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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage flou, de profil, d'une innocente jeune femme.

VIII. Claire

Claire – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 491.

Claire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Claire, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Claire


Claire – Le texte

VIII
Claire


Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne !
Ô mère au cœur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu’elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau !

La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t’envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elles s’appellent,
Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre, hélas ?

Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d’abord la charmas avec ta petitesse
Et plus tard lui remplis de clarté l’horizon,

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !
Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été !
L’astre attire le lys, et te voilà reprise,
Ô vierge, par l’azur, cette virginité !

Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l’abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix !

Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir !

Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !

En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les cœurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,
Et, comme Ruth l’épi, tu ramassais le bien.

La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
L’aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;
Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
Toute cette douceur dans toute la beauté !

Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
Que la forme qui sort des cieux éblouissants ;
Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
Et de tous les amours elle semblait l’encens.

Ceux qui n’ont pas connu cette charmante fille
Ne peuvent pas savoir ce qu’était ce regard
Transparent comme l’eau qui s’égaie et qui brille
Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.

Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;
Chantant à demi-voix son chant d’illusion,
Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
De vague et de lointain comme la vision.

On sentait qu’elle avait peu de temps sur la terre,
Qu’elle n’apparaissait que pour s’évanouir,
Et qu’elle acceptait peu sa vie involontaire ;
Et la tombe semblait par moments l’éblouir.

Elle a passé dans l’ombre où l’homme se résigne ;
Le vent sombre soufflait ; elle a passé sans bruit,
Belle, candide, ainsi qu’une plume de cygne
Qui reste blanche, même en traversant la nuit !

Elle s’en est allée à l’aube qui se lève,
Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
Bouche qui n’a connu que le baiser du rêve,
Âme qui n’a dormi que dans le lit de Dieu !

Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
La disparition des êtres adorés !

Croire qu’ils resteraient ! quel songe ! Dieu les presse.
Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.

Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route ;
Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
Et derrière eux, et sans que leur candeur s’en doute,
Leurs ailes font parfois de l’ombre sur le mur.

Ils viennent sous nos toits ; avec nous ils demeurent ;
Nous leur disons : Ma fille, ou : Mon fils ; ils sont doux,
Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent. —
Ô mère, ce sont là les anges, voyez-vous !

C’est une volonté du sort, pour nous sévère,
Qu’ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert ;
Et qu’avant d’avoir mis leur lèvre à notre verre,
Avant d’avoir rien fait et d’avoir rien souffert,

Ils partent radieux ; et qu’ignorant l’envie,
L’erreur, l’orgueil, le mal, la haine, la douleur,
Tous ces êtres bénis s’envolent de la vie
À l’âge où la prunelle innocente est en fleur !

Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
Nous devons travailler, attendre, préparer ;
Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d’autres ;
Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.

Eux, ils sont l’air qui fuit, l’oiseau qui ne se pose
Qu’un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
Qui brille et passe ; ils sont le parfum de la rose
Qui va rejoindre aux cieux le rayon du soleil.

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l’âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin ;
Ils ont, êtres rêveurs qu’un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin !

Ils sont l’étoile d’or se couchant dans l’aurore,
Mourant pour nous, naissant pour l’autre firmament ;
Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
Continue, au delà, l’épanouissement.

Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
À qui Dieu n’a permis que d’effleurer la terre
Pour faire un peu de joie à quelques pauvres cœurs.

Comme l’ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
Ils viennent jusqu’à nous qui loin d’eux étouffons,
Beaux, purs, et chacun d’eux portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds.

Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes nos plaies,
Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
Et fait luire un moment l’aube à travers nos claies,
Et chanté la chanson du ciel dans nos maisons,

Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
S’en vont avec un peu de terre dans la main.

Ils s’en vont ; c’est tantôt l’éclair qui les emporte,
Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
Alors, nous, pâles, froids, l’œil fixé sur la porte,
Nous ne savons plus rien, sinon qu’ils ne sont plus.

Nous disons : — À quoi bon l’âtre sans étincelles ?
À quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ?
À quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ?
Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ? —

Ils sont partis, pareils au bruit qui sort des lyres.
Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
Tristes ; et la lueur de leurs charmants sourires
Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.

Car ils sont revenus, et c’est là le mystère ;
Nous entendons quelqu’un flotter, un souffle errer,
Des robes effleurer notre seuil solitaire,
Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;
Nous sentons, lorsqu’ayant la lassitude en nous,
Nous nous levons après quelque prière sombre,
Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :
« Mon père, encore un peu ! Ma mère, encore un jour !
« M’entends-tu ? Je suis là. Je reste pour t’attendre
« Sur l’échelon d’en bas de l’échelle d’amour.

« Je t’attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
« Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
« Pauvre cœur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.
« Tu redeviendras ange ayant été martyr. »

Oh ! quand donc viendrez-vous ? vous retrouver, c’est naître.
Quand verrons-nous, ainsi qu’un idéal flambeau,
La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
À ce noir horizon qu’on nomme le tombeau ?

Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes !
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous ? quand nous en irons-nous ?

Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?
Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or ?

Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
Où l’on voit, à travers l’azur de l’harmonie,
La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?

Quand viendrez-vous chercher notre humble cœur qui sombre ?
Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l’ombre,
Sous l’éblouissement du regard éternel ?

Décembre 1846.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un archange, attristé, un passant des cieux.

XI. Oh ! par nos vils plaisirs…

Oh ! par nos vils plaisirs… – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 499.

Oh ! par nos vils plaisirs… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Oh ! par nos vils plaisirs…, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Oh ! par nos vils plaisirs…


Oh ! par nos vils plaisirs… – Le texte

XI


Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,
Que de fois nous devons vous attrister, archanges !
C’est vraiment une chose amère de songer
Qu’en ce monde où l’esprit n’est qu’un morne étranger,
Où la volupté rit, jeune, et si décrépite !
Où dans les lits profonds l’aile d’en bas palpite,
Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,
On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair,
À l’heure où l’on s’enivre aux lèvres d’une femme
De ce qu’on croit l’amour, de ce qu’on prend pour l’âme,
Sang du cœur, vin des sens âcre et délicieux,
On fait rougir là-haut quelque passant des cieux !

Juin 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un rayon qui illumine le chemin qui mène à la porte du tombeau.

XXIV. En frappant à une porte

En frappant à une porte – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 532.

En frappant à une porte – L’enregistrement

Je vous invite à écouter En frappant à une porte, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIII. Les mages et suivi de XXV. Nomen, numen, lumen.

En frappant à une porte


En frappant à une porte – Le texte

XXIV
En frappant à une porte


J’ai perdu mon père et ma mère,
Mon premier né, bien jeune, hélas !
Et pour moi la nature entière
Sonne le glas.

Je dormais entre mes deux frères ;
Enfants, nous étions trois oiseaux ;
Hélas ! le sort change en deux bières
Leurs deux berceaux.

Je t’ai perdue, ô fille chère,
Toi qui remplis, ô mon orgueil,
Tout mon destin de la lumière
De ton cercueil !

J’ai su monter, j’ai su descendre.
J’ai vu l’aube et l’ombre en mes cieux.
J’ai connu la pourpre, et la cendre
Qui me va mieux.

J’ai connu les ardeurs profondes,
J’ai connu les sombres amours ;
J’ai vu fuir les ailes, les ondes,
Les vents, les jours.

J’ai sur ma tête des orfraies ;
J’ai sur tous mes travaux l’affront,
Aux pieds la poudre, au cœur des plaies,
L’épine au front.

J’ai des pleurs à mon œil qui pense,
Des trous à ma robe en lambeau ;
Je n’ai rien à la conscience :
Ouvre, tombeau.

Marine-Terrace, 4 septembre 1855.

D'une fente dans la falaise, ou la muraille ?, jaillit un flot lumineux ; l'ombre s'étend tout autour. Croire en cette lumière naturelle.

V. Croire ; mais pas en nous

Croire ; mais pas en nous – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 472.

Croire ; mais pas en nous – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Croire ; mais pas en nous, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Écoutez. Je suis Jean… et suivi de VI. Pleurs dans la nuit.

Croire ; mais pas en nous


Croire ; mais pas en nous – Le texte

V
Croire ; mais pas en nous


Parce qu’on a porté du pain, du linge blanc,
À quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes ;
Parce qu’on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l’éternel tout-puissant ;
Parce qu’on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable !
On dit : Je suis parfait ! louez-moi ; me voilà !
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu’il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d’or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu’il a de trop à qui n’a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S’admire et ferme l’œil sur sa propre misère,
S’il a le superflu, n’a pas le nécessaire :
La justice ; et le loup rit dans l’ombre en marchant
De voir qu’il se croit bon pour n’être pas méchant.
Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture !
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature !
Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout ?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas ! vains souffles qui fuyons !
Dieu donne l’aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes ;
Nous sommes le néant ; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l’oiseau.
L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant le roseau.
Le meilleur n’est pas bon vraiment, tant l’homme est frêle,
Et tant notre fumée à nos vertus se mêle !
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S’évapore aussitôt dans notre vanité ;
Même en le prodiguant aux pauvres d’un air tendre,
Nous avons tant d’orgueil que notre or devient cendre ;
Le bien que nous faisons est spectre comme nous.
L’Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,
Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,
Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.
Ah ! rapides passants ! ne comptons pas sur nous,
Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux ;
Tâchons d’être sagesse, humilité, lumière ;
Ne faisons point un pas qui n’aille à la prière ;
Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l’étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver. C’est un rêve de croire
Que nos lueurs d’en bas sont là-haut de la gloire ;
Si lumineux qu’il ait paru dans notre horreur,
Si doux qu’il ait été pour nos cœurs pleins d’erreur,
Quoi qu’il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l’homme,
C’est-à-dire la nuit en présence du jour ;
Son amour semble haine auprès du grand amour ;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu : Nous sommes les ténèbres !
Dieu, c’est le seul azur dont le monde ait besoin.
L’abîme en en parlant prend l’atome à témoin.
Dieu seul est grand ! c’est là le psaume du brin d’herbe ;
Dieu seul est vrai ! c’est là l’hymne du flot superbe ;
Dieu seul est bon ! c’est là le murmure des vents ;
Ah ! ne vous faites pas d’illusions, vivants !
Et d’où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes
Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,
Et qui vous éblouit, à l’heure du réveil,
De ce prodigieux sourire, le soleil !

Marine-Terrace, décembre 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, sous l'ombre, une forme imperceptible qui rampe.

XXI. Spes

Spes – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 515.

Spes – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Spes, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XX. Relligio et suivi de XXII. Ce que c’est que la mort.

Spes


Spes – Le texte

XXI
Spes


De partout, de l’abîme où n’est pas Jéhovah,
Jusqu’au zénith, plafond où l’espérance va
Se casser l’aile et d’où redescend la prière,
En bas, en haut, au fond, en avant, en arrière,
L’énorme obscurité qu’agitent tous les vents,
Enveloppe, linceul, les morts et les vivants,
Et sur le monstrueux, sur l’impur, sur l’horrible,
Laisse tomber les pans de son rideau terrible ;
Si l’on parle à la brume effrayante qui fuit,
L’immensité dit : Mort ! L’éternité dit : Nuit !
L’âme, sans lire un mot, feuillette un noir registre ;
L’univers tout entier est un géant sinistre ;
L’aveugle est d’autant plus affreux qu’il est plus grand ;
Tout semble le chevet d’un immense mourant ;
Tout est l’ombre. Pareille au reflet d’une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe ;
C’est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu’ils nomment le songeur,
Regarde la clarté du haut de la colline ;
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline,
Raille et nie ; et, passants confus, marcheurs nombreux,
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n’a d’autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d’être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit :
Cette blancheur est plus que toute cette nuit !

Janvier 1856

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'élévation de la lune au-dessus d'une tour au bas d'une montagne.

XX. Relligio

Relligio – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 514.

Relligio – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Relligio, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIX. Voyage de nuit et suivi de XXI. Spes.

Relligio


Relligio – Le texte

XX
Relligio


L’ombre venait ; le soir tombait, calme et terrible.
Hermann me dit : — Quelle est ta foi, quelle est ta bible ?
Parle. Es-tu ton propre géant ?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un tison noir qui fume
Sur le tas de cendre Néant,

Si tu n’es pas une âme en l’abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?
Quelle est donc la source où tu bois ? —
Je me taisais ; il dit : — Songeur qui civilises,
Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? —
Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis : — Je prie. — Hermann dit : — Dans quel temple ?
Quel est le célébrant que ton âme contemple,
Et l’autel qu’elle réfléchit ?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?
— L’église, c’est l’azur, lui dis-je ; et quant au prêtre… —
En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostie énorme ;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l’orme,
Le loup, et l’aigle, et l’alcyon ;
Lui montrant l’astre d’or sur la terre obscurcie,
Je lui dis : — Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l’élévation.

Marine-Terrace, octobre 1855

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ciel nébuleux dans lequel on aperçoit une tornade. Sur la droite, les tours d'un château...

XII. Aux anges qui nous voient

Aux anges qui nous voient – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 500.

Aux anges qui nous voient – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Aux anges qui nous voient, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Aux anges qui nous voient

Aux anges qui nous voient – Le texte

XII
Aux anges qui nous voient


— Passant, qu’es-tu ? je te connais.
Mais, étant spectre, ombre et nuage,
Tu n’as plus de sexe ni d’âge.
— Je suis ta mère, et je venais !

— Et toi dont l’aile hésite et brille,
Dont l’œil est noyé de douceur,
Qu’es-tu, passant ? — Je suis ta sœur.
— Et toi, qu’es-tu ? — Je suis ta fille.

— Et toi, qu’es-tu, passant ? — Je suis
Celle à qui tu disais : « Je t’aime ! »
— Et toi ? — Je suis ton âme même. —
Oh ! cachez-moi, profondes nuits !

Juin 1855

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une éclaircie dans le ciel.

X. Éclaircie

Éclaircie – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 498.

Éclaircie – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Éclaircie, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Éclaircie


Éclaircie – Le texte

X
Éclaircie


L’Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L’onde, de son combat sans fin exténuée,
S’assoupit, et, laissant l’écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu’en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l’hiver, la nuit, l’envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout :
Aime ! et qu’une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L’être, éteignant dans l’ombre et l’extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses cœurs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d’en haut vient comme une marée.
Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé ;
Et l’âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L’infini semble plein d’un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l’ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l’amour,
De l’homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d’un coup d’aile, ainsi qu’un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit ;
L’air joue avec la mouche, et l’écume avec l’aigle ;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s’écrira le poëme des blés ;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés ;
L’horizon semble un rêve éblouissant où nage
L’écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l’Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu’une femme balance au seuil d’une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l’onde et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L’ombre, et la baise au front sous l’eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.

Marine-Terrace, juillet 1855

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont au-dessus de l'abîme, dont les arches dessinent comme le Cri, de Munch.

I. Le pont

Le pont – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 467.

Le pont – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le pont, premier poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est suivi de II. Ibo.

Le pont

Le pont – Le texte

I
Le pont

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîme
Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime
Était là, morne, immense ; et rien n’y remuait.
Je me sentais perdu dans l’infini muet.
Au fond, à travers l’ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m’écriai : — Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,
Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.
Qui le pourra jamais ? Personne ! Ô deuil ! effroi !
Pleure ! — Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetai sur l’ombre un œil d’alarme,
Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;
C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;
Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l’abîme où va toute poussière,
Si profond que jamais un écho n’y répond,
Et me dit : — Si tu veux je bâtirai le pont.
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
— Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : — La prière.

Jersey, décembre 1852

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des formes blanchâtres (roches ou démons) tournées vers l'obscurité. L'une semble tendre son bec ouvert vers le ciel.

XIV. Ô gouffre ! l’âme plonge…

Ô gouffre ! l’âme plonge… – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 502.

Ô gouffre ! l’âme plonge… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ô gouffre ! l’âme plonge…, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Ô gouffre ! l’âme plonge…


Ô gouffre ! l’âme plonge… – Le texte

XIV

Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute.
Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,
Tomber comme l’eau sur les plombs ;
L’homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre ;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre ;
Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l’obscur, l’inconnu, l’invisible.
Nous sondons le réel, l’idéal, le possible,
L’être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L’œil fixe et l’esprit frémissant.

Nous épions des bruits dans ces vides funèbres ;
Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l’obscurité ;
Et, par moment, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s’éclairer de lueurs formidables
La vitre de l’éternité.

Marine-Terrrace, septembre 1853