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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme assise, bras croisés, raide, indifférente.

VIII. Roman en trois sonnets

Roman en trois sonnets – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 389.

Roman en trois sonnets – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Roman en trois sonnets, un poème du recueil Toute la lyre, de la Sixième partie : [L’Amour], de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain… et suivi par le poème IX. Chanson.

Roman en trois sonnets


Roman en trois sonnets – Le texte

VIII
Roman en trois sonnets

I

Fille de mon portier! l’Érymanthe sonore,
Devant vous, sentirait tressaillir ses pins verts ;
L’Horeb, dont le sommet étonne l’univers,
Inclinerait son cèdre altier qu’un peuple adore ;

Les docteurs juifs, quittant les talmuds entr’ouverts,
Songeraient ; et les grecs, dans le temple d’Aglaure
Le long duquel Platon marche en lisant des vers,
Diraient en vous voyant: Salut, déesse Aurore !

Ainsi palpiteraient les grecs et les hébreux,
Quand vous passez, les yeux baissés sous votre mante ;
Ainsi frissonneraient sur l’Horeb ténébreux

Les cèdres, et les pins sur l’auguste Érymanthe;
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante,
Je ne vous cache pas que je suis amoureux.

3 décembre.

II

Je ne vous cache pas que je suis amoureux,
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante ;
Soit ; mais vous comprenez que ce qui me tourmente,
C’est, ayant le cœur plein, d’avoir le gousset creux.

On fuit le pauvre ainsi qu’on fuyait le lépreux ;
Pour Tircis sans le sou Philis est peu clémente,
Et l’amant dédoré n’éblouit point l’amante ;
Il sied d’être Rothschild avant d’être Saint-Preux.

N’importe, je m’obstine ; et j’ai l’audace étrange
D’être pauvre et d’aimer, et je vous veux, bel ange ;
Car l’ange n’est complet que lorsqu’il est déchu ;

Et je vous offre, Églé, giletière étonnée,
Tout ce qu’une âme, hélas, vers l’infini tournée,
Mêle de rêverie aux rondeurs d’un fichu.

9 décembre.

III

Une étoile du ciel me parlait ; cette vierge
Disait: – « Ô descendant crotté des Colletets,
J’ai ri de tes sonnets d’hier où tu montais
Jusqu’à la blonde Églé, fille de ton concierge.

« Églé fait – j’en pourrais jaser, mais je me tais –
Des rêves de velours sous ses rideaux de serge.
Tu perds ton temps. Maigris, fais des vers, brûle un cierge,
Chante-la ; ce sera comme si tu chantais.

Un galant sans argent est un oiseau sans aile.
Elle est trop haut pour toi. Les poètes sont fous.
Jamais tu n’atteindras jusqu’à cette donzelle. » –

Et je dis à l’étoile, à l’étoile aux yeux doux :
– Mais vous avez cent fois raison, mademoiselle !
Et je ferais bien mieux d’être amoureux de vous.

10 décembre.

II. Ibo

Ibo – Les références

Les ContemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 468.

Ibo – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ibo, un poème du recueil Les Contemplations, Au bord de l’infini, de Victor Hugo.
Il est précédé de I. Le pont et suivi de III. Un spectre m’attendait….

Ibo

Ibo – Le texte

II
Ibo


Dites, pourquoi, dans l’insondable
Au mur d’airain,
Dans l’obscurité formidable
Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
Sourd et béni,
Pourquoi, sous l’immense suaire
De l’infini,

Enfouir vos lois éternelles
Et vos clartés ?
Vous savez bien que j’ai des ailes,
Ô vérités !

Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre
Qui nous confond ?
Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre
Au vol profond ?

Que le mal détruise ou bâtisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j’irai, justice,
J’irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
Et les cœurs grands,

Vous le savez, vous que j’adore,
Amour, raison,
Qui vous levez comme l’aurore
Sur l’horizon,

Foi, ceinte d’un cercle d’étoiles,
Droit, bien de tous,
J’irai, liberté qui te voiles,
J’irai vers vous !

Vous avez beau, sans fin, sans borne,
Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,

Âme à l’abîme habituée
Dès le berceau,
Je n’ai pas peur de la nuée ;
Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être
Qu’Amos rêvait,
Que saint-Marc voyait apparaître
À son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,
Dans les rayons,
L’aile de l’aigle à la crinière
Des grands lions.

J’ai des ailes. J’aspire au faîte ;
Mon vol est sûr ;
J’ai des ailes pour la tempête
Et pour l’azur.

Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir,
Quand la science serait sombre
Comme le soir !

Vous savez bien que l’âme affronte
Ce noir degré,
Et que, si haut qu’il faut qu’on monte,
J’y monterai !

Vous savez bien que l’âme est forte
Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l’emporte !
Vous savez bien

Que j’irai jusqu’aux bleus pilastres,
Et que mon pas,
Sur l’échelle qui monte aux astres,
Ne tremble pas !

L’homme, en cette époque agitée,
Sombre océan,
Doit faire comme Prométhée
Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère
L’éternel feu ;
Conquérir son propre mystère,
Et voler Dieu.

L’homme a besoin, dans sa chaumière,
Des vents battu,
D’une loi qui soit sa lumière
Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère !
L’homme en vain fuit,
Le sort le tient ; toujours la serre !
Toujours la nuit !

Il faut que le peuple s’arrache
Au dur décret,
Et qu’enfin ce grand martyr sache
Le grand secret !

Déjà l’amour, dans l’ère obscure
Qui va finir,
Dessine la vague figure
De l’avenir.

Les lois de nos destins sur terre,
Dieu les écrit ;
Et, si ces lois sont le mystère,
Je suis l’esprit.

Je suis celui que rien n’arrête,
Celui qui va,
Celui dont l’âme est toujours prête
À Jéhovah ;

Je suis le poète farouche,
L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres
Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l’âpre athlète
Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,
Je les aurai ;
J’irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré !

Pourquoi cacher ces lois profondes ?
Rien n’est muré.
Dans vos flammes et dans vos ondes
Je passerai ;

J’irai lire la grande bible ;
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré ;
Et, si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

Au dolmen de Rezel, janvier 1853.

III. Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 578 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 32.

Puissance égale bonté – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Puissance égale bonté, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème II. La conscience et suivi de IV. Les lions.

Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Le texte

III
Puissance égale bonté

Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L’Être dit : « J’y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai ;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.
— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J’aimerais mieux celle de l’antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
— Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
— Prends. » Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l’or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m’aider à souffler, » dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
À l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu’allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.

Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout ; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre ;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.

Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un être couvert d'une cagoule et d'une grande robe avec un œil pectoral ; deux êtres aux cheveux dressés l'entourent derrière un arbres qu'ils tiennent en leurs bras sans mains. Au fond, le disque solaire apparaît.

I. Le doigt de la femme

Le doigt de la femme – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 935.

Le doigt de la femme – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le doigt de la femme, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

Le doigt de la femme


Le doigt de la femme – Le texte

I
Le doigt de la femme

Dieu prit sa plus molle argile
Et son plus pur kaolin,
Et fit un bijou fragile,
Mystérieux et câlin.

Il fit le doigt de la femme,
Chef-d’œuvre auguste et charmant,
Ce doigt fait pour toucher l’âme
Et montrer le firmament.

Il mit dans ce doigt le reste
De la lueur qu’il venait
D’employer au front céleste
De l’heure où l’aurore naît.

Il y mit l’ombre du voile,
Le tremblement du berceau,
Quelque chose de l’étoile,
Quelque chose de l’oiseau.

Le Père qui nous engendre
Fit ce doigt mêlé d’azur,
Très fort pour qu’il restât tendre,
Très blanc pour qu’il restât pur,

Et très doux, afin qu’en somme
Jamais le mal n’en sortît,
Et qu’il pût sembler à l’homme
Le doigt de Dieu, plus petit.

Il en orna la main d’Ève,
Cette frêle et chaste main
Qui se pose comme un rêve
Sur le front du genre humain.

Cette humble main ignorante,
Guide de l’homme incertain,
Qu’on voit trembler, transparente,
Sur la lampe du destin.

Oh ! dans ton apothéose,
Femme, ange aux regards baissés,
La beauté, c’est peu de chose,
La grâce n’est pas assez ;

Il faut aimer. Tout soupire,
L’onde, la fleur, l’alcyon ;
La grâce n’est qu’un sourire,
La beauté n’est qu’un rayon ;

Dieu, qui veut qu’Ève se dresse
Sur notre rude chemin,
Fit pour l’amour la caresse,
Pour la caresse ta main.

Dieu, lorsque ce doigt qu’on aime
Sur l’argile fut conquis,
S’applaudit, car le suprême
Est fier de créer l’exquis.

Ayant fait ce doigt sublime,
Dieu dit aux anges : Voilà !
Puis s’endormit dans l’abîme ;
Le diable alors s’éveilla.

Dans l’ombre où Dieu se repose,
Il vint, noir sur l’orient,
Et tout au bout du doigt rose
Mit un ongle en souriant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme rougissant dans sa robe.

XXI. Elle était déchaussée…

Elle était déchaussée… – Les références

Les ContemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 281.

Elle était déchaussée… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Elle était déchaussée…, un poème du recueil Les Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XX. À un poëte aveugle et suivi de XXII. La fête chez Thérèse.

Elle était déchaussée…


Elle était déchaussée… – Le texte

XXI


Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Mont.-l’Am., juin 183..

L’enfant

L’enfant – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 459.

L’enfant – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’enfant, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

L’enfant


L’enfant – Le texte

L’enfant

O horror ! horror ! horror !

SHAKESPEARE. Macbeth.

XVIII

Les turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.

Tout est désert : mais non, seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée.
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.

Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,

Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?

Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand
Qu’un cheval au galop met toujours en courant
Cent ans à sortir de son ombre ?

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit ou l’oiseau merveilleux ?
– Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.

Juin 1828.

La Légende de la nonne

La Légende de la nonne – Les références

Odes et ballades ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 359.

La Légende de la nonne – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Légende de la nonne, un poème des Odes et ballades, de Victor Hugo.

La Légende de la nonne


La Légende de la nonne – Le texte

La Légende de la nonne

Acobòse vuestro bien,
Y vuestros males no acaban.

Reproches al rey Rodrigo.

Ballade treizième

Venez, vous dont l’œil étincelle,
Pour entendre une histoire encor,
Approchez : je vous dirai celle
De doña Padilla del Flor.
Elle était d’Alanje, où s’entassent
Les collines et les halliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Il est des filles à Grenade,
Il en est à Séville aussi,
Qui, pour la moindre sérénade,
À l’amour demandent merci ;
Il en est que d’abord embrassent,
Le soir, les hardis cavaliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Ce n’est pas sur ce ton frivole
Qu’il faut parler de Padilla,
Car jamais prunelle espagnole
D’un feu plus chaste ne brilla ;
Elle fuyait ceux qui pourchassent
Les filles sous les peupliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Rien ne touchait ce cœur farouche,
Ni doux soins, ni propos joyeux ;
Pour un mot d’une belle bouche,
Pour un signe de deux beaux yeux,
On sait qu’il n’est rien que ne fassent
Les seigneurs et les bacheliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Elle prit le voile à Tolède,
Au grand soupir des gens du lieu,
Comme si, quand on n’est pas laide,
On avait droit d’épouser Dieu.
Peu s’en fallut que ne pleurassent
Les soudards et les écoliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Mais elle disait : « Loin du monde,
Vivre et prier pour les méchants !
Quel bonheur ! quelle paix profonde
Dans la prière et dans les chants !
Là, si les démons nous menacent,
Les anges sont nos boucliers ! » —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Or, la belle à peine cloîtrée,
Amour dans son cœur s’installa.
Un fier brigand de la contrée
Vint alors et dit : Me voilà !
Quelquefois les brigands surpassent
En audace les chevaliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Il était laid : des traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l’amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Pour franchir la sainte limite,
Pour approcher du saint couvent,
Souvent le brigand d’un ermite
Prenait le cilice, et souvent
La cotte de maille où s’enchâssent
Les croix noires des templiers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

La nonne osa, dit la chronique,
Au brigand par l’enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique
Donner un rendez-vous la nuit,
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Padilla voulait, anathème !
Oubliant sa vie en un jour,
Se livrer, dans l’église même,
Sainte à l’enfer, vierge à l’amour,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Or quand, dans la nef descendue,
La nonne appela le bandit,
Au lieu de la voix attendue,
C’est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent
Les amants par Satan liés. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Aujourd’hui, des fureurs divines
Le pâtre enflammant ses récits,
Vous montre au penchant des ravines
Quelques tronçons de murs noircis,
Deux clochers que les ans crevassent,
Dont l’abri tûrait ses béliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Quand la nuit, du cloître gothique
Brunissant les portails béants,
Change à l’horizon fantastique
Les deux clochers en deux géants ;
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’ombre par milliers… —
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

Une nonne, avec une lampe,
Sort d’une cellule à minuit ;
Le long des murs le spectre rampe,
Un autre fantôme le suit ;
Des chaînes sur leurs pieds s’amassent,
De lourds carcans sont leurs colliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

La lampe vient, s’éclipse, brille,
Sous les arceaux court se cacher,
Puis tremble derrière une grille,
Puis scintille au bout d’un clocher ;
Et ses rayons dans l’ombre tracent
Des fantômes multipliés. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Les deux spectres qu’un feu dévore,
Traînant leur suaire en lambeaux,
Se cherchent pour s’unir encore,
En trébuchant sur des tombeaux ;
Leurs pas aveugles s’embarrassent
Dans les marches des escaliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Mais ce sont des escaliers fées
Qui sous eux s’embrouillent toujours ;
L’un est aux caves étouffées,
Quand l’autre marche au front des tours ;
Sous leurs pieds, sans fin se déplacent
Les étages et les paliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Élevant leurs voix sépulcrales,
Se cherchant les bras étendus,
Ils vont… Les magiques spirales
Mêlent leurs pas toujours perdus ;
Ils s’épuisent et se harassent
En détours, sans cesse oubliés. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

La pluie alors, à larges gouttes,
Bat les vitraux frêles et froids ;
Le vent siffle aux brèches des voûtes ;
Une plainte sort des beffrois ;
On entend des soupirs qui glacent,
Des rires d’esprits familiers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Une voix faible, une voix haute
Disent : « Quand finiront les jours ?
Ah ! nous souffrons par notre faute ;
Mais l’éternité, c’est toujours !
Là, les mains des heures se lassent
À retourner les sabliers… » —
Enfants, voici des bœufs qui passent.
Cachez vos rouges tabliers !

L’enfer, hélas ! ne peut s’éteindre.
Toutes les nuits, dans ce manoir,
Se cherchent sans jamais s’atteindre
Une ombre blanche, un spectre noir,
Jusqu’à l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur les chandeliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Si, tremblant à ces bruits étranges,
Quelque nocturne voyageur
En se signant demande aux anges
Sur qui sévit le Dieu vengeur !
Des serpents de feu qui s’enlacent
Tracent deux noms sur les piliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Cette histoire de la novice,
Saint Ildefonse, abbé, voulut
Qu’afin de préserver du vice
Les vierges qui font leur salut,
Les prieures la racontassent
Dans tous les couvents réguliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !

Avril 1828.

Détail d'un dessin de Victor Hugo qui représente la tour splendide et haute qui contient le sombre beffroi et le pont qui enjambe une rivière en direction de Mademoiselle J. (Juliette Drouet)

XXVI. À Mademoiselle J.

À Mademoiselle J. – Les références

Les Chants du crépuscule ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 756.

À Mademoiselle J. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Mademoiselle J., un poème du recueil Les Chants du crépuscule, de Victor Hugo.

À Mademoiselle J.


À Mademoiselle J. – Le texte

À Mademoiselle J.
XXVI


Chantez ! chantez ! jeune inspirée !
La femme qui chante est sacrée
Même aux jaloux, même aux pervers !
La femme qui chante est bénie !
Sa beauté défend son génie.
Les beaux yeux sauvent les beaux vers !

Moi que déchire tant de rage,
J’aime votre aube sans orage ;
Je souris à vos yeux sans pleurs.
Chantez donc vos chansons divines.
À moi la couronne d’épines !
À vous la couronne de fleurs !

Il fut un temps, un temps d’ivresse,
Où l’aurore qui vous caresse
Rayonnait sur mon beau printemps ;
Où l’orgueil, la joie et l’extase,
Comme un vin pur d’un riche vase,
Débordaient de mes dix-sept ans !

Alors, à tous mes pas présente,
Une chimère éblouissante
Fixait sur moi ses yeux dorés ;
Alors, prés verts, ciels bleus, eaux vives,
Dans les riantes perspectives
Mes regards flottaient égarés !

Alors je disais aux étoiles :
Ô mon astre, en vain tu te voiles.
Je sais que tu brilles là-haut !
Alors je disais à la rive :
Vous êtes la gloire, et j’arrive.
Chacun de mes jours est un flot !

Je disais au bois : forêt sombre,
J’ai comme toi des bruits sans nombre.
À l’aigle : contemple mon front !
Je disais aux coupes vidées :
Je suis plein d’ardentes idées
Dont les âmes s’enivreront !

Alors, du fond de vingt calices,
Rosée, amour, parfums, délices,
Se répandaient sur mon sommeil ;
J’avais des fleurs plein mes corbeilles ;
Et comme un vif essaim d’abeilles,
Mes pensers volaient au soleil !

Comme un clair de lune bleuâtre
Et le rouge brasier du pâtre
Se mirent au même ruisseau ;
Comme dans les forêts mouillées,
À travers le bruit des feuillées
On entend le bruit d’un oiseau ;

Tandis que tout me disait : Aime !
Écoutant tout hors de moi-même,
Ivre d’harmonie et d’encens,
J’entendais, ravissant murmure,
Le chant de toute la nature
Dans le tumulte de mes sens !

Et roses par avril fardées,
Nuits d’été de lune inondées,
Sentiers couverts de pas humains,
Tout, l’écueil aux hanches énormes,
Et les vieux troncs d’arbres difformes
Qui se penchent sur les chemins,

Me parlaient cette langue austère,
Langue de l’ombre et du mystère,
Qui demande à tous : Que sait-on ?
Qui, par moments presque étouffée,
Chante des notes pour Orphée,
Prononce des mots pour Platon !

La terre me disait : Poète !
Le ciel me répétait : Prophète !
Marche ! parle ! enseigne ! bénis !
Penche l’urne des chants sublimes !
Verse aux vallons noirs comme aux cimes,
Dans les aires et dans les nids !

Ces temps sont passés. — À cette heure,
Heureux pour quiconque m’effleure,
Je suis triste au dedans de moi ;
J’ai sous mon toit un mauvais hôte ;
Je suis la tour splendide et haute
Qui contient le sombre beffroi.

L’ombre en mon cœur s’est épanchée ;
Sous mes prospérités cachée
La douleur pleure en ma maison ;
Un ver ronge ma grappe mûre ;
Toujours un tonnerre murmure
Derrière mon vague horizon !

L’espoir mène à des portes closes.
Cette terre est pleine de choses
Dont nous ne voyons qu’un côté.
Le sort de tous nos vœux se joue ;
Et la vie est comme la roue
D’un char dans la poudre emporté !

À mesure que les années,
Plus pâles et moins couronnées,
Passent sur moi du haut du ciel,
Je vois s’envoler mes chimères
Comme des mouches éphémères
Qui n’ont pas su faire de miel !

Vainement j’attise en moi-même
L’amour, ce feu doux et suprême
Qui brûle sur tous les trépieds,
Et toute mon âme enflammée
S’en va dans le ciel en fumée
Ou tombe en cendre sous mes pieds !

Mon étoile a fui sous la nue.
La rose n’est plus revenue
Se poser sur mon rameau noir.
Au fond de la coupe est la lie,
Au fond des rêves la folie,
Au fond de l’aurore le soir !

Toujours quelque bouche flétrie,
Souvent par ma pitié nourrie,
Dans tous mes travaux m’outragea.
Aussi que de tristes pensées,
Aussi que de cordes brisées
Pendent à ma lyre déjà !

Mon avril se meurt feuille à feuille ;
Sur chaque branche que je cueille
Croît l’épine de la douleur ;
Toute herbe a pour moi sa couleuvre ;
Et la haine monte à mon œuvre
Comme un bouc au cytise en fleur !

La nature grande et touchante,
La nature qui vous enchante
Blesse mes regards attristés.
Le jour est dur, l’aube est meilleure.
Hélas ! la voix qui me dit : Pleure !
Est celle qui vous dit : Chantez !

Chantez ! chantez ! belle inspirée !
Saluez cette aube dorée
Qui jadis aussi m’enivra.
Tout n’est pas sourire et lumière.
Quelque jour de votre paupière
Peut-être une larme éclora !

Alors je vous plaindrai, pauvre âme !
Hélas ! les larmes d’une femme,
Ces larmes où tout est amer,
Ces larmes où tout est sublime,
Viennent d’un plus profond abîme
Que les gouttes d’eau de la mer !

Mars 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo est un tableau abstrait. Sur un horizon mouvementé, pleurent vers le bas des taches noires, tandis que s'en échappe un nuage blanc surmonté d'un ciel aqueux. Dans le coin supérieur droit, on aperçoit un coin de disque solaire.

XXXV. Soleils couchants

Soleils couchants – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 649.

Soleils couchants – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Soleils couchants, un poème du recueil Les Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Soleils couchants


Soleils couchants – Le texte

XXXV
Soleils couchants

Merveilleux tableaux que la vue découvre à la pensée.
CH. NODIER.

I

J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs,
Soit qu’ils dorent le front des antiques manoirs
Ensevelis dans les feuillages ;
Soit que la brume au loin s’allonge en bancs de feu ;
Soit que mille rayons brisent dans un ciel bleu
À des archipels de nuages.

Oh ! regardez le ciel ! cent nuages mouvants,
Amoncelés là-haut sous le souffle des vents,
Groupent leurs formes inconnues ;
Sous leurs flots par moments flamboie un pâle éclair,
Comme si tout à coup quelque géant de l’air
Tirait son glaive dans les nues.

Le soleil, à travers leurs ombres, brille encor ;
Tantôt fait, à l’égal des larges dômes d’or,
Luire le toit d’une chaumière ;
Ou dispute aux brouillards les vagues horizons ;
Ou découpe, en tombant sur les sombres gazons,
Comme de grands lacs de lumière.

Puis voilà qu’on croit voir, dans le ciel balayé,
Pendre un grand crocodile au dos large et rayé,
Aux trois rangs de dents acérées ;
Sous son ventre plombé glisse un rayon du soir ;
Cent nuages ardents luisent sous son flanc noir
Comme des écailles dorées.

Puis se dresse un palais ; puis l’air tremble, et tout fuit.
L’édifice effrayant des nuages détruit
S’écroule en ruines pressées ;
Il jonche au loin le ciel, et ses cônes vermeils
Pendent, la pointe en bas, sur nos têtes, pareils
À des montagnes renversées.

Ces nuages de plomb, d’or, de cuivre, de fer,
Où l’ouragan, la trombe, et la foudre, et l’enfer
Dorment avec de sourds murmures,
C’est Dieu qui les suspend en foule aux cieux profonds,
Comme un guerrier qui pend aux poutres des plafonds
Ses retentissantes armures.

Tout s’en va ! Le soleil, d’en haut précipité,
Comme un globe d’airain qui, rouge, est rejeté
Dans les fournaises remuées,
En tombant sur leurs flots que son choc désunit,
Fait en flocons de feu jaillir jusqu’au zénith
L’ardente écume des nuées.

Oh ! contemplez le ciel ! et dès qu’a fui le jour,
En tout temps, en tout lieu, d’un ineffable amour,
Regardez à travers ses voiles ;
Un mystère est au fond de leur grave beauté,
L’hiver, quand ils sont noirs comme un linceul, l’été,
Quand la nuit les brode d’étoiles.

Juin 1828.

II

Le jour s’enfuit des cieux : sous leur transparent voile
De moments en moments se hasarde une étoile ;
La nuit, pas à pas, monte au trône obscur des soirs ;
Un coin du ciel est brun, l’autre lutte avec l’ombre ;
Et déjà, succédant au couchant rouge et sombre,
Le crépuscule gris meurt sur les coteaux noirs.

Et là-bas, allumant ses vitres étoilées,
Avec sa cathédrale aux flèches dentelées,
Les tours de son palais, les tours de sa prison,
Avec ses hauts clochers, sa bastille obscurcie,
Posée au bord du ciel comme une longue scie,
La ville aux mille toits découpe l’horizon.

Oh ! qui m’emportera sur quelque tour sublime
D’où la cité sous moi s’ouvre comme un abîme !
Que j’entende, écoutant la ville où nous rampons,
Mourir sa vaste voix, qui semble un cri de veuve,
Et qui, le jour, gémit plus haut que le grand fleuve,
Le grand fleuve irrité luttant contre les ponts !

Que je voie, à mes yeux en fuyant apparues,
Les étoiles des chars se croiser dans les rues,
Et serpenter le peuple en l’étroit carrefour,
Et tarir la fumée au bout des cheminées,
Et, glissant sur le front des maisons blasonnées,
Cent clartés naître, luire et passer tour à tour !

Que la vieille cité, devant moi, sur sa couche
S’étende, qu’un soupir s’échappe de sa bouche,
Comme si de fatigue on l’entendait gémir !
Que, veillant seul, debout sur son front que je foule,
Avec mille bruits sourds d’océan et de foule,
Je regarde à mes pieds la géante dormir !

Juillet 1828.

III

Plus loin ! allons plus loin ! — Aux feux du couchant sombre,
J’aime à voir dans les champs croître et marcher mon ombre.
Et puis, la ville est là ! je l’entends, je la voi.
Pour que j’écoute en paix ce que dit ma pensée,
Ce Paris, à la voix cassée,
Bourdonne encor trop près de moi.

Je veux fuir assez loin pour qu’un buisson me cache
Ce brouillard, que son front porte comme un panache,
Ce nuage éternel sur ses tours arrêté ;
Pour que du moucheron, qui bruit et qui passe,
L’humble et grêle murmure efface
La grande voix de la cité !

Août 1828.

IV

Oh ! sur des ailes, dans les nues,
Laissez-moi fuir ! laissez-moi fuir !
Loin des régions inconnues
C’est assez rêver et languir !
Laissez-moi fuir vers d’autres mondes.
C’est assez, dans les nuits profondes,
Suivre un phare, chercher un mot.
C’est assez de songe et de doute.
Cette voix que d’en bas j’écoute,
Peut-être on l’entend mieux là-haut.

Allons ! des ailes ou des voiles !
Allons ! un vaisseau tout armé !
Je veux voir les autres étoiles
Et la croix du sud enflammé.
Peut-être dans cette autre terre
Trouve-t-on la clef du mystère
Caché sous l’ordre universel ;
Et peut-être aux fils de la lyre
Est-il plus facile de lire
Dans cette autre page du ciel !

Août 1828.

V

Quelquefois, sous les plis des nuages trompeurs,
Loin dans l’air, à travers les brèches des vapeurs
Par le vent du soir remuées,
Derrière les derniers brouillards, plus loin encor,
Apparaissent soudain les mille étages d’or
D’un édifice de nuées !

Et l’œil épouvanté, par delà tous nos cieux,
Sur une île de l’air au vol audacieux,
Dans l’éther libre aventurée,
L’œil croit voir jusqu’au ciel monter, monter toujours,
Avec ses escaliers, ses ponts, ses grandes tours,
Quelque Babel démesurée !

septembre 1828.

VI

Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !

Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S’iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

Avril 1829.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage de profil d'une jeune femme sur un fond ocre.

VII. Nous allions au verger…

Nous allions au verger… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 305.

Nous allions au verger… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Nous allions au verger…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. Lettre et suivi de VIII. Tu peux, comme il te plaît….

Nous allions au verger…


Nous allions au verger… – Le texte

VII


Nous allions au verger cueillir des bigarreaux.
Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros,
Elle montait dans l’arbre et courbait une branche ;
Les feuilles frissonnaient au vent ; sa gorge blanche,
O Virgile, ondoyait dans l’ombre et le soleil ;
Ses petits doigts allaient chercher le fruit vermeil,
Semblable au feu qu’on voit dans le buisson qui flambe.
Je montais derrière elle ; elle montrait sa jambe,
Et disait : « Taisez-vous ! » à mes regards ardents,
Et chantait. Par moments, entre ses belles dents,
Pareille, aux chansons près, à Diane farouche,
Penchée, elle m’offrait la cerise à sa bouche ;
Et ma bouche riait, et venait s’y poser,
Et laissait la cerise et prenait le baiser.

Triel, juillet 18..