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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ondes émises par la voix du poète s'adressant au monde, du haut vers le bas, là où apparaît la terre.

IV. Victor, sed victus

Victor, sed victus – Les références

L’Art d’être grand-pèreI. À Guernesey ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 719.

Victor, sed victus – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Victor, sed victus, poème de la partie I. À Guernesey, du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Jeanne fait son entrée et suivi de V. L’autre.

Victor, sed victus


Victor, sed victus – Le texte

IV
Victor, sed victus


Je suis, dans notre temps de chocs et de fureurs,
Belluaire, et j’ai fait la guerre aux empereurs ;
J’ai combattu la foule immonde des Sodomes ;
Des millions de flots et des millions d’hommes
Ont rugi contre moi sans me faire céder ;
Tout le gouffre est venu m’attaquer et gronder,
Et j’ai livré bataille aux vagues écumantes,
Et sous l’énorme assaut de l’ombre et des tourmentes
Je n’ai pas plus courbé la tête qu’un écueil ;
Je ne suis pas de ceux qu’effraie un ciel en deuil,
Et qui, n’osant sonder les styx et les avernes,
Tremblent devant la bouche obscure des cavernes ;
Quand les tyrans lançaient sur nous, du haut des airs,
Leur noir tonnerre ayant des crimes pour éclairs,
J’ai jeté mon vers sombre à ces passants sinistres ;
J’ai traîné tous les rois avec tous leurs ministres,
Tous les faux dieux avec tous les principes faux,
Tous les trônes liés à tous les échafauds,
L’erreur, le glaive infâme et le sceptre sublime,
J’ai traîné tout cela pêle-mêle à l’abîme ;
J’ai devant les césars, les princes, les géants
De la force debout sur l’amas des néants,
Devant tous ceux que l’homme adore, exècre, encense,
Devant les Jupiters de la toute-puissance,
Été quarante ans fier, indompté, triomphant ;
Et me voilà vaincu par un petit enfant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un bord de mer qui est peut-être le quai d'Anvers (d'où Alexandre Dumas vint saluer Victor Hugo partant pour l'exil).

XV. À Alexandre D. (Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)

À Alexandre D. – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 446.

À Alexandre D. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Alexandre D., un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. Claire P. et suivi de XVI. Lueur au couchant.

À Alexandre D.


À Alexandre D. – Le texte

XV
À Alexandre D.
(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)


Merci du bord des mers à celui qui se tourne
Vers la rive où le deuil, tranquille et noir, séjourne,
Qui défait de sa tête, où le rayon descend,
La couronne, et la jette au spectre de l’absent,
Et qui, dans le triomphe et la rumeur, dédie
Son drame à l’immobile et pâle tragédie !

Je n’ai pas oublié le quai d’Anvers, ami,
Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,
D’amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.
Le canot du steamer soulevé par la houle
Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.
Je montai sur l’avant du paquebot fumant,
La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes :
— Adieu ! — Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,
Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,
Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,
Aussi longtemps qu’on put se voir, nous regardâmes
L’un vers l’autre, faisant comme un échange d’âmes ;
Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut ;
L’horizon entre nous monta, tout disparut ;
Une brume couvrit l’onde incommensurable ;
Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,
Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ;
Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.

Marine-Terrace, décembre 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme debout sur une main, bicorne sur la tête et canne à la main.

XV. À Villequier

À Villequier – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 411.

À Villequier – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Villequier, un poème de la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… et suivi par XVI. Mors.

À Villequier

À Villequier – Le texte

XV
À Villequier

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure
Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m’entre dans le cœur ;

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Ému par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l’immensité ;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent ;

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
Ouvre le firmament ;
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement ;

Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;
Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !

Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
Par votre volonté.
L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive,
Roule à l’éternité.

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;
L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant.
L’homme subit le joug sans connaître les causes.
Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant.

Vous faites revenir toujours la solitude
Autour de tous ses pas.
Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitude
Ni la joie ici-bas !

Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire.
Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,
Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :
C’est ici ma maison, mon champ et mes amours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;
J’en conviens, j’en conviens !

Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuable harmonie
Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;
L’homme n’est qu’un atome en cette ombre infinie,
Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.

Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous !

Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;

Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
Passent sous le ciel bleu ;
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;
Je le sais, ô mon Dieu !

Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément.

Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre
Que des êtres charmants
S’en aillent, emportés par le tourbillon sombre
Des noirs événements.

Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses
Que rien ne déconcerte et que rien n’attendrit.
Vous ne pouvez avoir de subites clémences
Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit !

Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder mon âme,
Et de considérer
Qu’humble comme un enfant et doux comme une femme,
Je viens vous adorer !

Considérez encor que j’avais, dès l’aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
Expliquant la nature à l’homme qui l’ignore,
Éclairant toute chose avec votre clarté ;

Que j’avais, affrontant la haine et la colère,
Fait ma tâche ici-bas,
Que je ne pouvais pas m’attendre à ce salaire,
Que je ne pouvais pas

Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie,
Vous appesantiriez votre bras triomphant,
Et que, vous qui voyiez comme j’ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite mon enfant !

Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
Que j’ai pu blasphémer,
Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
Une pierre à la mer !

Considérez qu’on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
Que l’œil qui pleure trop finit par s’aveugler,
Qu’un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,

Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’il sombre
Dans les afflictions,
Ait présente à l’esprit la sérénité sombre
Des constellations !

Aujourd’hui, moi qui fus faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma douleur amère
Par un meilleur regard jeté sur l’univers.

Seigneur, je reconnais que l’homme est en délire
S’il ose murmurer ;
Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,
Mais laissez-moi pleurer !

Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
Puisque vous avez fait les hommes pour cela !
Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ?

Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
Le soir, quand tout se tait,
Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
Cet ange m’écoutait !

Hélas ! vers le passé tournant un œil d’envie,
Sans que rien ici-bas puisse m’en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l’ai vue ouvrir son aile et s’envoler !

Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,
L’instant, pleurs superflus !
Où je criai : L’enfant que j’avais tout à l’heure,
Quoi donc ! je ne l’ai plus !

Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
L’angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
Et mon cœur est soumis, mais n’est pas résigné.

Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
Mortels sujets aux pleurs,
Il nous est malaisé de retirer notre âme
De ces grandes douleurs.

Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
Et de l’ombre que fait sur nous notre destin,

Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
Petit être joyeux,
Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
Une porte des cieux ;

Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,

Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu’on rêva,
Considérez que c’est une chose bien triste
De le voir qui s’en va !

Villequier, 4 septembre 1847.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un village dans la brume surmonté sur sa gauche d'une sorte de soleil noir (qui est en fait l'arrondi du chapeau d'un champignon).

V. À André Chénier

À André Chénier – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 260.

À André Chénier – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Vieille chanson du jeune temps, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Le firmament est plein… et suivi de VI. La vie aux champs.

À André Chénier


À André Chénier – Le texte

V
À André Chénier


Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mésallier,
Prendre à la prose un peu de son air familier.
André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre.
Voici pourquoi. Tout jeune encor, tâchant de lire
Dans le livre effrayant des forêts et des eaux,
J’habitais un parc sombre où jasaient des oiseaux,
Où des pleurs souriaient dans l’œil bleu des pervenches ;
Un jour que je songeais seul au milieu des branches,
Un bouvreuil qui faisait le feuilleton du bois
M’a dit : « Il faut marcher à terre quelquefois.
« La nature est un peu moqueuse autour des hommes ;
« Ô poëte, tes chants, ou ce qu’ainsi tu nommes,
« Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais.
« Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets.
« L’azur luit, quand parfois la gaîté le déchire ;
« L’Olympe reste grand en éclatant de rire ;
« Ne crois pas que l’esprit du poëte descend
« Lorsque entre deux grands vers un mot passe en dansant.
« Ce n’est pas un pleureur que le vent en démence ;
« Le flot profond n’est pas un chanteur de romance ;
« Et la nature, au fond des siècles et des nuits,
« Accouplant Rabelais à Dante plein d’ennuis,
« Et l’Ugolin sinistre au Grandgousier difforme,
« Près de l’immense deuil montre le rire énorme. »

Les Roches, juillet 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tache qui coule, sanglante, vers le bas, comme un cœur qui saignerait de douleur.

XII. Dolorosæ

Dolorosæ – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 442.

Dolorosæ – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dolorosæ, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI. Ponto et suivi de XIII. Paroles sur la dune.

Dolorosæ

Dolorosæ – Le texte

XII
Dolorosæ


Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ;
Et depuis, moi le père et vous la femme forte,
Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de prière et d’amour.
Nous avons pris la sombre et charmante habitude
De voir son ombre vivre en notre solitude,
De la sentir passer et de l’entendre errer,
Et nous sommes restés à genoux à pleurer.
Nous avons persisté dans cette douleur douce,
Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse
Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.
Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux.
Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,
Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.
Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli
Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,
Et toutes les splendeurs de la sombre nature,
Avec les trois enfants qui nous restent, trésor
De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,
Nous avons essuyé des fortunes diverses,
Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,
Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,
Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,
Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,
Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,
Aux vieux parents repris par un monde meilleur,
Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.

Marine-Terrace, août 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un globe entre l'ombre et la lumière. Au-dessus, dans l'ombre à gauche, on distingue une face inquiétante.

XI. On vit, on parle…

On vit, on parle… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 407.

On vit, on parle… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter On vit, on parle…, un poème de la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de X. Pendant que le marin… et suivi par XII. À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt.

On vit, on parle…

On vit, on parle… – Le texte

VII

On vit, on parle, on a le ciel et les nuages
Sur la tête ; on se plaît aux livres des vieux sages ;
On lit Virgile et Dante ; on va joyeusement
En voiture publique à quelque endroit charmant,
En riant aux éclats de l’auberge et du gîte ;
Le regard d’une femme en passant vous agite ;
On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois !
On écoute le chant des oiseaux dans les bois ;
Le matin, on s’éveille, et toute une famille
Vous embrasse, une mère, une sœur, une fille !
On déjeune en lisant son journal ; tout le jour
On mêle à sa pensée espoir, travail, amour ;
La vie arrive avec ses passions troublées ;
On jette sa parole aux sombres assemblées ;
Devant le but qu’on veut et le sort qui vous prend,
On se sent faible et fort, on est petit et grand ;
On est flot dans la foule, âme dans la tempête ;
Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête ;
On arrive, on recule, on lutte avec effort… —
Puis, le vaste et profond silence de la mort !

11 juillet 1846, en revenant du cimetière.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une cathédrale et des formes plongées dans l'obscurité, surmontées à droite d'un médailllon figurant une jeune femme.

III. Trois ans après

Trois ans après – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 398.

Trois ans après – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Trois ans après, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. 15 février 1843 et suivi par IV. Oh ! je fus comme fou….

Trois ans après

Trois ans après – Le texte

III
Trois ans après

Il est temps que je me repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d’autre chose
Que des ténèbres où l’on dort !

Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
À la création immense
Qu’un peu de silence et de paix !

Pourquoi m’appelez-vous encore ?
J’ai fait ma tâche et mon devoir.
Qui travaillait avant l’aurore,
Peut s’en aller avant le soir.

À vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu’aujourd’hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s’est enfui !

Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon œuvre n’est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j’ai fini.

L’humble enfant que Dieu m’a ravie
Rien qu’en m’aimant savait m’aider ;
C’était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n’a pas voulu clore
L’œuvre qu’il me fit commencer,
S’il veut que je travaille encore,
Il n’avait qu’à me la laisser !

Il n’avait qu’à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m’enivre
De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d’une autre sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !
Pourquoi m’as-tu pris la lumière
Que j’avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,
Qu’à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux être,
Et qu’il pouvait bien s’en aller ?

T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre,
Hélas ! perd son humanité
À trop voir cette splendeur sombre
Qu’on appelle la vérité ?

Qu’on peut le frapper sans qu’il souffre,
Que son cœur est mort dans l’ennui,
Et qu’à force de voir le gouffre,
Il n’a plus qu’un abîme en lui ?

Qu’il va, stoïque, où tu l’envoies,
Et que désormais, endurci,
N’ayant plus ici-bas de joies,
Il n’a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu’une âme tendre
S’ouvre à toi pour se mieux fermer,
Et que ceux qui veulent comprendre
Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire
Que je préférais, sous les cieux,
L’effrayant rayon de ta gloire
Aux douces lueurs de ses yeux ?

Si j’avais su tes lois moroses,
Et qu’au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,
Et de chercher, cœur triste et pur,
À te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d’un monde obscur,

J’eusse aimé mieux, loin de ta face,
Suivre, heureux, un étroit chemin,
Et n’être qu’un homme qui passe
Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu’on me laisse !
J’ai fini ! le sort est vainqueur.
Que vient-on rallumer sans cesse
Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ?

Vous qui me parlez, vous me dites
Qu’il faut, rappelant ma raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de l’horizon ;

Qu’à l’heure où les peuples se lèvent
Tout penseur suit un but profond ;
Qu’il se doit à tous ceux qui rêvent,
Qu’il se doit à tous ceux qui vont ;

Qu’une âme, qu’un feu pur anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L’épanouissement sublime
De la future humanité ;

Qu’il faut prendre part, cœurs fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses nouvelles,
Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,
Et vous m’abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !
Hélas ! cet ange au front si beau,
Quand vous m’appelez à vos fêtes,
Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
« Est-ce que mon père m’oublie
« Et n’est plus là, que j’ai si froid ? »

Quoi ! lorsqu’à peine je résiste
Aux choses dont je me souviens,
Quand je suis brisé, las et triste,
Quand je l’entends qui me dit : « Viens ! »

Quoi ! vous voulez que je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poète,
Le bruit que fait le paladin !

Vous voulez que j’aspire encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j’annonce aux dormeurs l’aurore !
Que je crie : « Allez ! espérez ! »

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée… —
Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !

Novembre 1846