II. Les Mangeurs
Les Mangeurs – Les références
La Légende des siècles – Série Complémentaire – XVII. Le Cercle des tyrans ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 658.
Autre référence : Collection Poésie / Gallimard, La Légende des siècles, XXXIII. Le Cercle des tyrans, p 559.
Les Mangeurs – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Les Mangeurs, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.
Les Mangeurs
Les Mangeurs – Le texte
II
Les Mangeurs
Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin.
Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,
Le vent après le vent, le nombre après le nombre
Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.
Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre ? Ils ont la voix
Que vous avez. Sont-ils malades ? Quelquefois.
Sont-ils forts ? Comme vous. Beaux ? Comme vous. Leur âme ?
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés ? D’une femme.
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui ? Par vous.
Et quelle est leur grandeur ? À peu près votre taille.
Ils ont une servante affreuse, la bataille ;
Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.
Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,
D’être pour les passants chefs, souverains et maîtres,
Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
La suprême parole est dite, et chacun d’eux
Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule ;
Il écrit : ma raison, sur le canon qui roule.
Et quels sont leurs cerveaux ? Étroits. Leurs volontés ?
Énormes. Quelles sont leurs œuvres ? Écoutez.
Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protège,
A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier ;
Il y met la Pologne ; il faut bien châtier
Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
Hélas ! commence au trône et finit au gibet.
Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore ;
Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,
Cet homme plein d’un sombre et périlleux pouvoir,
Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir
Son crucifix jeter l’ombre des guillotines.
Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
Et dit : Je n’en fais pas fusiller davantage,
Étant civilisé ; puis il reprend : Le Tage
Et l’Èbre feront voir que le maître est présent ;
Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang
Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe !
Cet autre est un césar de l’espèce rapace ;
Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
Cela suffit ; il vient ; et que fait-il ? il prend.
Il empoche ; quoi ? tout ; les sacs d’or qu’on lui compte,
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte ;
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille.
Cet autre à son visir a marié sa fille :
Cette fille abusant de son droit à l’enfant,
Met au monde un garçon, ce que la loi défend ;
L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
Puis il se dit : Je suis Bonaparte à peu près ;
Si je songeais au trône et si je m’empourprais ?
Il s’empourpre ; il devient sanglant. C’est un vrai prince.
Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince ;
Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions ;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire ;
La guerre leur en verse ; il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.
Enfin,
Revanche ! les mangeurs sont mangés, ô mystère !
— Comme c’est bon les rois ! disent les vers de terre.
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