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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un phénix, ou du moins un être ailé dressant sa collerette à la lumière.

XXV. Ô strophe du poëte…

Ô strophe du poëte… – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 455.

Ô strophe du poëte… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ô strophe du poëte…, un poème des Contemplations, du livre En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIV. J’ai cueilli cette fleur… et suivi de XXVI. Les Malheureux. À mes enfants.

Ô strophe du poëte…


Ô strophe du poëte… – Le texte

XXV


Ô strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs,
Jetant mille baisers à leurs mille couleurs,
Tu jouais, et d’avril tu pillais la corbeille ;
Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,
Tu semais de l’amour et tu faisais du miel ;
Ton âme bleue était presque mêlée au ciel ;
Ta robe était d’azur et ton œil de lumière ;
Tu criais aux chansons, tes sœurs : « Venez ! chaumière,
Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L’aube a lui ! »
Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,
Le sévère habitant de la blême caverne
Qu’en haut le jour blanchit, qu’en bas rougit l’Averne,
Le poëte qu’ont fait avant l’heure vieillard
La douleur dans la vie et le drame dans l’art,
Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d’ombres,
Il a levé la tête un jour hors des décombres,
Et t’a saisie au vol dans l’herbe et dans les blés,
Et, malgré tes effrois et tes cris redoublés,
Toute en pleurs, il t’a prise à l’idylle joyeuse ;
Il t’a ravie aux champs, à la source, à l’yeuse,
Aux amours dans les bois près des nids palpitants ;
Et maintenant, captive et reine en même temps,
Prisonnière au plus noir de son âme profonde,
Parmi les visions qui flottent comme l’onde,
Sous son crâne à fois céleste et souterrain,
Assise, et t’accoudant sur un trône d’airain,
Voyant dans ta mémoire, ainsi qu’une ombre vaine
Fuir l’éblouissement du jour et de la plaine,
Par le maître gardée, et calme et sans espoir,
Tandis que, près de toi, les drames, groupe noir,
Des sombres passions feuillettent le registre,
Tu rêves dans sa nuit, Proserpine sinistre.

Jersey, novembre 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un rayon qui illumine le chemin qui mène à la porte du tombeau.

XXIV. En frappant à une porte

En frappant à une porte – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 532.

En frappant à une porte – L’enregistrement

Je vous invite à écouter En frappant à une porte, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIII. Les mages et suivi de XXV. Nomen, numen, lumen.

En frappant à une porte


En frappant à une porte – Le texte

XXIV
En frappant à une porte


J’ai perdu mon père et ma mère,
Mon premier né, bien jeune, hélas !
Et pour moi la nature entière
Sonne le glas.

Je dormais entre mes deux frères ;
Enfants, nous étions trois oiseaux ;
Hélas ! le sort change en deux bières
Leurs deux berceaux.

Je t’ai perdue, ô fille chère,
Toi qui remplis, ô mon orgueil,
Tout mon destin de la lumière
De ton cercueil !

J’ai su monter, j’ai su descendre.
J’ai vu l’aube et l’ombre en mes cieux.
J’ai connu la pourpre, et la cendre
Qui me va mieux.

J’ai connu les ardeurs profondes,
J’ai connu les sombres amours ;
J’ai vu fuir les ailes, les ondes,
Les vents, les jours.

J’ai sur ma tête des orfraies ;
J’ai sur tous mes travaux l’affront,
Aux pieds la poudre, au cœur des plaies,
L’épine au front.

J’ai des pleurs à mon œil qui pense,
Des trous à ma robe en lambeau ;
Je n’ai rien à la conscience :
Ouvre, tombeau.

Marine-Terrace, 4 septembre 1855.

VI. Quand nous habitions tous ensemble…

Quand nous habitions tous ensemble… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 402.

Quand nous habitions tous ensemble… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quand nous habitions tous ensemble…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Elle avait pris ce pli… et suivi par VII. Elle était pâle et pourtant rose….

Quand nous habitions tous ensemble…

Quand nous habitions tous ensemble… – Le texte

VI


Quand nous habitions tous ensemble
Sur nos collines d’autrefois,
Où l’eau court, où le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente ;
J’étais pour elle l’univers.
Oh ! comme l’herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts !

Elle faisait mon sort prospère,
Mon travail léger, mon ciel bleu.
Lorsqu’elle me disait : Mon père,
Tout mon cœur s’écriait : Mon Dieu !

À travers mes songes sans nombre,
J’écoutais son parler joyeux,
Et mon front s’éclairait dans l’ombre
À la lumière de ses yeux.

Elle avait l’air d’une princesse
Quand je la tenais par la main.
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh ! la belle petite robe
Qu’elle avait, vous rappelez-vous ?

Le soir, auprès de ma bougie,
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu’à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle.
Que son bonjour était charmant !
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.

Oh ! je l’avais, si jeune encore,
Vue apparaître en mon destin !
C’était l’enfant de mon aurore,
Et mon étoile du matin !

Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine !
Comme nous courions dans les bois !

Puis, vers la lumière isolée
Étoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
En tournant le coin du vieux mur ;

Nous revenions, cœurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l’abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant… —
Toutes ces choses sont passées
Comme l’ombre et comme le vent !

Villequier, 4 septembre 1844.

Un pont au-dessus de l'abîme relie deux versants, l'un obscur, l'autre qui va s'éclairant. Un ciel ocre et doré flamboie au-dessus.

V. L’Âme à la poursuite du vrai

L’Âme à la poursuite du vrai – Les références

L’Art d’être grand-pèreXVIII. Que les petits liront quand ils seront grands ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 858.

L’Âme à la poursuite du vrai – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’Âme à la poursuite du vrai, un poème du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.

L’Âme à la poursuite du vrai


L’Âme à la poursuite du vrai – Le texte

V
L’Âme à la poursuite du vrai

I

Je m’en irai dans les chars sombres
Du songe et de la vision ;
Dans la blême cité des ombres
Je passerai comme un rayon ;
J’entendrai leurs vagues huées ;
Je semblerai dans les nuées
Le grand échevelé de l’air ;
J’aurai sous mes pieds le vertige,
Et dans les yeux plus de prodige
Que le météore et l’éclair.

Je rentrerai dans ma demeure,
Dans le noir monde illimité.
Jetant à l’éternité l’heure
Et la terre à l’immensité,
Repoussant du pied nos misères,
Je prendrai le vrai dans mes serres
Et je me transfigurerai,
Et l’on ne verra plus qu’à peine
Un reste de lueur humaine
Trembler sous mon sourcil sacré.

Car je ne serai plus un homme ;
Je serai l’esprit ébloui
À qui le sépulcre se nomme,
À qui l’énigme répond : Oui.
L’ombre aura beau se faire horrible ;
Je m’épanouirai terrible,
Comme Élie à Gethsémani,
Comme le vieux Thalès de Grèce,
Dans la formidable allégresse
De l’abîme et de l’infini.

Je questionnerai le gouffre
Sur le secret universel,
Et le volcan, l’urne de soufre,
Et l’océan, l’urne de sel ;
Tout ce que les profondeurs savent,
Tout ce que les tourmentes lavent,
Je sonderai tout ; et j’irai
Jusqu’à ce que, dans les ténèbres,
Je heurte mes ailes funèbres
À quelqu’un de démesuré.

Parfois m’envolant jusqu’au faîte,
Parfois tombant de tout mon poids,
J’entendrai crier sur ma tête
Tous les cris de l’ombre à la fois,
Tous les noirs oiseaux de l’abîme,
L’orage, la foudre sublime,
L’âpre aquilon séditieux,
Tous les effrois qui, pêle-mêle,
Tourbillonnent, battant de l’aile,
Dans le précipice des cieux.

La Nuit pâle, immense fantôme
Dans l’espace insondable épars,
Du haut du redoutable dôme,
Se penchera de toutes parts ;
Je la verrai lugubre et vaine,
Telle que la vit Antisthène
Qui demandait aux vents : Pourquoi ?
Telle que la vit Épicure,
Avec des plis de robe obscure
Flottant dans l’ombre autour de moi.

— Homme ! la démence t’emporte,
Dira le nuage irrité.
— Prends-tu la nuit pour une porte ?
Murmurera l’obscurité.
L’espace dira : — Qui t’égare ?
Passeras-tu, barde, où Pindare
Et David ne sont point passés ?
— C’est ici, criera la tempête,
Qu’Hésiode a dit : Je m’arrête !
Qu’Ézéchiel a dit : Assez !

Mais tous les efforts des ténèbres
Sur mon essor s’épuiseront
Sans faire fléchir mes vertèbres
Et sans faire pâlir mon front ;
Au sphinx, au prodige, au problème,
J’apparaîtrai, monstre moi-même,
Être pour deux destins construit,
Ayant, dans la céleste sphère,
Trop de l’homme pour la lumière,
Et trop de l’ange pour la nuit.

II

L’ombre dit au poète : — Imite
Ceux que retient l’effroi divin ;
N’enfreins pas l’étrange limite
Que nul n’a violée en vain ;
Ne franchis pas l’obscure grève
Où la nuit, la tombe et le rêve
Mêlent leurs souffles inouïs,
Où l’abîme sans fond, sans forme,
Rapporte dans sa houle énorme
Les prophètes évanouis.

Tous les essais que tu peux faire
Sont inutiles et perdus.
Prends un culte ; choisis ; préfère ;
Tes vœux ne sont pas entendus ;
Jamais le mystère ne s’ouvre ;
La tranquille immensité couvre
Celui qui devant Dieu s’enfuit
Et celui qui vers Dieu s’élance
D’une égalité de silence
Et d’une égalité de nuit.

Va sur l’Olympe où Stésichore,
Cherchant Jupiter, le trouva ;
Va sur l’Horeb qui fume encore
Du passage de Jéhovah ;
Ô songeur, ce sont là des cimes,
De grands buts, des courses sublimes…
On en revient désespéré,
Honteux, au fond de l’ombre noire,
D’avoir abdiqué jusqu’à croire !
Indigné d’avoir adoré !

L’Olympien est de la brume ;
Le Sinaïque est de la nuit.
Nulle part l’astre ne s’allume,
Nulle part l’ombre ne bleuit.
Que l’homme vive et s’en contente ;
Qu’il reste l’homme ; qu’il ne tente
Ni l’obscurité, ni l’éther ;
Sa flamme à la fange est unie,
L’homme est pour le ciel un génie,
Mais l’homme est pour la terre un ver.

L’homme a Dante, Shakspeare, Homère ;
Ses arts sont un trépied fumant ;
Mais prétend-il de sa chimère
Illuminer le firmament ?
C’est toujours quelque ancienne idée
De l’Élide ou de la Chaldée
Que l’âge nouveau rajeunit.
Parce que tu luis dans ta sphère,
Esprit humain, crois-tu donc faire
De la flamme jusqu’au Zénith !

Après Socrate et le Portique,
Sans t’en douter, tu mets le feu
À la même chimère antique
Dont l’Inde ou Rome ont fait un dieu ;
Comme cet Éson de la fable,
Tu retrempes dans l’ineffable,
Dans l’absolu, dans l’infini,
Quelque Ammon d’Égypte ou de Grèce,
Ce qu’avant toi maudit Lucrèce,
Ce qu’avant toi Job a béni.

Tu prends quelque être imaginaire,
Vieux songe de l’humanité,
Et tu lui donnes le tonnerre,
L’auréole, l’éternité.
Tu le fais, tu le renouvelles ;
Puis, tremblant, tu te le révèles,
Et tu frémis en le créant ;
Et, lui prêtant vie, abondance,
Sagesse, bonté, providence,
Tu te chauffes à ce néant !

Sous quelque mythe qu’il s’enferme,
Songeur, il n’est point de Baal
Qui ne contienne en lui le germe
D’un éblouissant idéal ;
De même qu’il n’est pas d’épine,
Pas d’arbre mort dans la ruine,
Pas d’impur chardon dans l’égout,
Qui, si l’étincelle le touche,
Ne puisse, dans l’âtre farouche,
Faire une aurore tout à coup !

Vois dans les forêts la broussaille,
Culture abjecte du hasard ;
Déguenillée, elle tressaille
Au glissement froid du lézard ;
Jette un charbon, ce houx sordide
Va s’épanouir plus splendide
Que la tunique d’or des rois ;
L’éclair sort de la ronce infâme ;
Toutes les pourpres de la flamme
Dorment dans ce haillon des bois.

Comme un enfant qui s’émerveille
De tirer, à travers son jeu,
Une splendeur gaie et vermeille
Du vil sarment qu’il jette au feu,
Tu concentres toute la flamme
De ce que peut rêver ton âme
Sur le premier venu des dieux,
Puis tu t’étonnes, ô poussière,
De voir sortir une lumière
De cet Irmensul monstrueux.

À la vague étincelle obscure
Que tu tires d’un Dieu pervers,
Tu crois raviver la nature,
Tu crois réchauffer l’univers ;
Ô nain, ton orgueil s’imagine
Avoir retrouvé l’origine,
Que tous vont s’aimer désormais,
Qu’on va vaincre les nuits immondes,
Et tu dis : La lueur des mondes
Va flamboyer sur les sommets !

Tu crois voir une aube agrandie
S’élargir sous le firmament
Parce que ton rêve incendie
Un Dieu, qui rayonne un moment.
Non. Tout est froid. L’horreur t’enlace.
Tout est l’affreux temple de glace,
Morne à Delphes, sombre à Béthel.
Tu fais à peine, esprit frivole,
En brûlant le bois de l’idole,
Tiédir la pierre de l’autel.

III

Je laisse ces paroles sombres
Passer sur moi sans m’émouvoir
Comme on laisse dans les décombres
Frissonner les branches le soir ;
J’irai, moi le curieux triste ;
J’ai la volonté qui persiste ;
L’énigme traître a beau gronder ;
Je serai, dans les brumes louches,
Dans les crépuscules farouches,
La face qui vient regarder.

Vie et mort ! ô gouffre ! Est-ce un piège
La fleur qui s’ouvre et se flétrit,
L’atome qui se désagrège,
Le néant qui se repétrit ?
Quoi ! rien ne marche ! rien n’avance !
Pas de moi ! Pas de survivance !
Pas de lien ! Pas d’avenir !
C’est pour rien, ô tombes ouvertes,
Qu’on entend vers les découvertes
Les chevaux du rêve hennir !

Est-ce que la nature enferme
Pour des avortements bâtards
L’élément, l’atome, le germe,
Dans le cercle des avatars ?
Que serait donc ce monde immense,
S’il n’avait pas la conscience
Pour lumière et pour attribut ?
Épouvantable échelle noire
De renaissances sans mémoire
Dans une ascension sans but !

La larve du spectre suivie,
Ce serait tout ! Quoi donc ! ô sort,
J’aurais un devoir dans la vie
Sans avoir un droit dans la mort !
Depuis la pierre jusqu’à l’ange,
Qu’est-ce alors que ce vain mélange
D’êtres dans l’obscur tourbillon ?
L’aube est-elle sincère ou fausse ?
Naître, est-ce vivre ? En quoi la fosse
Diffère-t-elle du sillon ?

— Mange le pain, je mange l’homme,
Dit Tibère. A-t-il donc raison ?
Satan la femme, Ève la pomme,
Est-ce donc la même moisson ?
Nemrod souffle comme la bise ;
Gengis le sabre au poing, Cambyse
Avec un flot d’hommes démons,
Tue, extermine, écrase, opprime,
Et ne commet pas plus de crime
Qu’un roc roulant du haut des monts !

Oh non ! la vie au noir registre,
Parmi le genre humain troublé,
Passe, inexplicable et sinistre,
Ainsi qu’un espion voilé ;
Grands et petits, les fous, les sages,
S’en vont, nommés dans les messages
Qu’elle jette au ciel triste ou bleu ;
Malheur aux méchants ! et la tombe
Est la bouche de bronze où tombe
Tout ce qu’elle dénonce à Dieu.

— Mais ce Dieu même, je le nie ;
Car il aurait, ô vain croyant,
Créé sa propre calomnie
En créant ce monde effrayant. —
Ainsi parle, calme et funèbre,
Le doute appuyé sur l’algèbre ;
Et moi qui sens frémir mes os,
Allant des langes aux suaires,
Je regarde les ossuaires
Et je regarde les berceaux.

Mort et vie ! énigmes austères !
Dessous est la réalité.
C’est là que les Kants, les Voltaires,
Les Euclides ont hésité.
Eh bien ! j’irai, moi qui contemple,
Jusqu’à ce que, perçant le temple,
Et le dogme, ce double mur,
Mon esprit découvre et dévoile
Derrière Jupiter l’étoile,
Derrière Jéhovah l’azur !

Car il faut qu’enfin on rencontre
L’indestructible vérité,
Et qu’un front de splendeur se montre
Sous ces masques d’obscurité ;
La nuit tâche, en sa noire envie,
D’étouffer le germe de vie,
De toute-puissance et de jour,
Mais moi, le croyant de l’aurore,
Je forcerai bien Dieu d’éclore
À force de joie et d’amour !

Est-ce que vous croyez que l’ombre
A quelque chose à refuser
Au dompteur du temps et du nombre,
À celui qui veut tout oser,
Au poète qu’emporte l’âme,
Qui combat dans leur culte infâme
Les payens comme les hébreux,
Et qui, la tête la première,
Plonge, éperdu, dans la lumière,
À travers leur dieu ténébreux.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la gerbe d'une vague de l'océan, telle une étoile nommé Stella surgissant dans la nuit.

XV. Stella

Stella – Les références

ChâtimentsLivre VI – La stabilité est assurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 165.

Stella – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Stella, un poème du recueil Châtiments, Livre VI – La stabilité est assurée, de Victor Hugo.

Stella


Stella – Le texte

XV
Stella


Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Elle resplendissait au fond du ciel lointain
Dans une blancheur, molle, infinie et charmante.
Aquilon s’enfuyait emportant la tourmente.
L’astre éclatant changeait la nuée en duvet.
C’était une clarté qui pensait, qui vivait ;
Elle apaisait l’écueil où la vague déferle ;
On croyait voir une âme à travers une perle.
Il faisait nuit encor, l’ombre régnait en vain,
Le ciel s’illuminait d’un sourire divin.
La lueur argentait le haut du mât qui penche ;
Le navire était noir, mais la voile était blanche ;
Des goélands debout sur un escarpement,
Attentifs, contemplaient l’étoile gravement
Comme un oiseau céleste et fait d’une étincelle ;
L’océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,
Et, rugissant tout bas, la regardait briller,
Et semblait avoir peur de la faire envoler.
Un ineffable amour emplissait l’étendue.
L’herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,
Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur
Qui s’éveillait me dit : C’est l’étoile ma sœur.
Et pendant qu’à longs plis l’ombre levait son voile,
J’entendis une voix qui venait de l’étoile
Et qui disait : — Je suis l’astre qui vient d’abord.
Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort.
J’ai lui sur le Sina, j’ai lui sur le Taygète ;
Je suis le caillou d’or et de feu que Dieu jette,
Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.
Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.
Ô nations ! je suis la Poésie ardente.
J’ai brillé sur Moïse et j’ai brillé sur Dante.
Le lion Océan est amoureux de moi.
J’arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi !
Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles !
Paupières, ouvrez-vous, allumez-vous, prunelles !
Terre, émeus le sillon, vie, éveille le bruit ;
Debout, vous qui dormez ; — car celui qui me suit,
Car celui qui m’envoie en avant la première,
C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière !

Jersey, juillet 1853.