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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ciel vers lequel est tendu un visage (ou une forme ?) dont le regard semble flirter avec l'infini.

II. Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 240.

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…, un poème de la troisième partie : [La Pensée], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème I. Effets de réveil.

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – Le texte

II


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder.
Quand il pleure, j’entends le tonnerre gronder ;
Car penser c’est entendre ; et le visionnaire
Est souvent averti par un vague tonnerre.
Quand ce petit être, humble et pliant les genoux,
Attache doucement sa prunelle sur nous,
Je ne sais pas pourquoi je tremble ; quand cette âme,
Qui n’est pas homme encore et n’est pas encor femme,
En qui rien ne s’admire et rien ne se repent,
Sans sexe, sans passé derrière elle rampant,
Verse, à travers les cils de sa rose paupière,
Sa clarté dans laquelle on sent de la prière,
Sur nous les combattants, les vaincus, les vainqueurs,
Quand ce pur esprit semble interroger nos cœurs,
Quand cet ignorant, plein d’un jour que rien n’efface,
A l’air de regarder notre science en face,
Et jette, dans cette ombre où passe Adam banni,
On ne sait quel rayon de rêve et d’infini,
On dirait, tant l’enfance est ressemblante au temple,
Que la lumière, chose étrange, nous contemple ;
Toute la profondeur du ciel est dans cet œil.
Fût-on Christ ou Socrate, eût-on droit à l’orgueil,
On dit : laissez venir à moi cette auréole !
Comme on sent qu’il était hier l’esprit qui vole !
Comme on sent manquer l’aile à ce petit pied blanc !
Oh ! comme c’est débile et frêle et chancelant !
Comme on devine aux cris de cette bouche, un songe
De paradis qui jusqu’en enfer se prolonge,
Et que le doux enfant ne veut pas voir finir !
L’homme, ayant un passé, craint pour cet avenir ;
Que la vie apparaît fatale ! Comme on pense
À tant de peine avec si peu de récompense !
Oh ! comme on s’attendrit sur ce nouveau venu !
Lui cependant, qu’est-il, ô vivants ? l’inconnu.
Qu’a-t-il en lui ? l’énigme. Et que porte-t-il ? l’âme.
Il vit à peine ; il est si chétif qu’il réclame
Du brin d’herbe ondoyant aux vents, un point d’appui ;
Parfois, lorsqu’il se tait, on le croit presque enfui,
Car on a peur que tout ici-bas ne le blesse.
Lui, que fait-il ? Il rit. Fait d’ombre et de faiblesse
Et de tout ce qui tremble, il ne craint rien. Il est
Parmi nous le seul être encor vierge et complet ;
L’ange devient l’enfant lorsqu’il se rapetisse ;
Si toute pureté contient toute justice,
On ne rencontre pas l’enfant sans quelque effroi ;
On sent qu’on est devant un plus juste que soi ;
C’est l’atome, le nain souriant, le pygmée ;
Et quand il passe, honneur, gloire, éclat, renommée,
Méditent ; on se dit tout bas : Si je priais ?
On rêve ; et les plus grands sont les plus inquiets ;
Sa haute exception dans notre obscure sphère,
C’est que n’ayant rien fait, lui seul n’a pu mal faire ;
Le monde est un mystère inondé de clarté ;
L’enfant est sous l’énigme adorable abrité ;
Toutes les vérités couronnent, condensées
Ce doux front qui n’a pas encore de pensées ;
On comprend que l’enfant, ange de nos douleurs,
Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs ;
Il se traîne, il trébuche ; il n’a dans l’attitude,
Dans la voix, dans le geste, aucune certitude ;
Un souffle à qui la fleur résiste fait ployer
Cet être à qui fait peur le grillon du foyer ;
L’œil hésite pendant que la lèvre bégaie ;
Dans ce naïf regard que l’ignorance égaie
L’étonnement avec la grâce se confond,
Et l’immense lueur étoilée est au fond.

Juin 1874

XXI. Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 255.

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…, un poème du recueil Toute la lyre, de la troisième partie : [La Pensée], de Victor Hugo.

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – Le texte

XXI


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! — Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas… —
Écoutez bien ceci :

Tête-à-tête, en pantoufle,

Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
— Au besoin, il prendrait des ailes comme l’aigle ! —
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : — Me voilà ! je sors de la bouche d’un tel.

Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un personnage grotesque à grosse tête et grandes oreilles qui marche en levant la jambe et écartant les bras et les doigts.

XXV. Grandes oreilles

Grandes oreilles – Les références

Toute la lyreLa Corde d’airain ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 554.

Grandes oreilles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Grandes oreilles, un poème du recueil Toute la lyre, de la Corde d’airain, de Victor Hugo.

Grandes oreilles


Grandes oreilles – Le texte

XXV
Grandes oreilles


C’est un bel attribut, la longueur de l’oreille.
L’oreille longue, au-fond de l’ombre, oscille, veille,
Songe, se couche à plat, se dresse tout debout,
Entend mal, comprend peu, s’épouvante, a du goût,
Frémit au moindre souffle agitant les ramées,
Se plaît dans les salons aux choses mal rimées,
S’émeut pour les tyrans sitôt qu’il en tombe un,
Fuit le poète, craint l’esprit, hait le tribun.
Ayez cette beauté, messieurs. La grande oreille
Avec le crâne altier et petit s’appareille ;
En être orné, c’est presque avoir diplôme ; on est
Le front touffu sur qui tombe le lourd bonnet ;
On a l’autorité de l’ignorance énorme ;
On dit: — Shakspeare est creux, Dante n’a que la forme ;
La Révolution est un phare trompeur
Qui mène au gouffre ; il est utile d’avoir peur. —
De l’effroi qu’on n’a plus on fait de la colère ;
Pour glorifier l’ordre, on mêle à de l’eau claire
Des phrases qui du sang ont la vague saveur ;
Dès que le progrès marche, on réclame un sauveur ;
On vénère Haynau, Boileau, l’état, l’église,
Et la férule ; et c’est ainsi qu’on réalise
Pour les Suins, les Dupins, les Cousins, les Parieux,
Les Nisards, l’idéal d’un homme sérieux,
Et qu’on a l’honneur d’être un bourgeois authentique,
Âne en littérature et lièvre en politique.

24 mai 1872.

Ce détail de deux dessins de Victor Hugo représente deux têtes d'hommes qui regardent en biais.

IV. Bourgeois parlant de Jésus-Christ

Bourgeois parlant de Jésus-Christ – Les références

Toute la lyreI. [L’Humanité] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 164.

Bourgeois parlant de Jésus-Christ – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Bourgeois parlant de Jésus-Christ, un poème du recueil Toute la lyre, de la première partie : [L’Humanité], de Victor Hugo.

Bourgeois parlant de Jésus-Christ


Bourgeois parlant de Jésus-Christ – Le texte

IV
Bourgeois parlant de Jésus-Christ


— Sa morale a du bon. — Il est mort à trente ans.
— Il changeait en vin l’eau. — Ça s’est dit dans son temps.
— Il était de Judée. — Il avait douze apôtres.
— Gens grossiers. — Gens de rien. — Jaloux les uns des autres.
— Il leur lavait les pieds. — C’est curieux, le puits
De la Samaritaine, et puis le diable, et puis
L’histoire de l’aveugle et du paralytique.
— J’en doute. — Il n’aimait pas les gens tenant boutique.
— A-t-il vraiment tiré Lazare du tombeau ?
— C’était un sage. — Un fou. — Son système est fort beau.
— Vrai dans la théorie et faux dans la pratique.
— Son procès est réel. Judas est authentique.
— L’honnête homme au gibet et le voleur absous !
— On voit bien clairement les prêtres là-dessous.
— Tout change. Maintenant il a pour lui les prêtres.
— Un menuisier pour père, et des rois pour ancêtres,
C’est singulier. — Non pas. Une branche descend,
Puis remonte, mais c’est toujours le même sang ;
Cela n’est pas très rare en généalogie.
— Il savait qu’on voulait l’accuser de magie
Et que de son supplice on faisait les apprêts.
— Sa Madeleine était une fille. — À peu près.
— Ça ne l’empêche pas d’être sainte. — Au contraire.
— Était-il Dieu ? — Non. — Oui. — Peut-être. — On n’y croit guère.
— Tout ce qu’on dit de lui prouve un homme très doux.
— Il était beau. — Fort beau, l’air juif, pâle. — Un peu roux.
— Le certain, c’est qu’il a fait du bien sur la terre ;
Un grand bien; il était bon, fraternel, austère ;
Il a montré que tout, excepté l’âme, est vain ;
Sans doute il n’est pas dieu, mais certe il est divin.
Il fit l’homme nouveau meilleur que l’homme antique.
— Quel malheur qu’il se soit mêlé de politique !

IV. Mansuétude des anciens juges

Mansuétude des anciens juges – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireIV. Mansuétude des anciens juges ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 583.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 526.

Mansuétude des anciens juges – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mansuétude des anciens juges, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Mansuétude des anciens juges


Mansuétude des anciens juges – Le texte

Les chambres de torture étaient d’âpres demeures ;
On n’y passait jamais plus de quatre ou cinq heures,
Et l’on entrait jeune homme et l’on sortait vieillard.
Le juge pour le code et le bourreau pour l’art
S’épuisaient, et, mêlant fer rouge et loi romaine,
Ayant à travailler sur de la chair humaine,
N’épargnaient rien afin d’arriver à l’aveu.
Sous leurs mains, l’os, le muscle, et l’ongle et le cheveu
Frémissaient, et, hurlant plus fort selon la fibre
Qui tressaille, et selon le nerf profond qui vibre,
Un homme devenait un clavier où Vouglans
Jouait de l’agonie avec ses doigts sanglants.
Ne croyez pas pourtant que lui, ni Farinace,
Ou Levert, n’eussent rien au cœur que la menace ;
Ils priaient au besoin le captif garrotté ;
Ils sucraient la torture avec de la bonté ;
L’accusé qui résiste attriste la grand’chambre ;
Bénins, ils l’imploraient en lui brisant un membre ;
Ils étaient paternels ; ils se penchaient, prêchant,
Suppliant, regrettant d’agir, l’air pas méchant,
Pour faire à cet œil terne et sombre, à cette bouche,
À cette âme aux abois, vomir l’aveu farouche.
Pasquier leurrait d’espoir ces regards presque éteints ;
Delancre au patient disait des vers latins ;
Bodin, sachant par cœur Virgile et ses idylles,
Les citait ; et parfois ils pleuraient, crocodiles.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan d'où émerge le mat d'un galion en train de sombrer sous les éléments déchainés. On ne distingue pas la rose de l'infante.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIX – La Rose de l’infante ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 755.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 510.

La rose de l’infante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La rose de l’infante, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IX – La Rose de l’infante, de Victor Hugo.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Le texte

La rose de l’infante

Elle est toute petite ; une duègne la garde.
Elle tient à la main une rose et regarde.
Quoi ? que regarde-t-elle ? Elle ne sait pas. L’eau,
Un bassin qu’assombrit le pin et le bouleau ;
Ce qu’elle a devant elle ; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri ;
Tout ce bel ange a l’air dans la neige pétri.
On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,
Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,
Et des paons étoilés sous les bois chevelus.
L’innocence est sur elle une blancheur de plus ;
Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.
Autour de cette enfant l’herbe est splendide et semble
Pleine de vrais rubis et de diamants fins ;
Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
Elle se tient au bord de l’eau ; sa fleur l’occupe ;
Sa basquine est en point de Gênes ; sur sa jupe
Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille détours d’un fil d’or florentin.
La rose épanouie et toute grande ouverte,
Sortant du frais bouton comme d’une urne verte,
Charge la petitesse exquise de sa main ;
Quand l’enfant, allongeant ses lèvres de carmin,
Fronce, en la respirant, sa riante narine,
La magnifique fleur, royale et purpurine,
Cache plus qu’à demi ce visage charmant,
Si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait comment
Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
Et si l’on voit la rose ou si l’on voit la joue.
Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
En elle tout est joie, enchantement, parfum ;
Quel doux regard, l’azur ! et quel doux nom, Marie !
Tout est rayon ; son œil éclaire et son nom prie.
Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
Pauvre être ! elle se sent très-grande vaguement ;
Elle assiste au printemps, à la lumière, à l’ombre,
Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
À la magnificence éclatante du soir,
Aux ruisseaux murmurants qu’on entend sans les voir,
Aux champs, à la nature éternelle et sereine,
Avec la gravité d’une petite reine ;
Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant ;
Un jour, elle sera duchesse de Brabant ;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
Elle est l’infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.
Car les enfants des rois sont ainsi ; leurs fronts blancs
Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de règne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire ;
Et son regard, déjà royal, dit : C’est à moi.
Il sort d’elle un amour mêlé d’un vague effroi.
Si quelqu’un, la voyant si tremblante et si frêle,
Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,
Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot,
Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
Que de vivre et d’avoir dans la main une rose,
Et d’être là devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s’éteint ; les nids chuchotent, querelleurs ;
Les pourpres du couchant sont dans les branches d’arbre ;
La rougeur monte au front des déesses de marbre
Qui semblent palpiter sentant venir la nuit ;
Et tout ce qui planait redescend ; plus de bruit,
Plus de flamme ; le soir mystérieux recueille
Le soleil sous la vague et l’oiseau sous la feuille.

Pendant que l’enfant rit, cette fleur à la main,
Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
Quelqu’un de formidable est derrière la vitre ;
On voit d’en bas une ombre, au fond d’une vapeur,
De fenêtre en fenêtre errer, et l’on a peur ;
Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,
Parfois est immobile une journée entière ;
C’est un être effrayant qui semble ne rien voir ;
Il rôde d’une chambre à l’autre, pâle et noir ;
Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe ;
Spectre blême ! Son ombre aux feux du soir s’allonge ;
Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi ;
Et c’est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.

C’est lui ; l’homme en qui vit et tremble le royaume.
Si quelqu’un pouvait voir dans l’œil de ce fantôme
Debout en ce moment l’épaule contre un mur,
Ce qu’on apercevrait dans cet abîme obscur,
Ce n’est pas l’humble enfant, le jardin, l’eau moirée
Reflétant le ciel d’or d’une claire soirée,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,
Non : au fond de cet œil comme l’onde vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde
Cette prunelle autant que l’océan profonde,
Ce qu’on distinguerait, c’est, mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
Et, dans l’écume, au pli des vagues, sous l’étoile,
L’immense tremblement d’une flotte à la voile,
Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,
Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l’heure où nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,
Et qui fait qu’il ne peut rien voir autour de lui.
L’armada, formidable et flottant point d’appui
Du levier dont il va soulever tout un monde,
Traverse en ce moment l’obscurité de l’onde ;
Le roi dans son esprit la suit des yeux, vainqueur,
Et son tragique ennui n’a plus d’autre lueur.

Philippe Deux était une chose terrible.
Iblis dans le Koran et Caïn dans la Bible
Sont à peine aussi noirs qu’en son Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre impérial.
Philippe Deux était le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un rêve.
Il vivait : nul n’osait le regarder ; l’effroi
Faisait une lumière étrange autour du roi ;
On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes ;
Tant il se confondait, aux yeux troubles des hommes,
Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu !
Tant semblait grande à tous son approche de Dieu !
Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,
Était comme un crampon mis sur la destinée ;
Il tenait l’Amérique et l’Inde, il s’appuyait
Sur l’Afrique, il régnait sur l’Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre ;
Sa bouche était silence et son âme mystère ;
Son trône était de piège et de fraude construit ;
Il avait pour soutien la force de la nuit ;
L’ombre était le cheval de sa statue équestre.
Toujours vêtu de noir, ce Tout-Puissant terrestre
Avait l’air d’être en deuil de ce qu’il existait ;
Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait ;
Immuable ; étant tout, il n’avait rien à dire.
Nul n’avait vu ce roi sourire ; le sourire
N’étant pas plus possible à ces lèvres de fer
Que l’aurore à la grille obscure de l’enfer.
S’il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
C’était pour assister le bourreau dans son œuvre,
Et sa prunelle avait pour clarté le reflet
Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.
Il était redoutable à la pensée, à l’homme,
À la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome ;
C’était Satan régnant au nom de Jésus-Christ ;
Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de vipères.
L’Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
Jamais n’illuminaient leurs livides plafonds ;
Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons ;
Les trahisons pour jeu, l’autodafé pour fête.
Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête
Ses projets dans la nuit obscurément ouverts ;
Sa rêverie était un poids sur l’univers ;
Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre ;
Sa prière faisait le bruit sourd d’une foudre ;
De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.
Ceux auxquels il pensait disaient : Nous étouffons.
Et les peuples, d’un bout à l’autre de l’empire,
Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,
On dirait du destin la froide sentinelle ;
Son immobilité commande ; sa prunelle
Luit comme un soupirail de caverne ; son doigt
Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,
Donner un ordre à l’ombre et vaguement l’écrire.
Chose inouïe ! il vient de grincer un sourire.
Un sourire insondable, impénétrable, amer.
C’est que la vision de son armée en mer
Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée ;
C’est qu’il la voit voguer par son dessein poussée,
Comme s’il était là, planant sous le zénith ;
Tout est bien ; l’océan docile s’aplanit ;
L’armada lui fait peur comme au déluge l’arche ;
La flotte se déploie en bon ordre de marche,
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacrés ; les flots leur font la haie ;
Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,
Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer ;
Autour d’elles la vague avec amour déferle,
L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.
Voici chaque galère avec son gastadour ;
Voici ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour ;
Les cent mestres de camp et les deux connétables ;
L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadiz ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
Et Philippe se penche, et, qu’importe l’espace !
Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur les pavois,
Les moços, l’amiral appuyé sur son page,
Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,
Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,
Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans ? sont-ce des citadelles ?
Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes ;
L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit.
Et le lugubre roi sourit de voir groupées
Sur quatre cents vaisseaux quatre-vingt mille épées.
Ô rictus du vampire assouvissant sa faim !
Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin !
Qui pourrait la sauver ? Le feu va prendre aux poudres.
Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres ;
Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing ?
N’est-il pas le seigneur qu’on ne contredit point ?
N’est-il pas l’héritier de César ? le Philippe
Dont l’ombre immense va du Gange au Pausilippe ?
Tout n’est-il pas fini quand il a dit : Je veux !
N’est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux ?
N’est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
Et que la mer charrie ainsi qu’elle le doit ?
Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre ?
N’est-il pas lui, le roi ? n’est-il pas l’homme sombre
À qui ce tourbillon de monstres obéit ?

Quand Béit-Cifresil, fils d’Abdallah-Béit,
Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,
Il y grava : « Le ciel est à Dieu ; j’ai la terre. »
Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,
Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond,
Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
L’infante tient toujours sa rose gravement,
Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
Soudain un souffle d’air, une de ces haleines
Que le soir frémissant jette à travers les plaines,
Tumultueux zéphyr effleurant l’horizon,
Trouble l’eau, fait frémir les joncs, met un frisson
Dans les lointains massifs de myrte et d’asphodèle,
Vient jusqu’au bel enfant tranquille, et, d’un coup d’aile,
Rapide, et secouant même l’arbre voisin,
Effeuille brusquement la fleur dans le bassin ;
Et l’infante n’a plus dans la main qu’une épine.
Elle se penche, et voit sur l’eau cette ruine ;
Elle ne comprend pas ; qu’est-ce donc ? Elle a peur ;
Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur
Cette brise qui n’a pas craint de lui déplaire.
Que faire ? Le bassin semble plein de colère ;
Lui, si clair tout à l’heure, il est noir maintenant ;
Il a des vagues ; c’est une mer bouillonnant ;
Toute la pauvre rose est éparse sur l’onde ;
Ses cent feuilles, que noie et roule l’eau profonde,
Tournoyant, naufrageant, s’en vont de tous côtés
Sur mille petits flots par la brise irrités ;
On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
« — Madame, dit la duègne avec sa face d’ombre
À la petite fille étonnée et rêvant,
Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent. »

XXII. André Chénier

André Chénier – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVIII. Le Groupe des idylles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 450.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXXXVI. Le Groupe des idylles, p. 596.

André Chénier – L’enregistrement

Un premier enregistrement

Je vous invite à écouter André Chénier, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

André Chénier


André Chénier – Le texte

XXII
André Chénier


Ô belle, le charmant scandale des oiseaux
Dans les arbres, les fleurs, les prés et les roseaux,
Les rayons rencontrant les aigles dans les nues,
L’orageuse gaîté des néréides nues
Se jetant de l’écume et dansant dans les flots,
Blancheurs qui font rêver au loin les matelots,
Ces ébats glorieux des déesses mouillées
Prenant pour lit les mers comme toi les feuillées,
Tout ce qui joue, éclate et luit sur l’horizon
N’a pas plus de splendeur que ta fière chanson.
Ton chant ajouterait de la joie aux dieux mêmes.
Tu te dresses superbe. En même temps tu m’aimes ;
Et tu viens te rasseoir sur mes genoux. Psyché
Par moments comme toi prenait un air fâché,
Puis se jetait au cou du jeune dieu, son maître.
Est-ce qu’on peut bouder l’amour ? Aimer, c’est naître ;
Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher,
La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair ;
C’est être un ange avec la gloire d’être un homme.
Oh ! ne refuse rien. Ne sois pas économe.
Aimons ! Ces instants-là sont les seuls bons et sûrs.
Ô volupté mêlée aux éternels azurs !
Extase ! ô volonté de là-haut ! Je soupire,
Tu songes. Ton cœur bat près du mien. Laissons dire
Les oiseaux, et laissons les ruisseaux murmurer.
Ce sont des envieux. Belle, il faut s’adorer.
Il faut aller se perdre au fond des bois farouches.
Le ciel étoilé veut la rencontre des bouches ;
Une lionne cherche un lion sur les monts.
Chante ! il faut chanter. Aime ! il faut aimer. Aimons.
Pendant que tu souris, pendant que mon délire
Abuse de ce doux consentement du rire,
Pendant que d’un baiser complice tu m’absous,
La vaste nuit funèbre est au-dessous de nous,
Et les morts, dans l’Hadès plein d’effrayants décombres,
Regardent se lever, sur l’horizon des ombres,
Les astres ténébreux de l’Érèbe qui font
Trembler leurs feux sanglants dans l’eau du Styx profond.

Remarque

J’ai longtemps porté en moi ces vers sans savoir d’où ils venaient : Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher, / La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair. Je suis heureux de pouvoir réparer cet oubli auprès de ceux qui, comme moi, ne connaissent pas leur origine.

II. Jeanne chante ; elle se penche…

Jeanne chante ; elle se penche… – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseIII. Pour Jeanne seule ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 884.

Jeanne chante ; elle se penche… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeanne chante ; elle se penche…, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, III. Pour Jeanne seule, de Victor Hugo.

Jeanne chante ; elle se penche…


Jeanne chante ; elle se penche… – Le texte

II

Jeanne chante ; elle se penche
Et s’envole ; elle me plaît ;
Et, comme de branche en branche,
Va de couplet en couplet.

De quoi donc me parlait-elle ?
Avec sa fleur au corset,
Et l’aube dans sa prunelle,
Qu’est-ce donc qu’elle disait ?

Parlait-elle de la gloire,
Des camps, du ciel, du drapeau,
Ou de ce qu’il faut de moire
Au bavolet d’un chapeau ?

Son intention fut-elle
De troubler l’esprit voilé
Que Dieu dans ma chair mortelle
Et frémissante a mêlé ?

Je ne sais. J’écoute encore.
Était-ce psaume ou chanson ?
Les fauvettes de l’aurore
Donnent le même frisson.

J’étais comme en une fête ;
J’essayais un vague essor ;
J’eusse voulu sur ma tête
Mettre une couronne d’or,

Et voir sa beauté sans voiles,
Et joindre à mes jours ses jours,
Et prendre au ciel les étoiles,
Et qu’on vînt à mon secours !

J’étais ivre d’une femme ;
Mal charmant qui fait mourir.
Hélas ! je me sentais l’âme
Touchée et prête à s’ouvrir ;

Car, pour qu’un cerveau se fêle
Et s’échappe en songes vains,
Il suffit du bout de l’aile
D’un de ces oiseaux divins.

XXXVII. J’eus toujours de l’amour…

J’eus toujours de l’amour… – Les références

Les Rayons et les Ombres ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 1025.

J’eus toujours de l’amour… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter J’eus toujours de l’amour…, un court poème du recueil Les Rayons et les Ombres, de Victor Hugo.

J’eus toujours de l’amour…


J’eus toujours de l’amour… – Le texte

XXXVII


J’eus toujours de l’amour pour les choses ailées.
Lorsque j’étais enfant, j’allais sous les feuillées,
J’y prenais dans les nids de tout petits oiseaux ;
D’abord je leur faisais des cages de roseaux
Où je les élevais parmi des mousses vertes.
Plus tard je leur laissais les fenêtres ouvertes,
Ils ne s’envolaient point ; ou, s’ils fuyaient aux bois,
Quand je les rappelais ils venaient à ma voix.
Une colombe et moi, longtemps nous nous aimâmes.
Maintenant je sais l’art d’apprivoiser les âmes.

Avril 1840.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, émergeant d'une tache dans laquelle se dessine un œil de serpent, le visage pur d'une jeune femme.

I. Je ne me mets pas en peine…

Je ne me mets pas en peine… – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseIII. Pour Jeanne seule ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 883.

Je ne me mets pas en peine… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je ne me mets pas en peine…, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, III. Pour Jeanne seule, de Victor Hugo.

Je ne me mets pas en peine…


Je ne me mets pas en peine… – Le texte

I


Je ne me mets pas en peine
Du clocher ni du beffroi ;
Je ne sais rien de la reine,
Et je ne sais rien du roi ;

J’ignore, je le confesse,
Si le seigneur est hautain,
Si le curé dit la messe
En grec ou bien en latin ;

S’il faut qu’on pleure ou qu’on danse,
Si les nids jasent entre eux ;
Mais sais-tu ce que je pense ?
C’est que je suis amoureux.

Sais-tu, Jeanne, à quoi je rêve ?
C’est au mouvement d’oiseau
De ton pied blanc qui se lève
Quand tu passes le ruisseau.

Et sais-tu ce qui me gêne ?
C’est qu’à travers l’horizon,
Jeanne, une invisible chaîne
Me tire vers ta maison.

Et sais-tu ce qui m’ennuie ?
C’est l’air charmant et vainqueur,
Jeanne, dont tu fais la pluie
Et le beau temps dans mon cœur.

Et sais-tu ce qui m’occupe,
Jeanne ? C’est que j’aime mieux
La moindre fleur de ta jupe
Que tous les astres des cieux.