Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan par gros temps la nuit.

XX. Gros temps la nuit

Gros temps la nuit – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 213.

Gros temps la nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Gros temps la nuit, un poème du recueil Toute la lyre, de la deuxième partie : [La Nature], de Victor Hugo.

Gros temps la nuit


Gros temps la nuit – Le texte

XX
Gros temps la nuit


Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
Et, hennissant sur l’eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l’azur.

L’horizon, que l’onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L’eau s’emplit d’un bruit énorme
Et monstrueux.

Le flot vient, s’enfuit, s’approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore ;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.

L’océan frappe la terre.
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D’un tel marteau ?

L’Hydre écaillée à l’œil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.

La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L’éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.

Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème :
Ce que je veux, c’est vous-même,
Ô matelots !

Le ciel et la mer font rage.
C’est la saison, c’est l’orage,
C’est le climat.
L’ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.

Tout se plaint, l’ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l’eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l’onde,
Léviathan.

Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L’un dit: – L’eau sombre se lève.
L’autre dit: – Le hameau rêve
Au chant du coq.

C’est un vent de l’autre monde
Qui tourmente l’eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l’averse ;
L’éternité bouleverse
L’immensité.

C’est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L’homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.

Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l’ouragan.

2 février 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un vallon où il a plu. L'air et les arbres frissonnent. L'ombre ouvre un gouffre obscure.

VI. Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 205.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…, un poème de la deuxième partie : [La Nature], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. … Une tempête.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Le texte

VI


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent
Pleure dans les sapins ; pas de soleil levant ;
Tout frissonne ; le ciel, de teinte grise et mate,
Nous verse tristement un jour de casemate.
Tout à coup, au détour du sentier recourbé,
Apparaît un nuage entre deux monts tombé.
Il est dans le vallon comme en un vase énorme,
C’est un mur de brouillard, sans couleur et sans forme.
Rien au delà. Tout cesse. On n’entend aucun son ;
On voit le dernier arbre et le dernier buisson.
La brume, chaos morne, impénétrable et vide,
Où flotte affreusement une lueur livide,
Emplit l’angle hideux du ravin de granit.
On croirait que c’est là que le monde finit
Et que va commencer la nuée éternelle.

– Borne où l’âme et l’oiseau sentent faiblir leur aile,
Abîme où le penseur se penche avec effroi,
Puits de l’ombre infinie, oh! disais-je, est-ce toi ?

Alors je m’enfonçai dans ma pensée obscure,
Laissant mes compagnons errer à l’aventure.

Pyrénées, 28 août.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ciel vers lequel est tendu un visage (ou une forme ?) dont le regard semble flirter avec l'infini.

II. Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 240.

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…, un poème de la troisième partie : [La Pensée], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème I. Effets de réveil.

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – Le texte

II


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder.
Quand il pleure, j’entends le tonnerre gronder ;
Car penser c’est entendre ; et le visionnaire
Est souvent averti par un vague tonnerre.
Quand ce petit être, humble et pliant les genoux,
Attache doucement sa prunelle sur nous,
Je ne sais pas pourquoi je tremble ; quand cette âme,
Qui n’est pas homme encore et n’est pas encor femme,
En qui rien ne s’admire et rien ne se repent,
Sans sexe, sans passé derrière elle rampant,
Verse, à travers les cils de sa rose paupière,
Sa clarté dans laquelle on sent de la prière,
Sur nous les combattants, les vaincus, les vainqueurs,
Quand ce pur esprit semble interroger nos cœurs,
Quand cet ignorant, plein d’un jour que rien n’efface,
A l’air de regarder notre science en face,
Et jette, dans cette ombre où passe Adam banni,
On ne sait quel rayon de rêve et d’infini,
On dirait, tant l’enfance est ressemblante au temple,
Que la lumière, chose étrange, nous contemple ;
Toute la profondeur du ciel est dans cet œil.
Fût-on Christ ou Socrate, eût-on droit à l’orgueil,
On dit : laissez venir à moi cette auréole !
Comme on sent qu’il était hier l’esprit qui vole !
Comme on sent manquer l’aile à ce petit pied blanc !
Oh ! comme c’est débile et frêle et chancelant !
Comme on devine aux cris de cette bouche, un songe
De paradis qui jusqu’en enfer se prolonge,
Et que le doux enfant ne veut pas voir finir !
L’homme, ayant un passé, craint pour cet avenir ;
Que la vie apparaît fatale ! Comme on pense
À tant de peine avec si peu de récompense !
Oh ! comme on s’attendrit sur ce nouveau venu !
Lui cependant, qu’est-il, ô vivants ? l’inconnu.
Qu’a-t-il en lui ? l’énigme. Et que porte-t-il ? l’âme.
Il vit à peine ; il est si chétif qu’il réclame
Du brin d’herbe ondoyant aux vents, un point d’appui ;
Parfois, lorsqu’il se tait, on le croit presque enfui,
Car on a peur que tout ici-bas ne le blesse.
Lui, que fait-il ? Il rit. Fait d’ombre et de faiblesse
Et de tout ce qui tremble, il ne craint rien. Il est
Parmi nous le seul être encor vierge et complet ;
L’ange devient l’enfant lorsqu’il se rapetisse ;
Si toute pureté contient toute justice,
On ne rencontre pas l’enfant sans quelque effroi ;
On sent qu’on est devant un plus juste que soi ;
C’est l’atome, le nain souriant, le pygmée ;
Et quand il passe, honneur, gloire, éclat, renommée,
Méditent ; on se dit tout bas : Si je priais ?
On rêve ; et les plus grands sont les plus inquiets ;
Sa haute exception dans notre obscure sphère,
C’est que n’ayant rien fait, lui seul n’a pu mal faire ;
Le monde est un mystère inondé de clarté ;
L’enfant est sous l’énigme adorable abrité ;
Toutes les vérités couronnent, condensées
Ce doux front qui n’a pas encore de pensées ;
On comprend que l’enfant, ange de nos douleurs,
Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs ;
Il se traîne, il trébuche ; il n’a dans l’attitude,
Dans la voix, dans le geste, aucune certitude ;
Un souffle à qui la fleur résiste fait ployer
Cet être à qui fait peur le grillon du foyer ;
L’œil hésite pendant que la lèvre bégaie ;
Dans ce naïf regard que l’ignorance égaie
L’étonnement avec la grâce se confond,
Et l’immense lueur étoilée est au fond.

Juin 1874

XXI. Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 255.

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…, un poème du recueil Toute la lyre, de la troisième partie : [La Pensée], de Victor Hugo.

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – Le texte

XXI


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! — Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas… —
Écoutez bien ceci :

Tête-à-tête, en pantoufle,

Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
— Au besoin, il prendrait des ailes comme l’aigle ! —
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : — Me voilà ! je sors de la bouche d’un tel.

Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un personnage grotesque à grosse tête et grandes oreilles qui marche en levant la jambe et écartant les bras et les doigts.

XXV. Grandes oreilles

Grandes oreilles – Les références

Toute la lyreLa Corde d’airain ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 554.

Grandes oreilles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Grandes oreilles, un poème du recueil Toute la lyre, de la Corde d’airain, de Victor Hugo.

Grandes oreilles


Grandes oreilles – Le texte

XXV
Grandes oreilles


C’est un bel attribut, la longueur de l’oreille.
L’oreille longue, au-fond de l’ombre, oscille, veille,
Songe, se couche à plat, se dresse tout debout,
Entend mal, comprend peu, s’épouvante, a du goût,
Frémit au moindre souffle agitant les ramées,
Se plaît dans les salons aux choses mal rimées,
S’émeut pour les tyrans sitôt qu’il en tombe un,
Fuit le poète, craint l’esprit, hait le tribun.
Ayez cette beauté, messieurs. La grande oreille
Avec le crâne altier et petit s’appareille ;
En être orné, c’est presque avoir diplôme ; on est
Le front touffu sur qui tombe le lourd bonnet ;
On a l’autorité de l’ignorance énorme ;
On dit: — Shakspeare est creux, Dante n’a que la forme ;
La Révolution est un phare trompeur
Qui mène au gouffre ; il est utile d’avoir peur. —
De l’effroi qu’on n’a plus on fait de la colère ;
Pour glorifier l’ordre, on mêle à de l’eau claire
Des phrases qui du sang ont la vague saveur ;
Dès que le progrès marche, on réclame un sauveur ;
On vénère Haynau, Boileau, l’état, l’église,
Et la férule ; et c’est ainsi qu’on réalise
Pour les Suins, les Dupins, les Cousins, les Parieux,
Les Nisards, l’idéal d’un homme sérieux,
Et qu’on a l’honneur d’être un bourgeois authentique,
Âne en littérature et lièvre en politique.

24 mai 1872.

Ce détail de deux dessins de Victor Hugo représente deux têtes d'hommes qui regardent en biais.

IV. Bourgeois parlant de Jésus-Christ

Bourgeois parlant de Jésus-Christ – Les références

Toute la lyreI. [L’Humanité] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 164.

Bourgeois parlant de Jésus-Christ – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Bourgeois parlant de Jésus-Christ, un poème du recueil Toute la lyre, de la première partie : [L’Humanité], de Victor Hugo.

Bourgeois parlant de Jésus-Christ


Bourgeois parlant de Jésus-Christ – Le texte

IV
Bourgeois parlant de Jésus-Christ


— Sa morale a du bon. — Il est mort à trente ans.
— Il changeait en vin l’eau. — Ça s’est dit dans son temps.
— Il était de Judée. — Il avait douze apôtres.
— Gens grossiers. — Gens de rien. — Jaloux les uns des autres.
— Il leur lavait les pieds. — C’est curieux, le puits
De la Samaritaine, et puis le diable, et puis
L’histoire de l’aveugle et du paralytique.
— J’en doute. — Il n’aimait pas les gens tenant boutique.
— A-t-il vraiment tiré Lazare du tombeau ?
— C’était un sage. — Un fou. — Son système est fort beau.
— Vrai dans la théorie et faux dans la pratique.
— Son procès est réel. Judas est authentique.
— L’honnête homme au gibet et le voleur absous !
— On voit bien clairement les prêtres là-dessous.
— Tout change. Maintenant il a pour lui les prêtres.
— Un menuisier pour père, et des rois pour ancêtres,
C’est singulier. — Non pas. Une branche descend,
Puis remonte, mais c’est toujours le même sang ;
Cela n’est pas très rare en généalogie.
— Il savait qu’on voulait l’accuser de magie
Et que de son supplice on faisait les apprêts.
— Sa Madeleine était une fille. — À peu près.
— Ça ne l’empêche pas d’être sainte. — Au contraire.
— Était-il Dieu ? — Non. — Oui. — Peut-être. — On n’y croit guère.
— Tout ce qu’on dit de lui prouve un homme très doux.
— Il était beau. — Fort beau, l’air juif, pâle. — Un peu roux.
— Le certain, c’est qu’il a fait du bien sur la terre ;
Un grand bien; il était bon, fraternel, austère ;
Il a montré que tout, excepté l’âme, est vain ;
Sans doute il n’est pas dieu, mais certe il est divin.
Il fit l’homme nouveau meilleur que l’homme antique.
— Quel malheur qu’il se soit mêlé de politique !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des fleurs à longue tiges, entrelacées, et entourant un vieux pont, comme un hommage au fait d'être aimé.

Être aimé

Être aimé – Les références

Toute la lyre – Annexes ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 572.
Théâtre en liberté – Annexes ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Théâtre II, p. 598.

Être aimé – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Être aimé, poème qui appartient aux annexes de Toute la lyre mais aussi à celles du Théâtre en liberté.

Être aimé


Être aimé – Le texte

Être aimé


Écoute-moi. Voici la chose nécessaire :
Être aimé. Hors de là rien n’existe, entends-tu ?
Être aimé, c’est l’honneur, le devoir, la vertu,
C’est Dieu, c’est le démon, c’est tout. J’aime, et l’on m’aime.
Cela dit, tout est dit. Pour que je sois moi-même,
Fier, content, respirant l’air libre à pleins poumons,
Il faut que j’aie une ombre et qu’elle dise: Aimons !
Il faut que de mon âme une autre âme se double,
Il faut que, si je suis absent, quelqu’un se trouble,
Et, me cherchant des yeux, murmure : Où donc est-il ?
Si personne ne dit cela, je sens l’exil,
L’anathème et l’hiver sur moi, je suis terrible,
Je suis maudit. Le grain que rejette le crible,
C’est l’homme sans foyer, sans but, épars au vent.
Ah ! celui qui n’est pas aimé, n’est pas vivant.
Quoi, nul ne vous choisit ! Quoi, rien ne vous préfère!
A quoi bon l’univers ? l’âme qu’on a, qu’en faire ?
Que faire d’un regard dont personne ne veut ?
La vie attend l’amour, le fil cherche le nœud.
Flotter au hasard ? Non ! Le frisson vous pénètre ;
L’avenir s’ouvre ainsi qu’une pâle fenêtre ;
Où mettra-t-on sa vie et son rêve ? On se croit
Orphelin ; l’azur semble ironique. On a froid ;
Quoi ! ne plaire à personne au monde ! rien n’apaise
Cette honte sinistre ; on languit, l’heure pèse,
Demain, qu’on sent venir triste, attriste aujourd’hui.
Où vivre ? où fuir ? On est seul dans l’immense ennui.
Une maîtresse, c’est quelqu’un dont on est maître ;
Ayons cela. Soyons aimé, non par un être
Grand et puissant, déesse ou dieu. Ceci n’est pas
La question. Aimons ! Cela suffit. Mes pas
Cessent d’être perdus si quelqu’un les regarde.
Ah ! vil monde, passants vagues, foule hagarde,
Sombre table de jeu, caverne sans rayons !
Qu’est-ce que je viens faire à ce tripot, voyons ?
J’y bâille. Si de moi personne ne s’occupe,
Le sort est un escroc, et je suis une dupe.
J’aspire à me brûler la cervelle. Ah ! quel deuil !
Quoi ! rien ! pas un soupir pour vous, pas un coup d’œil !
Que le fuseau des jours lentement se dévide !
Hélas ! comme le cœur est lourd quand il est vide !
Comment porter ce poids énorme, le néant ?
Toute l’ombre est un trou de ténèbres, béant ;
Vous vous sentez tomber dans ce gouffre. Ah ! quand Dante
Livre à l’affreuse bise implacable et grondante
Françoise échevelée, un baiser éternel
La console, et l’enfer alors devient le ciel.
Mais quoi ! je vais, je viens, j’entre, je sors, je passe
Je meurs, sans faire rien remuer dans l’espace !
N’avoir pas un atome à soi dans l’infini !
Qu’est-ce donc que j’ai fait ? De quoi suis-je puni ?
Je ris, nul ne sourit ; je souffre, nul ne pleure ;
Cette chauve-souris de son aile m’effleure,
L’indifférence, blême habitante du soir.
Être aimé ! sous ce ciel bleu – moins souvent que noir –
Je ne sais que cela qui vaille un peu la peine
De mêler son visage à la laideur humaine,
Et de vivre. Ah ! pour ceux dont le cœur bat, pour ceux
Qui sentent un regard quelconque aller vers eux,
Pour ceux-là seulement, Dieu vit, et le jour brille !
Qu’on soit aimé d’un gueux, d’un voleur, d’une fille,
D’un forçat jaune et vert sur l’épaule imprimé,
Qu’on soit aimé d’un chien, pourvu qu’on soit aimé !

14 mars 1874

Remarques

Sur ce poème, Arnaud Laster m’a apporté les précisions suivantes : il a été publié de façon tronquée dans l’édition de 1893 du recueil posthume Toute la lyre, puis intégralement en 1931, avec sa date de rédaction (14 mars 1874) dans le reliquat du Théâtre en liberté de l’édition dite de l’Imprimerie nationale, en annexe d’un fragment dramatique de même titre, rédigé par Hugo le lendemain et mis dans la bouche d’un Roi (Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Théâtre II, p. 550) ; s’y ajoutait une toute première version écrite « près de quarante ans » plus tôt (p. 599), où le texte était censé être dit par le personnage de Maglia, voix du rire dans quantité de fragments dramatiques.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une femme avec un décolleté et sa mante, ce qui permet au poète de la saluer par : Ave dea.

XXXIV. Ave, Dea ; Moriturus te salutat

Ave, Dea ; Moriturus te salutat – Les références

Toute la lyreCinquième partie : [Le « Moi »] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 389.

Ave, Dea ; Moriturus te salutat – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ave, Dea ; Moriturus te salutat, un sonnet de Toute la lyre, de la cinquième partie : [Le « Moi »], de Victor Hugo.

Ave, Dea ; Moriturus te salutat


Ave, Dea ; Moriturus te salutat – Le texte

XXXIV
Ave, Dea ; Moriturus te salutat


La mort et la beauté sont deux choses profondes
Qui contiennent tant d’ombre et d’azur qu’on dirait
Deux sœurs également terribles et fécondes
Ayant la même énigme et le même secret ;

Ô femmes, voix, regards, cheveux noirs, tresses blondes,
Brillez, je meurs ! ayez l’éclat, l’amour, l’attrait,
Ô perles que la mer mêle à ses grandes ondes,
Ô lumineux oiseaux de la sombre forêt !

Judith, nos deux destins sont plus près l’un de l’autre
Qu’on ne croirait, à voir mon visage et le vôtre ;
Tout le divin abîme apparaît dans vos yeux,

Et moi, je sens le gouffre étoilé dans mon âme ;
Nous sommes tous les deux voisins du ciel, madame,
Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux.

12 juilet.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme assise, bras croisés, raide, indifférente.

VIII. Roman en trois sonnets

Roman en trois sonnets – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 389.

Roman en trois sonnets – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Roman en trois sonnets, un poème du recueil Toute la lyre, de la Sixième partie : [L’Amour], de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain… et suivi par le poème IX. Chanson.

Roman en trois sonnets


Roman en trois sonnets – Le texte

VIII
Roman en trois sonnets

I

Fille de mon portier! l’Érymanthe sonore,
Devant vous, sentirait tressaillir ses pins verts ;
L’Horeb, dont le sommet étonne l’univers,
Inclinerait son cèdre altier qu’un peuple adore ;

Les docteurs juifs, quittant les talmuds entr’ouverts,
Songeraient ; et les grecs, dans le temple d’Aglaure
Le long duquel Platon marche en lisant des vers,
Diraient en vous voyant: Salut, déesse Aurore !

Ainsi palpiteraient les grecs et les hébreux,
Quand vous passez, les yeux baissés sous votre mante ;
Ainsi frissonneraient sur l’Horeb ténébreux

Les cèdres, et les pins sur l’auguste Érymanthe;
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante,
Je ne vous cache pas que je suis amoureux.

3 décembre.

II

Je ne vous cache pas que je suis amoureux,
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante ;
Soit ; mais vous comprenez que ce qui me tourmente,
C’est, ayant le cœur plein, d’avoir le gousset creux.

On fuit le pauvre ainsi qu’on fuyait le lépreux ;
Pour Tircis sans le sou Philis est peu clémente,
Et l’amant dédoré n’éblouit point l’amante ;
Il sied d’être Rothschild avant d’être Saint-Preux.

N’importe, je m’obstine ; et j’ai l’audace étrange
D’être pauvre et d’aimer, et je vous veux, bel ange ;
Car l’ange n’est complet que lorsqu’il est déchu ;

Et je vous offre, Églé, giletière étonnée,
Tout ce qu’une âme, hélas, vers l’infini tournée,
Mêle de rêverie aux rondeurs d’un fichu.

9 décembre.

III

Une étoile du ciel me parlait ; cette vierge
Disait: – « Ô descendant crotté des Colletets,
J’ai ri de tes sonnets d’hier où tu montais
Jusqu’à la blonde Églé, fille de ton concierge.

« Églé fait – j’en pourrais jaser, mais je me tais –
Des rêves de velours sous ses rideaux de serge.
Tu perds ton temps. Maigris, fais des vers, brûle un cierge,
Chante-la ; ce sera comme si tu chantais.

Un galant sans argent est un oiseau sans aile.
Elle est trop haut pour toi. Les poètes sont fous.
Jamais tu n’atteindras jusqu’à cette donzelle. » –

Et je dis à l’étoile, à l’étoile aux yeux doux :
– Mais vous avez cent fois raison, mademoiselle !
Et je ferais bien mieux d’être amoureux de vous.

10 décembre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux tours perchées et jointes par un pont au-dessus du gouffre.

XI – Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique…

Quiconque est amoureux… – Les références

Toute la lyreSeptième partie : [La fantaisie] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 451.

Quiconque est amoureux… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quiconque est amoureux…, un poème du recueil Toute la lyre, de la Septième partie : [La fantaisie], de Victor Hugo.

Quiconque est amoureux…


Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique – Le texte

XI

………………………………………………….
Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique.
L’amour n’est pas l’amour ; il s’appelle Ananké.
Si l’on ne veut pas être à la porte flanqué,
Dès qu’on aime une belle, on s’observe, on se scrute ;
On met le naturel de côté ; bête brute,
On se fait ange ; on est le nain Micromégas ;
Surtout on ne fait pas chez elle de dégâts ;
On se tait, on attend, jamais on ne s’ennuie,
On trouve bon le givre, et la bise et la pluie,
On n’a ni faim, ni soif, on est de droit transi ;
Un coup de dent de trop vous perd. Oyez ceci :

Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
Était fort amoureux d’une fée, et l’envie
Qu’il avait d’épouser cette dame s’accrut
Au point de rendre fou ce pauvre cœur tout brut ;
L’ogre un beau jour d’hiver peigne sa peau velue,
Se présente au palais de la fée, et salue,
Et s’annonce à l’huissier comme prince Ogrousky.
La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.
Elle était ce jour-là sortie, et quant au mioche,
Bel enfant blond nourri de crème et de brioche,
Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso,
Il était sous la porte et jouait au cerceau.
On laissa l’ogre et lui tout seuls dans l’antichambre.
Comment passer le temps quand il neige en décembre,
Et quand on n’a personne avec qui dire un mot ?
L’ogre se mit alors à croquer le marmot.
C’est très simple. Pourtant c’est aller un peu vite,
Même lorsqu’on est ogre et qu’on est moscovite,
Que de gober ainsi les mioches du prochain.
Le bâillement d’un ogre est frère de la faim.
Quand la dame rentra, plus d’enfant. On s’informe.
La fée avise l’ogre avec sa bouche énorme.
As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j’ai ?
Le bon ogre naïf lui dit : Je l’ai mangé.

Or, c’était maladroit. Vous qui cherchez à plaire,
Jugez ce que devint l’ogre devant la mère
Furieuse qu’il eût soupé de son dauphin.
Que l’exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ;
Adorez votre belle, et soyez plein d’astuce ;
N’allez pas lui manger, comme cet ogre russe,
Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien.