer de grosses sommes.
Donc sois heureux. Jouis du droit qu’on a d’abord
D’avaler son voisin si l’on est le plus fort ;
Va ! Dans la probité des princes rien n’accroche ;
Leur conscience auguste et sainte est une poche
Si grande qu’il y tient un royaume, et qu’on peut
Y fourrer tout un peuple et dessus faire un nœud ;
Et saisir Oldenbourg, Nassau, Hambourg, Hanovre,
D’un tour de main, avec le riche, avec le pauvre,
Avec châteaux, budgets et millions, avec
Prêtres et sénateurs, le Te Deum au bec.
Par-dessus le marché, vous êtes un grand homme.
C’est fait. Bandit, fi donc ! C’est héros qu’on vous nomme.
Prenez Francfort, ou bien Venise avec Saint-Marc.
Ce qui fut Metternich est aujourd’hui Bismarck ;
Tibère est un lion dont Séjan est la griffe.
Puisque le maître est grand, qu’importe l’escogriffe.
Tout est bien. Hurrah ! Prince ! aie un casque pointu.
Flanque au bagne l’honneur, la gloire, la vertu ;
Ôte à ceux-ci leur droit, à ceux-là leur patrie ;
Complète ta grandeur par de la Sibérie ;

Soit.

Mais aie à l’esprit ceci présent, mon cher.

En même temps qu’on est de marbre, on est de chair.
Parfois on est un monstre en croyant être un ange,
Mais, quoi qu’on fasse, on est un homme. Chose étrange,
Un roi, cela vieillit, même un roi fort puissant.
Les rois ont des poumons, de la bile, du sang,
Un cœur, qui le croirait ? Et même des entrailles ;
La fièvre avant l’émeute a fréquenté Versailles ;
Le ventre peut manquer de respect ; les boyaux
Osent mal digérer les aliments royaux ;
Bons rois ! Dieu joue avec leur majesté contrite ;
Dans la toute-puissance il a mis la gastrite ;
Il faut bien l’avouer, dût en frémir d’Hozier,
Ainsi que les dindons, les rois ont un gésier ;
Louis le Grand avait un anus ; on constate
Quelquefois, chez César lui-même, une prostate ;
Charles neuf, faible et mou comme un jonc sous le vent,
Fut par les vers de terre habité tout vivant.
Or les sages pensifs font remarquer aux princes
Qu’il est toujours aisé d’empoigner des provinces,
Mais qu’un roi ne peut prendre, en eût-il grand besoin,
Un muscle de son râble au crocheteur du coin.
Un César souvent porte, à son dos qui cahote,
Son empire moins bien qu’un chiffonnier sa hotte,
Mais il ferait tuer ses preux jusqu’au dernier
Avant de conquérir les reins du chiffonnier.
Majesté, vous aurez plutôt Rome, la Chine,
L’Inde, qu’une vertèbre ou deux de son échine.
La migraine se plaît sous les couronnes d’or ;
Malgré l’huissier de garde au fond du corridor,
Elle entre. Trop d’azote et pas assez d’ozone,
C’est assez pour qu’allant du Gange à l’Amazone,
Le choléra-morbus s’abatte à plomb sur vous ;
L’effrayant typhus passe, il rend les hommes fous,
Vous êtes empereur, mais gare tout de même.
Vous dites : je suis presque un Alexandre. On m’aime !
Eh bien, même Campaspe et même Éphestion
N’ont pas à votre place une indigestion.
C’est doux d’avoir, avec des vins à pleine amphore,
Des femmes plus que n’a de vagues le Bosphore ;
Sérails et festins sont charmants, et malfaisants.
Les gens de Géorgie apportent tous les ans
Une vierge au sultan, c’est une politesse ;
Mais ne peuvent, hélas, quand même sa hautesse
Daignerait les rouer de coups de nerf de bœuf,
Avec la viande fraîche offrir l’estomac neuf.

On crache, on tousse, même en la plus haute sphère.
La nature est parfois insolente. Qu’y faire ?

On est le grand passant d’Arcole et d’Iéna ;
On est le cavalier de la victoire ; on a
Pour soleil Austerlitz et pour ombre brumaire,
Si bien que Juvénal vous prend aux mains d’Homère ;
Cela n’empêche pas le sternum d’exister.
Qui frappe ? C’est la mort qui vient vous débotter,
Sire.

On a beau régner, se faire un entourage

De trompettes, d’encens, de fumée et d’orage ;
On a beau se coiffer de lauriers sur les sous,
Avoir sous soi le peuple en paysans dissous,
Être le criméen, l’africain, le dacique,
S’asseoir sur l’aigle ainsi que le Jupin classique,
Se loger au Kremlin, vivre à l’Escurial,
Au moment où l’on est le plus impérial,
À l’heure où l’on remplit de son nom les deux pôles,
Voilà qu’on est poussé dehors par les épaules.
À rien ne sert d’aller se cacher dans des trous.
Dieu vient. On perd sa peine à fermer les verrous.
Ce fâcheux-là n’est point un de ceux qu’on évite.
Hélas, mon prince, on meurt brutalement et vite.
Il suffit d’un cheval emporté, d’un gravier
Dans le flanc, d’une porte entr’ouverte en janvier,
D’un rétrécissement du canal de l’urètre,
Pour qu’au lieu d’une fille on voie entrer un prêtre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête d'un cheval se cabrant après la bataille, la crinière au vent.

I. Après la bataille

Après la bataille – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 789.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 705.

Après la bataille – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après la bataille, premier poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est suivi par II. Le crapaud.

Après la bataille

Après la bataille – Le texte

I
Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié,
Et qui disait : « À boire ! à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près, que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

Apparition et sacre de la femme, Ève, qui sort de l'onde, de la terre ou d'un voile, au premier jour du monde.

I. Le sacre de la femme

Le sacre de la femme – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 571 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 23.

Le sacre de la femme – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le sacre de la femme, premier poème du cycle D’Ève à Jésus, de La Légende des siècles – Première série, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. La conscience.

Le sacre de la femme

Le sacre de la femme – Le texte

I

Le sacre de la femme

I

L’aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme
D’éblouissement, vaste, insondable, sublime ;
Une ardente lueur de paix et de bonté.
C’était aux premiers temps du globe ; et la clarté
Brillait sereine au front du ciel inaccessible,
Étant tout ce que Dieu peut avoir de visible ;
Tout s’illuminait, l’ombre et le brouillard obscur ;
Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur ;
Le jour en flamme, au fond de la terre ravie,
Embrasait les lointains splendides de la vie ;
Les horizons pleins d’ombre et de rocs chevelus,
Et d’arbres effrayants que l’homme ne voit plus,
Luisaient comme le songe et comme le vertige,
Dans une profondeur d’éclair et de prodige ;
L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement ;
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant,
Si frais, si gracieux, si suave et si tendre,
Que les anges distraits se penchaient pour l’entendre ;
Le seul rugissement du tigre était plus doux ;
Les halliers où l’agneau paissait avec les loups,
Les mers où l’hydre aimait l’alcyon, et les plaines
Où les ours et les daims confondaient leurs haleines,
Hésitaient, dans le chœur des concerts infinis,
Entre le cri de l’antre et la chanson des nids.
La prière semblait à la clarté mêlée ;
Et sur cette nature encore immaculée
Qui du verbe éternel avait gardé l’accent,
Sur ce monde céleste, angélique, innocent,
Le matin, murmurant une sainte parole,
Souriait, et l’aurore était une auréole.
Tout avait la figure intègre du bonheur ;
Pas de bouche d’où vînt un souffle empoisonneur ;
Pas un être qui n’eût sa majesté première ;
Tout ce que l’infini peut jeter de lumière
Éclatait pêle-mêle à la fois dans les airs ;
Le vent jouait avec cette gerbe d’éclairs
Dans le tourbillon libre et fuyant des nuées ;
L’enfer balbutiait quelques vagues huées
Qui s’évanouissaient dans le grand cri joyeux
Des eaux, des monts, des bois, de la terre et des cieux !
Les vents et les rayons semaient de tels délires
Que les forêts vibraient comme de grandes lyres ;
De l’ombre à la clarté, de la base au sommet,
Une fraternité vénérable germait ;
L’astre était sans orgueil et le ver sans envie ;
On s’adorait d’un bout à l’autre de la vie ;
Une harmonie égale à la clarté, versant
Une extase divine au globe adolescent,
Semblait sortir du cœur mystérieux du monde ;
L’herbe en était émue, et le nuage, et l’onde,
Et même le rocher qui songe et qui se tait ;
L’arbre, tout pénétré de lumière, chantait ;
Chaque fleur, échangeant son souffle et sa pensée
Avec le ciel serein d’où tombe la rosée,
Recevait une perle et donnait un parfum ;
L’Être resplendissait, Un dans Tout, Tout dans Un ;
Le paradis brillait sous les sombres ramures
De la vie ivre d’ombre et pleine de murmures,
Et la lumière était faite de vérité ;
Et tout avait la grâce, ayant la pureté ;
Tout était flamme, hymen, bonheur, douceur, clémence,
Tant ces immenses jours avaient une aube immense !

II

Ineffable lever du premier rayon d’or !
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
Ô matin des matins ! amour ! joie effrénée
De commencer le temps, l’heure, le mois, l’année !
Ouverture du monde ! instant prodigieux !
La nuit se dissolvait dans les énormes cieux
Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre ;
Autant que le chaos la lumière était gouffre ;
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,
Certitude pour l’âme et pour les yeux splendeur ;
De faîte en faîte, au ciel et sur terre, et dans toutes
Les épaisseurs de l’être aux innombrables voûtes,
On voyait l’évidence adorable éclater ;
Le monde s’ébauchait ; tout semblait méditer ;
Les types primitifs, offrant dans leur mélange
Presque la brute informe et rude et presque l’ange,
Surgissaient, orageux, gigantesques, touffus ;
On sentait tressaillir sous leurs groupes confus
La terre, inépuisable et suprême matrice ;
La création sainte, à son tour créatrice,
Modelait vaguement des aspects merveilleux,
Faisait sortir l’essaim des êtres fabuleux
Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues,
Et proposait à Dieu des formes inconnues
Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea ;
On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà
Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses,
Dans des verdissements de feuilles monstrueuses ;
Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait ;
Tout semblait presque hors de la mesure éclore ;
Comme si la nature, en étant proche encore,
Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,
Une difformité splendide au noir chaos.

Les divins paradis, pleins d’une étrange sève,
Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,
Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,
Leur extase aujourd’hui serait presque l’effroi ;
Mais qu’importe à l’abîme, à l’âme universelle
Qui dépense un soleil au lieu d’une étincelle,
Et qui, pour y pouvoir poser l’ange azuré,
Fait croître jusqu’aux cieux l’Éden démesuré !

Jours inouïs ! le bien, le beau, le vrai, le juste,
Coulaient dans le torrent, frissonnaient dans l’arbuste ;
L’aquilon louait Dieu de sagesse vêtu ;
L’arbre était bon ; la fleur était une vertu ;
C’est trop peu d’être blanc, le lys était candide ;
Rien n’avait de souillure et rien n’avait de ride ;
Jours purs ! rien ne saignait sous l’ongle et sous la dent ;
La bête heureuse était l’innocence rôdant ;
Le mal n’avait encor rien mis de son mystère
Dans le serpent, dans l’aigle altier, dans la panthère ;
Le précipice ouvert dans l’animal sacré
N’avait pas d’ombre, étant jusqu’au fond éclairé ;
La montagne était jeune et la vague était vierge ;
Le globe, hors des mers dont le flot le submerge,
Sortait beau, magnifique, aimant, fier, triomphant,
Et rien n’était petit quoique tout fût enfant ;
La terre avait, parmi ses hymnes d’innocence,
Un étourdissement de sève et de croissance ;
L’instinct fécond faisait rêver l’instinct vivant ;
Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent,
L’amour épars flottait comme un parfum s’exhale ;
La nature riait, naïve et colossale ;
L’espace vagissait ainsi qu’un nouveau-né.
L’aube était le regard du soleil étonné.

III

Or, ce jour-là, c’était le plus beau qu’eût encore
Versé sur l’univers la radieuse aurore ;
Le même séraphique et saint frémissement
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ;
L’éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes ;
Les souffles abondaient plus profonds sur les cimes ;
Les feuillages avaient de plus doux mouvements ;
Et les rayons tombaient caressants et charmants
Sur un frais vallon vert, où, débordant d’extase,
Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,
Heureux d’être, joyeux d’aimer, ivres de voir,
Dans l’ombre, au bord d’un lac, vertigineux miroir,
Étaient assis, les pieds effleurés par la lame,
Le premier homme auprès de la première femme.

L’époux priait, ayant l’épouse à son côté.

IV

Ève offrait au ciel bleu la sainte nudité ;
Ève blonde admirait l’aube, sa sœur vermeille.

Chair de la femme ! argile idéale ! ô merveille !
Ô pénétration sublime de l’esprit
Dans le limon que l’Être ineffable pétrit !
Matière où l’âme brille à travers son suaire !
Boue où l’on voit les doigts du divin statuaire !
Fange auguste appelant le baiser et le cœur,
Si sainte, qu’on ne sait, tant l’amour est vainqueur,
Tant l’âme est vers ce lit mystérieux poussée,
Si cette volupté n’est pas une pensée,
Et qu’on ne peut, à l’heure où les sens sont en feu,
Étreindre la beauté sans croire embrasser Dieu !

Ève laissait errer ses yeux sur la nature.

Et, sous les verts palmiers à la haute stature,
Autour d’Ève, au-dessus de sa tête, l’œillet
Semblait songer, le bleu lotus se recueillait,
Le frais myosotis se souvenait ; les roses
Cherchaient ses pieds avec leurs lèvres demi-closes ;
Un souffle fraternel sortait du lys vermeil ;
Comme si ce doux être eût été leur pareil,
Comme si de ces fleurs, ayant toutes une âme,
La plus belle s’était épanouie en femme.

V

Pourtant, jusqu’à ce jour, c’était Adam, l’élu
Qui dans le ciel sacré le premier avait lu,
C’était le Marié tranquille et fort, que l’ombre
Et la lumière, et l’aube, et les astres sans nombre,
Et les bêtes des bois, et les fleurs du ravin
Suivaient ou vénéraient comme l’aîné divin,
Comme le front ayant la lueur la plus haute ;
Et, quand tous deux, la main dans la main, côte à côte,
Erraient dans la clarté de l’Éden radieux,
La nature sans fond, sous ses millions d’yeux,
À travers les rochers, les rameaux, l’onde et l’herbe,
Couvait, avec amour pour le couple superbe,
Avec plus de respect pour l’homme, être complet,
Ève qui regardait, Adam qui contemplait.

Mais, ce jour-là, ces yeux innombrables qu’entr’ouvre
L’infini sous les plis du voile qui le couvre,
S’attachaient sur l’épouse et non pas sur l’époux,
Comme si, dans ce jour religieux et doux,
Béni parmi les jours et parmi les aurores,
Aux nids ailés perdus sous les branches sonores,
Au nuage, aux ruisseaux, aux frissonnants essaims,
Aux bêtes, aux cailloux, à tous ces êtres saints
Que de mots ténébreux la terre aujourd’hui nomme,
La femme eût apparu plus auguste que l’homme !

VI

Pourquoi ce choix ? pourquoi cet attendrissement
Immense du profond et divin firmament ?
Pourquoi tout l’univers penché sur une tête ?
Pourquoi l’aube donnant à la femme une fête ?
Pourquoi ces chants ? Pourquoi ces palpitations
Des flots dans plus de joie et dans plus de rayons ?
Pourquoi partout l’ivresse et la hâte d’éclore,
Et les antres heureux de s’ouvrir à l’aurore,
Et plus d’encens sur terre et plus de flamme aux cieux ?

Le beau couple innocent songeait silencieux.

VII

Cependant la tendresse inexprimable et douce
De l’astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,
Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D’Ève, que saluait du haut des cieux le jour ;
Le regard qui sortait des choses et des êtres,
Des flots bénis, des bois sacrés, des arbres prêtres,
Se fixait, plus pensif de moment en moment,
Sur cette femme au front vénérable et charmant ;
Un long rayon d’amour lui venait des abîmes,
De l’ombre, de l’azur, des profondeurs, des cimes,
De la fleur, de l’oiseau chantant, du roc muet.

Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait.

Femme couchée de dos dont on aperçoit la tête aux cheveux blonds en chignon, posée sur un oreiller enroulé, une mantille entoure ses épaule et révèle son dos, nu, qui sort à mi-tronc d'une couverture bariolée.

IV. À Doña Rosita Rosa

À Doña Rosita Rosa – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 943.

À Doña Rosita Rosa – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Doña Rosita Rosa, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

À Doña Rosita Rosa


À Doña Rosita Rosa – Le texte

IV
À Doña Rosita Rosa

I

Ce petit bonhomme bleu
Qu’un souffle apporte et remporte,
Qui, dès que tu dors un peu,
Gratte de l’ongle à ta porte,

C’est mon rêve. Plein d’effroi,
Jusqu’à ton seuil il se glisse.
Il voudrait entrer chez toi
En qualité de caprice.

Si tu désires avoir
Un caprice aimable, leste,
Et prenant un air céleste
Sous les étoiles du soir,

Mon rêve, ô belle des belles,
Te convient ; arrangeons-nous.
Il a ton nom sur ses ailes
Et mon nom sur ses genoux.

Il est doux, gai, point morose,
Tendre, frais, d’azur baigné.
Quant à son ongle, il est rose,
Et j’en suis égratigné.

II

Prends-le donc à ton service.
C’est un pauvre rêve fou ;
Mais pauvreté n’est pas vice.
Nul cœur ne ferme au verrou ;

Ton cœur, pas plus que mon âme
N’est clos et barricadé.
Ouvrez donc, ouvrez, madame,
À mon doux songe évadé.

Les heures pour moi sont lentes,
Car je souffre éperdument ;
Il vient sur ton front charmant
Poser ses ailes tremblantes.

T’obéir sera son vœu ;
Il dorlotera ton âme ;
Il fera chez toi du feu,
Et, s’il le peut, de la flamme.

Il fera ce qui te plaît ;
Prompt à voir tes désirs naître ;
Belle, il sera ton valet,
Jusqu’à ce qu’il soit ton maître.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un visage d'ombre (le diable) qui regarde en coin avec un regard torve, en bon théologien.

III. Le théologien

Le théologien – Les références

Religions et ReligionI. Querelles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 973.

Le théologien – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le théologien, un poème du recueil Religions et Religion, de Victor Hugo.

Le théologien


Le théologien – Le texte

III
Le théologien


Ô théologien, tu dis :

– Rêveurs, penseurs,

En fouillant on ne sait sous quelles épaisseurs,
Vous avez découvert un Dieu sans fin, sans forme ;
Vous niez qu’il se lasse et vous niez qu’il dorme ;
Ce Dieu n’a pas d’histoire. Est-il juif, arien,
Grec, indou, parsi ? Non. Il ne ressemble à rien,
Il n’a pas de légende arrangeable en cantique.
Raisonnons. Croyez-vous ce Dieu-là bien pratique ?

Tu dis : — Un Dieu n’est pas ce que vous supposez.
Un Dieu, c’est une tour dont on fait les fossés.
C’est une silhouette au delà d’un abîme.
Ne point le voir est mal et trop le voir est crime.
L’autel, c’est lui. Jamais la foule n’admettrait
L’être pur, l’infini compliqué par l’abstrait.
Dieu, cela n’est pas, tant que ce n’est pas en pierre.
Il faut une maison pour mettre la prière.
Dieu doit aller, venir, entrer, passer, marcher.
Il a l’ange à sa porte, ainsi qu’un roi l’archer.
Homme, il me faut son pied imprimé sur mon sable.
Et ce pied, c’est le dogme. Un Dieu point saisissable,
Un Dieu sans catéchisme, un Dieu sans bible, un Dieu
Que saint Luc et saint Marc, saint Jean et saint Mathieu
Ne tiennent pas tout vif, et par les quatre membres,
Dont les vieilles n’ont pas le portrait dans leurs chambres,
Dont personne ne peut dire : — Il est ainsi fait,
Il venait voir Moïse, il parlait à Japhet,
Il a tué beaucoup de gens dans l’Idumée,
Il est un, il est trois, il aime la fumée,
Il ne veut pas qu’on touche à ses arbres fruitiers ; –
Un Dieu qu’on chercherait pendant des mois entiers
Sans le voir flamboyer soudain dans les broussailles ;
Un Dieu qui ne connaît ni Rome, ni Versailles,
Et qui ne comprendrait pas grand’chose aux sermons,
Aux schémas, aux missels, où nous le renfermons ;
Un Dieu qu’on n’apprend point par demande et réponse,
Dont on ne fourbit pas avec la pierre ponce
L’auréole, dorée au fond d’un cul-de-four
Dans une niche en plâtre au coin du carrefour ;
Un Dieu comme cela ne vaut rien. Qu’il nous montre
Son Pentateuque avec le pour auprès du contre,
Ou son Toldos Jeschut, ou son Zend-Avesta,
Son Verbe que lut Job et qu’Esdras attesta,
Ses psaumes que chantaient les chevaliers de Malte,
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! pas d’évangile ! Halte !
Qu’est-ce que ce Dieu-là ? C’est un Dieu sans papiers.
Un Dieu pour paysans, un Jésus pour troupiers,
Voilà ce qu’il nous faut. L’Homme-Dieu. Dogme ou fable,
Il nous le faut visible, il nous le faut mangeable.
Il faut qu’il ait un peu toutes nos passions.
Bons croyants, faisons-nous quelques concessions.
Prenez notre séné, je prends votre rhubarbe.

Tu dis : — On n’est pas Dieu sans une grande barbe.
Dieu doit être très vieux. Ça met l’homme à genoux.
Un gibet d’autrefois transfiguré par nous
Charme le peuple, et l’âme en aime le mystère ;
La croix de saint André commande à l’Angleterre,
Le gril de saint Laurent produit l’Escurial. –

Tu dis : — L’homme n’a foi qu’à l’immémorial.
Une religion qui veut qu’on croie en elle
Doit être séculaire, antique, solennelle,
Appuyée au monceau des âges révolus. –

Tu dis : — Nous vénérons un culte d’autant plus
Que dans la profondeur de l’histoire il s’éloigne ;
Toute l’autorité du temps passé témoigne ;
Croyons. Voilà mille ans, deux mille ans, trois mille ans
Que ce temple est sacré pour les hommes tremblants ;
C’est ici que le temps vient effeuiller les races,
Et des peuples éteints mêle les sombres traces ;
Il donne pour garants à ces croyances-là
Les générations dont l’âme s’envola.
Vieille religion, donc religion sainte.
De la tradition l’homme approche avec crainte.
C’est vrai, car c’est ancien ; et nos pères l’ont cru.
Un autel par l’amas des siècles est accru.
Donc, c’est en vieillissant que les dogmes se prouvent ;
Au fond du puits des jours les vérités se trouvent ;
Il est bon pour un temple ou bien pour un koran
Que, sur les. bords du Tibre ou sous le ciel d’Iran,
Une procession d’ancêtres et de sages
Ait gravi ses degrés ou feuilleté ses pages ;
Un dogme a le cadran des heures pour souci ;
Tant qu’il n’a point de ride, il n’a pas réussi ;
Il lui faut, et c’est là sa seule inquiétude,
Le rajeunissement de la décrépitude ;
C’est par la vétusté qu’il plaît ; Christ envieux
Regarde Teutatès caduc et Brahma vieux ;
Le vrai n’est vrai, dans l’ombre où le temps nous dépouille,
Qu’à la condition d’être couvert de rouille.
Un dogme vermoulu fait bien dans le ciel bleu.
La patine du bronze est nécessaire à Dieu.
L’évidence a besoin, dans l’azur de l’idée,
D’être depuis longtemps des hommes regardée,
De beaucoup de croyants brûlant du même feu,
Et de beaucoup de terre au-dessous d’elle. Un dieu
N’est dieu qu’autant qu’il prend racine comme un arbre ;
L’argile de la foi durcit et devient marbre ;
Soyez un verbe, un rite, une religion,
Apportez-nous des saints groupés en légion
Et des anges coiffés d’étoiles à facettes,
Réglez l’esprit, le cœur, l’âme, ayez des recettes
Pour faire janvier chaud ou juillet pluvieux,
C’est bien ; mais commencez d’abord par être vieux.
Si les autels ont droit d’être environnés d’âmes,
Si c’est le ciel qui parle en chaire aux bonnes femmes,
Si les cultes sont purs, solides, sûrs, certains,
Vrais, cela se mesure au nombre des matins
Qu’a vus le coq juché sur la tour du village ;
Une religion qui sent lui venir l’âge
Triomphe à chaque siècle, et dit : Encor cent ans !
J’existe ! — Et l’Éternel cherche à gagner du temps !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente quatre têtes grotesques liées les unes aux autres par un seul trait (ou presque).

VII. Un bon bourgeois dans sa maison

Un bon bourgeois dans sa maison – Les références

ChâtimentsLivre III – La Famille est restaurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 70.

Un bon bourgeois dans sa maison – Enregistrement

Je vous invite à écouter deux versions d’Un bon bourgeois dans sa maison, un poème du Livre III – La Famille est restaurée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème Orientale.

Un bon bourgeois dans sa maison


Un bon bourgeois dans sa maison (autre version)


Un bon bourgeois dans sa maison – Le texte

VII
Un bon bourgeois dans sa maison

Mais que je suis donc heureux d’être né en Chine ! Je possède une maison pour m’abriter, j’ai de quoi manger et boire, j’ai toutes les commodités de l’existence, j’ai des habits, des bonnets et une multitude d’agréments ; en vérité, la félicité la plus grande est mon partage !
THIEN-KI-CHI, Lettré chinois.


Il est certains bourgeois, prêtres du dieu Boutique,
Plus voisins de Chrysès que de Caton d’Utique,
Mettant par-dessus tout la rente et le coupon,
Qui, voguant à la Bourse et tenant un harpon,
Honnêtes gens d’ailleurs, mais de la grosse espèce,
Acceptent Phalaris par amour pour leur caisse,
Et le taureau d’airain à cause du veau d’or.
Ils ont voté. Demain ils voteront encor.
Si quelque libre écrit entre leurs mains s’égare,
Les pieds sur les chenets et fumant son cigare,
Chacun de ces votants tout bas raisonne ainsi :
– Ce livre est fort choquant. De quel droit celui-ci
Est-il généreux, ferme et fier, quand je suis lâche ?
En attaquant monsieur Bonaparte, on me fâche.
Je pense comme lui que c’est un gueux ; pourquoi
Le dit-il ? Soit, d’accord, Bonaparte est sans foi
Ni loi ; c’est un parjure, un brigand, un faussaire,
C’est vrai ; sa politique est armée en corsaire ;
Il a banni jusqu’à des juges suppléants ;
Il a coupé leur bourse aux princes d’Orléans ;
C’est le pire gredin qui soit sur cette terre ;
Mais puisque j’ai voté pour lui, l’on doit se taire.
Écrire contre lui, c’est me blâmer au fond ;
C’est me dire : voilà comment les braves font ;
Et c’est une façon, à nous qui restons neutres,
De nous faire sentir que nous sommes des pleutres.
J’en conviens, nous avons une corde au poignet.
Que voulez-vous ? la Bourse allait mal ; on craignait
La république rouge, et même un peu la rose ;
Il fallait bien finir par faire quelque chose ;
On trouve ce coquin, on le fait empereur ;
C’est tout simple. – On voulait éviter la terreur,
Le spectre de monsieur Romieu, la jacquerie ;
On s’est réfugié dans cette escroquerie.
Or, quand on dit du mal de ce gouvernement,
Je me sens chatouillé désagréablement.
Qu’on fouaille avec raison cet homme, c’est possible ;
Mais c’est m’insinuer à moi, bourgeois paisible
Qui fit ce scélérat empereur ou consul,
Que j’ai dit oui par peur et vivat par calcul.
Je trouve impertinent, parbleu, qu’on me le dise.
M’étant enseveli dans cette couardise,
Il me déplaît qu’on soit intrépide aujourd’hui,
Et je tiens pour affront le courage d’autrui. –

Penseurs, quand vous marquez au front l’homme punique
Qui de la loi sanglante arracha la tunique,
Quand vous vengez le peuple à la gorge saisi,
Le serment et le droit, vous êtes, songez-y,
Entre Sbogar qui règne et Géronte qui vote ;
Et votre plume ardente, anarchique, indévote,
Démagogique, impie, attente d’un côté
À ce crime ; de l’autre, à cette lâcheté.

Jersey, novembre 1852.

Remarques

Il y a deux enregistrements. Dans le premier, il y a une erreur prosodique de diction et un lapsus intervertissant un « b » et un « g ». Saurez-vous les découvrir ?
Je vous invite à comparer ces deux enregistrements pour ce faire.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un coq poussant son cri dans la campagne devant la ville au loin...

XV. La Vache

La Vache – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 858.

La Vache – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Vache, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

La Vache


La Vache – Le texte

La Vache
XV


Devant la blanche ferme où parfois vers midi
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Écoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là, tout à l’heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants,
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles,
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D’autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,
Dérobant sans pitié quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part.

Ainsi, Nature ! abri de toute créature !
Ô mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l’ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poètes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et tandis qu’affamés, avec des cris vainqueurs,
À tes sources sans fin désaltérant nos cœurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu !

Mai 1837