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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tête de mort sous un voile de mariée près de laquelle apparaissent les mots Vultus Vitae.

À ceux qu’on foule aux pieds

À ceux qu’on foule aux pieds – Les références

L’Année terribleJuin ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 139.

À ceux qu’on foule aux pieds – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À ceux qu’on foule aux pieds, poème de Juin, du recueil L’Année terrible, de Victor Hugo.

À ceux qu’on foule aux pieds


À ceux qu’on foule aux pieds – Le texte

XIII
À ceux qu’on foule aux pieds


Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.
Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie
M’attirent ; je me sens leur frère ; je défends
Terrassés ceux que j’ai combattus triomphants ;
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m’éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m’appelaient entre eux.
Je n’ai plus d’ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c’est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C’est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants,
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ;
Je défends l’égaré, le faible, et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l’instinct bon se nourrit de clarté ;
Ils n’ont rien dont leur âme obscure se repaisse ;
Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse
Et plus morne là-haut que les branches des bois ;
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois,
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ?
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ;
La misère, âpre roue, étourdit Ixion.
Et c’est pourquoi j’ai pris la résolution
De demander pour tous le pain et la lumière.

Ce n’est pas le canon du noir vendémiaire,
Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai,
Qui font la haine éteinte et l’ulcère fermé.
Moi, pour aider le peuple à résoudre un problème,
Je me penche vers lui. Commencement : je l’aime.
Le reste vient après. Oui, je suis avec vous,
J’ai l’obstination farouche d’être doux,
Ô vaincus, et je dis : Non, pas de représailles !
Ô mon vieux cœur pensif, jamais tu ne tressailles
Mieux que sur l’homme en pleurs, et toujours tu vibras
Pour des mères ayant leurs enfants dans les bras.

Quand je pense qu’on a tué des femmes grosses,
Qu’on a vu le matin des mains sortir des fosses,
Ô pitié ! quand je pense à ceux qui vont partir !
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr.
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ;
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ;
Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond.
Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent.
Oh ! ces pontons sur qui j’ai pleuré reparaissent,
Avec leurs entreponts où l’on expire, ayant
Sur soi l’énormité du navire fuyant !
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ;
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble,
On boit l’un après l’autre au bidon, on a chaud,
On a froid, l’ouragan tourmente le cachot,
L’eau gronde, et l’on ne voit, parmi ces bruits funèbres,
Qu’un canon allongeant son cou dans les ténèbres.
Je retombe en ce deuil qui jadis m’étouffait.
Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Combien d’êtres humains frissonnent à cette heure,
Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure,
Devant l’escarpement hideux de l’inconnu !
Être jeté là, triste, inquiet, tremblant, nu,
Chiffre quelconque au fond d’une foule livide,
Dans la brume, l’orage et les flots, dans le vide,
Pêle-mêle et tout seul, sans espoir, sans secours,
Ayant au cœur le fil brisé de ses amours !
Dire : — « Où suis-je ? On s’en va. Tout pâlit, tout se creuse,
Tout meurt. Qu’est-ce que c’est que cette fuite affreuse ?
La terre disparaît, le monde disparaît.
Toute l’immensité devient une forêt.
Je suis de la nuée et de la cendre. On passe.
Personne ne va plus penser à moi. L’espace !
Le gouffre ! Où sont-ils ceux près de qui je dormais ! » —
Se sentir oublié dans la nuit pour jamais !
Devenir pour soi-même une espèce de songe !
Oh ! combien d’innocents, sous quelque vil mensonge
Et sous le châtiment féroce, stupéfaits !
— Quoi ! disent-ils, ce ciel où je me réchauffais,
Je ne le verrai plus ! on me prend la patrie !
Rendez-moi mon foyer, mon champ, mon industrie,
Ma femme, mes enfants ! rendez-moi la clarté !
Qu’ai-je donc fait pour être ainsi précipité
Dans la tempête infâme et dans l’écume amère,
Et pour n’avoir plus droit à la France ma mère ! —

Quoi ! lorsqu’il s’agirait de sonder, ô vainqueurs,
L’obscur puits social béant au fond des cœurs,
D’étudier le mal, de trouver le remède,
De chercher quelque part le levier d’Archimède,
Lorsqu’il faudrait forger la clef des temps nouveaux ;
Après tant de combats, après tant de travaux,
Et tant de fiers essais et tant d’efforts célèbres,
Quoi ! pour solution, faire dans les ténèbres,
Nous, guides et docteurs, nous les frères aînés,
Naufrager un chaos d’hommes infortunés !
Décréter qu’on mettra dehors, qui ? le mystère !
Que désormais l’énigme a l’ordre de se taire,
Et que le sphinx fera pénitence à genoux !
Quels vieillards sommes-nous ! quels enfants sommes-nous !
Quel rêve, hommes d’Etat ! quel songe, ô philosophes !
Quoi ! pour que les griefs, pour que les catastrophes,
Les problèmes, l’angoisse et les convulsions
S’en aillent, suffit-il que nous les expulsions ?
Rentrer chez soi, crier : – Français, je suis ministre
Et tout est bien ! – tandis qu’à l’horizon sinistre,
Sous des nuages lourds, hagards, couleur de sang,
Chargé de spectres, noir, dans les flots décroissant,
Avec l’enfer pour aube et la mort pour pilote,
On ne sait quel radeau de la Méduse flotte !
Quoi ! les destins sont clos, disparus, accomplis,
Avec ce que la vague emporte dans ses plis !
Ouvrir à deux battants la porte de l’abîme,
Y pousser au hasard l’innocence et le crime,
Tout, le mal et le bien, confusément puni,
Refermer l’océan et dire : c’est fini !
Être des hommes froids qui jamais ne s’émoussent,
Qui n’attendrissent point leur justice, et qui poussent
L’impartialité jusqu’à tout châtier !
Pour le guérir, couper le membre tout entier !
Quoi ! pour expédient prendre la mer profonde !
Au lieu d’être ceux-là par qui l’ordre se fonde,
Jeter au gouffre en tas les faits, les questions,
Les deuils que nous pleurions et que nous attestions,
La vérité, l’erreur, les hommes téméraires,
Les femmes qui suivaient leurs maris ou leurs frères,
L’enfant qui remua follement le pavé,
Et faire signe aux vents, et croire tout sauvé
Parce que sur nos maux, nos pleurs, nos inclémences,
On a fait travailler ces balayeurs immenses !

Eh bien, que voulez-vous que je vous dise, moi !
Vous avez tort. J’entends les cris, je vois l’effroi,
L’horreur, le sang, la mer, les fosses, les mitrailles,
Je blâme. Est-ce ma faute enfin ? j’ai des entrailles.
Éternel Dieu ! c’est donc au mal que nous allons ?
Ah ! pourquoi déchaîner de si durs aquilons
Sur tant d’aveuglements et sur tant d’indigences ?
Je frémis.

Sans compter que toutes ces vengeances,

C’est l’avenir qu’on rend d’avance furieux !
Travailler pour le pire en faisant pour le mieux,
Finir tout de façon qu’un jour tout recommence,
Nous appelons sagesse, hélas ! cette démence.
Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs.
Les opprimés refont plus tard des oppresseurs.

Oh ! dussé-je, coupable aussi moi d’innocence,
Reprendre l’habitude austère de l’absence,
Dût se refermer l’âpre et morne isolement,
Dussent les cieux, que l’aube a blanchis un moment,
Redevenir sur moi dans l’ombre inexorables,
Que du moins un ami vous reste, ô misérables !
Que du moins il vous reste une voix ! que du moins
Vous nous ayez, la nuit et moi, pour vos témoins ?
Le droit meurt, l’espoir tombe, et la prudence est folle.
Il ne sera pas dit que pas une parole
N’a, devant cette éclipse affreuse, protesté.
Je suis le compagnon de la calamité.
Je veux être, — je prends cette part, la meilleure, —
Celui qui n’a jamais fait le mal, et qui pleure ;
L’homme des accablés et des abandonnés.
Volontairement j’entre en votre enfer, damnés.
Vos chefs vous égaraient, je l’ai dit à l’histoire ;
Certes, je n’aurais pas été de la victoire,
Mais je suis de la chute ; et je viens, grave et seul,
Non vers votre drapeau, mais vers votre linceul.
Je m’ouvre votre tombe.

Et maintenant, huées,

Toi calomnie et toi haine, prostituées,
Ô sarcasmes payés, mensonges gratuits,
Qu’à Voltaire ont lancés Nonotte et Maupertuis,
Poings montrés qui jadis chassiez Rousseau de Bienne,
Cris plus noirs que les vents de l’ombre libyenne,
Plus vils que le fouet sombre aux lanières de cuir,
Qui forciez le cercueil de Molière à s’enfuir,
Ironie idiote, anathèmes farouches,
Ô reste de salive encor blanchâtre aux bouches
Qui crachèrent au front du pâle Jésus-Christ,
Pierre éternellement jetée à tout proscrit,
Acharnez-vous ! Soyez les bien venus, outrages.
C’est pour vous obtenir, injures, fureurs, rages,
Que nous, les combattants du peuple, nous souffrons,
La gloire la plus haute étant faite d’affronts.

Remarque

J’ai enregistré et mis en ligne ce poème car il m’a paru d’actualité.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des ruines, des pierres, enfouies dans les profondeurs, et éclairées par un rayon venu du ciel. Sur la droite, apparaît la "bouche d'ombre".

XXVI. Ce que dit la bouche d’ombre

Ce que dit la bouche d’ombre – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 534.

Les mages – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ce que dit la bouche d’ombre, dernier poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXV. Nomen, numen, lumen. Il est suivi du poème qui clôt Les Contemplations, adressé À celle qui est restée en France, sa fille, Léopoldine.

Ce que dit la bouche d’ombre

Ce que dit la bouche d’ombre – Le texte

XXVI
Ce que dit la bouche d’ombre

L’homme en songeant descend au gouffre universel.
J’errais près du dolmen qui domine Rozel,
À l’endroit où le cap se prolonge en presqu’île.
Le spectre m’attendait ; l’être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M’emporta sur le haut du rocher, et me dit :

*

Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’être ont un grand dialogue.
Tout parle, l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
L’orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,
Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternel murmure ?
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,
S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole,
Si son rugissement n’était une parole ?
Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien qu’un silence ? et te figures-tu
Que la création profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,
D’entendre bégayer une sourde-muette ?
Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est un poëte ;
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe.
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

Tout est plein d’âmes.

Mais comment ? Oh ! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,
Causons.

*

Dieu n’a créé que l’être impondérable.

Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal.

L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte ;
Tout nageait, tout volait.

Or, la première faute

Fut le premier poids.

Dieu sentit une douleur.

Le poids prit une forme, et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis, tout alla s’aggravant ;
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent ;
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même, au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Être vils qu’à regret les anges énumèrent !
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatal fruit.

*

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D’où vient-elle ? De toi, de ta chair, du limon
Dont l’esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : — Je suis l’être d’infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore. —
L’ange laisse passer à travers lui l’aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l’être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal.

*

Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,
Et je vais t’expliquer tout ce que je t’indique ;
Je vais t’emplir les yeux de nuit et de lueurs.
Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.
Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’il m’arrache,
Je te le jette ; prends, et vois.

Et, d’abord, sache

Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l’infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n’êtes pas hors de Dieu complétement ;
Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendre étincelle,
N’est hors de rien, étant la fin universelle ;
L’éclair est son regard, autant que le rayon ;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.

— Ô sombre aile invisible à l’immense envergure !
Esprit ! esprit ! esprit ! m’écriai-je éperdu.
Le spectre poursuivit sans m’avoir entendu :

*

Faisons un pas de plus dans ces choses profondes.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : — Je suis seul, car je suis le penseur.
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève.
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. —
Voyons ; observes-tu le bœuf qui se soumet ?
Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ?
Interroges-tu l’onde ? et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?
Comme sur le versant d’un mont prodigieux,
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l’ombre,
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l’animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais !
Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe ?
L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ?
Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sont éclairés,
Que la création qui, lente et par degrés,
S’élève à la lumière, et, dans sa marche entière,
Fait de plus de clarté luire moins de matière
Et mêle plus d’instincts au monstre décroissant,
Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S’arrête sur l’abîme à l’homme, escarpement ?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l’invisible et dans l’impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l’azur
D’un monde éblouissant, miroir du monde obscur,
D’êtres voisins de l’homme et d’autres qui s’éloignent,
D’esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent,
D’anges faits de rayons comme l’homme d’instincts ;
Elle plonge à travers les cieux jamais atteints,
Sublime ascension d’échelles étoilées,
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l’astre esprit à l’archange soleil,
Relie, en traversant des millions de lieues,
Les groupes constellés et les légions bleues,
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s’évanouit en Dieu !

Cette échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l’ont gravie :
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.
Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.

Et cette échelle vient de plus loin que la terre.
Sache qu’elle commence aux mondes du mystère,
Aux mondes des terreurs et des perditions ;
Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,
Du précipice où sont les larves et les crimes,
Où la création, effrayant les abîmes,
Se prolonge dans l’ombre en spectre indéfini.
Car, au-dessous du globe où vit l’homme banni,
Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,
Dans cette plénitude horrible qu’on croit vide,
Le mal, qui par la chair, hélas ! vous asservit,
Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit !
Là, sombre et s’engloutit, dans des flots de désastres,
L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres ;
Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur ;
Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit !

*

Donc, la matière pend à l’idéal, et tire
L’esprit vers l’animal, l’ange vers le satyre,
Le sommet vers le bas, l’amour vers l’appétit.
Avec le grand qui croule elle fait le petit.

Comment de tant d’azur tant de terreur s’engendre,
Comment le jour fait l’ombre et le feu pur la cendre,
Comment la cécité peut naître du voyant,
Comment le ténébreux descend du flamboyant,
Comment du monstre esprit naît le monstre matière,
Un jour, dans le tombeau, sinistre vestiaire,
Tu le sauras ; la tombe est faite pour savoir ;
Tu verras ; aujourd’hui, tu ne peux qu’entrevoir ;
Mais, puisque Dieu permet que ma voix t’avertisse,
Je te parle.

Et, d’abord, qu’est-ce que la justice ?

Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ?
Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ?

*

L’être créé se meut dans la lumière immense.

Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a ses actions pour juges.

Il suffit

Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu’on fit,
Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre.
L’être ouvre à son insu de lui-même le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l’ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l’on gagne ou l’on perd à mesure ;
On peut être étincelle ou bien éclaboussure ;
Lumière ou fange, archange au vol d’aigle ou bandit ;
L’échelle vaste est là. Comme je te l’ai dit,
Par des zones sans fin la vie universelle
Monte, et par des degrés innombrables ruisselle,
Depuis l’infâme nuit jusqu’au charmant azur.
L’être en la traversant devient mauvais ou pur.
En haut plane la joie ; en bas l’horreur se traîne.
Selon que l’âme, aimante, humble, bonne, sereine,
Aspire à la lumière et tend vers l’idéal,
Ou s’alourdit, immonde, au poids croissant du mal,
Dans la vie infinie on monte et l’on s’élance,
Ou l’on tombe ; et tout être est sa propre balance.

Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
Nous pesons, et chacun descend selon son poids.

*

Hommes ! nous n’approchons que les paupières closes
De ces immensités d’en bas.

Viens, si tu l’oses !

Regarde dans ce puits morne et vertigineux,
De la création compte les sombres nœuds,
Viens, vois, sonde :

Au-dessous de l’homme qui contemple,

Qui peut être un cloaque ou qui peut être un temple,
Être en qui l’instinct vit dans la raison dissous,
Est l’animal courbé vers la terre ; au-dessous
De la brute est la plante inerte, sans paupière
Et sans cris ; au-dessous de la plante est la pierre ;
Au-dessous de la pierre est le chaos sans nom.

Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon.

*

Toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre.
Les mauvais, ignorant quel mystère les couvre,
Les êtres de fureur, de sang, de trahison,
Avec leurs actions bâtissent leur prison ;
Tout bandit, quand la mort vient lui toucher l’épaule
Et l’éveille, hagard, se retrouve en la geôle
Que lui fit son forfait derrière lui rampant ;
Tibère en un rocher, Séjan dans un serpent.

L’homme marche sans voir ce qu’il fait dans l’abîme.
L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime ;
C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombre et fou,
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l’ombre au fond de la matière.

Les tombeaux sont les trous du crible cimetière,
D’où tombe, graine obscure en un ténébreux champ,
L’effrayant tourbillon des âmes.

*

Tout méchant

Fait naître en expirant le monstre de sa vie,
Qui le saisit. L’horreur par l’horreur est suivie.
Nemrod gronde enfermé dans la montagne à pic ;
Quand Dalila descend dans la tombe, un aspic
Sort des plis du linceul, emportant l’âme fausse ;
Phryné meurt, un crapaud saute hors de la fosse ;
Ce scorpion au fond d’une pierre dormant,
C’est Clytemnestre aux bras d’Égisthe son amant ;
Du tombeau d’Anitus il sort une ciguë ;
Le houx sombre et l’ortie à la piqûre aiguë
Pleurent quand l’aquilon les fouette, et l’aquilon
Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! et souffre, Ganelon !
Dieu livre, choc affreux dont la plaine au loin gronde,
Au cheval Brunehaut le pavé Frédégonde ;
La pince qui rougit dans le brasier hideux
Est faite du duc d’Albe et de Philippe deux ;
Farinace est le croc des noires boucheries ;
L’orfraie au fond de l’ombre a les yeux de Jeffryes ;
Tristan est au secret dans le bois d’un gibet.
Quand tombent dans la mort tous ces brigands, Macbeth,
Ezzelin, Richard trois, Carrier, Ludovic Sforce,
La matière leur met la chemise de force.
Oh ! comme en son bonheur, qui masque un sombre arrêt,
Messaline ou l’horrible Isabeau frémirait,
Si, dans ses actions du sépulcre voisines,
Cette femme sentait qu’il lui vient des racines,
Et qu’ayant été monstre, elle deviendra fleur !
À chacun son forfait ! à chacun sa douleur !
Claude est l’algue que l’eau traîne de havre en havre ;
Xercès est excrément, Charles neuf est cadavre ;
Hérode, c’est l’osier des berceaux vagissants ;
L’âme du noir Judas, depuis dix-huit cents ans,
Se disperse et renaît dans les crachats des hommes ;
Et le vent qui jadis soufflait sur les Sodomes
Mêle, dans l’âtre abject et sous le vil chaudron,
La fumée Érostrate à la flamme Néron.

*

Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,
Tout est monstre, excepté l’homme, esprit solitaire.

L’âme que sa noirceur chasse du firmament
Descend dans les degrés divers du châtiment
Selon que plus ou moins d’obscurité la gagne.
L’homme en est la prison, la bête en est le bagne,
L’arbre en est le cachot, la pierre en est l’enfer.
Le ciel d’en haut, le seul qui soit splendide et clair,
La suit des yeux dans l’ombre, et, lui jetant l’aurore,
Tâche, en la regardant, de l’attirer encore.
Ô chute ! dans la bête, à travers les barreaux
De l’instinct obstruant de pâles soupiraux,
Ayant encor la voix, l’essor et la prunelle,
L’âme entrevoit de loin la lueur éternelle ;
Dans l’arbre elle frissonne, et, sans jour et sans yeux,
Sent encor dans le vent quelque chose des cieux ;
Dans la pierre elle rampe, immobile, muette,
Ne voyant même plus l’obscure silhouette
Du monde qui s’éclipse et qui s’évanouit,
Et face à face avec son crime dans la nuit.
L’âme en ces trois cachots traîne sa faute noire.
Comme elle en a la forme, elle en a la mémoire ;
Elle sait ce qu’elle est ; et, tombant sans appuis,
Voit la clarté décroître à la paroi du puits ;
Elle assiste à sa chute, et, dur caillou qui roule,
Pense : Je suis Octave ; et, vil chardon qu’on foule,
Crie au talon : Je suis Attila le géant ;
Et, ver de terre au fond du charnier, et rongeant
Un crâne infect et noir, dit : Je suis Cléopâtre.
Et, hibou, malgré l’aube, ours, en bravant le pâtre,
Elle accomplit la loi qui l’enchaîne d’en haut ;
Pierre, elle écrase ; épine, elle pique ; il le faut.
Le monstre est enfermé dans son horreur vivante.
Il aurait beau vouloir dépouiller l’épouvante ;
Il faut qu’il reste horrible et reste châtié ;
Ô mystère ! le tigre a peut-être pitié !
Le tigre sur son dos, qui peut-être eut une aile,
A l’ombre des barreaux de la cage éternelle ;
Un invisible fil lie aux noirs échafauds
Le noir corbeau dont l’aile est en forme de faulx ;
L’âme louve ne peut s’empêcher d’être louve,
Car le monstre est tenu, sous le ciel qui l’éprouve,
Dans l’expiation par la fatalité.
Jadis, sans la comprendre et d’un œil hébété,
L’Inde a presque entrevu cette métempsycose.
La ronce devient griffe, et la feuille de rose
Devient langue de chat, et, dans l’ombre et les cris,
Horrible, lèche et boit le sang de la souris ;
Qui donc connaît le monstre appelé mandragore ?
Qui sait ce que, le soir, éclaire le fulgore,
Être en qui la laideur devient une clarté ?
Ce qui se passe en l’ombre où croît la fleur d’été
Efface la terreur des antiques avernes.
Étages effrayants ! cavernes sur cavernes.
Ruche obscure du mal, du crime et du remord !

Donc, une bête va, vient, rugit, hurle, mord ;
Un arbre est là, dressant ses branches hérissées,
Une dalle s’effondre au milieu des chaussées
Que la charrette écrase et que l’hiver détruit,
Et, sous ces épaisseurs de matière et de nuit,
Arbre, bête, pavé, poids que rien ne soulève,
Dans cette profondeur terrible, une âme rêve !
Que fait-elle ? Elle songe à Dieu !

*

Fatalité !

Échéance ! retour ! revers ! autre côté !
Ô loi ! pendant qu’assis à table, joyeux groupes,
Les pervers, les puissants, vidant toutes les coupes,
Oubliant qu’aujourd’hui par demain est guetté,
Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,
Voilà ce qu’en sa nuit muette et colossale,
Montrant comme eux ses dents tout au fond de la salle,
Leur réserve la mort, ce sinistre rieur !

Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur,
Le spectacle inouï de vos régions basses.
Ô songeur, fallait-il qu’en ces nuits tu tombasses !
Nous écoutons le cri de l’immense malheur.
Au-dessus d’un rocher, d’un loup ou d’une fleur,
Parfois nous apparaît l’âme à mi-corps sortie,
Pauvre ombre en pleurs qui lutte, hélas ! presque engloutie ;
Le loup la tient, le roc étreint ses pieds qu’il tord,
Et la fleur implacable et féroce la mord.
Nous entendons le bruit du rayon que Dieu lance,
La voix de ce que l’homme appelle le silence,
Et vos soupirs profonds, cailloux désespérés !
Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés.
À travers la matière, affreux caveau sans portes,
L’ange est pour nous visible avec ses ailes mortes.
Nous assistons aux deuils, au blasphème, aux regrets,
Aux fureurs ; et, la nuit, nous voyons les forêts,
D’où cherchent à s’enfuir les larves enfermées,
S’écheveler dans l’ombre en lugubres fumées.
Partout, partout, partout ! dans les flots, dans les bois,
Dans l’herbe en fleur, dans l’or qui sert de sceptre aux rois,
Dans le jonc dont Hermès se fait une baguette,
Partout, le châtiment contemple, observe ou guette,
Sourd aux questions, triste, affreux, pensif, hagard ;
Et tout est l’œil d’où sort ce terrible regard.

Ô châtiment ! dédale aux spirales funèbres !
Construction d’en bas qui cherche les ténèbres,
Plonge au-dessous du monde et descend dans la nuit,
Et, Babel renversée, au fond de l’ombre fuit !

L’homme qui plane et rampe, être crépusculaire,
En est le milieu.

*

L’homme est clémence et colère ;

Fond vil du puits, plateau radieux de la tour ;
Degré d’en haut pour l’ombre, et d’en bas pour le jour.
L’ange y descend, la bête après la mort y monte ;
Pour la bête, il est gloire, et, pour l’ange, il est honte ;
Dieu mêle en votre race, hommes infortunés,
Les demi-dieux punis aux monstres pardonnés.

De là vient que parfois, mystère que Dieu mène ! –
On entend d’une bouche en apparence humaine
Sortir des mots pareils à des rugissements,
Et que, dans d’autres lieux et dans d’autres moments,
On croit voir sur un front s’ouvrir des ailes d’anges.

Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et, matière, mange.
L’âme en lui ne se peut dresser sur son séant.
L’homme, comme la brute abreuvé de néant,
Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
La chaîne de l’enfer, liée au pied de l’homme,
Ramène chaque jour vers le cloaque impur
La beauté, le génie, envolés dans l’azur,
Mêle la peste au souffle idéal des poitrines,
Et traîne, avec Socrate, Aspasie aux latrines.

*

Par un côté pourtant l’homme est illimité.
Le monstre a le carcan, l’homme a la liberté.
Songeur, retiens ceci : l’homme est un équilibre.
L’homme est une prison où l’âme reste libre.
L’âme, dans l’homme, agit, fait le bien, fait le mal,
Remonte vers l’esprit, retombe à l’animal ;
Et pour que, dans son vol vers les cieux, rien ne lie
Sa conscience ailée et de Dieu seul remplie,
Dieu, quand une âme éclôt dans l’homme au bien poussé,
Casse en son souvenir le fil de son passé ;
De là vient que la nuit en sait plus que l’aurore.
Le monstre se connaît lorsque l’homme s’ignore.
Le monstre est la souffrance, et l’homme est l’action.
L’homme est l’unique point de la création
Où, pour demeurer libre en se faisant meilleure,
L’âme doive oublier sa vie antérieure.
Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêve ébloui.

*

L’homme ne voit pas Dieu, mais peut aller à lui,
En suivant la clarté du bien, toujours présente ;
Le monstre, arbre, rocher ou bête rugissante,
Voit Dieu, c’est là sa peine, et reste enchaîné loin.

L’homme a l’amour pour aile, et pour joug le besoin.
L’ombre est sur ce qu’il voit par lui-même semée ;
La nuit sort de son œil ainsi qu’une fumée ;
Homme, tu ne sais rien ; tu marches, pâlissant !
Parfois le voile obscur qui te couvre, ô passant,
S’envole et flotte au vent soufflant d’une autre sphère,
Gonfle un moment ses plis jusque dans la lumière,
Puis retombe sur toi, spectre, et redevient noir.
Tes sages, tes penseurs ont essayé de voir ;
Qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils fait ? qu’ont-ils dit, ces fils d’Ève ?
Rien.

Homme ! autour de toi la création rêve.

Mille êtres inconnus t’entourent dans ton mur.
Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regard obscur,
Et tu ne les sens pas vivre autour de ta vie.
Toute une légion d’âmes t’est asservie ;
Pendant qu’elle te plaint, tu la foules aux pieds.
Tous tes pas vers le jour sont par l’ombre épiés.
Ce que tu nommes chose, objet, nature morte,
Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de ta porte
Voit arriver ta faute et voudrait se fermer.
Ta vitre connaît l’aube, et dit : Voir ! croire ! aimer !
Les rideaux de ton lit frissonnent de tes songes.
Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu te plonges,
La cendre dit au fond de l’âtre sépulcral :
Regarde-moi ; je suis ce qui reste du mal.
Hélas ! l’homme imprudent trahit, torture, opprime.
La bête en son enfer voit les deux bouts du crime ;
Un loup pourrait donner des conseils à Néron.
Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu’un moucheron !
Pendant que dans ton Louvre ou bien dans ta chaumière
Tu vis, sans même avoir épelé la première
Des constellations, sombre alphabet qui luit
Et tremble sur la page immense de la nuit,
Pendant que tu maudis et pendant que tu nies,
Pendant que tu dis : Non ! aux astres ; aux génies :
Non ! à l’idéal : Non ! à la vertu : Pourquoi ?
Pendant que tu te tiens en dehors de la loi,
Copiant les dédains inquiets ou robustes
De ces sages qu’on voit rêver dans les vieux bustes,
Et que tu dis : Que sais-je ? amer, froid, mécréant,
Prostituant ta bouche au rire du néant,
À travers le taillis de la nature énorme,
Flairant l’éternité de son museau difforme,
Là, dans l’ombre, à tes pieds, homme, ton chien voit Dieu.

Ah ! je t’entends. Tu dis : — Quel deuil ! la bête est peu,
L’homme n’est rien. Ô loi misérable ! ombre ! abîme ! —

*

Ô songeur ! cette loi misérable est sublime.
Il faut donc tout redire à ton esprit chétif !
À la fatalité, loi du monstre captif,
Succède le devoir, fatalité de l’homme.
Ainsi de toutes parts l’épreuve se consomme,
Dans le monstre passif, dans l’homme intelligent,
La nécessité morne en devoir se changeant ;
Et l’âme, remontant à sa beauté première,
Va de l’ombre fatale à la libre lumière.
Or, je te le redis, pour se transfigurer,
Et pour se racheter, l’homme doit ignorer.
Il doit être aveuglé par toutes les poussières.
Sans quoi, comme l’enfant guidé par des lisières,
L’homme vivrait, marchant droit à la vision.
Douter est sa puissance et sa punition.
Il voit la rose, et nie ; il voit l’aurore, et doute ;
Où serait le mérite à retrouver sa route,
Si l’homme, voyant clair, roi de sa volonté,
Avait la certitude, ayant la liberté ?
Non. Il faut qu’il hésite en la vaste nature,
Qu’il traverse du choix l’effrayante aventure,
Et qu’il compare au vice agitant son miroir,
Au crime, aux voluptés, l’œil en pleurs du devoir ;
Il faut qu’il doute ! hier croyant, demain impie ;
Il court du mal au bien ; il scrute, sonde, épie,
Va, revient, et, tremblant, agenouillé, debout,
Les bras étendus, triste, il cherche Dieu partout ;
Il tâte l’infini jusqu’à ce qu’il l’y sente ;
Alors, son âme ailée éclate frémissante ;

L’ange éblouissant luit dans l’homme transparent,
Le doute le fait libre, et la liberté, grand.
La captivité sait ; la liberté suppose,
Creuse, saisit l’effet, le compare à la cause,
Croit vouloir le bien-être et veut le firmament ;
Et, cherchant le caillou, trouve le diamant.
C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lents s’empare.

Dans le monstre, elle expie ; en l’homme, elle répare.

*

Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu.
Les constellations, sombres lettres de feu,
Sont les marques du bagne à l’épaule du monde.
Dans votre région tant d’épouvante abonde,
Que, pour l’homme, marqué lui-même du fer chaud,
Quand il lève les yeux vers les astres, là-haut,
Le cancer resplendit, le scorpion flamboie,
Et dans l’immensité le chien sinistre aboie !
Ces soleils inconnus se groupent sur son front
Comme l’effroi, le deuil, la menace et l’affront ;
De toutes parts s’étend l’ombre incommensurable ;
En bas l’obscur, l’impur, le mauvais, l’exécrable,
Le pire, tas hideux, fourmillent ; tout au fond,
Ils échangent entre eux dans l’ombre ce qu’ils font ;
Typhon donne l’horreur, Satan donne le crime ;
Lugubre intimité du mal et de l’abîme !
Amours de l’âme monstre et du monstre univers !
Baiser triste ! et l’informe engendré du pervers,
La matière, le bloc, la fange, la géhenne,
L’écume, le chaos, l’hiver, nés de la haine,
Les faces de beauté qu’habitent des démons,
Tous les êtres maudits, mêlés aux vils limons,
Pris par la plante fauve et la bête féroce,
Le grincement de dents, la peur, le rire atroce,
L’orgueil, que l’infini courbe sous son niveau,
Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noir caveau.
La porte, affreuse et faite avec de l’ombre, est lourde ;
Par moments, on entend, dans la profondeur sourde,
Les efforts que les monts, les flots, les ouragans,
Les volcans, les forêts, les animaux brigands,
Et tous les monstres font pour soulever le pêne.
Et sur cet amas d’ombre, et de crime, et de peine,
Ce grand ciel formidable est le scellé de Dieu.

Voilà pourquoi, songeur dont la mort est le vœu,
Tant d’angoisse est empreinte au front des cénobites !

Je viens de te montrer le gouffre. Tu l’habites.

*

Les mondes, dans la nuit que vous nommez l’azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l’un à l’autre des âmes.

Dans votre globe où sont tant de geôles infâmes,
Vous avez des méchants de tous les univers,
Condamnés qui, venus des cieux les plus divers,
Rêvent dans vos rochers ou dans vos arbres ploient ;
Tellement stupéfaits de ce monde qu’ils voient,
Qu’eussent-ils la parole, ils ne pourraient parler.
On en sent quelques-uns frissonner et trembler.
De là les songes vains du bonze et de l’augure.

Donc, représente-toi cette sombre figure :
Ce gouffre, c’est l’égout du mal universel.
Ici vient aboutir de tous les points du ciel
La chute des punis, ténébreuse traînée.
Dans cette profondeur, morne, âpre, infortunée,
De chaque globe il tombe un flot vertigineux
D’âmes, d’esprits malsains et d’êtres vénéneux,
Flot que l’éternité voit sans fin se répandre.
Chaque étoile au front d’or qui brille, laisse pendre
Sa chevelure d’ombre en ce puits effrayant.
Âme immortelle, vois, et frémis en voyant :
Voilà le précipice exécrable où tu sombres.

*

Oh ! qui que vous soyez, qui passez dans ces ombres,
Versez votre pitié sur ces douleurs sans fond !
Dans ce gouffre, où l’abîme en l’abîme se fond,
Se tordent les forfaits, transformés en supplices,
L’effroi, le deuil, le mal, les ténèbres complices,
Les pleurs sous la toison, le soupir expiré
Dans la fleur, et le cri dans la pierre muré !
Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères !
Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sont nécessaires ;
Mais vous pouvez pleurer sur l’énorme cachot
Sans déranger le sombre équilibre d’en haut !
Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense !
La mémoire est la peine, étant la récompense.

Oh ! comme ici l’on souffre et comme on se souvient !
Torture de l’esprit que la matière tient !
La brute et le granit, quel chevalet pour l’âme !
Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme.
L’arbre est un exilé, la roche est un proscrit.
Est-ce que, quelque part, par hasard, quelqu’un rit
Quand ces réalités sont là, remplissant l’ombre ?
La ruine, la mort, l’ossement, le décombre,
Sont vivants. Un remords songe dans un débris.
Pour l’œil profond qui voit, les antres sont des cris.
Hélas ! le cygne est noir, le lys songe à ses crimes ;
La perle est nuit ; la neige est la fange des cimes ;
Le même gouffre, horrible et fauve, et sans abri,
S’ouvre dans la chouette et dans le colibri ;
La mouche, âme, s’envole et se brûle à la flamme ;
Et la flamme, esprit, brûle avec angoisse une âme ;
L’horreur fait frissonner les plumes de l’oiseau ;
Tout est douleur.

Les fleurs souffrent sous le ciseau,

Et se ferment ainsi que des paupières closes ;
Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ;
La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs,
Et qui porte en sa main une touffe de fleurs,
Respire en soupirant un bouquet d’agonies.
Pleurez sur les laideurs et les ignominies,
Pleurez sur l’araignée immonde, sur le ver,
Sur la limace au dos mouillé comme l’hiver,
Sur le vil puceron qu’on voit aux feuilles pendre,
Sur le crabe hideux, sur l’affreux scolopendre,
Sur l’effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux,
Qui regarde toujours le ciel mystérieux !
Plaignez l’oiseau de crime et la bête de proie.
Ce que Domitien, césar, fit avec joie,
Tigre, il le continue avec horreur. Verrès,
Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts ;
Il descend, réveillé, l’autre côté du rêve ;
Son rire, au fond des bois, en hurlement s’achève ;
Pleurez sur ce qui hurle et pleurez sur Verrès.
Sur ces tombeaux vivants, masqués d’obscurs arrêts,
Penchez-vous attendri ! versez votre prière !
La pitié fait sortir des rayons de la pierre.
Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.
La matière, affreux bloc, n’est que le lourd monceau
Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.
Ayez pitié. Voyez des âmes dans les choses.
Hélas ! le cabanon subit aussi l’écrou ;
Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou ;
Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres ;
La hache et le billot sont deux êtres lugubres ;
La hache souffre autant que le corps, le billot
Souffre autant que la tête ; ô mystères d’en haut !
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille ;
Il ébrèche la hache, et la hache l’entaille ;
Ils se disent tout bas l’un à l’autre : Assassin !
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l’ombre, et luit, miroir sinistre,
Ruisselante de sang et reflétant les cieux ;
Et, la nuit, dans l’étal morne et silencieux,
Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul, sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même.
Oh ! que la terre est froide et que les rocs sont durs !
Quelle muette horreur dans les halliers obscurs !
Les pleurs noirs de la nuit sur la colombe blanche
Tombent ; le vent met nue et torture la branche ;
Quel monologue affreux dans l’arbre aux rameaux verts !
Quel frisson dans l’herbe ! Oh ! quels yeux fixes ouverts
Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !
C’est une âme que l’eau scie en ses froides lames ;
C’est une âme que fait ruisseler le pressoir.
Ténèbres ! l’univers est hagard. Chaque soir,
Le noir horizon monte et la nuit noire tombe ;
Tous deux, à l’occident, d’un mouvement de tombe,
Ils vont se rapprochant, et, dans le firmament,
Ô terreur ! sur le joug, écrasé lentement,
La tenaille de l’ombre effroyable se ferme.
Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe.
Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez !
Les hideux châtiments, l’un sur l’autre broyés,
Roulent, submergeant tout, excepté les mémoires.

Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires,
Comme un rayon lointain de l’éternel amour ;
Alors, l’hyène Atrée et le chacal Timour,
Et l’épine Caïphe et le roseau Pilate,
Le volcan Alaric à la gueule écarlate,
L’ours Henri huit, pour qui Morus en vain pria,
Le sanglier Selim et le porc Borgia,
Poussent des cris vers l’Être adorable ; et les bêtes
Qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes,
Les grains de sable rois, les brins d’herbe empereurs,
Tous les hideux orgueils et toutes les fureurs,
Se brisent ; la douceur saisit le plus farouche ;
Le chat lèche l’oiseau, l’oiseau baise la mouche ;
Le vautour dit dans l’ombre au passereau : Pardon !
Une caresse sort du houx et du chardon ;
Tous les rugissements se fondent en prières ;
On entend s’accuser de leurs forfaits les pierres ;
Tous ces sombres cachots qu’on appelle les fleurs
Tressaillent ; le rocher se met à fondre en pleurs ;
Des bras se lèvent hors de la tombe dormante ;
Le vent gémit, la nuit se plaint, l’eau se lamente,
Et, sous l’œil attendri qui regarde d’en haut,
Tout l’abîme n’est plus qu’un immense sanglot.

*

Espérez ! espérez ! espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
Pas d’enfer éternel !
Les douleurs vont à Dieu comme la flèche aux cibles ;
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
De la porte du ciel.

Le deuil est la vertu, le remords est le pôle
Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle ;
Quand, devant Jéhovah,
Un vivant reste pur dans les ombres charnelles,
La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes
À l’homme qui s’en va.

Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche.
Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.
Vivants, je vous le dis,
Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste
D’augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste
Travaille au paradis.

L’heure approche. Espérez. Rallumez l’âme éteinte !
Aimez-vous ! aimez-vous ! car c’est la chaleur sainte,
C’est le feu du vrai jour.
Le sombre univers, froid, glacé, pesant, réclame
La sublimation de l’être par la flamme,
De l’homme par l’amour.

Déjà, dans l’océan d’ombre que Dieu domine,
L’archipel ténébreux des bagnes s’illumine ;
Dieu, c’est le grand aimant ;
Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle,
Vers les immensités de l’aurore éternelle
Se tournent lentement !

Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies,
Comme rayonneront dans les sphères bénies
Les faces de clarté,
Comme les firmaments se fondront en délires,
Comme tressailliront toutes les grandes lyres
De la sérénité,

Quand, du monstre matière ouvrant toutes les serres,
Faisant évanouir en splendeurs les misères,
Changeant l’absinthe en miel,
Inondant de beauté la nuit diminuée,
Ainsi que le soleil tire à lui la nuée
Et l’emplit d’arcs-en-ciel,

Dieu, de son regard fixe attirant les ténèbres,
Voyant vers lui, du fond des cloaques funèbres
Où le mal le pria,
Monter l’énormité bégayant des louanges,
Fera rentrer, parmi les univers archanges,
L’univers paria !

On verra palpiter les fanges éclairées,
Et briller les laideurs les plus désespérées
Au faîte le plus haut,
L’araignée éclatante au seuil des bleus pilastres
Luire, et se redresser, portant des épis d’astres,
La paille du cachot !

La clarté montera dans tout comme une sève ;
On verra rayonner au front du bœuf qui rêve
Le céleste croissant ;
Le charnier chantera dans l’horreur qui l’encombre,
Et sur tous les fumiers apparaîtra dans l’ombre
Un Job resplendissant !

Ô disparition de l’antique anathème !
La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime !
Ô retour du banni !
Quel éblouissement au fond des cieux sublimes !
Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmes
S’écriant : Sois béni !

On verra le troupeau des hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
Et se transfigurer ;
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés devenant diaphanes,
Les monstres s’azurer !

Ils viendront, sans pouvoir ni parler ni répondre,
Éperdus ! on verra des auréoles fondre
Les cornes de leur front ;
Ils tiendront dans leur griffe, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes ;
Les gueules baiseront !

Ils viendront ! ils viendront ! tremblants, brisés d’extase,
Chacun d’eux débordant de sanglots comme un vase,
Mais pourtant sans effroi ;
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : C’est donc toi !

Et vers Dieu par la main il conduira ce frère ;
Et, quand ils seront près des degrés de lumière
Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œil flamboie
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
Bélial de Jésus !

Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes
Tariront ; plus de fers, plus de deuils, plus d’alarmes ;
L’affreux gouffre inclément
Cessera d’être sourd, et bégaiera : Qu’entends-je ?
Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un ange
Criera : Commencement !

Jersey, 1855.

FIN

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Luna, "le fanal solitaire" qui éclaire l'horizon.

VII. Luna

Luna – Les références

ChâtimentsLivre VI – La Stabilité est assurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 149.

Luna – Enregistrement

Je vous invite à écouter le poème Luna, du Livre VI – La Stabilité est assurée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.

Luna


Luna – Le texte

VII
Luna

Ô France, quoique tu sommeilles,
Nous t’appelons, nous, les proscrits !
Les ténèbres ont des oreilles,
Et les profondeurs ont des cris.

Le despotisme âpre et sans gloire
Sur les peuples découragés
Ferme la grille épaisse et noire
Des erreurs et des préjugés ;

Il tient sous clef l’essaim fidèle
Des fermes penseurs, des héros,
Mais l’Idée avec un coup d’aile
Écartera les durs barreaux,

Et, comme en l’an quatrevingt-onze,
Reprendra son vol souverain ;
Car briser la cage de bronze,
C’est facile à l’oiseau d’airain.

L’obscurité couvre le monde,
Mais l’Idée illumine et luit ;
De sa clarté blanche elle inonde
Les sombres azurs de la nuit.

Elle est le fanal solitaire,
Le rayon providentiel ;
Elle est la lampe de la terre
Qui ne peut s’allumer qu’au ciel.

Elle apaise l’âme qui souffre,
Guide la vie, endort la mort ;
Elle montre aux méchants le gouffre,
Elle montre aux justes le port.

En voyant dans la brume obscure
L’Idée, amour des tristes yeux,
Monter calme, sereine et pure,
Sur l’horizon mystérieux,

Les fanatismes et les haines
Rugissent devant chaque seuil,
Comme hurlent les chiens obscènes
Quand apparaît la lune en deuil.

Oh ! contemplez l’Idée altière,
Nations ! son front surhumain
A, dès à présent, la lumière
Qui vous éclairera demain !

Jersey, juillet 1853

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sommet escalier grimpant dans l'obscurité. Dans le coin droit du bas, on distingue la signature "Hugo".

XI. Pauline Roland

Pauline Roland – Les références

ChâtimentsLivre V – L’Autorité est sacrée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 123.

Pauline Roland – Enregistrement

Je vous invite à écouter le poème Pauline Roland, du Livre V – L’Autorité est sacrée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.

Pauline Roland


Pauline Roland – Le texte

XI
Pauline Roland


Elle ne connaissait ni l’orgueil ni la haine ;
Elle aimait ; elle était pauvre, simple et sereine ;
Souvent le pain qui manque abrégeait son repas.
Elle avait trois enfants, ce qui n’empêchait pas
Qu’elle ne se sentît mère de ceux qui souffrent.
Les noirs évènements qui dans la nuit s’engouffrent,
Les flux et les reflux, les abîmes béants,
Les nains, sapant sans bruit l’ouvrage des géants,
Et tous nos malfaiteurs inconnus ou célèbres,
Ne l’épouvantaient point ; derrière ces ténèbres,
Elle apercevait Dieu construisant l’avenir.
Elle sentait sa foi sans cesse rajeunir ;
De la liberté sainte elle attisait les flammes ;
Elle s’inquiétait des enfants et des femmes ;
Elle disait, tendant la main aux travailleurs :
La vie est dure ici, mais sera bonne ailleurs.
Avançons ! — Elle allait, portant de l’un à l’autre
L’espérance ; c’était une espèce d’apôtre
Que Dieu, sur cette terre où nous gémissons tous,
Avait fait mère et femme afin qu’il fût plus doux.
L’esprit le plus farouche aimait sa voix sincère.
Tendre, elle visitait, sous leur toit de misère,
Tous ceux que la famine ou la douleur abat,
Les malades pensifs, gisant sur leur grabat,
La mansarde où languit l’indigence morose ;
Quand, par hasard moins pauvre, elle avait quelque chose,
Elle le partageait à tous comme une sœur ;
Quand elle n’avait rien, elle donnait son cœur.
Calme et grande, elle aimait comme le soleil brille.
Le genre humain pour elle était une famille
Comme ses trois enfants étaient l’humanité.
Elle criait : progrès ! amour ! fraternité !
Elle ouvrait aux souffrants des horizons sublimes.

Quand Pauline Roland eut commis tous ces crimes,
Le sauveur de l’église et de l’ordre la prit
Et la mit en prison. Tranquille, elle sourit,
Car l’éponge de fiel plaît à ces lèvres pures.
Cinq mois, elle subit le contact des souillures,
L’oubli, le rire affreux du vice, les bourreaux,
Et le pain noir qu’on jette à travers les barreaux,
Édifiant la geôle au mal habituée,
Enseignant la voleuse et la prostituée.
Ces cinq mois écoulés, un soldat, un bandit,
Dont le nom souillerait ces vers, vint et lui dit :
— Soumettez-vous sur l’heure au règne qui commence,
Reniez votre foi ; sinon, pas de clémence,
Lambessa ! choisissez. — Elle dit : Lambessa.
Le lendemain la grille en frémissant grinça,
Et l’on vit arriver un fourgon cellulaire.
— Ah ! voici Lambessa, dit-elle sans colère.
Elles étaient plusieurs qui souffraient pour le droit
Dans la même prison. Le fourgon trop étroit
Ne put les recevoir dans ses cloisons infâmes ;
Et l’on fit traverser tout Paris à ces femmes,
Bras dessus bras dessous avec les argousins.
Ainsi que des voleurs et que des assassins,
Les sbires les frappaient de paroles bourrues.
S’il arrivait parfois que les passants des rues,
Surpris de voir mener ces femmes en troupeau,
S’approchaient et mettaient la main à leur chapeau,
L’argousin leur jetait des sourires obliques,
Et les passants fuyaient, disant : filles publiques !
Et Pauline Roland disait : courage, sœurs !
L’océan au bruit rauque, aux sombres épaisseurs,
Les emporta. Durant la rude traversée,
L’horizon était noir, la bise était glacée,
Sans l’ami qui soutient, sans la voix qui répond,
Elles tremblaient. La nuit, il pleuvait sur le pont,
Pas de lit pour dormir, pas d’abri sous l’orage,
Et Pauline Roland criait : mes sœurs, courage !
Et les durs matelots pleuraient en les voyant.
On atteignit l’Afrique au rivage effrayant,
Les sables, les déserts qu’un ciel d’airain calcine,
Les rocs sans une source et sans une racine ;
L’Afrique, lieu d’horreur pour les plus résolus,
Terre au visage étrange où l’on ne se sent plus
Regardé par les yeux de la douce patrie.
Et Pauline Roland, souriante et meurtrie,
Dit aux femmes en pleurs : courage, c’est ici.
Et quand elle était seule, elle pleurait aussi.
Ses trois enfants ! loin d’elle ! Oh ! quelle angoisse amère !
Un jour, un des geôliers dit à la pauvre mère
Dans la casbah de Bône aux cachots étouffants :
Voulez-vous être libre et revoir vos enfants ?
Demandez grâce au prince. — Et cette femme forte
Dit : — J’irai les revoir lorsque je serai morte.
Alors sur la martyre, humble cœur indompté,
On épuisa la haine et la férocité.
Bagnes d’Afrique ! enfers qu’a sondés Ribeyrolles !
Oh ! la pitié sanglote et manque de paroles,
Une femme, une mère, un esprit ! ce fut là
Que malade, accablée et seule, on l’exila.
Le lit de camp, le froid et le chaud, la famine,
Le jour l’affreux soleil et la nuit la vermine,
Les verrous, le travail sans repos, les affronts,
Rien ne plia son âme ; elle disait : — Souffrons.
Souffrons comme Jésus, souffrons comme Socrate.
Captive, on la traîna sur cette terre ingrate ;
Et, lasse, et quoiqu’un ciel torride l’écrasât,
On la faisait marcher à pied comme un forçat.
La fièvre la rongeait ; sombre, pâle, amaigrie,
Le soir elle tombait sur la paille pourrie,
Et de la France aux fers murmurait le doux nom.
On jeta cette femme au fond d’un cabanon.
Le mal brisait sa vie et grandissait son âme.
Grave, elle répétait : — Il est bon qu’une femme,
Dans cette servitude et cette lâcheté,
Meure pour la justice et pour la liberté. —
Voyant qu’elle râlait, sachant qu’ils rendront compte,
Les bourreaux eurent peur, ne pouvant avoir honte ;
Et l’homme de décembre abrégea son exil.
— Puisque c’est pour mourir, qu’elle rentre ! dit-il. —
Elle ne savait plus ce que l’on faisait d’elle.
L’agonie à Lyon la saisit. Sa prunelle,
Comme la nuit se fait quand baisse le flambeau,
Devint obscure et vague, et l’ombre du tombeau
Se leva lentement sur son visage blême.
Son fils, pour recueillir à cette heure suprême
Du moins son dernier souffle et son dernier regard,
Accourut. Pauvre mère ! Il arriva trop tard.
Elle était morte ; morte à force de souffrance,
Morte sans avoir su qu’elle voyait la France,
Et le doux ciel natal aux rayons réchauffants.
Morte dans le délire en criant : mes enfants !
On n’a pas même osé pleurer à ses obsèques ;
Elle dort sous la terre. — Et maintenant, évêques,
Debout, la mitre au front, dans l’ombre du saint lieu,
Crachez vos Te Deum à la face de Dieu !

Jersey, décembre 1852

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la silhouette du donjon d'un château fort. Il s'agit là d'un pochoir.

VI. Georges et Jeanne

Georges et Jeanne – Les références

L’Art d’être grand-pèreI. À Guernesey ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 721.

Georges et Jeanne – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Georges et Jeanne, poème de la partie I. À Guernesey, du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. L’autre et suivi de VII. Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre….

L’autre


Georges et Jeanne – Le texte

VI
Georges et Jeanne


Moi qu’un petit enfant rend tout à fait stupide,
J’en ai deux ; George et Jeanne ; et je prends l’un pour guide
Et l’autre pour lumière, et j’accours à leur voix,
Vu que George a deux ans et que Jeanne a dix mois.
Leurs essais d’exister sont divinement gauches ;
On croit, dans leur parole où tremblent des ébauches,
Voir un reste de ciel qui se dissipe et fuit ;
Et moi qui suis le soir, et moi qui suis la nuit,
Moi dont le destin pâle et froid se décolore,
J’ai l’attendrissement de dire : Ils sont l’aurore.
Leur dialogue obscur m’ouvre des horizons ;
Ils s’entendent entr’eux, se donnent leurs raisons.
Jugez comme cela disperse mes pensées.
En moi, désirs, projets, les choses insensées,
Les choses sages, tout, à leur tendre lueur,
Tombe, et je ne suis plus qu’un bonhomme rêveur.
Je ne sens plus la trouble et secrète secousse
Du mal qui nous attire et du sort qui nous pousse.
Les enfants chancelants sont nos meilleurs appuis.
Je les regarde, et puis je les écoute, et puis
Je suis bon, et mon cœur s’apaise en leur présence ;
J’accepte les conseils sacrés de l’innocence,
Je fus toute ma vie ainsi ; je n’ai jamais
Rien connu, dans les deuils comme sur les sommets,
De plus doux que l’oubli qui nous envahit l’âme
Devant les êtres purs d’où monte une humble flamme ;
Je contemple, en nos temps souvent noirs et ternis,
Ce point du jour qui sort des berceaux et des nids.

Le soir je vais les voir dormir. Sur leurs fronts calmes,
Je distingue ébloui l’ombre que font les palmes
Et comme une clarté d’étoile à son lever,
Et je me dis : À quoi peuvent-ils donc rêver ?
Georges songe aux gâteaux, aux beaux jouets étranges,
Au chien, au coq, au chat ; et Jeanne pense aux anges.
Puis, au réveil, leurs yeux s’ouvrent, pleins de rayons.

Ils arrivent, hélas ! à l’heure où nous fuyons.

Ils jasent. Parlent-ils ? Oui, comme la fleur parle
À la source des bois ; comme leur père Charle,
Enfant, parlait jadis à leur tante Dédé ;
Comme je vous parlais, de soleil inondé,
Ô mes frères, au temps où mon père, jeune homme,
Nous regardait jouer dans la caserne, à Rome,
À cheval sur sa grande épée, et tout petits.
Jeanne qui dans les yeux a le myosotis,
Et qui, pour saisir l’ombre entr’ouvrant ses doigts frêles,
N’a presque pas de bras ayant encor des ailes,
Jeanne harangue, avec des chants où flotte un mot,
Georges beau comme un dieu qui serait un marmot.
Ce n’est pas la parole, ô ciel bleu, c’est le verbe ;
C’est la langue infinie, innocente et superbe
Que soupirent les vents, les forêts et les flots ;
Les pilotes Jason, Palinure et Typhlos
Entendaient la sirène avec cette voix douce
Murmurer l’hymne obscur que l’eau profonde émousse ;
C’est la musique éparse au fond du mois de mai
Qui fait que l’un dit : J’aime, et l’autre, hélas : J’aimai ;
C’est le langage vague et lumineux des êtres
Nouveau-nés, que la vie attire à ses fenêtres,
Et qui, devant avril, éperdus, hésitants,
Bourdonnent à la vitre immense du printemps.
Ces mots mystérieux que Jeanne dit à George,
C’est l’idylle du cygne avec le rouge-gorge,
Ce sont les questions que les abeilles font,
Et que le lys naïf pose au moineau profond ;
C’est ce dessous divin de la vaste harmonie,
Le chuchotement, l’ombre ineffable et bénie
Jasant, balbutiant des bruits de vision,
Et peut-être donnant une explication ;
Car les petits enfants étaient hier encore
Dans le ciel, et savaient ce que la terre ignore.
Ô Jeanne ! Georges ! voix dont j’ai le cœur saisi !
Si les astres chantaient, ils bégaieraient ainsi.
Leur front tourné vers nous nous éclaire et nous dore.
Oh ! d’où venez-vous donc, inconnus qu’on adore ?
Jeanne a l’air étonné ; George a les yeux hardis.
Ils trébuchent, encore ivres du paradis.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un coq poussant son cri entre la campagne et la ville qu'il domine de toute sa hauteur.

IV. Le poëte bat aux champs

Le poëte bat aux champs – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 848.

Le poëte bat aux champs – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le poëte bat aux champs, un poème du Livre premier : Jeunesse, I. Floréal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo. Exceptionnellement, je vous propose deux versions de ce texte. Dans Autre remarque, tout en bas de la page, je vous explique pourquoi.
Il est précédé par III. ΨYXH et suivi de V. Interruption à une lecture de Platon.

Le poëte bat aux champs – Première version


Le poëte bat aux champs – Deuxième version


Le poëte bat aux champs – Le texte

IV
Le poëte bat aux champs

I

Aux champs, compagnons et compagnes !
Fils, j’élève à la dignité
De géorgiques les campagnes
Quelconques où flambe l’été !

Flamber, c’est là toute l’histoire
Du cœur, des sens, de la saison.
Et de la pauvre mouche noire
Que nous appelons la raison.

Je te fais molosse, ô mon dogue !
L’acanthe manque ? j’ai le thym.
Je nomme Vaugirard églogue ;
J’installe Amyntas à Pantin.

La nature est indifférente
Aux nuances que nous créons
Entre Gros-Guillaume et Dorante ;
Tout pampre a ses Anacréons.

L’idylle volontiers patoise.
Et je ne vois point que l’oiseau
Préfère Haliarte à Pontoise
Et Coronée à Palaiseau.

Les plus beaux noms de la Sicile
Et de la Grèce ne font pas
Que l’âne au fouet soit plus docile,
Que l’amour fuie à moins grand pas.

Les fleurs sont à Sèvre aussi fraîches
Que sur l’Hybla, cher au sylvain ;
Montreuil mérite avec ses pêches
La garde du dragon divin.

Marton nue est Phyllis sans voiles ;
Fils, le soir n’est pas plus vermeil,
Sous son chapeau d’ombre et d’étoiles,
À Banduse qu’à Montfermeil.

Bercy pourrait griser sept sages ;
Les Auteuils sont fils des Tempés ;
Si l’Ida sombre a des nuages,
La guinguette a des canapés.

Rien n’est haut ni bas ; les fontaines
Lavent la pourpre et le sayon ;
L’aube d’Ivry, l’aube d’Athènes,
Sont faites du même rayon.

J’ai déjà dit parfois ces choses,
Et toujours je les redirai ;
Car du fond de toutes les proses
Peut s’élancer le vers sacré.

Si Babet a la gorge ronde,
Babet égale Pholoé.
Comme Chypre la Beauce est blonde,
Larifla descend d’Évohé.

Toinon, se baignant sur la grève,
A plus de cheveux sur le dos
Que la Callyrhoé qui rêve
Dans le grand temple d’Abydos.

Çà, que le bourgeois fraternise
Avec les satyres cornus !
Amis, le corset de Denise
Vaut la ceinture de Vénus.

II

Donc, fuyons Paris ! plus de gêne !
Bergers, plantons là Tortoni !
Allons boire à la coupe pleine
Du printemps, ivre d’infini.

Allons fêter les fleurs exquises,
Partons ! quittons, joyeux et fous,
Pour les dryades, les marquises,
Et pour les faunes, les voyous !

Plus de bouquins, point de gazettes !
Je hais cette submersion.
Nous irons cueillir des noisettes
Dans l’été, fraîche vision.

La banlieue, amis, peut suffire.
La fleur, que Paris souille, y naît.
Flore y vivait avec Zéphire
Avant de vivre avec Brunet.

Aux champs les vers deviennent strophes ;
À Paris, l’étang, c’est l’égout.
Je sais qu’il est des philosophes
Criant très haut : — « Lutèce est tout !

« Les champs ne valent pas la ville ! »
Fils, toujours le bon sens hurla
Quand Voltaire à Damilaville
Dit ces calembredaines-là.

III

Aux champs, la nuit est vénérable,
Le jour rit d’un rire enfantin ;
Le soir berce l’orme et l’érable,
Le soir est beau ; mais le matin,

Le matin, c’est la grande fête ;
C’est l’auréole où la nuit fond,
Où le diplomate a l’air bête,
Où le bouvier a l’air profond.

La fleur d’or du pré d’azur sombre,
L’astre, brille au ciel clair encor ;
En bas, le bleuet luit dans l’ombre,
Étoile bleue en un champ d’or.

L’oiseau court, les taureaux mugissent ;
Les feuillages sont enchantés ;
Les cercles du vent s’élargissent
Dans l’ascension des clartés.

L’air frémit ; l’onde est plus sonore ;
Toute âme entr’ouvre son secret ;
L’univers croit, quand vient l’aurore,
Que sa conscience apparaît.

IV

Quittons Paris et ses casernes.
Plongeons-nous, car les ans sont courts,
Jusqu’aux genoux dans les luzernes
Et jusqu’au cœur dans les amours.

Joignons les baisers aux spondées ;
Souvenons-nous que le hautbois
Donnait à Platon des idées
Voluptueuses, dans les bois.

Vanve a d’indulgentes prairies ;
Ville-d’Avray ferme les yeux
Sur les douces gamineries
Des cupidons mystérieux.

Là, les Jeux, les Ris, et les Farces
Poursuivent, sous les bois flottants,
Les chimères de joie éparses
Dans la lumière du printemps.

L’onde à Triel est bucolique ;
Asnière a des flux et reflux
Où vogue l’adorable clique
De tous ces petits dieux joufflus.

Le sel attique et l’eau de Seine
Se mêlent admirablement.
Il n’est qu’une chose malsaine,
Jeanne, c’est d’être sans amant.

Que notre ivresse se signale !
Allons où Pan nous conduira.
Ressuscitons la bacchanale,
Cette aïeule de l’opéra.

Laissons, et même envoyons paître
Les bœufs, les chèvres, les brebis,
La raison, le garde-champêtre !
Fils, avril chante, crions bis !

Qu’à Gif, grâce à nous, le notaire
Et le marguillier soient émus,
Fils, et qu’on entende à Nanterre
Les vagues flûtes de l’Hémus !

Acclimatons Faune à Vincenne,
Sans pourtant prendre pour conseil
L’immense Aristophane obscène,
Effronté comme le soleil.

Rions du maire, ou de l’édile ;
Et mordons, en gens convaincus,
Dans cette pomme de l’idylle
Où l’on voit les dents de Moschus.

Remarques

Situer le berger Amyntas à Pantin conduit à la juxtaposition de noms consacrés par la littérature gréco-latine et de noms familiers. Elle illustre le dessein poétique énoncé dans la première strophe.
Pholoé est le nom d’une montagne ; Larifla est un nom inventé dans une chanson badine ; Évohé est le cri que lancent les bacchantes.

Autre remarque

Je vous ai proposé deux versions de ce poème car, dans la première, j’ai fait un petit lapsus…
Qui découvrira ce lapsus ?
D’autre part, quelle version préférez-vous ?

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les battements d'aile des oiseaux envolés".

XXII. À des oiseaux envolés

À des oiseaux envolés – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 875.

À des oiseaux envolés – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À des oiseaux envolés, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

À des oiseaux envolés


À des oiseaux envolés – Le texte

À des oiseaux envolés
XXII


Enfants ! — Oh ! revenez ! tout à l’heure, imprudent,
Je vous ai de ma chambre exilés en grondant,
Rauque et tout hérissé de paroles moroses.
Et qu’aviez-vous donc fait, bandits aux lèvres roses ?
Quel crime ? Quel exploit ? Quel forfait insensé ?
Quel vase du Japon en mille éclats brisé ?
Quel vieux portrait crevé ? Quel beau missel gothique
Enrichi par vos mains d’un dessin fantastique ?
Non, rien de tout cela. Vous aviez seulement,
Ce matin, restés seuls dans ma chambre un moment,
Pris, parmi ces papiers que mon esprit colore,
Quelques vers, groupe informe, embryons près d’éclore,
Puis vous les aviez mis, prompts à vous accorder,
Dans le feu, pour jouer, pour voir, pour regarder
Dans une cendre noire errer des étincelles,
Comme brillent sur l’eau de nocturnes nacelles,
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir
Des lumières courir dans les maisons le soir.

Voilà tout. Vous jouiez et vous croyiez bien faire.

Belle perte, en effet ! beau sujet de colère !
Une strophe, mal née au doux bruit de vos jeux,
Qui remuait les mots d’un vol trop orageux !
Une ode qui chargeait d’une rime gonflée
Sa stance paresseuse en marchant essoufflée !
De lourds alexandrins l’un sur l’autre enjambant
Comme des écoliers qui sortent de leur banc !
Un autre eût dit : — Merci ! Vous ôtez une proie
Au feuilleton méchant qui bondissait de joie
Et d’avance poussait des rires infernaux
Dans l’antre qu’il se creuse au bas des grands journaux. —
Moi, je vous ai grondés. Tort grave et ridicule !
Nains charmants que n’eût pas voulu fâcher Hercule,
Moi, je vous ai fait peur. J’ai, rêveur triste et dur,
Reculé brusquement ma chaise jusqu’au mur,
Et, vous jetant ces noms dont l’envieux vous nomme,
J’ai dit : Allez-vous-en ! laissez-moi seul ! — Pauvre homme !
Seul ! le beau résultat ! le beau triomphe ! seul !
Comme on oublie un mort roulé dans son linceul,
Vous m’avez laissé là, l’œil fixé sur ma porte,
Hautain, grave et puni. — Mais vous, que vous importe !
Vous avez retrouvé dehors la liberté,
Le grand air, le beau parc, le gazon souhaité,
L’eau courante où l’on jette une herbe à l’aventure,
Le ciel bleu, le printemps, la sereine nature,
Ce livre des oiseaux et des bohémiens,
Ce poème de Dieu qui vaut mieux que les miens,
Où l’enfant peut cueillir la fleur, strophe vivante,
Sans qu’une grosse voix tout à coup l’épouvante !
Moi, je suis resté seul, toute joie ayant fui,
Seul avec ce pédant qu’on appelle l’ennui.
Car, depuis le matin assis dans l’antichambre,
Ce docteur, né dans Londre, un dimanche, en décembre,
Qui ne vous aime pas, ô mes pauvres petits,
Attendait pour entrer que vous fussiez sortis.
Dans l’angle où vous jouiez il est là qui soupire,
Et je le vois bâiller, moi qui vous voyais rire !

Que faire ? lire un livre ? oh non ! — dicter des vers ?
À quoi bon ? — Émaux bleus ou blancs, céladons verts,
Sphère qui fait tourner tout le ciel sur son axe,
Les beaux insectes peints sur mes tasses de Saxe,
Tout m’ennuie, et je pense à vous. En vérité,
Vous partis, j’ai perdu le soleil, la gaîté,
Le bruit joyeux qui fait qu’on rêve, le délire
De voir le tout petit s’aider du doigt pour lire,
Les fronts pleins de candeur qui disent toujours oui,
L’éclat de rire franc, sincère, épanoui,
Qui met subitement des perles sur les lèvres,
Les beaux grands yeux naïfs admirant mon vieux Sèvres,
La curiosité qui cherche à tour savoir,
Et les coudes qu’on pousse en disant : Viens donc voir !
Oh ! certes, les esprits, les sylphes et les fées
Que le vent dans ma chambre apporte par bouffées,
Les gnomes accroupis là-haut, près du plafond,
Dans les angles obscurs que mes vieux livres font,
Les lutins familiers, nains à la longue échine,
Qui parlent dans les coins à mes vases de Chine,
Tout l’invisible essaim de ces démons joyeux
A dû rire aux éclats, quand là, devant leurs yeux,
Ils vous ont vus saisir dans la boîte aux ébauches
Ces hexamètres nus, boiteux, difformes, gauches,
Les traîner au grand jour, pauvres hiboux fâchés,
Et puis, battant des mains, autour du feu penchés,
De tout ces corps hideux soudain tirant une âme,
Avec ces vers si laids faire une belle flamme !

Espiègles radieux que j’ai fait envoler,
Oh ! revenez ici chanter, danser, parler,
Tantôt, groupe folâtre, ouvrir un gros volume,
Tantôt courir, pousser mon bras qui tient ma plume,
Et faire dans le vers que je viens retoucher
Saillir soudain un angle aigu comme un clocher
Qui perce tout à coup un horizon de plaines.
Mon âme se réchauffe à vos douces haleines ;
Revenez près de moi, souriant de plaisir,
Bruire et gazouiller, et sans peur obscurcir
Le vieux livre où je lis de vos ombres penchées,
Folles têtes d’enfants ! gaîtés effarouchées !

J’en conviens, j’avais tort, et vous aviez raison.
Mais qui n’a quelquefois grondé hors de saison ?
Il faut être indulgent. Nous avons nos misères.
Les petits pour les grands ont tort d’être sévères.
Enfants ! chaque matin, votre âme avec amour
S’ouvre à la joie ainsi que la fenêtre au jour.
Beau miracle, vraiment, que l’enfant, gai sans cesse,
Ayant tout le bonheur, ait toute la sagesse !
Le destin vous caresse en vos commencements.
Vous n’avez qu’à jouer et vous êtes charmants.
Mais nous, nous qui pensons, nous qui vivons, nous sommes
Hargneux, tristes, mauvais, ô mes chers petits hommes !
On a ses jours d’humeur, de déraison, d’ennui.
Il pleuvait ce matin. Il fait froid aujourd’hui.
Un nuage mal fait dans le ciel tout à l’heure
A passé. Que nous veut cette cloche qui pleure ?
Puis, on a dans le cœur quelque remords. Voilà
Ce qui nous rend méchants. Vous saurez tout cela,
Quand l’âge à votre tour ternira vos visages,
Quand vous serez plus grands, c’est-à-dire moins sages.

J’ai donc eu tort. C’est dit. Mais c’est assez punir,
Mais il faut pardonner, mais il faut revenir.
Voyons, faisons la paix, je vous prie à mains jointes.
Tenez, crayons, papiers, mon vieux compas sans pointes,
Mes laques et mes grès, qu’une vitre défend,
Tous ces hochets de l’homme enviés par l’enfant,
Mes gros chinois ventrus faits comme des concombres,
Mon vieux tableau, trouvé sous d’antiques décombres,
Je vous livrerai tout, vous toucherez à tout !
Vous pourrez sur ma table être assis ou debout,
Et chanter, et traîner, sans que je me récrie,
Mon grand fauteuil de chêne et de tapisserie,
Et sur mon banc sculpté jeter tous à la fois
Vos jouets anguleux qui déchirent le bois !
Je vous laisserai même, et gaîment, et sans crainte,
O prodige ! en vos mains tenir ma bible peinte,
Que vous n’avez touchée encor qu’avec terreur,
Où l’on voit Dieu le père en habit d’empereur !

Et puis, brûlez les vers dont ma table est semée,
Si vous tenez à voir ce qu’ils font de fumée !
Brûlez ou déchirez ! — Je serais moins clément
Si c’était chez Méry, le poète charmant,
Que Marseille la grecque, heureuse et noble ville,
Blonde fille d’Homère, a fait fils de Virgile.
Je vous dirais : — « Enfants, ne touchez que des yeux
À ces vers qui demain s’envoleront aux cieux.
Ces papiers, c’est le nid, retraite caressée,
Où du poète ailé rampe encor la pensée.
Oh ! n’en approchez pas ! car les vers nouveau-nés,
Au manuscrit natal encore emprisonnés,
Souffrent entre vos mains innocemment cruelles.
Vous leur blessez le pied, vous leur froissez les ailes ;
Et, sans vous en douter, vous leur faites ces maux
Que les petits enfants font aux petits oiseaux. » —

Mais qu’importe les miens ! — Toute ma poésie,
C’est vous, et mon esprit suit votre fantaisie.
Vous êtes les reflets et les rayonnements
Dont j’éclaire mon vers si sombre par moments.
Enfants, vous dont la vie est faite d’espérance,
Enfants, vous dont la joie est faite d’ignorance,
Vous n’avez pas souffert et vous ne savez pas,
Quand la pensée en nous a marché pas à pas,
Sur le poète morne et fatigué d’écrire
Quelle douce chaleur répand votre sourire !
Combien il a besoin, quand sa tête se rompt,
De la sérénité qui luit sur votre front ;
Et quel enchantement l’enivre et le fascine,
Quand le charmant hasard de quelque cour voisine,
Où vous vous ébattez sous un arbre penchant,
Mêle vos joyeux cris à son douloureux chant !

Revenez donc, hélas ! revenez dans mon ombre,
Si vous ne voulez pas que je sois triste et sombre,
Pareil, dans l’abandon où vous m’avez laissé,
Au pêcheur d’Etretat, d’un long hiver lassé,
Qui médite appuyé sur son coude, et s’ennuie
De voir à sa fenêtre un ciel rayé de pluie.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tête de phénix, aux reflets bleus, irradiant une lueur éblouissante (à moins que ce soit un dragon crachant de la lumière).

XXX. Magnitudo parvi

Magnitudo parvi – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 369.

Magnitudo parvi – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Magnitudo parvi, le poème qui clôt le livre troisième (Les Luttes et les rêves), du tome I, AUTREFOIS, 1830-1843, du recueil Les Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIX. La Nature. Après, s’ouvre le Tome II, Aujourd’hui 1843-1856 et le livre quatrième : Pauca meae, dont le premier poème est I. Pure innocence.

Magnitudo parvi


Magnitudo parvi – Le texte

XXX
Magnitudo parvi

I

Le jour mourait ; j’étais près des mers, sur la grève.
Je tenais par la main ma fille, enfant qui rêve,
Jeune esprit qui se tait.
La terre, s’inclinant comme un vaisseau qui sombre,
En tournant dans l’espace allait plongeant dans l’ombre ;
La pâle nuit montait.

La pâle nuit levait son front dans les nuées ;
Les choses s’effaçaient, blêmes, diminuées,
Sans forme et sans couleur ;
Quand il monte de l’ombre, il tombe de la cendre ;
On sentait à la fois la tristesse descendre
Et monter la douleur.

Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature
Voyaient l’urne d’en haut, vague rondeur obscure,
Se pencher dans les cieux,
Et verser sur les monts, sur les campagnes blondes,
Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes,
Le soir silencieux !

Les nuages rampaient le long des promontoires ;
Mon âme, où se mêlaient ces ombres et ces gloires,
Sentait confusément
De tout cet océan, de toute cette terre,
Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoi d’austère,
D’auguste et de charmant !

J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée.
La nuit se répandait ainsi qu’une fumée.
Rêveur, ô Jéhovah,
Je regardais en moi, les paupières baissées,
Cette ombre qui se fait aussi dans nos pensées
Quand ton soleil s’en va !

Soudain l’enfant bénie, ange au regard de femme,
Dont je tenais la main et qui tenait mon âme,
Me parla, douce voix !
Et, me montrant l’eau sombre et la rive âpre et brune,
Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune :
— Père, dit-elle, vois !

Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,
Ces feux jumeaux briller comme une double lampe
Qui remuerait au vent !
Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile ?
— L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile ;
Deux mondes, mon enfant !

II

*

Deux mondes ! — l’un est dans l’espace,
Dans les ténèbres de l’azur,
Dans l’étendue où tout s’efface,
Radieux gouffre ! abîme obscur !
Enfant, comme deux hirondelles,
Oh ! si tous deux, âmes fidèles,
Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,
Et plonger dans cette épaisseur
D’où la création découle,
Où flotte, vit, meurt, brille et roule
L’astre imperceptible à la foule,
Incommensurable au penseur ;

Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes ;
Si nous pouvions passer les bleus septentrions,
Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes,
Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,
Comme un navire en mer croît, monte et semble éclore,
Cette petite étoile, atome de phosphore,
Devenir par degrés un monstre de rayons ;

S’il nous était donné de faire
Ce voyage démesuré,
Et de voler, de sphère en sphère,
À ce grand soleil ignoré ;
Si, par un archange qui l’aime,
L’homme aveugle, frémissant, blême,
Dans les profondeurs du problème,
Vivant, pouvait être introduit ;
Si nous pouvions fuir notre centre,
Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,
Aller voir de près dans leur antre
Ces énormités de la nuit ;

Ce qui t’apparaîtrait te ferait trembler, ange !
Rien, pas de vision, pas de songe insensé,
Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange,
Monde informe, et d’un tel mystère composé
Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,
Et qu’il ne resterait de nous dans l’épouvante
Qu’un regard ébloui sous un front hérissé !

*

Ô contemplation splendide !
Oh ! de pôles, d’axes, de feux,
De la matière et du fluide,
Balancement prodigieux !
D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,
De force esclave et d’éther libre,
Vaste et magnifique équilibre !
Monde rêve ! idéal réel !
Lueurs ! tonnerres ! jets de souffre !
Mystère qui chante et qui souffre !
Formule nouvelle du gouffre !
Mot nouveau du noir livre ciel !

Tu verrais ! — Un soleil ; autour de lui des mondes,
Centres eux-mêmes, ayant des lunes autour d’eux ;
Là, des fourmillements de sphères vagabondes ;
Là, des globes jumeaux qui tournent deux à deux ;
Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie ;
D’un coin de l’infini formidable incendie,
Rayonnement sublime ou flamboiement hideux !

Regardons, puisque nous y sommes !
Figure-toi ! figure-toi !
Plus rien des choses que tu nommes !
Un autre monde ! une autre loi !
La terre a fui dans l’étendue ;
Derrière nous elle est perdue !
Jour nouveau ! nuit inattendue !
D’autres groupes d’astres au ciel !
Une nature qu’on ignore,
Qui, s’ils voyaient sa fauve aurore,
Ferait accourir Pythagore
Et reculer Ézéchiel !

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ; ces arbres
Sont des bêtes ; ces rocs hurlent avec fureur ;
Le feu chante ; le sang coule aux veines des marbres.
Ce monde est-il le vrai ? le nôtre est-il l’erreur ?
Ô possibles qui sont pour nous les impossibles !
Réverbérations des chimères visibles !
Le baiser de la vie ici nous fait horreur.

Et si nous pouvions voir les hommes,
Les ébauches, les embryons,
Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,
Comme, eux et nous, nous frémirions !
Rencontre inexprimable et sombre !
Nous nous regarderions dans l’ombre
De monstre à monstre, fils du nombre
Et du temps qui s’évanouit ;
Et, si nos langages funèbres
Pouvaient échanger leurs algèbres,
Nous dirions : « Qu’êtes-vous, ténèbres ? »
Ils diraient : « D’où venez-vous, nuit ? »

*

Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, des entrailles ?
Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé ?
Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles,
Des Lucrèce niant tout ce qu’on a rêvé,
Qui, du noir infini feuilletant les registres,
Ont écrit : Rien, au bas de ces pages sinistres,
Et, penchés sur l’abîme, ont dit : « L’œil est crevé ! »

Tous ces êtres, comme nous-même,
S’en vont en pâles tourbillons ;
La création mêle et sème
Leur cendre à de nouveaux sillons ;
Un vient, un autre le remplace,
Et passe sans laisser de trace ;
Le souffle les crée et les chasse ;
Le gouffre en proie aux quatre vents,
Comme la mer aux vastes lames,
Mêle éternellement ses flammes
À ce sombre écroulement d’âmes,
De fantômes et de vivants !

L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être.
Quelle tempête autour de l’astre radieux !
Tout ne doit que surgir, flotter et disparaître,
Jusqu’à ce que la nuit ferme à son tour ses yeux ;
Car, un jour, il faudra que l’étoile aussi tombe ;
L’étoile voit neiger les âmes dans la tombe,
L’âme verra neiger les astres dans les cieux !

*

Par instant, dans le vague espace,
Regarde, enfant ! tu vas la voir !
Une brusque planète passe ;
C’est d’abord au loin un point noir ;
Plus prompte que la trombe folle,
Elle vient, court, approche, vole ;
À peine a lui son auréole
Que déjà, remplissant le ciel,
Sa rondeur farouche commence
À cacher le gouffre en démence,
Et semble ton couvercle immense,
Ô puits du vertige éternel !

C’est elle ! éclair ! voilà sa livide surface
Avec tous les frissons de ses océans verts !
Elle apparaît, s’en va, décroît, pâlit, s’efface,
Et rentre, atome obscur, aux cieux d’ombres couverts,
Et tout s’évanouit, vaste aspect, bruit sublime… —
Quel est ce projectile inouï de l’abîme ?
Ô boulets monstrueux qui sont des univers !

Dans un éloignement nocturne,
Roule avec un râle effrayant
Quelque épouvantable Saturne
Tournant son anneau flamboyant ;
La braise en pleut comme d’un crible ;
Jean de Patmos, l’esprit terrible,
Vit en songe cet astre horrible
Et tomba presque évanoui ;
Car, rêvant sa noire épopée,
Il crut, d’éclairs enveloppée,
Voir fuir une roue, échappée
Au sombre char d’Adonaï !

Et, par instants encor, — tout va-t-il se dissoudre ? —
Parmi ces mondes, fauve, accourant à grand bruit,
Une comète aux crins de flamme, aux yeux de foudre,
Surgit, et les regarde, et, blême, approche et luit ;
Puis s’évade en hurlant, pâle et surnaturelle,
Traînant sa chevelure éparse derrière elle,
Comme une Canidie affreuse qui s’enfuit.

Quelques-uns de ces globes meurent ;
Dans le semoun et le mistral
Leurs mers sanglotent, leurs flots pleurent ;
Leur flanc crache un brasier central.
Sphères par la neige engourdies,
Ils ont d’étranges maladies,
Pestes, déluges, incendies,
Tremblements profonds et fréquents ;
Leur propre abîme les consume ;
Leur haleine flamboie et fume ;
On entend de loin dans leur brume
La toux lugubre des volcans.

*

Ils sont ! ils vont ! ceux-ci brillants, ceux-là difformes,
Tous portant des vivants et des créations !
Ils jettent dans l’azur des cônes d’ombre énormes,
Ténèbres qui des cieux traversent les rayons,
Où le regard, ainsi que des flambeaux farouches
L’un après l’autre éteints par d’invisibles bouches,
Voit plonger tour à tour les constellations !

Quel Zorobabel formidable,
Quel Dédale vertigineux,
Cieux ! a bâti dans l’insondable
Tout ce noir chaos lumineux ?
Soleils, astres aux larges queues,
Gouffres ! ô millions de lieues !
Sombres architectures bleues !
Quel bras a fait, créé, produit
Ces tours d’or que nuls yeux ne comptent,
Ces firmaments qui se confrontent,
Ces Babels d’étoiles qui montent
Dans ces Babylones de nuit ?

Qui, dans l’ombre vivante et l’aube sépulcrale,
Qui, dans l’horreur fatale et dans l’amour profond,
A tordu ta splendide et sinistre spirale,
Ciel, où les univers se font et se défont ?
Un double précipice à la fois les réclame.
« Immensité ! » dit l’être. « Éternité ! » dit l’âme.
À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond.

*

L’inconnu, celui dont maint sage
Dans la brume obscure a douté,
L’immobile et muet visage,
Le voilé de l’éternité,
A, pour montrer son ombre au crime,
Sa flamme au juste magnanime,
Jeté pêle-mêle à l’abîme
Tous ses masques, noirs ou vermeils ;
Dans les éthers inaccessibles,
Ils flottent, cachés ou visibles ;
Et ce sont ces masques terribles
Que nous appelons les soleils !

Et les peuples ont vu passer dans les ténèbres
Ces spectres de la nuit que nul ne pénétra ;
Et flamines, santons, brahmanes, mages, guèbres,
Ont crié : Jupiter ! Allah ! Vishnou ! Mithra !
Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurs suprêmes,
Tous ces masques hagards s’effaceront d’eux-mêmes ;
Alors, la face immense et calme apparaîtra !

III

*

Enfant ! l’autre de ces deux mondes,
C’est le cœur d’un homme. — parfois,
Comme une perle au fond des ondes,
Dieu cache une âme au fond des bois.

Dieu cache un homme sous les chênes,
Et le sacre en d’austères lieux
Avec le silence des plaines,
L’ombre des monts, l’azur des cieux !

Ô ma fille ! avec son mystère
Le soir envahit pas à pas
L’esprit d’un prêtre involontaire,
Près de ce feu qui luit là-bas !

Cet homme, dans quelque ruine,
Avec la ronce et le lézard,
Vit sous la brume et la bruine,
Fruit tombé de l’arbre hasard.

Il est devenu presque fauve ;
Son bâton est son seul appui.
En le voyant, l’homme se sauve ;
La bête seule vient à lui.

Il est l’être crépusculaire.
On a peur de l’apercevoir ;
Pâtre tant que le jour l’éclaire,
Fantôme dès que vient le soir.

La faneuse dans la clairière
Le voit quand il fait, par moment,
Comme une ombre hors de sa bière,
Un pas hors de l’isolement.

Son vêtement dans ces décombres,
C’est un sac de cendre et de deuil,
Linceul troué par les clous sombres
De la misère, ce cercueil.

Le pommier lui jette ses pommes ;
Il vit dans l’ombre enseveli ;
C’est un pauvre homme loin des hommes,
C’est un habitant de l’oubli ;

C’est un indigent sous la bure,
Un vieux front de la pauvreté,
Un haillon dans une masure,
Un esprit dans l’immensité !

*

Dans la nature transparente,
C’est l’œil des regards ingénus,
Un penseur à l’âme ignorante,
Un grave marcheur aux pieds nus.

Oui, c’est un cœur, une prunelle,
C’est un souffrant, c’est un songeur,
Sur qui la lueur éternelle
Fait trembler sa vague rougeur.

Il est là, l’âme aux cieux ravie,
Et, près d’un branchage enflammé,
Pense, lui-même par la vie
Tison à demi consumé.

Il est calme en cette ombre épaisse ;
Il aura bien toujours un peu
D’herbe pour que son bétail paisse,
De bois pour attiser son feu.

Nos luttes, nos chocs, nos désastres,
Il les ignore ; il ne veut rien
Que, la nuit, le regard des astres,
Le jour, le regard de son chien.

Son troupeau gît sur l’herbe unie ;
Il est là, lui, pasteur, ami,
Seul éveillé, comme un génie
À côté d’un peuple endormi.

Ses brebis, d’un rien remuées,
Ouvrant l’œil près du feu qui luit,
Aperçoivent sous les nuées
Sa forme droite dans la nuit ;

Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,
Dorment dans les bois hasardeux
Sous ce grand spectre Providence
Qu’ils sentent debout auprès d’eux.

*

Le pâtre songe, solitaire,
Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;
Il ne connaît rien de la terre
Que ce que broute la brebis.

Pourtant, il sait que l’homme souffre ;
Mais il sonde l’éther profond.
Toute solitude est un gouffre,
Toute solitude est un mont.

Dès qu’il est debout sur ce faîte,
Le ciel reprend cet étranger ;
La Judée avait le prophète,
La Chaldée avait le berger.

Ils tâtaient le ciel l’un et l’autre ;
Et, plus tard, sous le feu divin,
Du prophète naquit l’apôtre,
Du pâtre naquit le devin.

La foule raillait leur démence ;
Et l’homme dut, aux jours passés,
À ces ignorants la science,
La sagesse à ces insensés.

La nuit voyait, témoin austère,
Se rencontrer sur les hauteurs,
Face à face dans le mystère,
Les prophètes et les pasteurs.

— Où marchez-vous, tremblants prophètes ?
— Où courez-vous, pâtres troublés ?
Ainsi parlaient ces sombres têtes,
Et l’ombre leur criait : Allez !

Aujourd’hui, l’on ne sait plus même
Qui monta le plus de degrés,
Des Zoroastres au front blême
Ou des Abrahams effarés.

Et, quand nos yeux, qui les admirent,
Veulent mesurer leur chemin,
Et savoir quels sont ceux qui mirent
Le plus de jour dans l’œil humain,

Du noir passé perçant les voiles,
Notre esprit flotte sans repos
Entre tous ces compteurs d’étoiles
Et tous ces compteurs de troupeaux.

*

Dans nos temps, où l’aube enfin dore
Les bords du terrestre ravin,
Le rêve humain s’approche encore
Plus près de l’idéal divin.

L’homme que la brume enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.

L’âme humaine, après le Calvaire,
A plus d’ampleur et de rayon ;
Le grossissement de ce verre
Grandit encor la vision.

La solitude vénérable
Mène aujourd’hui l’homme sacré
Plus avant dans l’impénétrable,
Plus loin dans le démesuré.

Oui, si dans l’homme, que le nombre
Et le temps trompent tour à tour,
La foule dégorge de l’ombre,
La solitude fait le jour.

Le désert au ciel nous convie.
Ô seuil de l’azur ! l’homme seul,
Vivant qui voit hors de la vie,
Lève d’avance son linceul.

Il parle aux voix que Dieu fit taire,
Mêlant sur son front pastoral
Aux lueurs troubles de la terre
Le serein rayon sépulcral.

Dans le désert, l’esprit qui pense
Subit par degrés sous les cieux
La dilatation immense
De l’infini mystérieux.

Il plonge au fond. Calme, il savoure
Le réel, le vrai, l’élément.
Toute la grandeur qui l’entoure
Le pénètre confusément.

Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,
Marche, et, grandissant en raison,
Croît comme l’herbe aux champs, et monte
Comme l’aurore à l’horizon.

Il voit, il adore, il s’effare ;
Il entend le clairon du ciel,
Et l’universelle fanfare
Dans le silence universel.

Avec ses fleurs au pur calice,
Avec sa mer pleine de deuil,
Qui donne un baiser de complice
À l’âpre bouche de l’écueil,

Avec sa plaine, vaste bible,
Son mont noir, son brouillard fuyant,
Regards du visage invisible,
Syllabes du mot flamboyant ;

Avec sa paix, avec son trouble,
Son bois voilé, son rocher nu,
Avec son écho qui redouble
Toutes les voix de l’inconnu,

La solitude éclaire, enflamme,
Attire l’homme aux grands aimants,
Et lentement compose une âme
De tous les éblouissements !

L’homme en son sein palpite et vibre,
Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,
Étrange oiseau d’autant plus libre
Que le mystère le tient mieux.

Il sent croître en lui, d’heure en heure,
L’humble foi, l’amour recueilli,
Et la mémoire antérieure
Qui le remplit d’un vaste oubli.

Il a des soifs inassouvies ;
Dans son passé vertigineux,
Il sent revivre d’autres vies ;
De son âme il compte les nœuds.

Il cherche au fond des sombres dômes
Sous quelles formes il a lui ;
Il entend ses propres fantômes
Qui lui parlent derrière lui.

Il sent que l’humaine aventure
N’est rien qu’une apparition.
Il se dit : — Chaque créature
Est toute la création.

Il se dit : — Mourir, c’est connaître ;
Nous cherchons l’issue à tâtons.
J’étais, je suis et je dois être.
L’ombre est une échelle. Montons —

Il se dit : — Le vrai, c’est le centre.
Le reste est apparence ou bruit.
Cherchons le lion, et non l’antre ;
Allons où l’œil fixe reluit. —

Il sent plus que l’homme en lui naître ;
Il sent, jusque dans ses sommeils,
Lueur à lueur, dans son être,
L’infiltration des soleils.

Ils cessent d’être son problème ;
Un astre est un voile. Il veut mieux ;
Il reçoit de leur rayon même
Le regard qui va plus loin qu’eux.

*

Pendant que, nous, hommes des villes,
Nous croyons prendre un vaste essor
Lorsqu’entre en nos prunelles viles
Le spectre d’une étoile d’or ;

Que, savants dont la vue est basse,
Nous nous ruons et nous brûlons
Dans le premier astre qui passe,
Comme aux lampes les papillons,

Et qu’oubliant le nécessaire,
Nous contentant de l’incomplet,
Croyant éclairés, ô misère !
Ceux qu’éclaire le feu follet,

Prenant pour l’être et pour l’essence
Les fantômes du ciel profond,
Voulant nous faire une science
Avec des formes qui s’en vont,

Ne comprenant, pour nous distraire
De la terre, où l’homme est damné,
Qu’un autre monde, sombre frère
De notre globe infortuné,

Comme l’oiseau né dans la cage,
Qui, s’il fuit, n’a qu’un vol étroit,
Ne sait pas trouver le bocage,
Et va d’un toit à l’autre toit ;

Chercheurs que le néant captive,
Qui, dans l’ombre, avons en passant
La curiosité chétive
Du ciron pour le ver luisant,

Poussière admirant la poussière,
Nous poursuivons obstinément,
Grains de cendre, un grain de lumière
En fuite dans le firmament !

Pendant que notre âme humble et lasse
S’arrête au seuil du ciel béni,
Et va becqueter dans l’espace
Une miette de l’infini,

Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,

Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants,
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,

Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole, et, touchant le but,
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but !

Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,
Cet ignorant, cet indigent,
Sans docteur, sans maître, sans guide,
Fouillant, scrutant, interrogeant,

De sa roche où la paix séjourne,
Les cieux noirs, les bleus horizons,
Double ornière où sans cesse tourne
La roue énorme des saisons ;

Seul, quand mai vide sa corbeille,
Quand octobre emplit son panier ;
Seul, quand l’hiver à notre oreille
Vient siffler, gronder, et nier ;

Quand sur notre terre, où se joue
Le blanc flocon flottant sans bruit,
La mort, spectre vierge, secoue
Ses ailes pâles dans la nuit ;

Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,
Nous jetant la neige en rêvant,
Ce sombre cygne des ténèbres
Laisse tomber sa plume au vent ;

Quand la mer tourmente la barque ;
Quand la plaine est là, ressemblant
À la morte dont un drap marque
L’obscur profil sinistre et blanc ;

Seul sur cet âpre monticule,
À l’heure où, sous le ciel dormant,
Les méduses du crépuscule
Montrent leur face vaguement ;

Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,
Quand la terre et l’immensité
Se referment comme deux lèvres
Après que le psaume est chanté ;

Seul, quand renaît le jour sonore,
À l’heure où sur le mont lointain
Flamboie et frissonne l’aurore,
Crête rouge du coq matin ;

Seul, toujours seul, l’été, l’automne ;
Front sans remords et sans effroi
À qui le nuage qui tonne
Dit tout bas : Ce n’est pas pour toi !

Oubliant dans ces grandes choses
Les trous de ses pauvres habits,
Comparant la douceur des roses
À la douceur de la brebis,

Sondant l’être, la loi fatale ;
L’amour, la mort, la fleur, le fruit ;
Voyant l’auréole idéale
Sortir de toute cette nuit,

Il sent, faisant passer le monde
Par sa pensée à chaque instant,
Dans cette obscurité profonde
Son œil devenir éclatant ;

Et, dépassant la créature,
Montant toujours, toujours accru,
Il regarde tant la nature,
Que la nature a disparu !

Car, des effets allant aux causes,
L’œil perce et franchit le miroir,
Enfant ; et contempler les choses,
C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite
Devant l’esprit aux yeux de lynx ;
Voir, c’est rejeter ; la poursuite
De l’énigme est l’oubli du sphinx.

Il ne voit plus le ver qui rampe,
La feuille morte émue au vent,
Le pré, la source où l’oiseau trempe
Son petit pied rose en buvant ;

Ni l’araignée, hydre étoilée,
Au centre du mal se tenant,
Ni l’abeille, lumière ailée,
Ni la fleur, parfum rayonnant ;

Ni l’arbre où sur l’écorce dure
L’amant grave un chiffre d’un jour,
Que les ans font croître à mesure
Qu’ils font décroître son amour.

Il ne voit plus la vigne mûre,
La ville, large toit fumant,
Ni la campagne, ce murmure,
Ni la mer, ce rugissement ;

Ni l’aube dorant les prairies,
Ni le couchant aux longs rayons,
Ni tous ces tas de pierreries
Qu’on nomme constellations,

Que l’éther de son ombre couvre,
Et qu’entrevoit notre œil terni
Quand la nuit curieuse entr’ouvre
Le sombre écrin de l’infini ;

Il ne voit plus Saturne pâle,
Mars écarlate, Arcturus bleu,
Sirius, couronne d’opale,
Aldebaran, turban de feu ;

Ni les mondes, esquifs sans voiles,
Ni, dans le grand ciel sans milieu,
Toute cette cendre d’étoiles ;
Il voit l’astre unique ; il voit Dieu !

*

Il le regarde, il le contemple ;
Vision que rien n’interrompt !
Il devient tombe, il devient temple ;
Le mystère flambe à son front.

Œil serein dans l’ombre ondoyante,
Il a conquis, il a compris,
Il aime ; il est l’âme voyante
Parmi nos ténébreux esprits.

Il marche, heureux et plein d’aurore,
De plain-pied avec l’élément ;
Il croit, il accepte. Il ignore
Le doute, notre escarpement ;

Le doute, qu’entourent les vides,
Bord que nul ne peut enjamber,
Où nous nous arrêtons stupides,
Disant : Avancer, c’est tomber !

Le doute, roche où nos pensées
Errent loin du pré qui fleurit,
Où vont et viennent, dispersées,
Toutes ces chèvres de l’esprit.

Quand Hobbes dit : « Quelle est la base ? »
Quand Locke dit : « Quelle est la loi ? »
Que font à sa splendide extase
Ces dialogues de l’effroi ?

Qu’importe à cet anachorète
De la caverne Vérité,
L’homme qui dans l’homme s’arrête,
La nuit qui croit à sa clarté ?

Que lui fait la philosophie,
Calcul, algèbre, orgueil puni,
Que sur les cimes pétrifie
L’effarement de l’infini !

Lueurs que couvre la fumée !
Sciences disant : Que sait-on ?
Qui, de l’aveugle Ptolémée,
Montent au myope Newton !

Que lui font les choses bornées,
Grands, petits, couronnes, carcans ?
L’ombre qui sort des cheminées
Vaut l’ombre qui sort des volcans.

Que lui font la larve et la cendre,
Et, dans les tourbillons mouvants,
Toutes les formes que peut prendre
L’obscur nuage des vivants ?

Que lui fait l’assurance triste
Des créatures dans leurs nuits ?
La terre s’écriant : J’existe !
Le soleil répliquant : Je suis !

Quand le spectre, dans le mystère,
S’affirme à l’apparition,
Qu’importe à cet œil solitaire
Qui s’éblouit du seul rayon ?

Que lui fait l’astre, autel et prêtre
De sa propre religion,
Qui dit : Rien hors de moi ! — quand l’être
Se nomme Gouffre et Légion !

Que lui font, sur son sacré faîte,
Les démentis audacieux
Que donne aux soleils la comète,
Cette hérésiarque des cieux ?

Que lui fait le temps, cette brume ?
L’espace, cette illusion ?
Que lui fait l’éternelle écume
De l’océan Création ?

Il boit, hors de l’inabordable,
Du surhumain, du sidéral,
Les délices du formidable,
L’âpre ivresse de l’idéal ;

Son être, dont rien ne surnage,
S’engloutit dans le gouffre bleu ;
Il fait ce sublime naufrage ;
Et, murmurant sans cesse : — Dieu, —

Parmi les feuillages farouches,
Il songe, l’âme et l’œil là-haut,
À l’imbécillité des bouches
Qui prononcent un autre mot !

*

Il le voit, ce soleil unique,
Fécondant, travaillant, créant,
Par le rayon qu’il communique
Égalant l’atome au géant,

Semant de feux, de souffles, d’ondes,
Les tourbillons d’obscurité,
Emplissant d’étincelles mondes
L’épouvantable immensité,

Remuant, dans l’ombre et les brumes,
De sombres forces dans les cieux
Qui font comme des bruits d’enclumes
Sous des marteaux mystérieux,

Doux pour le nid du rouge-gorge,
Terrible aux satans qu’il détruit ;
Et, comme aux lueurs d’une forge,
Un mur s’éclaire dans la nuit,

On distingue en l’ombre où nous sommes,
On reconnaît dans ce bas lieu,
À sa clarté parmi les hommes,
L’âme qui réverbère Dieu.

Et ce pâtre devient auguste ;
Jusqu’à l’auréole monté,
Étant le sage, il est le juste ;
Ô ma fille, cette clarté,

Sœur du grand flambeau des génies,
Faite de tous les rayons purs
Et de toutes les harmonies
Qui flottent dans tous les azurs,

Plus belle dans une chaumière,
Éclairant hier par demain,
Cette éblouissante lumière,
Cette blancheur du cœur humain

S’appelle en ce monde, où l’honnête
Et le vrai des vents est battu,
Innocence avant la tempête,
Après la tempête vertu !

*

Voilà donc ce que fait la solitude à l’homme ;
Elle lui montre Dieu, le dévoile et le nomme,
Sacre l’obscurité,
Pénètre de splendeur le pâtre qui s’y plonge,
Et, dans les profondeurs de son immense songe,
T’allume, ô vérité !

Elle emplit l’ignorant de la science énorme ;
Ce que le cèdre voit, ce que devine l’orme,
Ce que le chêne sent,
Dieu, l’être, l’infini, l’éternité, l’abîme,
Dans l’ombre elle le mêle à la candeur sublime
D’un pâtre frémissant.

L’homme n’est qu’une lampe, elle en fait une étoile.
Et ce pâtre devient, sous son haillon de toile,
Un mage ; et, par moments,
Aux fleurs, parfums du temple, aux arbres, noirs pilastres,
Apparaît couronné d’une tiare d’astres,
Vêtu de flamboiements !

Il ne se doute pas de cette grandeur sombre :
Assis près de son feu que la broussaille encombre,
Devant l’être béant,
Humble, il pense ; et, chétif, sans orgueil, sans envie,
Il se courbe, et sent mieux, près du gouffre de vie,
Son gouffre de néant.

Quand il sort de son rêve, il revoit la nature.
Il parle à la nuée, errant à l’aventure,
Dans l’azur émigrant ;
Il dit : « Que ton encens est chaste, ô clématite ! »
Il dit au doux oiseau : « Que ton aile est petite,
Mais que ton vol est grand ! »

Le soir, quand il voit l’homme aller vers les villages,
Glaneuses, bûcherons qui traînent des feuillages,
Et les pauvres chevaux
Que le laboureur bat et fouette avec colère,
Sans songer que le vent va le rendre à son frère
Le marin sur les flots ;

Quand il voit les forçats passer, portant leur charge,
Les soldats, les pêcheurs pris par la nuit au large
Et hâtant leur retour,
Il leur envoie à tous, du haut du mont nocturne,
La bénédiction qu’il a puisée à l’urne
De l’insondable amour !

Et, tandis qu’il est là, vivant sur sa colline,
Content, se prosternant dans tout ce qui s’incline,
Doux rêveur bienfaisant,
Emplissant le vallon, le champ, le toit de mousse
Et l’herbe et le rocher de la majesté douce
De son cœur innocent

S’il passe par hasard, près de sa paix féconde,
Un de ces grands esprits en butte aux flots du monde
Révolté devant eux,
Qui craignent à la fois, sur ces vagues funèbres,
La terre de granit et le ciel de ténèbres,
L’homme ingrat, Dieu douteux ;

Peut-être, à son insu, que ce pasteur paisible,
Et dont l’obscurité rend la lueur visible,
Homme heureux sans effort,
Entrevu par cette âme en proie au choc de l’onde,
Va lui jeter soudain quelque clarté profonde
Qui lui montre le port !

Ainsi ce feu peut-être, aux flancs du rocher sombre,
Là-bas est aperçu par quelque nef qui sombre
Entre le ciel et l’eau ;
Humble, il la guide au loin de son reflet rougeâtre,
Et du même rayon dont il réchauffe un pâtre,
Il sauve un grand vaisseau !

IV

Et je repris, montrant à l’enfant adorée
L’obscur feu du pasteur et l’étoile sacrée :

De ces deux feux, perçant le soir qui s’assombrit,
L’un révèle un soleil, l’autre annonce un esprit.
C’est l’infini que notre œil sonde ;
Mesurons tout à Dieu qui seul crée et conçoit !
C’est l’astre qui le prouve et l’esprit qui le voit ;
Une âme est plus grande qu’un monde.

Enfant, ce feu de pâtre à cette âme mêlé,
Et cet astre, splendeur du plafond constellé
Que l’éclair et la foudre gardent,
Ces deux phares du gouffre où l’être flotte et fuit,
Ces deux clartés du deuil, ces deux yeux de la nuit,
Dans l’immensité se regardent.

Ils se connaissent ; l’astre envoie au feu des bois
Toute l’énormité de l’abîme à la fois,
Les baisers de l’azur superbe
Et l’éblouissement des visions d’Endor ;
Et le doux feu de pâtre envoie à l’astre d’or
Le frémissement du brin d’herbe.

Le feu de pâtre dit : — La mère pleure, hélas !
L’enfant a froid, le père a faim, l’aïeul est las ;
Tout est noir ; la montée est rude ;
Le pas tremble, éclairé par un tremblant flambeau ;
L’homme au berceau chancelle et trébuche au tombeau. —
L’étoile répond : — Certitude !

De chacun d’eux s’envole un rayon fraternel,
L’un plein d’humanité, l’autre rempli de ciel ;
Dieu les prend, et joint leur lumière,
Et sa main, sous qui l’âme, aigle de flamme, éclôt,
Fait du rayon d’en bas et du rayon d’en haut
Les deux ailes de la prière.

Ingouville, août 1839.

Remarque

Magnitudo parvi signifie la grandeur du petit.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une chouette, ailes déployées, clouée sur une porte (même si on ne voit pas la porte).

XIII. La chouette

La chouette – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 347.

La chouette – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La chouette, un poème du recueil Les Contemplations, du livre Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. Explication et suivi de XIV. À la mère de l’enfant mort.

La chouette


La chouette – Le texte

XIII
La chouette


Une chouette était sur la porte clouée ;
Larve de l’ombre au toit des hommes échouée.
La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts,
Qui remplit tout, et vit, à des degrés divers
Dans la bête sauvage et la bête de somme,
Toujours en dialogue avec l’esprit de l’homme,
Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont
Ses signes, alphabet formidable et profond ;
Et, sombre, ayant pour mots l’oiseau, le ver, l’insecte,
Parle deux langues : l’une, admirable et correcte,
L’autre, obscur bégaîment. L’éléphant aux pieds lourds,
Le lion, ce grand front de l’antre, l’aigle, l’ours,
Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et splendide, le verbe ;
Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.
Or, j’étais là, pensif, bienveillant, presque tendre,
Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre
Ce qu’entre les trois clous où son spectre pendait,
Aux vivants, aux souffrants, au bœuf triste, au baudet,
Disait, hélas ! la pauvre et sinistre chouette,
Du côté noir de l’être informe silhouette.

*

Elle disait :

« Sur son front sombre

Comme la brume se répand !
Il remplit tout le fond de l’ombre.
Comme sa tête morte pend !
De ses yeux coulent ses pensées.
Ses pieds troués, ses mains percées
Bleuissent à l’air glacial.
Oh ! comme il saigne dans le gouffre !
Lui qui faisait le bien, il souffre
Comme moi qui faisait le mal.

« Une lumière à son front tremble.
Et la nuit dit au vent : « Soufflons
« Sur cette flamme ! » et, tous ensemble,
Les ténèbres, les aquilons,
La pluie et l’horreur, froides bouches,
Soufflent, hagards, hideux, farouches,
Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie… —
Tu peux éteindre un incendie,
Mais pas une auréole, ô nuit !

« Cette âme arriva sur la terre,
Qu’assombrit le soir incertain ;
Elle entra dans l’obscur mystère
Que l’ombre appelle son destin ;
Au mensonge, aux forfaits sans nombre,
À tout l’horrible essaim de l’ombre,
Elle livrait de saints combats ;
Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs éternelles
Qui passaient dans la nuit d’en bas.

« Elle allait parmi les ténèbres,
Poursuivant, chassant, dévorant
Les vices, ces taupes funèbres,
Le crime, ce phalène errant ;
Arrachant de leurs trous la haine,
L’orgueil, la fraude qui se traîne,
L’âpre envie, aspic du chemin,
Les vers de terre et les vipères,
Que la nuit cache dans les pierres
Et le mal dans le cœur humain.

« Elle cherchait ces infidèles,
L’Achab, le Nemrod, le Mathan,
Que, dans son temple et sous ses ailes,
Réchauffe le faux dieu Satan,
Les vendeurs cachés sous les porches,
Le brûleur allumant ses torches
Au même feu que l’encensoir,
Et, quand elle l’avait trouvée,
Toute la sinistre couvée
Se hérissait sous l’autel noir.

« Elle allait, délivrant les hommes
De leurs ennemis ténébreux ;
Les hommes, noirs comme nous sommes,
Prirent l’esprit luttant pour eux ;
Puis ils clouèrent, les infâmes,
L’âme qui défendait leurs âmes,
L’être dont l’œil jetait du jour ;
Et leur foule, dans sa démence,
Railla cette chouette immense
De la lumière et de l’amour !

« Race qui frappes et lapides,
Je te plains ! hommes, je vous plains !
Hélas ! je plains vos poings stupides,
D’affreux clous et de marteaux pleins !
Vous persécutez pêle-mêle
Le mal, le bien, la griffe et l’aile,
Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux !
Vous clouez de vos mains mal sûres
Les hiboux au seuil des masures,
Et Christ sur la porte des cieux ! »

Mai 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme barbu et chauve, au regard fixe, auréolé de lumière et tourné vers l'ombre.

XVI. Le Maître d’études

Le Maître d’études – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 351.

Le Maître d’études – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le Maître d’études, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. Épitaphe et suivi de XVII. Chose vue un jour de printemps.

Le Maître d’études


Le Maître d’études – Le texte

XVI
Le Maître d’études


Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celui
Sur qui, jusqu’à ce jour, pas un rayon n’a lui ;
Oh ! ne confondez pas l’esclave avec le maître !
Et, quand vous le voyez dans vos rangs apparaître,
Humble et calme, et s’asseoir la tête dans ses mains,
Ayant peut-être en lui l’esprit des vieux romains
Dont il vous dit les noms, dont il vous lit les livres,
Écoliers, frais enfants de joie et d’aurore ivres,
Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyez bons.
Tous nous portons la vie et tous nous nous courbons ;
Mais, lui, c’est le flambeau qui la nuit se consomme ;
L’ombre le tient captif, et ce pâle jeune homme,
Enfermé plus que vous, plus que vous enchaîné,
Votre frère, écoliers, et votre frère aîné,
Destin tronqué, matin noyé dans les ténèbres,
Ayant l’ennui sans fin devant ses yeux funèbres,
Indigent, chancelant, et cependant vainqueur,
Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dans son cœur,
À l’heure du plein jour, attend que l’aube naisse.
Enfance, ayez pitié de la sombre jeunesse !

Apprenez à connaître, enfants qu’attend l’effort,
Les inégalités des âmes et du sort ;
Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine,
Puisque de deux sommets, enfants, il vous domine,
Puisqu’il est le plus pauvre et qu’il est le plus grand.
Songez que, triste, en butte au souci dévorant,
À travers ses douleurs, ce fils de la chaumière
Vous verse la raison, le savoir, la lumière,
Et qu’il vous donne l’or, et qu’il n’a pas de pain.
Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,
Enfants, faites silence à la lueur des lampes !
Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes :
Songez qu’il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits.
L’herbe que mord la dent cruelle des brebis,
C’est lui ; vous riez, vous, et vous lui rongez l’âme.
Songez qu’il agonise, amer, sans air, sans flamme ;
Que sa colère dit : Plaignez-moi ; que ses pleurs
Ne peuvent pas couler devant vos yeux railleurs !
Aux heures du travail votre ennui le dévore,
Aux heures du plaisir vous le rongez encore ;
Sa pensée, arrachée et froissée, est à vous,
Et, pareille au papier qu’on distribue à tous,
Page blanche d’abord, devient lentement noire.
Vous feuilletez son cœur, vous videz sa mémoire ;
Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,
Et raturant l’idée en lui dès qu’elle éclôt,
Toutes en même temps dans son esprit écrivent.
Si des rêves, parfois, jusqu’à son front arrivent,
Vous répandez votre encre à flots sur cet azur ;
Vos plumes, tas d’oiseaux hideux au vol obscur,
De leurs mille becs noirs lui fouillent la cervelle.
Le nuage d’ennui passe et se renouvelle.
Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut.
Chaque enfant est un fil dont son cœur sent le nœud.
Oui, s’il veut songer, fuir, oublier, franchir l’ombre,
Laisser voler son âme aux chimères sans nombre,
Ces écoliers joueurs, vifs, légers, doux, aimants,
Pèsent sur lui, de l’aube au soir, à tous moments,
Et le font retomber des voûtes immortelles ;
Et tous ces papillons sont le plomb de ses ailes.
Saint et grave martyr changeant de chevalet,
Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est
Votre souffre-douleurs et votre souffre-joies ;
Ses nuits sont vos hochets et ces jours sont vos proies,
Il porte sur son front votre essaim orageux ;
Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux
Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête.
Hélas ! il est le deuil dont vous êtes la fête ;
Hélas ! il est le cri dont vous êtes le chant.

Et, qui sait ? sans rien dire, austère, et se cachant
De sa bonne action comme d’une mauvaise,
Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise,
Mal nourri, mal vêtu, qu’un mendiant plaindrait,
Peut-être a des parents qu’il soutient en secret,
Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,
Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,
Et de cette sueur qui coule sur sa chair,
Des rubans au printemps, un peu de feu l’hiver,
Pour quelque jeune sœur ou quelque vieille mère,
Changeant en goutte d’eau la sombre larme amère ;
De sorte que, vivant à son ombre sans bruit,
Une colombe vient la boire dans la nuit !
Songez que pour cette œuvre, enfants, il se dévoue,
Brûle ses yeux, meurtrit son cœur, tourne la roue,
Traîne la chaîne ! hélas, pour lui, pour son destin,
Pour ses espoirs perdus à l’horizon lointain,
Pour ses vœux, pour son âme aux fers, pour sa prunelle,
Votre cage d’un jour est prison éternelle !
Songez que c’est sur lui que marchent tous vos pas !
Songez qu’il ne rit pas, songez qu’il ne vit pas !
L’avenir, cet avril plein de fleurs, vous convie ;
Vous vous envolerez demain en pleine vie ;
Vous sortirez de l’ombre, il restera. Pour lui,
Demain sera muet et sourd comme aujourd’hui ;
Demain, même en juillet, sera toujours décembre,
Toujours l’étroit préau, toujours la pauvre chambre,
Toujours le ciel glacé, gris, blafard, pluvieux ;
Et, quand vous serez grands, enfants, il sera vieux.
Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne l’emporte,
Toujours il sera là, seul sous la sombre porte,
Gardant les beaux enfants sous ce mur redouté,
Ayant tout de leur peine et rien de leur gaîté.
Oh ! que votre pensée aime, console, encense
Ce sublime forçat du bagne d’innocence !
Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’il reçoit.
Oh ! qu’il se transfigure à vos yeux, et qu’il soit
Celui qui vous grandit, celui qui vous élève,
Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive,
Art et science, afin qu’en marchant au tombeau,
Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !
Oh ! qu’il vous soit sacré dans cette tâche auguste
De conduire à l’utile, au sage, au grand, au juste,
Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit !
Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit.

Et, pendant qu’il est là, triste, et que dans la classe
Un chuchotement vague endort son âme lasse,
Oh ! des poëtes purs entr’ouverts sur vos bancs,
Qu’il sorte, dans le bruit confus des soirs tombants,
Qu’il sorte de Platon, qu’il sorte d’Euripide,
Et de Virgile, cygne errant du vers limpide,
Et d’Eschyle, lion du drame monstrueux,
Et d’Horace, et d’Homère à demi dans les cieux,
Qu’il sorte, pour sa tête aux saints travaux baissée,
Pour l’humble défricheur de la jeune pensée,
Qu’il sorte, pour ce front qui se penche et se fend
Sur ce sillon humain qu’on appelle l’enfant,
De tous ces livres pleins de hautes harmonies,
La bénédiction sereine des génies !

Juin 1843.