Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre perdue dans l'univers, entre l'ombre et la lumière, et qui permet au poète de poser la question : À qui donc sommes-nous ?

VIII. À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 405.

À qui donc sommes-nous ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À qui donc sommes-nous ?…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Elle était pâle et pourtant rose… et suivi par IX. Ô souvenirs ! Printemps ! Aurore !….

À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Le texte

VIII


À qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
Oh ! parlez, cieux vermeils,
L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?
Chaque rayon d’en haut est-il un fil de l’ombre
Liant l’homme aux soleils ?

Est-ce qu’en nos esprits, que l’ombre a pour repaires,
Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?
Destin, lugubre assaut !
Ô vivants, serions-nous l’objet d’une dispute ?
L’un veut-il notre gloire, et l’autre notre chute ?
Combien sont-ils là-haut ?

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,
Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l’ombre.
Qui craindre ? qui prier ?
Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres
Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres
Sur le noir échiquier.

Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte
Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !
Ô sphinx, dis-moi le mot !
Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,
Noirs vivants ! heureux ceux qui tout à coup s’éveillent
Et meurent en sursaut !

Villequier, 4 septembre 1845

XIV. Ultima Verba

Ultima Verba – Les références

ChâtimentsLivre VII – Les Sauveurs se sauveront ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 197.
Dans l’édition complète de 1870, il est placé en position XVII (et non XIV).

Ultima Verba – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ultima Verba, un poème ô combien célèbre du recueil Châtiments, Livre VII – Les Sauveurs se sauveront, de Victor Hugo.

Ultima Verba


Ultima Verba – Le texte

XIV
Ultima Verba

La conscience humaine est morte ; dans l’orgie,
Sur elle il s’accroupit ; ce cadavre lui plaît,
Par moments, gai, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.

La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir l’honnête homme éperdu ;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse ;
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.

Ils disent : — César règne, et le Dieu des armées
L’a fait son élu. Peuple, obéis, tu le dois ! —
Pendant qu’ils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin d’or qui passe entre leurs doigts.

Oh ! tant qu’on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l’autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ;

Tant qu’il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l’honneur religieux ;
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ;
Tant qu’on verra cela sous le soleil des cieux ;

Quand même grandirait l’abjection publique
À ce point d’adorer l’exécrable trompeur ;
Quand même l’Angleterre et même l’Amérique
Diraient à l’exilé : — Va-t’en ! nous avons peur !

Quand même nous serions comme la feuille morte,
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous ;
Quand le proscrit devrait s’enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous,

Quand le désert, où Dieu contre l’homme proteste
Bannirait les bannis, chasserait les chassés ;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés ;

Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon drapeau !

Mes nobles compagnons, je garde votre culte ;
Bannis, la République est là qui nous unit.
J’attacherai la gloire à tout ce qu’on insulte ;
Je jetterai l’opprobre à tout ce qu’on bénit !

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublirai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Jersey, 2 décembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la gerbe d'une vague de l'océan, telle une étoile nommé Stella surgissant dans la nuit.

XV. Stella

Stella – Les références

ChâtimentsLivre VI – La stabilité est assurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 165.

Stella – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Stella, un poème du recueil Châtiments, Livre VI – La stabilité est assurée, de Victor Hugo.

Stella


Stella – Le texte

XV
Stella


Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Elle resplendissait au fond du ciel lointain
Dans une blancheur, molle, infinie et charmante.
Aquilon s’enfuyait emportant la tourmente.
L’astre éclatant changeait la nuée en duvet.
C’était une clarté qui pensait, qui vivait ;
Elle apaisait l’écueil où la vague déferle ;
On croyait voir une âme à travers une perle.
Il faisait nuit encor, l’ombre régnait en vain,
Le ciel s’illuminait d’un sourire divin.
La lueur argentait le haut du mât qui penche ;
Le navire était noir, mais la voile était blanche ;
Des goélands debout sur un escarpement,
Attentifs, contemplaient l’étoile gravement
Comme un oiseau céleste et fait d’une étincelle ;
L’océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,
Et, rugissant tout bas, la regardait briller,
Et semblait avoir peur de la faire envoler.
Un ineffable amour emplissait l’étendue.
L’herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,
Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur
Qui s’éveillait me dit : C’est l’étoile ma sœur.
Et pendant qu’à longs plis l’ombre levait son voile,
J’entendis une voix qui venait de l’étoile
Et qui disait : — Je suis l’astre qui vient d’abord.
Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort.
J’ai lui sur le Sina, j’ai lui sur le Taygète ;
Je suis le caillou d’or et de feu que Dieu jette,
Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.
Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.
Ô nations ! je suis la Poésie ardente.
J’ai brillé sur Moïse et j’ai brillé sur Dante.
Le lion Océan est amoureux de moi.
J’arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi !
Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles !
Paupières, ouvrez-vous, allumez-vous, prunelles !
Terre, émeus le sillon, vie, éveille le bruit ;
Debout, vous qui dormez ; — car celui qui me suit,
Car celui qui m’envoie en avant la première,
C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière !

Jersey, juillet 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un horizon de nature, avec trois arbres contournés par un chemin sur lequel sont projetées leurs ombres. Le disque du soleil couchant est sur l'horizon.

VIII. Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 342.

Je lisais. Que lisais-je ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je lisais. Que lisais-je ?…, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. La Statue et suivi de IX. Jeune fille, la grâce emplit….

Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Le texte

VIII


Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère,
Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J’épèle les buissons, les brins d’herbe, les sources ;
Et je n’ai pas besoin d’emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car je l’ai sous mes pieds.
Je m’en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j’étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
Donc, courbé, — c’est ainsi qu’en marchant je traduis
La lumière en idée, en syllabes les bruits, —
J’étais en train de lire un champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette rêverie ;
Un doux martinet noir avec un ventre blanc
Me parlait ; il disait : — Ô pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la foi qui délivre,
Je t’approuve. Il est bon de lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,
Et que les champs profonds t’emplissent de clarté !
Il est sain de toujours feuilleter la nature,
Car c’est la grande lettre et la grande écriture ;
Car la terre, cantique où nous nous abîmons,
A pour versets les bois et pour strophes les monts !
Lis. Il n’est rien dans tout ce que peut sonder l’homme
Qui, bien questionné par l’âme, ne se nomme.
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ;
Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,
A des rayons : la roue au dur moyeu, l’étoile,
La fleur, et l’araignée au centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c’est aimer.
Les plaines où le ciel aide l’herbe à germer,
L’eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu’il saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c’est le juste, vois-tu ;
Et voir la vérité, c’est trouver la vertu.
Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie.
Le monde est l’œuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l’encens.
L’homme injuste est celui qui fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière, les choses,
Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,
L’arabesque des bois sur les cuivres du soir,
La bête, le rocher, l’épi d’or, l’aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,
Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU.
L’éternel est écrit dans ce qui dure peu ;
Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l’humble fleur, du penseur contemplée ;
On voit les champs, mais c’est de Dieu qu’on s’éblouit.
Le lys que tu comprends en toi s’épanouit ;
Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d’où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ;
C’est l’âme qui les doit cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais ; aussi l’aube est sur ton front sombre,
Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans l’ombre
Tu reprends la candeur sublime du berceau. —
Je répondis : — Hélas ! tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ;
Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ;
Car l’homme, quoi qu’il fasse, est aveugle ou méchant. —
Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les trous des yeux et du nez d'un crâne humain dont les dents servent de support.

XXVII. Après une lecture de Dante

Après une lecture de Dante – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 887.

Après une lecture de Dante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après une lecture de Dante, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.
Il est précédé de Jeune fille, l’amour….

Après une lecture de Dante


Après une lecture de Dante – Le texte

Après une lecture de Dante
XXVII


Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S’égarent à tâtons hors des chemins frayés ;
Noir voyage obstrué de rencontres difformes ;
Spirale aux bords douteux, aux profondeurs énormes,
Dont les cercles hideux vont toujours plus avant
Dans une ombre où se meut l’enfer vague et vivant !
Cette rampe se perd dans la brume indécise ;
Au bas de chaque marche une plainte est assise,
Et l’on y voit passer avec un faible bruit
Des grincements de dents blancs dans la sombre nuit.
Là sont les visions, les rêves, les chimères ;
Les yeux que la douleur change en sources amères,
L’amour, couple enlacé, triste et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc ;
Dans un coin la vengeance et la faim, sœurs impies,
Sur un crâne rongé côte à côte accroupies ;
Puis la pâle misère au sourire appauvri ;
L’ambition, l’orgueil de soi-même nourri,
Et la luxure immonde et l’avarice infâme,
Tous les manteaux de plomb dont peut se charger l’âme !
Plus loin la lâcheté, la peur, la trahison
Offrant des clefs à vendre et goûtant du poison ;
Et puis, plus bas encore, et tout au fond du gouffre,
Le masque grimaçant de la Haine qui souffre !
Oui, c’est bien là la vie, ô poète inspiré,
Et son chemin brumeux d’obstacles encombré.
Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite,
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit : Continuons !

Août 1836.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l’œil, surmonté de cheveux broussailleux, d'un homme plongé dans la folie, par exemple Eugène, frère de Victor Hugo.

XXIX. À Eugène V.te H.

À Eugène V.te H. – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 895.

À Eugène V.te H. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Eugène V.te H., un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

À Eugène V.te H.


À Eugène V.te H. – Le texte

À Eugène V.te H.
XXIX


Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète ;
Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête
De son doigt souverain,
D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,
D’y mettre le génie, et de sceller ce vase
Avec un sceau d’airain ;

Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère !
Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,
Et souffla sur ton front,
Et comme une nacelle errante et d’eau remplie,
Fit rouler ton esprit à travers la folie,
Cet océan sans fond ;

Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,
Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée
Pour un autre horizon ;
Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,
Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,
L’âme et non la raison ;

Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche !
Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche
Par son poids naturel !
Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,
Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine
Qui des fleurs monte au ciel !

Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.
Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,
Jeune homme, tu t’en vas !
Rien n’a souillé ta main ni ton cœur ; dans ce monde
Où chacun court, se hâte, et forge, et crie, et gronde,
À peine tu rêvas !

Comme le diamant, quand le feu le vient prendre,
Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,
Au regard ébloui,
Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,
Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,
Esprit évanoui !

Doux et blond compagnon de toute mon enfance,
Oh ! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance
Pour un morne avenir,
Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,
Maintenant que la mort a réveillé ton âme,
Tu dois te souvenir !

Tu dois te souvenir de nos jeunes années !
Quand les flots transparents de nos deux destinées
Se côtoyaient encor,
Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare
Comme une meute au cor !

Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,
Et de la grande allée où nos voix enfantines,
Nos purs gazouillements,
Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,
Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,
Tant d’échos si charmants !

Ô temps ! jours radieux ! aube trop tôt ravie !
Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie
Tout au commencement ?
Nous naissions ! on eût dit que le vieux monastère
Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère
Son doux regard dormant.

T’en souviens-tu, mon frère ? après l’heure d’étude,
Oh ! comme nous courions dans cette solitude !
Sous les arbres blottis,
Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,
L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,
Nos genoux bien petits.

Vives têtes d’enfants par la course effarées,
Nous poursuivions dans l’air cent ailes bigarrées ;
Le soir nous étions las ;
Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,
Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue
Par notre mère, hélas !

Elle grondait : — Voyez ! comme ils sont faits ! ces hommes !
Les monstres ! ils auront cueilli toutes nos pommes !
Pourtant nous les aimons.
Madame, les garçons sont le souci des mères,
Car ils ont la fureur de courir dans les pierres
Comme font les démons ! –

Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,
Tous deux au même lit nous couchait côte à côte ;
Puis un même réveil.
Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,
Le même pain faisait rire à la même table
Notre appétit vermeil !

Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe
Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,
Le lys à Dieu pareil,
Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,
Luire à terre en avril comme des étincelles
Qui tombent du soleil !

On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,
Le front épanoui, courir sous la charmille,
L’œil de joie enflammé… –
Hélas ! hélas ! quel deuil pour ma tête orpheline !
Tu vas donc désormais dormir sur la colline,
Mon pauvre bien-aimé !

Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
A le ciel pour plafond ;
Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile ;
Et moi je resterai parmi ceux de la ville
Qui parlent et qui vont !

Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre ;
Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre
De la célébrité ;
Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,
Le renard envieux qui me ronge le ventre,
Sous ma robe abrité !

Je vais reprendre, hélas ! mon œuvre commencée,
Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,
Lutter contre le sort ;
Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,
Comme un doux nid couvé pour la saison future,
Sous l’aile de la mort !

J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,
Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,
Qui change l’homme un peu,
Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,
En semant la nature à travers l’âme humaine,
Y fera germer Dieu !

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,
L’étudiant de près,
Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
Aux feuilles des forêts !

Mais quel labeur aussi ! que de flots ! quelle écume !
Surtout lorsque l’envie, au cœur plein d’amertume,
Au regard vide et mort,
Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,
D’une bouche d’ami qui souriait naguères
Une bouche qui mord !

Quelle vie ! et quel siècle alentour ! — Vertu, gloire,
Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,
Tout ce que nous valons,
Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,
Est traîné sur la claie et suivi dans les rues
Par le rire en haillons !

Combien de calomnie et combien de bassesse !
Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse
Quiconque vient du ciel,
Et qui font, la blessant de leur lance payée,
Boire à la vérité, pâle et crucifiée,
Leur éponge de fiel !

Combien d’acharnement sur toutes les victimes !
Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,
Riant, ô cruauté !
De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,
Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule
Tordent l’impiété !

L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,
Ne songe qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies ;
L’argent est adoré ;
Hélas ! nos passions ont des serres infâmes
Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes
De chaste et de sacré !

À quoi bon, cependant ? à quoi bon tant de haine,
Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,
Puisque la mort viendra !
Pour aller avec tous où tous doivent descendre !
Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre
Sur qui l’herbe croîtra !

À quoi bon s’épuiser en voluptés diverses ?
À quoi bon se bâtir des fortunes perverses
Avec les maux d’autrui ?
Tout s’écroule ; et, fruit vert qui pend à la ramée,
Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée
Qui dévore aujourd’hui !

Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,
Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,
Hélas ! et ce qu’ils font,
Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,
Comme c’est emporté par rapides nuées
Dans un oubli profond !

Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue
De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,
Dans ces terribles jeux !
Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,
Et qui vient faire autour de toute grande idée
Un murmure orageux !

Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,
Toutes contre chacune et chacune avec toutes !
Quel tumulte ennemi !
Comme on raille d’en bas tout astre qui décline !… —
Oh ! ne regrette rien sur la haute colline
Où tu t’es endormi !

Là, tu reposes, toi ! Là, meurt toute voix fausse.
Chaque jour, du Levant au Couchant, sur ta fosse
Promenant son flambeau,
L’impartial soleil, pareil à l’espérance,
Dore des deux côtés sans choix ni préférence
La croix de ton tombeau !

Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,
Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille
La chute du fruit mûr
Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,
Du bouvier qui descend dans la plaine et qui passe
Derrière le vieux mur !

Mars 1837.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'ombre d'un immeuble de Paris, avec un arbre effeuillé devant, et l'ombre de novembre qui s'étend tout autour.

XLI. Novembre

Novembre – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 537.

Novembre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Novembre, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

Novembre


Novembre – Le texte

Novembre

Je lui dis : La rose du jardin, comme tu sais, dure peu ;
et la saison des roses est bien vite écoulée.

SADI.

XIX

Quand l’automne, abrégeant les jours qu’elle dévore,
Éteint leurs soirs de flamme et glace leur aurore,
Quand novembre de brume inonde le ciel bleu,
Que le bois tourbillonne et qu’il neige des feuilles,
Ô ma muse ! en mon âme alors tu te recueilles,
Comme un enfant transi qui s’approche du feu.

Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d’orient, s’éclipse, et t’abandonne,
Ton beau rêve d’Asie avorte, et tu ne vois
Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée
Qui baignent en fuyant l’angle noirci des toits.

Alors s’en vont en foule et sultans et sultanes,
Pyramides, palmiers, galères capitanes,
Et le tigre vorace et le chameau frugal,
Djinns au vol furieux, danses des bayadères,
L’arabe qui se penche au cou des dromadaires,
Et la fauve girafe au galop inégal.

Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes,
Cités aux dômes d’or où les mois sont des lunes,
Imams de Mahomet, mages, prêtres de Bel,
Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure,
Plus de sérail fleuri, plus d’ardente Gomorrhe
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel !

C’est Paris, c’est l’hiver. ― À ta chanson confuse
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse.
Dans ce vaste Paris le klephte est à l’étroit ;
Le Nil déborderait : les roses du Bengale
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;
À ce soleil brumeux les Péris auraient froid.

Pleurant ton Orient, alors, muse ingénue,
Tu viens à moi, honteuse, et seule, et presque nue.
― N’as-tu pas, me dis-tu, dans ton cœur jeune encor
Quelque chose à chanter, ami ? car je m’ennuie
À voir ta blanche vitre où ruisselle la pluie,
Moi qui dans mes vitraux avais un soleil d’or ! ―

Puis, tu prends mes deux mains dans tes mains diaphanes,
Et nous nous asseyons, et loin des yeux profanes,
Entre mes souvenirs je t’offre les plus doux,
Mon jeune âge, et ses jeux, et l’école mutine,
Et les serments sans fin de la vierge enfantine,
Aujourd’hui mère heureuse aux bras d’un autre époux.

Je te raconte aussi comment, aux Feuillantines,
Jadis tintaient pour moi les cloches argentines,
Comment, jeune et sauvage, errait ma liberté,
Et qu’à dix ans, parfois, resté seule à la brume,
Rêveur, mes yeux cherchaient les deux yeux de la lune,
Comme la fleur qui s’ouvre aux tièdes nuits d’été.

Puis tu me vois du pied pressant l’escarpolette
Qui d’un vieux marronnier fait crier le squelette,
Et vole, de ma mère éternelle terreur !
Puis je te dis les noms de mes amis d’Espagne,
Madrid, et son collège où l’ennui t’accompagne,
Et nos combats d’enfants pour le grand empereur.

Puis encor mon beau père, ou quelque jeune fille
Morte à quinze ans, à l’âge où l’œil s’allume et brille.
Mais surtout tu te plais aux premières amours,
Frais papillons dont l’aile, en fuyant rajeunie,
Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie,
Essaim doré qui n’a qu’un jour dans tous nos jours.

15 novembre 1828.

Remarque

Nous sommes le 15 novembre 2014, jour où je mets en ligne ce poème daté du 15 novembre 1828. Le temps est immobile et frissonne tout bas.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme, Sara la baigneuse ?, dans le mouvement de la balançoire, presque nue, les yeux fermés.

XIX. Sara la baigneuse

Sara la baigneuse – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 478.

Sara la baigneuse – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Sara la baigneuse, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

Sara la baigneuse – Version de Bouquins


Sara la baigneuse – Version corrigée par Hugo


Sara la baigneuse – Le texte

Sara la baigneuse

Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres,
Des feuilles sur son front faisaient flotter les ombres.

ALFRED DE VIGNY.

XIX

Sara, belle d’indolence,
Se balance
Dans un hamac, au-dessus
Du bassin d’une fontaine
Toute pleine
D’eau puisée à l’Ilyssus ;

Et la frêle escarpolette
Se reflète
Dans le transparent miroir,
Avec la baigneuse blanche
Qui se penche,
Qui se penche pour se voir.

Chaque fois que la nacelle,
Qui chancelle,
Passe à fleur d’eau dans son vol,
On voit sur l’eau qui s’agite
Sortir vite
Son beau pied et son beau col.

Elle bat d’un pied timide
L’onde humide
Qui ride son clair tableau ;
du beau pied rougit l’albâtre ;
La folâtre
Rit de la fraîcheur de l’eau.

Reste ici caché : demeure !
Dans une heure,
D’un œil ardent tu verras
Sortir du bain l’ingénue,
Toute nue,
Croisant ses mains sur ses bras !

Car c’est un astre qui brille
Qu’une fille
Qui sort d’un bain au flot clair,
Cherche s’il ne vient personne,
Et frissonne
Toute mouillée au grand air !

Elle est là, sous la feuillée,
Éveillée
Au moindre bruit de malheur ;
Et rouge, pour une mouche
Qui la touche,
Comme une grenade en fleur.

On voit tout ce que dérobe
Voile ou robe ;
Dans ses yeux d’azur en feu,
Son regard que rien ne voile
Et l’étoile
Qui brille au fond d’un ciel bleu.

L’eau sur son corps qu’elle essuie
Roule en pluie,
Comme sur un peuplier ;
Comme si, gouttes à gouttes,
Tombaient toutes
Les perles de son collier.

Mais Sara la nonchalante
Est bien lente
À finir ses doux ébats ;
Toujours elle se balance
En silence,
Et va murmurant tout bas :

« Oh ! si j’étais capitane,
» Ou sultane,
» Je prendrais des bains ambrés,
» Dans un bain de marbre jaune,
» Près d’un trône,
» Entre deux griffons dorés !

» J’aurais le hamac de soie
» Qui se ploie
» Sous le corps prêt à pâmer ;
» J’aurais la molle ottomane
» Dont émane
» Un parfum qui fait aimer.

» Je pourrais folâtrer nue,
» Sous la nue,
» Dans le ruisseau du jardin,
» Sans craindre de voir dans l’ombre
» Du bois sombre
» Des yeux s’allumer soudain.

» Il faudrait risquer sa tête
» Inquiète,
» Et tout braver pour me voir,
» Le sabre nu de l’heyduque,
» Et l’eunuque
» Aux dents blanches, au front noir !

» Puis, je pourrais sans qu’on presse
» Ma paresse,
» Laisser avec mes habits
» Traîner sur les larges dalles
» Mes sandales
» De drap brodé de rubis. »

Ainsi se parle en princesse,
Et sans cesse
Se balance avec amour
La jeune fille rieuse,
Oublieuse
Des promptes ailes du jour.

L’eau, du pied de la baigneuse
Peu soigneuse,
Rejaillit sur le gazon,
Sur sa chemise plissée,
Balancée
Aux branches d’un vert buisson.

Et cependant des campagnes
Ses compagnes
Prennent toutes le chemin.
Voici leur troupe frivole
Qui s’envole
En se tenant par la main.

Chacune, en chantant comme elle,
Passe, et mêle
Ce reproche à sa chanson :
– Oh ! la paresseuse fille
Qui s’habille
Si tard un jour de moisson !

Juillet 1828.

Remarque

Vous avez pu le remarquer, je propose deux versions de ce poème, deux enregistrements. Tout simplement parce que le texte n’est pas le même. La quatrième strophe a été corrigée ainsi par Hugo :

Elle bat d’un pied timide
L’onde humide
Où tremble un mouvant tableau,
Fait rougir son pied d’albâtre,
Et, folâtre,
Rit de la fraîcheur de l’eau.

Je vous invite à écouter et comparer ces deux versions et à me dire celle que vous préférez. La première enregistrée, et dont le texte est ci-dessus publié, se trouve dans la 5e édition parue en même temps que la 1e en 1829 et consultable sur le site Gallica de la B.N.F.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre et l'approche de la comète de Halley, annoncée par ses ondes.

La comète

La comète – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVI. La Comète – 1759 – ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 423.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXLVI. La Comète, p. 675.

La comète – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La comète, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La comète


La comète – Le texte

La comète
– 1759 –


Il avait dit : — Tel jour cet astre reviendra. —

Quelle huée ! Ayez pour Vishnou, pour Indra,
Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte ;
Affirmez par le fer, par le feu, par l’insulte,
L’idole informe et vague au fond des bleus éthers,
Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters
Échoués dans notre âme obscure sur la grève
De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve ;
Sur les Saint-Baboleyns et sur les Saint-Andrés
Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez ;
Dites que vous avez vu, parmi les mouettes
Et les aigles, passer dans l’air des silhouettes
De maisons qu’en leurs bras tenaient des chérubins ;
Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains
Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches,
On est cerf à jamais errant parmi les branches ;
Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons
Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts ;
Soyez bonze au Tonquin, mage dans les Chaldées ;
Croyez que les Lédas sont d’en haut fécondées
Et que les cygnes font aux vierges des enfants ;
Donnez l’Égypte aux bœufs et l’Inde aux éléphants ;
Affirmez l’oignon dieu, Vénus, Ève, et leur pomme ;
Et le soleil cloué sur place par un homme
Pour offrir un plus long carnage à des soldats ;
Inventez des Korans, des Talmuds, des Védas,
Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe,
C’est bien. Mais n’allez pas calculer une courbe,
Compléter le savoir par l’intuition,
Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon
Passe, astre formidable, à travers les étoiles,
N’allez pas mesurer le trou qu’il fait aux toiles
Du grand plafond céleste, et rechercher l’emploi
Qu’il a dans ce chaos d’où sort la vaste loi ;
Laissez errer là-haut la torche funéraire ;
Ne questionnez point sur son itinéraire
Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu ;
Ne lui demandez pas : Où vas-tu ? D’où viens-tu ?
Ne faites pas, ainsi que l’essaim sur l’Hymète,
Rôder le chiffre en foule autour de la comète ;
Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant,
Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant,
Ne faites pas lutter l’espace avec le nombre ;
Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l’ombre ;
Ne fixez pas sur eux vos yeux ; et ce manteau
De lueur où s’abrite un sombre incognito,
Ne le soulevez pas, car votre main savante
Y trouverait la vie et non pas l’épouvante,
Et l’homme ne veut point qu’on touche à sa terreur ;
Il y tient ; le calcul l’irrite ; sa fureur
Contre quiconque cherche à l’éclairer, commence
Au point où la raison ressemble à la démence ;
Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on
Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton
Qu’un ascète perdu dans des recherches sombres
Après le chiffre, après le rêve, après des ombres,
Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants
Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens,
Regardant le ciel spectre au fond du télescope,
Chez les astres voyant, chez les hommes myope !
Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux
Qui, voyant les secrets d’en haut venir vers eux,
Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres
L’ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres,
Et, sondant l’infini, mer qui veut se voiler,
Disent à la science impassible d’aller
Voir de près telle ou telle étoile voyageuse,
Et de ne revenir, ruisselante plongeuse,
De l’abîme qu’avec cette perle, le vrai !
D’ailleurs ce diamant, cet or, ce minerai,
Le réel, quel mineur le trouve ? Qui donc creuse
Et fouille assez avant dans la nature affreuse
Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit ? Hormis
L’autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis,
Et le temple doré que la foule contemple,
Et l’espèce de ciel qui s’adapte à ce temple,
Rien n’est certain. Est-il rien de plus surprenant
Qu’un rêveur qui demande au mystère tonnant,
À ces bleus firmaments où se croisent les sphères,
De lui conter à lui curieux leurs affaires,
Et qui veut avec l’ombre et le gouffre profond
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu’ils font,
Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre,
Et qui, pour éclairer l’immensité de l’antre
Où la Pléïade avec Sirius se confond,
Allume sa chandelle et dit : J’ai vu le fond !
Un pygmée à ce point peut-il être imbécile ?
Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile
Furent extravagants, mais parmi les songeurs
Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs,
En est-il un, parmi les pires, qui promette
Le retour de ce monstre éperdu, la comète ?
La comète est un monde incendié qui court,
Furieux, au delà du firmament trop court ;
Elle a la ressemblance affreuse de l’épée ;
Est-ce qu’on ne voit pas que c’est une échappée ?
Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé.
Ah ! vous ouvrez sa porte ! Ah ! vous avez sa clé !
Comme du haut d’un pont on voit l’eau fuir sous l’arche,
Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche ;
Vous distinguez de loin sa sinistre maison ;
Ah ! vous savez au juste et de quelle façon
Elle s’évade et prend la fuite dans l’abîme !
Ce qu’ignorait Jésus, ce que le Kéroubime
Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez !
Les yeux d’une lumière invisible noyés,
Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue
Dans notre gouffre d’ombre à l’immense inconnue !
Vous savez le total quand Dieu jette les dés !
Quoi ! cet astre est votre astre, et vous lui défendez
De s’attarder, d’errer dans quelque route ancienne,
Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne !
Ah ! vous savez le rythme énorme de la nuit !
Il faut que ce volcan échevelé qui fuit,
Que cette hydre, terreur du Cancer et de l’Ourse,
Se souvienne de vous au milieu de sa course
Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous !
Quoi ! pour avoir, ainsi qu’à l’épouse l’époux,
Donné vos nuits à l’âpre algèbre, quoi ! pour être
Attentif au zénith comme au dogme le prêtre,
Quoi ! pour avoir pâli sur les nombres hagards
Qui d’Hermès et d’Euclide ont troublé les regards,
Vous voilà le seigneur des profondes contrées !
Vous avez dans la cage horrible vos entrées !
Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros,
Prendre aux cheveux l’étoile à travers les barreaux !
Vous connaissez les mœurs des fauves météores,
Vous datez les déclins, vous réglez les aurores,
Vous montez l’escalier des firmaments vermeils,
Vous allez et venez dans la fosse aux soleils !
Quoi ! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre !
En vertu des bouquins qu’on peut sur les quais lire,
Qui sur les parapets s’étalent tout l’été
Feuilletés par le vent sans curiosité,
Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie,
De par Bezout, de par l’X et l’Y grec, magie
Dont l’informe grimoire emplit votre grenier,
Vous nain, vous avez fait l’Infini prisonnier !
Votre altière hypothèse à vos calculs l’attelle !
Vous savez tout ! Le temps que met l’aube immortelle
À traverser l’azur d’un bout à l’autre bout,
Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout,
Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures,
La possibilité des rencontres obscures,
L’empyrée en tous sens par mille feux rayé,
Les cercles que peut faire un satan ennuyé
En crachant dans le puits de l’abîme, les ondes
Du divin tourbillon qui tourmente les mondes
Et les secoue ainsi que le vent le sapin,
Vous avez tout noté sur votre calepin !
Vous êtes le devin d’en haut, le cicerone
Du pâle Aldebaran inquiet sur son trône !
Vous êtes le montreur d’Allioth, d’Arcturus,
D’Orion, des lointains univers apparus,
Et de tous les passants de la forêt des astres !
Vous en savez plus long que les grands Zoroastres
Et qu’Esdras qui hantait les chênes de Membré ;
Vous êtes le cornac du prodige effaré ;
La comète est à vous ; vous êtes son pontife ;
Et vous avez lié votre fil à la griffe
De cet épouvantable oiseau mystérieux,
Et vous l’allez tirer à vous du fond des cieux !
Londre, offre ton Bedlam ! Paris, ouvre Bicêtre !

Tout cela s’écroula sur Halley.

Votre ancêtre,

Ô rêveurs ! c’est le noir Prométhée, et vos cœurs,
Mordus comme le sien par les vautours moqueurs,
Saignent, et vous avez au pied la même chaîne ;
L’homme a pour les chercheurs un Caucase de haine ;
Empédocle est toujours brûlé par son volcan ;
Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan,
Râlent sur l’éternel pilori des génies
Et des fous. Ce Halley, certes, qu’aux gémonies
Rome eût traîné, qu’Athène au cloaque eût poussé,
Était impie, à moins qu’il ne fût insensé !
Jamais homme ici-bas ne s’était vu proscrire
Par un si formidable et sombre éclat de rire ;
Tout l’accabla, les gens légers, les sérieux,
Et les grands gestes noirs des prêtres furieux.
Quoi ! cet homme saurait ce que la Bible ignore !
La vaste raillerie est un dôme sonore
Au-dessus d’une tête, et ce sinistre mur
Parle et de mille échos emplit un crâne obscur.
C’est ainsi que le rire, infâme et froid visage,
Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage.
Halley morne s’alla cacher on ne sait où.
Avait-il été sage et fut-il vraiment fou ?
On ne sait. Le certain c’est qu’il courba la tête
Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête,
Et qu’il baissa les yeux qu’il avait trop levés.
Les petits enfants nus courant sur les pavés
Le suivaient, et la foule en tumulte accourue
Riait, quand il passait le soir dans quelque rue,
Et l’on disait : C’est lui ! chacun voulant punir
L’homme qui voit de loin une étoile venir.
C’est lui ! le fou ! Les cris allaient jusqu’aux nuées ;
Et le pauvre homme errait triste sous les huées.
Il mourut.

L’ombre est vaste et l’on n’en parla plus.

L’homme que tout le monde insulte est un reclus,
On l’évite vivant et mort on le rature.
Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature ;
Il fut ce qui s’en va le soir sous l’horizon ;
On le mit dans un coin quelconque d’un gazon
À côté d’une église obscure, vraie ou fausse ;
Et la blême ironie autour de cette fosse
Voleta quelque temps, étant chauve-souris ;
Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits ;
Un cercueil bafoué ne vaut pas qu’on s’en vante ;
Ce qui plaît, c’est de voir saigner la chair vivante ;
Contre ce qui n’est plus pourquoi s’évertuer,
Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer ?
Que sert d’assassiner de l’ombre et de la cendre ?
Donc chez les vers de terre on le laissa descendre ;
La haine s’éteignit comme toute rumeur ;
On finit par laisser tranquille ce dormeur,
Et tu t’en emparas, profonde pourriture ;
Ce jouet des vivants tomba dans l’ouverture
De l’inconnu, silence, ombre où s’épanouit
La grande paix sinistre éparse dans la nuit ;
Et l’herbe, ce linceul, l’oubli, ce crépuscule,
Eurent vite effacé ce tombeau ridicule.
L’oubli, c’est la fin morne ; on oublia le nom,
L’homme, tout ; ce rêveur digne du cabanon,
Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage
Des astres qui n’ont point d’orbite et n’ont point d’âge,
Ces soleils à travers les chiffres aperçus ;
Et la ronce se mit à pousser là-dessus.

Un nom, c’est un haillon que les hommes lacèrent,
Et cela se disperse au vent.

Trente ans passèrent.

On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu’on sait ?
Et depuis bien longtemps personne ne pensait
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l’herbe.
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe,
À l’heure où sous le grand suaire tout se tait,
Blêmir confusément, puis blanchir, et c’était
Dans l’année annoncée et prédite, et la cime
Des monts eut un reflet étrange de l’abîme
Comme lorsqu’un flambeau rôde derrière un mur,
Et la blancheur devint lumière, et dans l’azur
La clarté devint pourpre, et l’on vit poindre, éclore,
Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore
Qui se mit à monter dans le haut firmament
Par degrés et sans hâte et formidablement ;
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ;
Et soudain, comme un spectre entre en une maison,
Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues,
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci ;
Et l’astre effrayant dit aux hommes : « Me voici ! »

Remarque

Ce poème n’est pas court, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté jusqu’au bout. Et si vous avez écouté jusqu’au bout, vous aurez entendu une énorme erreur de liaison mal-t-à propos. Je l’ai laissée parce que c’est le jeu du vivant. J’enregistre chaque poème dans son intégralité et je mets en ligne le résultat. Merci, vous qui avez accordez votre temps à ce poème, il reviendra à une heure précise en vous. Quand ? Je ne possède pas la science de Halley pour réaliser ce calcul…

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un animal tenu en laisse par un ange vers lequel vient un autre animal. Une horloge est au-dessus du premier animal.

XXI. Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireXXI ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 695.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 799.

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – Le texte

XXI


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde.
— Les deux bêtes les plus gracieuses du monde,
Le chat et la souris, se haïssent. Pourquoi ?
Explique-moi cela, Jeanne. — Non sans effroi
Devant l’énormité de l’ombre et du mystère,
Jeanne se mit à rire. — Eh bien ? — Petit grand-père,
je ne sais pas. Jouons. — Et Jeanne repartit :
— Vois-tu, le chat c’est gros, la souris c’est petit.
— Eh bien ? — Et Jeanne alors, en se grattant la tête,
Reprit : — Si la souris était la grosse bête,
À moins que le bon Dieu là-haut ne se fâchât,
Ce serait la souris qui mangerait le chat.