Nous errions, elle et moi, dans les monts de Sicile.
Elle est fière pour tous et pour moi seul docile.
Les cieux et nos pensers rayonnaient à la fois.
Oh ! comme aux lieux déserts les cœurs sont peu farouches !
Que de fleurs aux buissons, que de baisers aux bouches,
Quand on est dans l’ombre des bois !
Pareils à deux oiseaux qui vont de cime en cime,
Nous parvînmes enfin tout au bord d’un abîme.
Elle osa s’approcher de ce sombre entonnoir ;
Et, quoique mainte épine offensât ses mains blanches,
Nous tâchâmes, penchés et nous tenant aux branches,
D’en voir le fond lugubre et noir.
En ce même moment, un titan centenaire,
Qui venait d’y rouler sous vingt coups de tonnerre,
Se tordait dans ce gouffre où le jour n’ose entrer ;
Et d’horribles vautours au bec impitoyable,
Attirés par le bruit de sa chute effroyable,
Commençaient à le dévorer.
Alors, elle me dit : « J’ai peur qu’on ne nous voie !
« Cherchons un antre afin d’y cacher notre joie !
« Vois ce pauvre géant ! nous aurions notre tour !
« Car les dieux envieux qui l’ont fait disparaître,
« Et qui furent jaloux de sa grandeur, peut-être
« Seraient jaloux de notre amour ! »
Septembre 18..
Remarque
Une églogue est un petit poème pastoral ou champêtre.
Vous, qui l’avez suivi dans sa blême vallée,
Au bord de cette mer d’écueils noirs constellée,
Sous la pâle nuée éternelle qui sort
Des flots, de l’horizon, de l’orage et du sort ;
Vous qui l’avez suivi dans cette Thébaïde,
Sur cette grève nue, aigre, isolée et vide,
Où l’on ne voit qu’espace âpre et silencieux,
Solitude sur terre et solitude aux cieux ;
Vous qui l’avez suivi dans ce brouillard qu’épanche
Sur le roc, sur la vague et sur l’écume blanche,
La profonde tempête aux souffles inconnus,
Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,
Ô chers êtres ! cœurs vrais, lierres de ses décombres,
La bénédiction de tous ces déserts sombres !
Ces désolations vous aiment ; ces horreurs,
Ces brisants, cette mer où les vents laboureurs
Tirent sans fin le soc monstrueux des nuages,
Ces houles revenant comme de grands rouages,
Vous aiment ; ces exils sont joyeux de vous voir ;
Recevez la caresse immense du lieu noir !
Ô forçats de l’amour ! ô compagnons, compagnes,
Qui l’aidez à traîner son boulet dans ces bagnes,
Ô groupe indestructible et fidèle entre tous
D’âmes et de bons cœurs et d’esprits fiers et doux,
Mère, fille, et vous, fils, vous, ami, vous encore,
Recevez le soupir du soir vague et sonore,
Recevez le sourire et les pleurs du matin,
Recevez la chanson des mers, l’adieu lointain
Du pauvre mât penché parmi les lames brunes !
Soyez les bienvenus pour l’âpre fleur des dunes,
Et pour l’aigle qui fuit les hommes importuns,
Âmes, et que les champs vous rendent vos parfums,
Et que, votre clarté, les astres vous la rendent !
Et qu’en vous admirant, les vastes flots demandent :
Qu’est-ce donc que ces cœurs qui n’ont pas de reflux !
Ô tendres survivants de tout ce qui n’est plus !
Rayonnements masquant la grande éclipse à l’âme !
Sourires éclairant, comme une douce flamme,
L’abîme qui se fait, hélas ! dans le songeur !
Gaîtés saintes chassant le souvenir rongeur !
Quand le proscrit saignant se tourne, âme meurtrie,
Vers l’horizon, et crie en pleurant : « La patrie ! »
La famille, mensonge auguste, dit : « C’est moi ! »
Oh ! suivre hors du jour, suivre hors de la loi,
Hors du monde, au delà de la dernière porte,
L’être mystérieux qu’un vent fatal emporte,
C’est beau. C’est beau de suivre un exilé ! Le jour
Où ce banni sortit de France, plein d’amour
Et d’angoisse, au moment de quitter cette mère,
Il s’arrêta longtemps sur la limite amère ;
Il voyait, de sa course à venir déjà las,
Que dans l’œil des passants il n’était plus, hélas !
Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourd royaume
Où l’homme qui s’en va flotte et devient fantôme ;
Il disait aux ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,
Ruisseaux ? » Et les ruisseaux coulaient en disant : « Non. »
Il disait aux oiseaux de France : « Je vous quitte,
Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux où l’on meurt vite,
Au noir pays d’exil où le ciel est étroit ;
Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dans mon toit ? »
Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.
Il disait aux forêts : « M’enverrez-vous vos brises ? »
Les arbres lui faisaient des signes de refus.
Car le proscrit est seul ; la foule aux pas confus
Ne comprend que plus tard, d’un rayon éclairée,
Cet habitant du gouffre et de l’ombre sacrée.
Marine-Terrace, janvier 1855.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/02/avous-qui-etesla-marche-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-02-28 16:30:552018-06-14 10:21:49VI. À vous qui êtes là
Les contemplations – Livre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo – Poésie II, p 502.
Ô gouffre ! l’âme plonge… – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Ô gouffre ! l’âme plonge…, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Ô gouffre ! l’âme plonge…
Ô gouffre ! l’âme plonge… – Le texte
XIV
Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute.
Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,
Tomber comme l’eau sur les plombs ;
L’homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre ;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre ;
Et nous, pâles, nous contemplons.
Nous contemplons l’obscur, l’inconnu, l’invisible.
Nous sondons le réel, l’idéal, le possible,
L’être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L’œil fixe et l’esprit frémissant.
Nous épions des bruits dans ces vides funèbres ;
Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l’obscurité ;
Et, par moment, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s’éclairer de lueurs formidables
La vitre de l’éternité.
Marine-Terrrace, septembre 1853
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/12/ogouffre-lame-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2014-12-14 13:35:382018-06-14 10:23:52XIV. Ô gouffre ! l'âme plonge...