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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un gibet, auquel est accroché un pendu, et des lambeaux de tissu.

L’Épopée du ver

L’Épopée du ver – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXI. L’Épopée du ver ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 363.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXIII. L’Épopée du ver, p. 225.

L’Épopée du ver – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’Épopée du ver, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

L’Épopée du ver


L’Épopée du ver – Le texte

L’Épopée du ver


Au fond de la poussière inévitable, un être
Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre
L’homme de toutes parts,
Qui noircit l’aube, éteint le feu, sèche la tige,
Et qui suffit pour faire avorter le prodige
Dans la nature épars.

Le monde est sur cet être et l’a dans sa racine,
Et cet être, c’est moi. Je suis. Tout m’avoisine.
Dieu me paye un tribut.
Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible.
Hommes, tendez vos arcs ; quelle que soit la cible,
C’est moi qui suis le but.

Ô vivants, je l’avoue, on voit des hommes rire ;
Plus d’une barque vogue avec un bruit de lyre ;
On est prince et seigneur ;
Le lit nuptial brille, on s’aime, on se le jure,
L’enfant naît, les époux sont beaux ; — j’ai pour dorure
Ce qu’on nomme bonheur.

Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l’envie.
Je mords l’aigle. Le bout visible de la vie
Est à tous et partout,
Et, quand au mois de mai le rouge-gorge chante,
Ce qui fait que Satan rit dans l’ombre méchante,
C’est que j’ai l’autre bout.

Je suis l’Inconnu noir qui, plus bas que la bête,
Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête
D’angoisse et de terreur ;
La preuve d’Alecton pareille à Cléopâtre,
De la pourpre identique au haillon, et du pâtre
Égal à l’empereur.

Je suis l’extinction du flambeau, toujours prête.
Il suffit qu’un tyran pense à moi dans la fête
Où les rois sont assis,
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche,
Devienne on ne sait quoi de lugubre où s’ébauche
La pâle Némésis.

Je ne me laisse point oublier des satrapes ;
La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes
Du plaisir hasardeux,
Et, pendant que leurs sens dans l’extase frémissent,
Des apparitions de méduses blêmissent
La voûte au-dessus d’eux.

Je suis le créancier. L’échéance m’est due.
J’ai, comme l’araignée, une toile tendue.
Tout l’univers, c’est peu.
Le fil imperceptible et noir que je dévide
Ferait l’aurore veuve et l’immensité vide
S’il allait jusqu’à Dieu.

J’attends. L’obscurité sinistre me rend compte.
Le capitaine armé de son sceptre, l’archonte,
Le grave amphictyon,
L’augure, le poëte étoilé, le prophète,
Tristes, songent à moi, cette vie étant faite
De disparition.

Le vizir sous son dais, le marchand sur son âne,
Familles et tribus, les seigneurs d’Ecbatane
Et les chefs de l’Indus
Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite
Cette prodigieuse et misérable fuite
Des vivants éperdus.

Brillez, cieux. Vis, nature. Ô printemps, fais des roses.
Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses.
Que le matin est pur !
Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes,
Au-dessus des amants, au-dessus des amantes,
Dans le profond azur !

*

Quand, sous terre rampant, j’entre dans Babylone,
Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylône,
Dans Suze où l’aube luit,
Lorsque entendant chanter les hommes, je me glisse,
Invisible, caché, muet, dans leur délice,
Leur triomphe et leur bruit,

Quoique l’épaisseur vaste et pesante me couvre,
Quoique la profondeur, qui jamais ne s’entr’ouvre,
Morne et sans mouvement,
Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille,
Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville,
Quel que soit le moment,

Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure,
A le tressaillement de ma présence obscure ;
On a froid, on a peur ;
L’un frémit dans son faste et l’autre dans ses crimes,
Et l’on sent dans l’orgueil démesuré des cimes
Une vague stupeur ;

Et le Vatican tremble avec le Capitole,
Et le roi sur le trône, et sur l’autel l’idole,
Et Moloch et Sylla
Frissonnent, et le mage épouvanté contemple,
Sitôt que le palais a dit tout bas au temple :
Le ver de terre est là !

*

Je suis le niveleur des frontons et des dômes ;
Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes
Est arrangé par moi ;
Je suis fourmillement et je suis solitude,
Je suis sous le blasphème et sous la certitude,
Et derrière Pourquoi.

Nul dogme n’oserait affronter ma réponse.
Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce.
Je fais parler Pyrrhon.
La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole,
Et je suis dans sa bouche alors que cette folle
Souffle dans son clairon.

Je suis l’intérieur du prêtre en robe blanche,
Je bave dans cette âme où la vérité penche ;
Quand il parle, je mens.
Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse.
Je suis dans l’espérance et dans la femme grosse,
Et, rois, dans vos serments.

Quel sommeil effrayant, la vie ! En proie, en butte
À des combinaisons de triomphe ou de chute,
Passifs, engourdis, sourds,
Les hommes, occupés d’objets qui se transforment,
Sont hagards, et devraient s’apercevoir qu’ils dorment,
Puisqu’ils rêvent toujours !

J’ai pour l’ambitieux les sept couleurs du prisme.
C’est moi que le tyran trouve en son despotisme
Après qu’il l’a vomi.
Je l’éveille, sitôt sa colère rugie.
Qu’est la méchanceté ? C’est de la léthargie ;
Dieu dans l’âme endormi.

Hommes, riez. La chute adhère à l’apogée.
L’écume manquerait à la mer submergée,
L’éclat au diamant,
La neige à l’Athos, l’ombre aux loups, avant qu’on voie
Manquer la confiance et l’audace et la joie
À votre aveuglement.

L’éventrement des monts de jaspe et de porphyre
À bâtir vos palais peut à peine suffire,
Larves sans lendemain !
Vous avez trop d’autels. Vos sociétés folles
Meurent presque toujours par un excès d’idoles
Chargeant l’esprit humain.

Qu’est la religion ? L’abîme et ses fumées.
Les simulacres noirs flottant sous les ramées
Des bois insidieux,
La contemplation de l’ombre, les passages
De la nue au-dessus du front pensif des sages,
Ont créé tous vos dieux.

Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même
D’un dogme et d’un devoir, lui le monstre suprême,
Lui la rébellion !
Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire,
Sans même s’informer si cette muselière
Convient à ce lion.

Pour aller jusqu’à Dieu dans l’infini, les cultes,
Les religions, l’Inde et ses livres occultes
Par Hermès copiés,
Offrent leurs points d’appui, leurs rites, leurs prières,
Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d’eau des pierres
Où l’on pose ses pieds.

Songes vains ! Les Védas trompent leurs clientèles,
Car les religions sont des choses mortelles
Qu’emporte un vent d’hiver ;
Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne ;
Et, pour ronger l’autel, Dieu n’a pas pris la peine
De faire un autre ver.

*

Je suis dans l’enfant mort, dans l’amante quittée,
Dans le veuvage prompt à rire, dans l’athée,
Dans tous les noirs oublis.
Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles.
C’est moi que le fakir voit sortir des prunelles
Du vague spectre Iblis.

Mon œil guette à travers les fêlures des urnes.
Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes
Quêtant un noir lambeau.
Je suis le roi muré. J’habite le décombre.
La mort me regardait quand d’une goutte d’ombre
Elle fit le corbeau.

Je suis. Vous n’êtes pas, feu des yeux, sang des veines,
Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines !
Tout d’avance est pleuré.
On m’extermine en vain, je renais sous ma voûte ;
Le pied qui m’écrasa peut poursuivre sa route,
Je le dévorerai.

J’atteins tout ce qui vole et court. L’argiraspide
Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide
Que l’oiseau de Vénus ;
Je ne suis pas plus loin des chars qui s’accélèrent
Que du cachot massif où des lueurs éclairent
De sombres torses nus.

*

Un peuple s’enfle et meurt comme un flot sur la grève.
Dès que l’homme a construit une cité, le glaive
Vient et la démolit ;
Ce qui résiste au fer croule dans les délices ;
Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices,
Messaline a son lit.

Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche,
Et partout l’homme tombe, étant sa propre embûche ;
Pourtant l’humanité
Se lève dans l’orgueil et dans l’orgueil se couche ;
Et le manteau de poil du prophète farouche
Est plein de vanité.

Puisque ce sombre orgueil s’accroît toujours et monte,
Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte
Lui chante un vil pœan,
Puisque l’austérité des Burrhus se croit vierge,
Puisqu’il est des Xercès qui prennent une verge
Et fouettent l’océan,

Il faut bien que le ver soit là pour l’équilibre.
Ce que le Nil, l’Euphrate et le Gange et le Tibre
Roulent avec leur eau,
C’est le reflet d’un tas de villes inouïes
Faites de marbre et d’or, plus vite évanouies
Que la fleur du sureau.

Fétide, abject, je rends les majestés pensives.
Je mords la bouche, et quand j’ai rongé les gencives,
Je dévore les dents.
Oh ! ce serait vraiment dans la nature entière
Trop de faste, de bruit, d’emphase et de lumière,
Si je n’étais dedans !

Le néant et l’orgueil sont de la même espèce.
Je les distingue peu lorsque je les dépèce.
J’erre éternellement
Dans une obscurité d’horreur et d’anathème,
Redoutable brouillard dont Satan n’est lui-même
Qu’un épaississement.

*

Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire.
De tout temps la trompette a combattu la lyre ;
C’est le double éperon,
C’est la double fanfare aux forces infinies ;
Le prodige jaillit de ce choc d’harmonies ;
Luttez, lyre et clairon.

Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre.
Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire
Des camps et des cités ;
Luttez ; poussez les uns aux batailles altières,
Les autres aux moissons, et tous aux cimetières ;
Lyre et clairon, chantez !

Chantez ! le marbre entend. La pierre n’est pas sourde,
Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde,
Le bloc est remué,
Le créneau cède au chant qui passe par bouffée,
Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée,
Meurt devant Josué.

*

Tout périt. C’est pour moi, dernière créature,
Que travaille l’effort de toute la nature.
Le lys prêt à fleurir,
La mésange au printemps qui dans son nid repose
Et qui sent l’œuf, cassé par un petit bec rose,
Sous elle s’entr’ouvrir,

Les Moïses emplis d’une puissance telle
Que le peuple, écoutant leur parole immortelle
Au pied du mont fumant,
Leur trouve une lueur de plus en plus étrange,
Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d’archange
Grandir confusément,

Les passants, le despote aveugle et sans limites,
Les rois sages avec leurs trois cents sulamites,
Les pâles inconnus,
L’usurier froid, l’archer habile aux escarmouches,
Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches
Dans les joncs du Cydnus.

Tout m’appartient. À moi symboles, mœurs, images !
À moi ce monde affreux de bourreaux et de mages
Qui passe, groupe noir,
Sur qui l’ombre commence à tomber, que Dieu marque,
Qu’un vent pousse, et qui semble une farouche barque
De pirates le soir.

À moi la courtisane ! À moi le cénobite !
Dieu me fait Sésostris afin que je l’habite.
En arrière, en avant,
À moi tout ! À toute heure, et qu’on entre ou qu’on sorte !
Ma morsure, qui va finir à Phryné morte,
Commence à Job vivant.

À moi le condamné dans sa lugubre loge !
Il regarde effaré les pas que fait l’horloge ;
Et, quoiqu’en son ennui
La Mort soit invisible à ses fixes prunelles,
À d’obscurs battements il sent d’horribles ailes
Qui s’approchent de lui.

Rhode est fière, Chéops est grande, éphèse est rare,
Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare
Sauve les mâts penchés,
Babylone suspend dans l’air les fleurs vermeilles,
Et c’est pour moi que l’homme a créé sept merveilles,
Et Satan sept péchés.

À moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe,
Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe
Dans les prés ingénus !
À moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble !
À moi l’adolescent qui regarde avec trouble
La blancheur des pieds nus !

Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne ;
Buveurs, je suis la soif ; murs, je suis la colonne ;
Docteurs, je suis la loi ;
Multipliez les jeux et les épithalames,
Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes ;
Faites, j’en ai l’emploi.

Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse !
Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse ;
Juste, il craint le remord ;
Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables ;
Il voit de la lumière aux deux trous formidables
De la tête de mort.

Votre prospérité n’est que ma patience.
Hommes, la volonté, la raison, la science,
Tentent ; seul j’accomplis.
Toute chose qu’on donne est à moi seul donnée.
Il n’est pas de fortune et pas de destinée
Qui ne m’ait dans ses plis.

Le héros qui, dictant des ordres à l’histoire,
Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire,
N’est sûr que de moi seul.
C’est à cause de moi que l’homme désespère.
Je regarde le fils naître, et j’attends le père
En dévorant l’aïeul.

Je suis l’être final. Je suis dans tout. Je ronge
Le dessous de la joie, et quel que soit le songe
Que les poëtes font,
J’en suis, et l’hippogriffe ailé me porte en croupe ;
Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe,
Chloé, je suis au fond.

La dénudation absolue et complète,
C’est moi. J’ôte la force aux muscles de l’athlète ;
Je creuse la beauté ;
Je détruis l’apparence et les métamorphoses ;
C’est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses,
L’auguste vérité.

Où donc les conquérants vont-ils ? mes yeux les suivent.
À qui sont-ils ? à moi. L’heure vient ; ils m’arrivent,
Découronnés, pâlis,
Et tous je les dépouille, et tous je les mutile,
Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu’à Bathylle
Vainqueur d’Amaryllis.

Le semeur me prodigue au champ qu’il ensemence ;
Tout en achevant l’être expiré, je commence
L’être encor jeune et beau.
Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride,
Voit dans le miroir pâle où s’ébauche une ride,
C’est un peu de tombeau.

Toute ivresse m’aura dans sa dernière goutte ;
Et sur le trône il n’est rien à quoi je ne goûte.
Les Trajans, les Nérons
Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse
Et l’or est rayonnant pour que je m’en repaisse.
Tout marche ; j’interromps.

J’habite Ombos, j’habite Élis, j’habite Rome.
J’allonge mes anneaux dans la grandeur de l’homme ;
J’ai l’empire et l’exil ;
C’est moi que les puissants et les forts représentent ;
En ébranlant les cieux, les Jupiters me sentent
Ramper dans leur sourcil.

Je prends l’homme, ébauche humble et tremblante qui pleure,
Le nerf qui souffre, l’œil qu’en vain le jour effleure,
Le crâne où dort l’esprit,
Le cœur d’où sort le sang ainsi qu’une couleuvre,
La chair, l’amour, la vie, et j’en fais un chef-d’œuvre,
Le squelette qui rit.

*

L’eau n’a qu’un bruit ; l’azur n’a que son coup de foudre ;
Le juge n’a qu’un mot, punir, ou bien absoudre ;
L’arbre n’a que son fruit ;
L’ouragan se fatigue à de vaines huées,
Et n’a qu’une épaisseur quelconque de nuées ;
Moi, j’ai l’énorme nuit.

L’Etna n’est qu’un charbon que creuse un peu de soufre ;
L’erreur de l’Océan, c’est de se croire un gouffre ;
Je dirai : C’est profond,
Quand vous me trouverez un précipice, un piège,
Où l’univers sera comme un flocon de neige
Qui décroît et qui fond.

Quoique l’enfer soit triste, et quoique la géhenne
Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine,
Ouverte au-dessous d’eux,
Soit étrange et farouche, et quoiqu’elle ait en elle
Les immenses cheveux de la flamme éternelle,
Qu’agite un vent hideux,

Le néant est plus morne encor, la cendre est pire
Que la braise, et le lieu muet où tout expire
Est plus noir que l’enfer ;
Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre ;
Moi je bave et j’éteins. L’hydre est une rencontre
Moins sombre que le ver.

Je suis l’unique effroi. L’Afrique et ses rivages
Pleins du barrissement des éléphants sauvages,
Magog, Thor, Adrasté,
Sont vains auprès de moi. Tout n’est qu’une surface
Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J’efface
La possibilité.

J’abolis aujourd’hui, demain, hier. Je dépouille
Les âmes de leurs corps ainsi que d’une rouille ;
Et je fais à jamais
De tout ce que je tiens disparaître le nombre
Et l’espace et le temps, par la quantité d’ombre
Et d’horreur que j’y mets.

*

Amant désespéré, tu frappes à ma porte,
Redemandant ton bien et ta maîtresse morte,
Et la chair de ta chair,
Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses,
Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses
Que l’aigle au vent de mer.

Tu dis : « — Je la veux ! Terre et cieux, je la réclame !
Le jour où je la vis, je crus voir une flamme.
Viens, dit-elle. Je vins.
Sa jeune taille était plus souple que l’acanthe ;
Elle errait éblouie, idéale bacchante,
Sous des pampres divins.

« Son cœur fut si profond que j’y perdis mon âme.
Je l’aimais ! quand le soir, les yeux de cette femme
Au front pur, au sein nu,
Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles,
Je croyais voir briller les vagues escarboucles
D’un abîme inconnu.

« C’est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches !
Elle qui me chantait des chansons sous les branches,
Des chansons dans les bois,
Si douces qu’on voyait sur l’eau rêver le cygne,
Et que les dieux là-haut se faisaient entr’eux signe
D’écouter cette voix !

« Elle est morte au milieu d’une nuit de délices…
Elle était le printemps, ouvrant de frais calices ;
Elle était l’Orient ;
Gaie, elle ressemblait à tout ce qu’on désire ;
L’esquif, entrant dès l’aube au golfe de Nisyre,
N’est pas plus souriant.

« Elle était la plus belle et la plus douce chose !
Son âme était le lys, son corps était la rose ;
Son chant chassait les pleurs ;
Nue, elle était Déesse, et Vierge, sous ses voiles ;
Elle avait le parfum que n’ont pas les étoiles,
L’éclair qui manque aux fleurs.

« Elle était la lumière et la grâce ; je l’aime !
Je la veux ! ô transports ! ô volupté suprême !
Ô regrets déchirants !… » —
Voilà huit jours qu’elle est dans mon ombre farouche ;
Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche,
Prends-la, je te la rends !

Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres ;
Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres ;
Je la rends à tes vœux ;
Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes,
La reprendre, pourvu seulement que tu m’ôtes
De ses sombres cheveux.

Nous rions, l’ombre et moi, de tout ce qui vous navre.
Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre ;
La femme au front charmant,
Blanche, embaumant l’alcôve et parfumant la table,
Se transforme en ma nuit… — Viens voir quel formidable
Épanouissement !

Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre,
Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre,
Dans mon fatal sillon,
Cette fleur où ma bave épouvantable brille,
Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille,
L’âme pour papillon.

Elle est morte, — et c’est là ta poignante pensée, —
Au moment le plus doux d’une nuit insensée ;
Eh bien, tu n’es plus seul,
Reprends-la ; ce lit froid vaut bien ton lit frivole ;
Entre ; et toi qui riais de la chemise folle,
Viens braver le linceul.

Elle t’attend, levant son crâne où l’œil se creuse ;
T’offrant sa main verdie et sa hanche terreuse,
Son flanc, mon noir séjour…
Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible,
Dans ce commencement d’éternité terrible
Finir ta nuit d’amour !

*

Ô vie universelle, où donc est ton dictame ?
Qu’est-ce que ton baiser ? Un lèchement de flamme.
Le cœur humain veut tout,
Prend tout, l’or, le plaisir, le ciel bleu, l’herbe verte…
Et dans l’éternité sinistrement ouverte
Se vide tout à coup.

La vie est une joie où le meurtre fourmille,
Et la création se dévore en famille.
Baal dévore Pan.
L’arbre, s’il le pouvait, épuiserait la sève,
Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve
D’engloutir l’Océan ;

L’onagre est au boa qui glisse et l’enveloppe ;
Le lynx tacheté saute et saisit l’antilope ;
La rouille use le fer ;
La mort du grand lion est la fête des mouches ;
On voit sous l’eau s’ouvrir confusément les bouches
Des bêtes de la mer ;

Le crocodile affreux, dont le Nil cache l’antre,
Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre,
À peur de l’ichneumon ;
L’hirondelle devant le gypaète émigre ;
Le colibri, sitôt qu’il a faim, devient tigre ;
L’oiseau-mouche est démon.

Le volcan, c’est le feu chez lui, tyran et maître,
Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître,
Tel qu’un sombre empereur,
Essuyant la fumée à sa bouche rougie,
Et son cratère enflé de lave est une orgie
De flammes en fureur ;

La louve est sur l’agneau comme l’agneau sur l’herbe ;
Le pâle genre humain n’est qu’une grande gerbe
De peuples pour les rois ;
Avril donne aux fleurs l’ambre et la rosée aux plantes
Pour l’assouvissement des abeilles volantes
Dans la lueur des bois ;

De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore,
L’ours dans la neige horrible et l’oiseau dans l’aurore ;
C’est l’ivresse et la loi.
Le monde est un festin. Je mange les convives.
L’océan a des bords, ma faim n’a pas de rives ;
Et le gouffre, c’est moi.

Vautour, qu’apportes-tu ? — Les morts de la mêlée,
Les morts des camps, les morts de la ville brûlée,
Et le chef rayonnant. —
C’est bien, donne le sang, vautour ; donne la cendre,
Donne les légions, c’est bien ; donne Alexandre,
C’est bien. Toi maintenant !

Le miracle hideux, le prodige sublime,
C’est que l’atome soit en même temps l’abîme ;
Tout d’en haut m’est jeté ;
Je suis d’autant plus grand que je suis plus immonde ;
Et l’amoindrissement formidable du monde
Fait mon énormité.

*

Fouillez la mort. Fouillez l’écroulement terrible.
Que trouvez-vous ? L’insecte. Et, quoique ayant la bible,
Quoique ayant le koran,
Je ne suis rien qu’un ver. Ô vivants, c’est peut-être
Parce que je suis fait des croyances du prêtre,
Des splendeurs du tyran,

C’est parce qu’en ma nuit j’ai mangé vos victoires,
C’est parce que je suis composé de vos gloires
Dont l’éclat retentit,
De toutes vos fiertés, de toutes vos durées,
De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées,
Que je reste petit.

Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que le mystère ?
Une table sans fin servie au ver de terre ;
Le nain partout béant ;
Un engloutissement du géant par l’atome ;
Tout lentement rongé par Rien ; et le fantôme
Créé par le néant.

*

L’épouvante m’adore, et, ver, j’ai des pontifes.
Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes.
Vil, infect, chassieux,
Chétif, je me dilate en une immense forme,
Je plane, et par moments, chauve-souris énorme,
J’enveloppe les cieux.

*

Dieu qui m’avez fait ver, je vous ferai fumée.
Si je ne puis toucher votre essence innommée,
Je puis ronger du moins
L’amour dans l’homme, et l’astre au fond du ciel livide,
Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide,
Vous ôter vos témoins.

Parce que l’astre luit, l’homme aurait tort de croire
Que le ver du tombeau n’atteint pas cette gloire ;
Hors moi, rien n’est réel ;
Le ver est sous l’azur comme il est sous le marbre ;
Je mords, en même temps que la pomme sur l’arbre,
L’étoile dans le ciel.

L’astre à ronger là-haut n’est pas plus difficile
Que la grappe pendante aux pampres de Sicile ;
J’abrège les rayons ;
L’éternité n’est point aux splendeurs complaisante ;
La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n’exempte
Les constellations.

Il faut, dans l’océan d’en haut, que le navire
Fait d’étoiles s’entr’ouvre à la fin et chavire ;
Saturne au large anneau
Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque,
Comme l’humble bateau qui va du port d’Ithaque
Au port de Calymno.

Il est dans le ciel noir des mondes plus malades
Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades ;
L’abîme est un tyran ;
Arcturus dans l’éther cherche en vain une digue ;
La navigation de l’infini fatigue
Le vaste Aldebaran.

Les lunes sont, au fond de l’azur, des cadavres ;
On voit des globes morts dans les célestes havres
Là-haut se dérober ;
La comète est un monde éventré dans les ombres
Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres
La lumière tomber.

Regardez l’abbadir et voyez le bolide ;
L’un tombe, et l’autre meurt ; le ciel n’est pas solide ;
L’ombre a d’affreux recoins ;
Le point du jour blanchit les fentes de l’espace,
Et semble la lueur d’une lampe qui passe
Entre des ais mal joints.

Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies,
N’est qu’une éclosion immense d’agonies
Sous le bleu firmament,
Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles,
Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales,
Qui flottent un moment.

Dieu subit ma présence ; il en est incurable.
Toute forme créée, ô nuit, est peu durable.
Ô nuit, tout est pour nous ;
Tout m’appartient, tout vient à moi, gloire guerrière,
Force, puissance et joie, et même la prière,
Puisque j’ai ses genoux.

La démolition, voilà mon diamètre.
Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre
Sur son sanglant écu,
Craint le ver du sépulcre, et l’aube est ma sujette ;
L’escarboucle est ma proie, et le soleil me jette
Des regards de vaincu.

L’univers magnifique et lugubre a deux cimes.
Ô vivants, à ses deux extrémités sublimes,
Qui sont aurore et nuit,
La création triste, aux entrailles profondes,
Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes,
Le ver qui les détruit.

Remarque

Ce long poème, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté (et lu) jusqu’au bout, comprend quelques erreurs de diction. Je les ai laissées parce que c’est le jeu du vivant tout au long de cette année (entre le 17 août 2014 et ce 17 août 2015). J’ai enregistré chaque poème dans son intégralité et j’ai mis en ligne le résultat.
J’aime en particulier ce poème car j’en ai compris le sens après la lecture de Ça de Stephen King.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des ruines, des pierres, enfouies dans les profondeurs, et éclairées par un rayon venu du ciel. Sur la droite, apparaît la "bouche d'ombre".

XXVI. Ce que dit la bouche d’ombre

Ce que dit la bouche d’ombre – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 534.

Les mages – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ce que dit la bouche d’ombre, dernier poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXV. Nomen, numen, lumen. Il est suivi du poème qui clôt Les Contemplations, adressé À celle qui est restée en France, sa fille, Léopoldine.

Ce que dit la bouche d’ombre

Ce que dit la bouche d’ombre – Le texte

XXVI
Ce que dit la bouche d’ombre

L’homme en songeant descend au gouffre universel.
J’errais près du dolmen qui domine Rozel,
À l’endroit où le cap se prolonge en presqu’île.
Le spectre m’attendait ; l’être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M’emporta sur le haut du rocher, et me dit :

*

Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’être ont un grand dialogue.
Tout parle, l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
L’orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,
Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternel murmure ?
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,
S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole,
Si son rugissement n’était une parole ?
Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien qu’un silence ? et te figures-tu
Que la création profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,
D’entendre bégayer une sourde-muette ?
Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est un poëte ;
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe.
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

Tout est plein d’âmes.

Mais comment ? Oh ! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,
Causons.

*

Dieu n’a créé que l’être impondérable.

Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal.

L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte ;
Tout nageait, tout volait.

Or, la première faute

Fut le premier poids.

Dieu sentit une douleur.

Le poids prit une forme, et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis, tout alla s’aggravant ;
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent ;
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même, au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Être vils qu’à regret les anges énumèrent !
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatal fruit.

*

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D’où vient-elle ? De toi, de ta chair, du limon
Dont l’esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : — Je suis l’être d’infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore. —
L’ange laisse passer à travers lui l’aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l’être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal.

*

Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,
Et je vais t’expliquer tout ce que je t’indique ;
Je vais t’emplir les yeux de nuit et de lueurs.
Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.
Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’il m’arrache,
Je te le jette ; prends, et vois.

Et, d’abord, sache

Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l’infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n’êtes pas hors de Dieu complétement ;
Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendre étincelle,
N’est hors de rien, étant la fin universelle ;
L’éclair est son regard, autant que le rayon ;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.

— Ô sombre aile invisible à l’immense envergure !
Esprit ! esprit ! esprit ! m’écriai-je éperdu.
Le spectre poursuivit sans m’avoir entendu :

*

Faisons un pas de plus dans ces choses profondes.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : — Je suis seul, car je suis le penseur.
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève.
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. —
Voyons ; observes-tu le bœuf qui se soumet ?
Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ?
Interroges-tu l’onde ? et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?
Comme sur le versant d’un mont prodigieux,
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l’ombre,
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l’animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais !
Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe ?
L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ?
Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sont éclairés,
Que la création qui, lente et par degrés,
S’élève à la lumière, et, dans sa marche entière,
Fait de plus de clarté luire moins de matière
Et mêle plus d’instincts au monstre décroissant,
Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S’arrête sur l’abîme à l’homme, escarpement ?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l’invisible et dans l’impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l’azur
D’un monde éblouissant, miroir du monde obscur,
D’êtres voisins de l’homme et d’autres qui s’éloignent,
D’esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent,
D’anges faits de rayons comme l’homme d’instincts ;
Elle plonge à travers les cieux jamais atteints,
Sublime ascension d’échelles étoilées,
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l’astre esprit à l’archange soleil,
Relie, en traversant des millions de lieues,
Les groupes constellés et les légions bleues,
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s’évanouit en Dieu !

Cette échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l’ont gravie :
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.
Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.

Et cette échelle vient de plus loin que la terre.
Sache qu’elle commence aux mondes du mystère,
Aux mondes des terreurs et des perditions ;
Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,
Du précipice où sont les larves et les crimes,
Où la création, effrayant les abîmes,
Se prolonge dans l’ombre en spectre indéfini.
Car, au-dessous du globe où vit l’homme banni,
Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,
Dans cette plénitude horrible qu’on croit vide,
Le mal, qui par la chair, hélas ! vous asservit,
Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit !
Là, sombre et s’engloutit, dans des flots de désastres,
L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres ;
Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur ;
Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit !

*

Donc, la matière pend à l’idéal, et tire
L’esprit vers l’animal, l’ange vers le satyre,
Le sommet vers le bas, l’amour vers l’appétit.
Avec le grand qui croule elle fait le petit.

Comment de tant d’azur tant de terreur s’engendre,
Comment le jour fait l’ombre et le feu pur la cendre,
Comment la cécité peut naître du voyant,
Comment le ténébreux descend du flamboyant,
Comment du monstre esprit naît le monstre matière,
Un jour, dans le tombeau, sinistre vestiaire,
Tu le sauras ; la tombe est faite pour savoir ;
Tu verras ; aujourd’hui, tu ne peux qu’entrevoir ;
Mais, puisque Dieu permet que ma voix t’avertisse,
Je te parle.

Et, d’abord, qu’est-ce que la justice ?

Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ?
Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ?

*

L’être créé se meut dans la lumière immense.

Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a ses actions pour juges.

Il suffit

Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu’on fit,
Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre.
L’être ouvre à son insu de lui-même le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l’ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l’on gagne ou l’on perd à mesure ;
On peut être étincelle ou bien éclaboussure ;
Lumière ou fange, archange au vol d’aigle ou bandit ;
L’échelle vaste est là. Comme je te l’ai dit,
Par des zones sans fin la vie universelle
Monte, et par des degrés innombrables ruisselle,
Depuis l’infâme nuit jusqu’au charmant azur.
L’être en la traversant devient mauvais ou pur.
En haut plane la joie ; en bas l’horreur se traîne.
Selon que l’âme, aimante, humble, bonne, sereine,
Aspire à la lumière et tend vers l’idéal,
Ou s’alourdit, immonde, au poids croissant du mal,
Dans la vie infinie on monte et l’on s’élance,
Ou l’on tombe ; et tout être est sa propre balance.

Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
Nous pesons, et chacun descend selon son poids.

*

Hommes ! nous n’approchons que les paupières closes
De ces immensités d’en bas.

Viens, si tu l’oses !

Regarde dans ce puits morne et vertigineux,
De la création compte les sombres nœuds,
Viens, vois, sonde :

Au-dessous de l’homme qui contemple,

Qui peut être un cloaque ou qui peut être un temple,
Être en qui l’instinct vit dans la raison dissous,
Est l’animal courbé vers la terre ; au-dessous
De la brute est la plante inerte, sans paupière
Et sans cris ; au-dessous de la plante est la pierre ;
Au-dessous de la pierre est le chaos sans nom.

Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon.

*

Toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre.
Les mauvais, ignorant quel mystère les couvre,
Les êtres de fureur, de sang, de trahison,
Avec leurs actions bâtissent leur prison ;
Tout bandit, quand la mort vient lui toucher l’épaule
Et l’éveille, hagard, se retrouve en la geôle
Que lui fit son forfait derrière lui rampant ;
Tibère en un rocher, Séjan dans un serpent.

L’homme marche sans voir ce qu’il fait dans l’abîme.
L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime ;
C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombre et fou,
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l’ombre au fond de la matière.

Les tombeaux sont les trous du crible cimetière,
D’où tombe, graine obscure en un ténébreux champ,
L’effrayant tourbillon des âmes.

*

Tout méchant

Fait naître en expirant le monstre de sa vie,
Qui le saisit. L’horreur par l’horreur est suivie.
Nemrod gronde enfermé dans la montagne à pic ;
Quand Dalila descend dans la tombe, un aspic
Sort des plis du linceul, emportant l’âme fausse ;
Phryné meurt, un crapaud saute hors de la fosse ;
Ce scorpion au fond d’une pierre dormant,
C’est Clytemnestre aux bras d’Égisthe son amant ;
Du tombeau d’Anitus il sort une ciguë ;
Le houx sombre et l’ortie à la piqûre aiguë
Pleurent quand l’aquilon les fouette, et l’aquilon
Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! et souffre, Ganelon !
Dieu livre, choc affreux dont la plaine au loin gronde,
Au cheval Brunehaut le pavé Frédégonde ;
La pince qui rougit dans le brasier hideux
Est faite du duc d’Albe et de Philippe deux ;
Farinace est le croc des noires boucheries ;
L’orfraie au fond de l’ombre a les yeux de Jeffryes ;
Tristan est au secret dans le bois d’un gibet.
Quand tombent dans la mort tous ces brigands, Macbeth,
Ezzelin, Richard trois, Carrier, Ludovic Sforce,
La matière leur met la chemise de force.
Oh ! comme en son bonheur, qui masque un sombre arrêt,
Messaline ou l’horrible Isabeau frémirait,
Si, dans ses actions du sépulcre voisines,
Cette femme sentait qu’il lui vient des racines,
Et qu’ayant été monstre, elle deviendra fleur !
À chacun son forfait ! à chacun sa douleur !
Claude est l’algue que l’eau traîne de havre en havre ;
Xercès est excrément, Charles neuf est cadavre ;
Hérode, c’est l’osier des berceaux vagissants ;
L’âme du noir Judas, depuis dix-huit cents ans,
Se disperse et renaît dans les crachats des hommes ;
Et le vent qui jadis soufflait sur les Sodomes
Mêle, dans l’âtre abject et sous le vil chaudron,
La fumée Érostrate à la flamme Néron.

*

Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,
Tout est monstre, excepté l’homme, esprit solitaire.

L’âme que sa noirceur chasse du firmament
Descend dans les degrés divers du châtiment
Selon que plus ou moins d’obscurité la gagne.
L’homme en est la prison, la bête en est le bagne,
L’arbre en est le cachot, la pierre en est l’enfer.
Le ciel d’en haut, le seul qui soit splendide et clair,
La suit des yeux dans l’ombre, et, lui jetant l’aurore,
Tâche, en la regardant, de l’attirer encore.
Ô chute ! dans la bête, à travers les barreaux
De l’instinct obstruant de pâles soupiraux,
Ayant encor la voix, l’essor et la prunelle,
L’âme entrevoit de loin la lueur éternelle ;
Dans l’arbre elle frissonne, et, sans jour et sans yeux,
Sent encor dans le vent quelque chose des cieux ;
Dans la pierre elle rampe, immobile, muette,
Ne voyant même plus l’obscure silhouette
Du monde qui s’éclipse et qui s’évanouit,
Et face à face avec son crime dans la nuit.
L’âme en ces trois cachots traîne sa faute noire.
Comme elle en a la forme, elle en a la mémoire ;
Elle sait ce qu’elle est ; et, tombant sans appuis,
Voit la clarté décroître à la paroi du puits ;
Elle assiste à sa chute, et, dur caillou qui roule,
Pense : Je suis Octave ; et, vil chardon qu’on foule,
Crie au talon : Je suis Attila le géant ;
Et, ver de terre au fond du charnier, et rongeant
Un crâne infect et noir, dit : Je suis Cléopâtre.
Et, hibou, malgré l’aube, ours, en bravant le pâtre,
Elle accomplit la loi qui l’enchaîne d’en haut ;
Pierre, elle écrase ; épine, elle pique ; il le faut.
Le monstre est enfermé dans son horreur vivante.
Il aurait beau vouloir dépouiller l’épouvante ;
Il faut qu’il reste horrible et reste châtié ;
Ô mystère ! le tigre a peut-être pitié !
Le tigre sur son dos, qui peut-être eut une aile,
A l’ombre des barreaux de la cage éternelle ;
Un invisible fil lie aux noirs échafauds
Le noir corbeau dont l’aile est en forme de faulx ;
L’âme louve ne peut s’empêcher d’être louve,
Car le monstre est tenu, sous le ciel qui l’éprouve,
Dans l’expiation par la fatalité.
Jadis, sans la comprendre et d’un œil hébété,
L’Inde a presque entrevu cette métempsycose.
La ronce devient griffe, et la feuille de rose
Devient langue de chat, et, dans l’ombre et les cris,
Horrible, lèche et boit le sang de la souris ;
Qui donc connaît le monstre appelé mandragore ?
Qui sait ce que, le soir, éclaire le fulgore,
Être en qui la laideur devient une clarté ?
Ce qui se passe en l’ombre où croît la fleur d’été
Efface la terreur des antiques avernes.
Étages effrayants ! cavernes sur cavernes.
Ruche obscure du mal, du crime et du remord !

Donc, une bête va, vient, rugit, hurle, mord ;
Un arbre est là, dressant ses branches hérissées,
Une dalle s’effondre au milieu des chaussées
Que la charrette écrase et que l’hiver détruit,
Et, sous ces épaisseurs de matière et de nuit,
Arbre, bête, pavé, poids que rien ne soulève,
Dans cette profondeur terrible, une âme rêve !
Que fait-elle ? Elle songe à Dieu !

*

Fatalité !

Échéance ! retour ! revers ! autre côté !
Ô loi ! pendant qu’assis à table, joyeux groupes,
Les pervers, les puissants, vidant toutes les coupes,
Oubliant qu’aujourd’hui par demain est guetté,
Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,
Voilà ce qu’en sa nuit muette et colossale,
Montrant comme eux ses dents tout au fond de la salle,
Leur réserve la mort, ce sinistre rieur !

Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur,
Le spectacle inouï de vos régions basses.
Ô songeur, fallait-il qu’en ces nuits tu tombasses !
Nous écoutons le cri de l’immense malheur.
Au-dessus d’un rocher, d’un loup ou d’une fleur,
Parfois nous apparaît l’âme à mi-corps sortie,
Pauvre ombre en pleurs qui lutte, hélas ! presque engloutie ;
Le loup la tient, le roc étreint ses pieds qu’il tord,
Et la fleur implacable et féroce la mord.
Nous entendons le bruit du rayon que Dieu lance,
La voix de ce que l’homme appelle le silence,
Et vos soupirs profonds, cailloux désespérés !
Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés.
À travers la matière, affreux caveau sans portes,
L’ange est pour nous visible avec ses ailes mortes.
Nous assistons aux deuils, au blasphème, aux regrets,
Aux fureurs ; et, la nuit, nous voyons les forêts,
D’où cherchent à s’enfuir les larves enfermées,
S’écheveler dans l’ombre en lugubres fumées.
Partout, partout, partout ! dans les flots, dans les bois,
Dans l’herbe en fleur, dans l’or qui sert de sceptre aux rois,
Dans le jonc dont Hermès se fait une baguette,
Partout, le châtiment contemple, observe ou guette,
Sourd aux questions, triste, affreux, pensif, hagard ;
Et tout est l’œil d’où sort ce terrible regard.

Ô châtiment ! dédale aux spirales funèbres !
Construction d’en bas qui cherche les ténèbres,
Plonge au-dessous du monde et descend dans la nuit,
Et, Babel renversée, au fond de l’ombre fuit !

L’homme qui plane et rampe, être crépusculaire,
En est le milieu.

*

L’homme est clémence et colère ;

Fond vil du puits, plateau radieux de la tour ;
Degré d’en haut pour l’ombre, et d’en bas pour le jour.
L’ange y descend, la bête après la mort y monte ;
Pour la bête, il est gloire, et, pour l’ange, il est honte ;
Dieu mêle en votre race, hommes infortunés,
Les demi-dieux punis aux monstres pardonnés.

De là vient que parfois, mystère que Dieu mène ! –
On entend d’une bouche en apparence humaine
Sortir des mots pareils à des rugissements,
Et que, dans d’autres lieux et dans d’autres moments,
On croit voir sur un front s’ouvrir des ailes d’anges.

Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et, matière, mange.
L’âme en lui ne se peut dresser sur son séant.
L’homme, comme la brute abreuvé de néant,
Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
La chaîne de l’enfer, liée au pied de l’homme,
Ramène chaque jour vers le cloaque impur
La beauté, le génie, envolés dans l’azur,
Mêle la peste au souffle idéal des poitrines,
Et traîne, avec Socrate, Aspasie aux latrines.

*

Par un côté pourtant l’homme est illimité.
Le monstre a le carcan, l’homme a la liberté.
Songeur, retiens ceci : l’homme est un équilibre.
L’homme est une prison où l’âme reste libre.
L’âme, dans l’homme, agit, fait le bien, fait le mal,
Remonte vers l’esprit, retombe à l’animal ;
Et pour que, dans son vol vers les cieux, rien ne lie
Sa conscience ailée et de Dieu seul remplie,
Dieu, quand une âme éclôt dans l’homme au bien poussé,
Casse en son souvenir le fil de son passé ;
De là vient que la nuit en sait plus que l’aurore.
Le monstre se connaît lorsque l’homme s’ignore.
Le monstre est la souffrance, et l’homme est l’action.
L’homme est l’unique point de la création
Où, pour demeurer libre en se faisant meilleure,
L’âme doive oublier sa vie antérieure.
Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêve ébloui.

*

L’homme ne voit pas Dieu, mais peut aller à lui,
En suivant la clarté du bien, toujours présente ;
Le monstre, arbre, rocher ou bête rugissante,
Voit Dieu, c’est là sa peine, et reste enchaîné loin.

L’homme a l’amour pour aile, et pour joug le besoin.
L’ombre est sur ce qu’il voit par lui-même semée ;
La nuit sort de son œil ainsi qu’une fumée ;
Homme, tu ne sais rien ; tu marches, pâlissant !
Parfois le voile obscur qui te couvre, ô passant,
S’envole et flotte au vent soufflant d’une autre sphère,
Gonfle un moment ses plis jusque dans la lumière,
Puis retombe sur toi, spectre, et redevient noir.
Tes sages, tes penseurs ont essayé de voir ;
Qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils fait ? qu’ont-ils dit, ces fils d’Ève ?
Rien.

Homme ! autour de toi la création rêve.

Mille êtres inconnus t’entourent dans ton mur.
Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regard obscur,
Et tu ne les sens pas vivre autour de ta vie.
Toute une légion d’âmes t’est asservie ;
Pendant qu’elle te plaint, tu la foules aux pieds.
Tous tes pas vers le jour sont par l’ombre épiés.
Ce que tu nommes chose, objet, nature morte,
Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de ta porte
Voit arriver ta faute et voudrait se fermer.
Ta vitre connaît l’aube, et dit : Voir ! croire ! aimer !
Les rideaux de ton lit frissonnent de tes songes.
Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu te plonges,
La cendre dit au fond de l’âtre sépulcral :
Regarde-moi ; je suis ce qui reste du mal.
Hélas ! l’homme imprudent trahit, torture, opprime.
La bête en son enfer voit les deux bouts du crime ;
Un loup pourrait donner des conseils à Néron.
Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu’un moucheron !
Pendant que dans ton Louvre ou bien dans ta chaumière
Tu vis, sans même avoir épelé la première
Des constellations, sombre alphabet qui luit
Et tremble sur la page immense de la nuit,
Pendant que tu maudis et pendant que tu nies,
Pendant que tu dis : Non ! aux astres ; aux génies :
Non ! à l’idéal : Non ! à la vertu : Pourquoi ?
Pendant que tu te tiens en dehors de la loi,
Copiant les dédains inquiets ou robustes
De ces sages qu’on voit rêver dans les vieux bustes,
Et que tu dis : Que sais-je ? amer, froid, mécréant,
Prostituant ta bouche au rire du néant,
À travers le taillis de la nature énorme,
Flairant l’éternité de son museau difforme,
Là, dans l’ombre, à tes pieds, homme, ton chien voit Dieu.

Ah ! je t’entends. Tu dis : — Quel deuil ! la bête est peu,
L’homme n’est rien. Ô loi misérable ! ombre ! abîme ! —

*

Ô songeur ! cette loi misérable est sublime.
Il faut donc tout redire à ton esprit chétif !
À la fatalité, loi du monstre captif,
Succède le devoir, fatalité de l’homme.
Ainsi de toutes parts l’épreuve se consomme,
Dans le monstre passif, dans l’homme intelligent,
La nécessité morne en devoir se changeant ;
Et l’âme, remontant à sa beauté première,
Va de l’ombre fatale à la libre lumière.
Or, je te le redis, pour se transfigurer,
Et pour se racheter, l’homme doit ignorer.
Il doit être aveuglé par toutes les poussières.
Sans quoi, comme l’enfant guidé par des lisières,
L’homme vivrait, marchant droit à la vision.
Douter est sa puissance et sa punition.
Il voit la rose, et nie ; il voit l’aurore, et doute ;
Où serait le mérite à retrouver sa route,
Si l’homme, voyant clair, roi de sa volonté,
Avait la certitude, ayant la liberté ?
Non. Il faut qu’il hésite en la vaste nature,
Qu’il traverse du choix l’effrayante aventure,
Et qu’il compare au vice agitant son miroir,
Au crime, aux voluptés, l’œil en pleurs du devoir ;
Il faut qu’il doute ! hier croyant, demain impie ;
Il court du mal au bien ; il scrute, sonde, épie,
Va, revient, et, tremblant, agenouillé, debout,
Les bras étendus, triste, il cherche Dieu partout ;
Il tâte l’infini jusqu’à ce qu’il l’y sente ;
Alors, son âme ailée éclate frémissante ;

L’ange éblouissant luit dans l’homme transparent,
Le doute le fait libre, et la liberté, grand.
La captivité sait ; la liberté suppose,
Creuse, saisit l’effet, le compare à la cause,
Croit vouloir le bien-être et veut le firmament ;
Et, cherchant le caillou, trouve le diamant.
C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lents s’empare.

Dans le monstre, elle expie ; en l’homme, elle répare.

*

Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu.
Les constellations, sombres lettres de feu,
Sont les marques du bagne à l’épaule du monde.
Dans votre région tant d’épouvante abonde,
Que, pour l’homme, marqué lui-même du fer chaud,
Quand il lève les yeux vers les astres, là-haut,
Le cancer resplendit, le scorpion flamboie,
Et dans l’immensité le chien sinistre aboie !
Ces soleils inconnus se groupent sur son front
Comme l’effroi, le deuil, la menace et l’affront ;
De toutes parts s’étend l’ombre incommensurable ;
En bas l’obscur, l’impur, le mauvais, l’exécrable,
Le pire, tas hideux, fourmillent ; tout au fond,
Ils échangent entre eux dans l’ombre ce qu’ils font ;
Typhon donne l’horreur, Satan donne le crime ;
Lugubre intimité du mal et de l’abîme !
Amours de l’âme monstre et du monstre univers !
Baiser triste ! et l’informe engendré du pervers,
La matière, le bloc, la fange, la géhenne,
L’écume, le chaos, l’hiver, nés de la haine,
Les faces de beauté qu’habitent des démons,
Tous les êtres maudits, mêlés aux vils limons,
Pris par la plante fauve et la bête féroce,
Le grincement de dents, la peur, le rire atroce,
L’orgueil, que l’infini courbe sous son niveau,
Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noir caveau.
La porte, affreuse et faite avec de l’ombre, est lourde ;
Par moments, on entend, dans la profondeur sourde,
Les efforts que les monts, les flots, les ouragans,
Les volcans, les forêts, les animaux brigands,
Et tous les monstres font pour soulever le pêne.
Et sur cet amas d’ombre, et de crime, et de peine,
Ce grand ciel formidable est le scellé de Dieu.

Voilà pourquoi, songeur dont la mort est le vœu,
Tant d’angoisse est empreinte au front des cénobites !

Je viens de te montrer le gouffre. Tu l’habites.

*

Les mondes, dans la nuit que vous nommez l’azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l’un à l’autre des âmes.

Dans votre globe où sont tant de geôles infâmes,
Vous avez des méchants de tous les univers,
Condamnés qui, venus des cieux les plus divers,
Rêvent dans vos rochers ou dans vos arbres ploient ;
Tellement stupéfaits de ce monde qu’ils voient,
Qu’eussent-ils la parole, ils ne pourraient parler.
On en sent quelques-uns frissonner et trembler.
De là les songes vains du bonze et de l’augure.

Donc, représente-toi cette sombre figure :
Ce gouffre, c’est l’égout du mal universel.
Ici vient aboutir de tous les points du ciel
La chute des punis, ténébreuse traînée.
Dans cette profondeur, morne, âpre, infortunée,
De chaque globe il tombe un flot vertigineux
D’âmes, d’esprits malsains et d’êtres vénéneux,
Flot que l’éternité voit sans fin se répandre.
Chaque étoile au front d’or qui brille, laisse pendre
Sa chevelure d’ombre en ce puits effrayant.
Âme immortelle, vois, et frémis en voyant :
Voilà le précipice exécrable où tu sombres.

*

Oh ! qui que vous soyez, qui passez dans ces ombres,
Versez votre pitié sur ces douleurs sans fond !
Dans ce gouffre, où l’abîme en l’abîme se fond,
Se tordent les forfaits, transformés en supplices,
L’effroi, le deuil, le mal, les ténèbres complices,
Les pleurs sous la toison, le soupir expiré
Dans la fleur, et le cri dans la pierre muré !
Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères !
Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sont nécessaires ;
Mais vous pouvez pleurer sur l’énorme cachot
Sans déranger le sombre équilibre d’en haut !
Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense !
La mémoire est la peine, étant la récompense.

Oh ! comme ici l’on souffre et comme on se souvient !
Torture de l’esprit que la matière tient !
La brute et le granit, quel chevalet pour l’âme !
Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme.
L’arbre est un exilé, la roche est un proscrit.
Est-ce que, quelque part, par hasard, quelqu’un rit
Quand ces réalités sont là, remplissant l’ombre ?
La ruine, la mort, l’ossement, le décombre,
Sont vivants. Un remords songe dans un débris.
Pour l’œil profond qui voit, les antres sont des cris.
Hélas ! le cygne est noir, le lys songe à ses crimes ;
La perle est nuit ; la neige est la fange des cimes ;
Le même gouffre, horrible et fauve, et sans abri,
S’ouvre dans la chouette et dans le colibri ;
La mouche, âme, s’envole et se brûle à la flamme ;
Et la flamme, esprit, brûle avec angoisse une âme ;
L’horreur fait frissonner les plumes de l’oiseau ;
Tout est douleur.

Les fleurs souffrent sous le ciseau,

Et se ferment ainsi que des paupières closes ;
Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ;
La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs,
Et qui porte en sa main une touffe de fleurs,
Respire en soupirant un bouquet d’agonies.
Pleurez sur les laideurs et les ignominies,
Pleurez sur l’araignée immonde, sur le ver,
Sur la limace au dos mouillé comme l’hiver,
Sur le vil puceron qu’on voit aux feuilles pendre,
Sur le crabe hideux, sur l’affreux scolopendre,
Sur l’effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux,
Qui regarde toujours le ciel mystérieux !
Plaignez l’oiseau de crime et la bête de proie.
Ce que Domitien, césar, fit avec joie,
Tigre, il le continue avec horreur. Verrès,
Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts ;
Il descend, réveillé, l’autre côté du rêve ;
Son rire, au fond des bois, en hurlement s’achève ;
Pleurez sur ce qui hurle et pleurez sur Verrès.
Sur ces tombeaux vivants, masqués d’obscurs arrêts,
Penchez-vous attendri ! versez votre prière !
La pitié fait sortir des rayons de la pierre.
Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.
La matière, affreux bloc, n’est que le lourd monceau
Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.
Ayez pitié. Voyez des âmes dans les choses.
Hélas ! le cabanon subit aussi l’écrou ;
Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou ;
Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres ;
La hache et le billot sont deux êtres lugubres ;
La hache souffre autant que le corps, le billot
Souffre autant que la tête ; ô mystères d’en haut !
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille ;
Il ébrèche la hache, et la hache l’entaille ;
Ils se disent tout bas l’un à l’autre : Assassin !
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l’ombre, et luit, miroir sinistre,
Ruisselante de sang et reflétant les cieux ;
Et, la nuit, dans l’étal morne et silencieux,
Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul, sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même.
Oh ! que la terre est froide et que les rocs sont durs !
Quelle muette horreur dans les halliers obscurs !
Les pleurs noirs de la nuit sur la colombe blanche
Tombent ; le vent met nue et torture la branche ;
Quel monologue affreux dans l’arbre aux rameaux verts !
Quel frisson dans l’herbe ! Oh ! quels yeux fixes ouverts
Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !
C’est une âme que l’eau scie en ses froides lames ;
C’est une âme que fait ruisseler le pressoir.
Ténèbres ! l’univers est hagard. Chaque soir,
Le noir horizon monte et la nuit noire tombe ;
Tous deux, à l’occident, d’un mouvement de tombe,
Ils vont se rapprochant, et, dans le firmament,
Ô terreur ! sur le joug, écrasé lentement,
La tenaille de l’ombre effroyable se ferme.
Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe.
Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez !
Les hideux châtiments, l’un sur l’autre broyés,
Roulent, submergeant tout, excepté les mémoires.

Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires,
Comme un rayon lointain de l’éternel amour ;
Alors, l’hyène Atrée et le chacal Timour,
Et l’épine Caïphe et le roseau Pilate,
Le volcan Alaric à la gueule écarlate,
L’ours Henri huit, pour qui Morus en vain pria,
Le sanglier Selim et le porc Borgia,
Poussent des cris vers l’Être adorable ; et les bêtes
Qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes,
Les grains de sable rois, les brins d’herbe empereurs,
Tous les hideux orgueils et toutes les fureurs,
Se brisent ; la douceur saisit le plus farouche ;
Le chat lèche l’oiseau, l’oiseau baise la mouche ;
Le vautour dit dans l’ombre au passereau : Pardon !
Une caresse sort du houx et du chardon ;
Tous les rugissements se fondent en prières ;
On entend s’accuser de leurs forfaits les pierres ;
Tous ces sombres cachots qu’on appelle les fleurs
Tressaillent ; le rocher se met à fondre en pleurs ;
Des bras se lèvent hors de la tombe dormante ;
Le vent gémit, la nuit se plaint, l’eau se lamente,
Et, sous l’œil attendri qui regarde d’en haut,
Tout l’abîme n’est plus qu’un immense sanglot.

*

Espérez ! espérez ! espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
Pas d’enfer éternel !
Les douleurs vont à Dieu comme la flèche aux cibles ;
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
De la porte du ciel.

Le deuil est la vertu, le remords est le pôle
Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle ;
Quand, devant Jéhovah,
Un vivant reste pur dans les ombres charnelles,
La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes
À l’homme qui s’en va.

Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche.
Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.
Vivants, je vous le dis,
Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste
D’augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste
Travaille au paradis.

L’heure approche. Espérez. Rallumez l’âme éteinte !
Aimez-vous ! aimez-vous ! car c’est la chaleur sainte,
C’est le feu du vrai jour.
Le sombre univers, froid, glacé, pesant, réclame
La sublimation de l’être par la flamme,
De l’homme par l’amour.

Déjà, dans l’océan d’ombre que Dieu domine,
L’archipel ténébreux des bagnes s’illumine ;
Dieu, c’est le grand aimant ;
Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle,
Vers les immensités de l’aurore éternelle
Se tournent lentement !

Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies,
Comme rayonneront dans les sphères bénies
Les faces de clarté,
Comme les firmaments se fondront en délires,
Comme tressailliront toutes les grandes lyres
De la sérénité,

Quand, du monstre matière ouvrant toutes les serres,
Faisant évanouir en splendeurs les misères,
Changeant l’absinthe en miel,
Inondant de beauté la nuit diminuée,
Ainsi que le soleil tire à lui la nuée
Et l’emplit d’arcs-en-ciel,

Dieu, de son regard fixe attirant les ténèbres,
Voyant vers lui, du fond des cloaques funèbres
Où le mal le pria,
Monter l’énormité bégayant des louanges,
Fera rentrer, parmi les univers archanges,
L’univers paria !

On verra palpiter les fanges éclairées,
Et briller les laideurs les plus désespérées
Au faîte le plus haut,
L’araignée éclatante au seuil des bleus pilastres
Luire, et se redresser, portant des épis d’astres,
La paille du cachot !

La clarté montera dans tout comme une sève ;
On verra rayonner au front du bœuf qui rêve
Le céleste croissant ;
Le charnier chantera dans l’horreur qui l’encombre,
Et sur tous les fumiers apparaîtra dans l’ombre
Un Job resplendissant !

Ô disparition de l’antique anathème !
La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime !
Ô retour du banni !
Quel éblouissement au fond des cieux sublimes !
Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmes
S’écriant : Sois béni !

On verra le troupeau des hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
Et se transfigurer ;
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés devenant diaphanes,
Les monstres s’azurer !

Ils viendront, sans pouvoir ni parler ni répondre,
Éperdus ! on verra des auréoles fondre
Les cornes de leur front ;
Ils tiendront dans leur griffe, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes ;
Les gueules baiseront !

Ils viendront ! ils viendront ! tremblants, brisés d’extase,
Chacun d’eux débordant de sanglots comme un vase,
Mais pourtant sans effroi ;
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : C’est donc toi !

Et vers Dieu par la main il conduira ce frère ;
Et, quand ils seront près des degrés de lumière
Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œil flamboie
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
Bélial de Jésus !

Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes
Tariront ; plus de fers, plus de deuils, plus d’alarmes ;
L’affreux gouffre inclément
Cessera d’être sourd, et bégaiera : Qu’entends-je ?
Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un ange
Criera : Commencement !

Jersey, 1855.

FIN

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un château fort juché sur un promontoire, empourpré (par le soleil couchant ?) et, au premier plan, une croix funéraire...

XXVI. Joies du soir

Joies du soir – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 364.

Joies du soir – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Joies du soir, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXV. L’enfant, voyant l’aïeule… et suivi de XXVII. J’aime l’araignée….

Joies du soir


Joies du soir – Le texte

XXVI
Joies du soir


Le soleil, dans les monts où sa clarté s’étale,
Ajuste à son arc d’or sa flèche horizontale ;
Les hauts taillis sont pleins de biches et de faons ;
Là rit dans les rochers, veinés comme des marbres,
Une chaumière heureuse ; en haut, un bouquet d’arbres ;
Au-dessous, un bouquet d’enfants.

C’est l’instant de songer aux choses redoutables.
On entend les buveurs danser autour des tables ;
Tandis que, gais, joyeux, heurtant les escabeaux,
Ils mêlent aux refrains leurs amours peu farouches,
Les lettres des chansons qui sortent de leurs bouches
Vont écrire autour d’eux leurs noms sur leurs tombeaux.

Mourir ! demandons-nous, à toute heure, en nous-même :
— Comment passerons-nous le passage suprême ? —
Finir avec grandeur est un illustre effort.
Le moment est lugubre et l’âme est accablée ;
Quel pas que la sortie ! — Oh ! l’affreuse vallée
Que l’embuscade de la mort !

Quel frisson dans les os de l’agonisant blême !
Autour de lui tout marche et vit, tout rit, tout aime ;
La fleur luit, l’oiseau chante en son palais d’été,
Tandis que le mourant en qui décroît la flamme,
Frémit sous ce grand ciel, précipice de l’âme,
Abîme effrayant d’ombre et de tranquillité !

Souvent, me rappelant le front étrange et pâle
De tous ceux que j’ai vus à cette heure fatale,
Êtres qui ne sont plus, frères, amis, parents,
Aux instants où l’esprit à rêver se hasarde,
Souvent je me suis dit : Qu’est-ce donc qu’il regarde,
Cet œil effaré des mourants ?

Que voit-il ? … — Ô terreur ! de ténébreuses routes,
Un chaos composé de spectres et de doutes,
La terre vision, le ver réalité,
Un jour oblique et noir qui, troublant l’âme errante,
Mêle au dernier rayon de la vie expirante
Ta première lueur, sinistre éternité !

On croit sentir dans l’ombre une horrible piqûre.
Tout ce qu’on fit s’en va comme une fête obscure,
Et tout ce qui riait devient peine ou remord.
Quel moment, même, hélas ! pour l’âme la plus haute,
Quand le vrai tout à coup paraît, quand la vie ôte
Son masque, et dit : « Je suis la mort ! »

Ah ! si tu fais trembler même un cœur sans reproche,
Sépulcre ! le méchant avec horreur t’approche.
Ton seuil profond lui semble une rougeur de feu ;
Sur ton vide pour lui quand ta pierre se lève,
Il s’y penche ; il y voit, ainsi que dans un rêve,
La face vague et sombre et l’œil fixe de Dieu.

Biarritz, juillet 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les flots en furie, et une vague déferlante.

XVII. Charles Vacquerie

Charles Vacquerie – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 415.

Charles Vacquerie – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Charles Vacquerie, poème bouleversant qui clôt la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVI. Mors.
La partie suivante des Contemplations est En Marche, dont le premier poème est I. À Aug. V..

Charles Vacquerie

Charles Vacquerie – Le texte

XVII
Charles Vacquerie

Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil !
Se sera de ses mains ouvert l’affreux cercueil
Où séjourne l’ombre abhorrée,
Hélas ! et qu’il aura lui-même dans la mort
De ses jours généreux, encor pleins jusqu’au bord,
Renversé la coupe dorée,

Et que sa mère, pâle et perdant la raison,
Aura vu rapporter au seuil de sa maison,
Sous un suaire aux plis funèbres,
Ce fils, naguère encor pareil au jour qui naît,
Maintenant blême et froid, tel que la mort venait
De le faire pour les ténèbres ;

Il ne sera pas dit qu’il sera mort ainsi,
Qu’il aura, cœur profond et par l’amour saisi,
Donné sa vie à ma colombe,
Et qu’il l’aura suivie au lieu morne et voilé,
Sans que la voix du père à genoux ait parlé
À cet âme dans cette tombe !

En présence de tant d’amour et de vertu,
Il ne sera pas dit que je me serai tu,
Moi qu’attendent les maux sans nombre !
Que je n’aurai point mis sur sa bière un flambeau,
Et que je n’aurai pas devant son noir tombeau
Fait asseoir une strophe sombre !

N’ayant pu la sauver, il a voulu mourir.
Sois béni, toi qui, jeune, à l’âge où vient s’offrir
L’espérance joyeuse encore,
Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps,
Ayant devant les yeux l’azur de tes vingt ans
Et le sourire de l’aurore,

À tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs,
Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs
Par qui toute peine est bannie,
À l’avenir, trésor des jours à peine éclos,
À la vie, au soleil, préféras sous les flots
L’étreinte de cette agonie !

Oh ! quelle sombre joie à cet être charmant
De se voir embrassée au suprême moment
Par ton doux désespoir fidèle !
La pauvre âme a souri dans l’angoisse, en sentant
À travers l’eau sinistre et l’effroyable instant
Que tu t’en venais avec elle !

Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.
— Que fais-tu ? disait-elle. — Et lui disait : — Tu meurs ;
Il faut bien aussi que je meure ! —
Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,
Ils se sont en allés dans l’ombre ; et, maintenant,
On entend le fleuve qui pleure.

Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux
Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux,
Qu’à jamais l’aube en ta nuit brille !
Aie à jamais sur toi l’ombre de Dieu penché !
Sois béni sous la pierre où te voilà couché !
Dors, mon fils, auprès de ma fille !

Sois béni ! que la brise et que l’oiseau des bois,
Passants mystérieux, de leur plus douce voix
Te parlent dans ta maison sombre !
Que la source te pleure avec sa goutte d’eau !
Que le frais liseron se glisse en ton tombeau
Comme une caresse de l’ombre !

Oh ! s’immoler, sortir avec l’ange qui sort,
Suivre ce qu’on aima dans l’horreur de la mort,
Dans le sépulcre ou sur les claies,
Donner ses jours, son sang et ses illusions !… —
Jésus baise en pleurant ces saintes actions
Avec les lèvres de ses plaies.

Rien n’égale ici-bas, rien n’atteint sous les cieux
Ces héros, doucement saignants et radieux,
Amour, qui n’ont que toi pour règle ;
Le génie à l’œil fixe, au vaste élan vainqueur,
Lui-même est dépassé par ces essors du cœur ;
L’ange vole plus haut que l’aigle.

Dors ! — Ô mes douloureux et sombres bien-aimés !
Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez !
Dormez au bruit du flot qui gronde,
Tandis que l’homme souffre, et que le vent lointain
Chasse les noirs vivants à travers le destin,
Et les marins à travers l’onde !

Ou plutôt, car la mort n’est pas un lourd sommeil,
Envolez-vous tous deux dans l’abîme vermeil,
Dans les profonds gouffres de joie,
Où le juste qui meurt semble un soleil levant,
Où la morte au front pâle est comme un lys vivant,
Où l’ange frissonnant flamboie !

Fuyez, mes doux oiseaux ! évadez-vous tous deux
Loin de notre nuit froide et loin du mal hideux !
Franchissez l’éther d’un coup d’aile !
Volez loin de ce monde, âpre hiver sans clarté,
Vers cette radieuse et bleue éternité,
Dont l’âme humaine est l’hirondelle !

Ô chers êtres absents, on ne vous verra plus
Marcher au vert penchant des coteaux chevelus,
Disant tout bas de douces choses !
Dans le mois des chansons, des nids et des lilas,
Vous n’irez plus semant des sourires, hélas !
Vous n’irez plus cueillant des roses !

On ne vous verra plus, dans ces sentiers joyeux,
Errer, et, comme si vous évitiez les yeux
De l’horizon vaste et superbe,
Chercher l’obscur asile et le taillis profond
Où passent des rayons qui tremblent, et qui font
Des taches de soleil sur l’herbe !

Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons,
Ne vous entendront plus vous écrier : « Allons,
Le vent est bon, la Seine est belle ! »
Comme ces lieux charmants vont être pleins d’ennui !
Les hardis goëlands ne diront plus : — C’est lui !
Les fleurs ne diront plus : — C’est elle !

Dieu, qui ferme la vie et rouvre l’idéal,
Fait flotter à jamais votre lit nuptial
Sous le grand dôme aux clairs pilastres ;
En vous prenant la terre, il vous prit les douleurs,
Ce père souriant, pour les champs pleins de fleurs,
Vous donne les cieux remplis d’astres !

Allez des esprits purs accroître la tribu.
De cette coupe amère où vous n’avez pas bu,
Hélas ! nous viderons le reste.
Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuvés,
Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes, vivez
Dans l’éblouissement céleste !

Vivez ! aimez ! ayez les bonheurs infinis.
Oh ! les anges pensifs, bénissant et bénis,
Savent seuls, sous les sacrés voiles,
Ce qu’il entre d’extase, et d’ombre, et de ciel bleu,
Dans l’éternel baiser de deux âmes que Dieu
Tout à coup change en deux étoiles !

Jersey, 4 septembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un personnage étrange, triste, et pourtant porteur d'un nez rouge.

XXIII. L’enfance

L’enfance – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 289.

L’enfance – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’enfance, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXII. La fête chez Thérèse et suivi de XXIV. Heureux l’homme, occupé….

L’enfance


L’enfance – Le texte

XXIII
L’enfance


L’enfant chantait ; la mère au lit, exténuée,
Agonisait, beau front dans l’ombre se penchant ;
La mort au-dessus d’elle errait dans la nuée ;
Et j’écoutais ce râle, et j’entendais ce chant.

L’enfant avait cinq ans, et, près de la fenêtre
Ses rires et ses jeux faisaient un charmant bruit ;
Et la mère, à côté de ce pauvre doux être
Qui chantait tout le jour, toussait toute la nuit.

La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à chanter… —
La douleur est un fruit : Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.

Paris, janvier 1835.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, sous l'ombre, une forme imperceptible qui rampe.

XXI. Spes

Spes – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 515.

Spes – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Spes, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XX. Relligio et suivi de XXII. Ce que c’est que la mort.

Spes


Spes – Le texte

XXI
Spes


De partout, de l’abîme où n’est pas Jéhovah,
Jusqu’au zénith, plafond où l’espérance va
Se casser l’aile et d’où redescend la prière,
En bas, en haut, au fond, en avant, en arrière,
L’énorme obscurité qu’agitent tous les vents,
Enveloppe, linceul, les morts et les vivants,
Et sur le monstrueux, sur l’impur, sur l’horrible,
Laisse tomber les pans de son rideau terrible ;
Si l’on parle à la brume effrayante qui fuit,
L’immensité dit : Mort ! L’éternité dit : Nuit !
L’âme, sans lire un mot, feuillette un noir registre ;
L’univers tout entier est un géant sinistre ;
L’aveugle est d’autant plus affreux qu’il est plus grand ;
Tout semble le chevet d’un immense mourant ;
Tout est l’ombre. Pareille au reflet d’une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe ;
C’est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu’ils nomment le songeur,
Regarde la clarté du haut de la colline ;
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline,
Raille et nie ; et, passants confus, marcheurs nombreux,
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n’a d’autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d’être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit :
Cette blancheur est plus que toute cette nuit !

Janvier 1856

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un château au pied duquel s'étendent des ruines. Il est surmonté d'un ciel sombre, dans lequel menace une tornade.

XXII. Ce que c’est que la mort

Ce que c’est que la mort – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 515.

Ce que c’est que la mort – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ce que c’est que la mort, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXI. Spes et suivi de XXIII. Les mages.

Ce que c’est que la mort


Ce que c’est que la mort – Le texte

XXII
Ce que c’est que la mort


Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Croyez.
On voit ce que je vois et ce que vous voyez ;
On est l’homme mauvais que je suis, que vous êtes ;
On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ;
On tâche d’oublier le bas, la fin, l’écueil,
La sombre égalité du mal et du cercueil ;
Quoique le plus petit vaille le plus prospère ;
Car tous les hommes sont les fils du même père,
Ils sont la même larme et sortent du même œil.
On vit, usant ses jours à se remplir d’orgueil ;
On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,
On monte. Quelle est donc cette aube ? C’est la tombe.
Où suis-je ? Dans la mort. Viens ! Un vent inconnu
Vous jette au seuil des cieux. On tremble ; on se voit nu,
Impur, hideux, noué des mille nœuds funèbres
De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres ;
Et soudain on entend quelqu’un dans l’infini
Qui chante, et par quelqu’un on sent qu’on est béni,
Sans voir la main d’où tombe à notre âme méchante
L’amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.
On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent
Fondre et vivre ; et, d’extase et d’azur s’emplissant,
Tout notre être frémit de la défaite étrange
Du monstre qui devient dans la lumière un ange.

Au dolmen de la tour Blanche, jour des morts, novembre 1854

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un cimetière entouré d'arbres dans lesquels sont nichés des oiseaux (cachés). Une demeure surmonte cet enclos.

XVIII. Les oiseaux

Les oiseaux – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 284.

Les oiseaux – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les oiseaux, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. À M. Froment Meurice et suivi de XIX. Vieille chanson du jeune temps.

Les oiseaux


Les oiseaux – Le texte

XVIII
Les oiseaux


Je rêvais dans un grand cimetière désert ;
De mon âme et des morts j’écoutais le concert,
Parmi les fleurs de l’herbe et les croix de la tombe.
Dieu veut que ce qui naît sorte de ce qui tombe.
Et l’ombre m’emplissait.

Autour de moi, nombreux,

Gais, sans avoir souci de mon front ténébreux,
Dans ce champ, lit fatal de la sieste dernière,
Des moineaux francs faisaient l’école buissonnière.
C’était l’éternité que taquine l’instant.
Ils allaient et venaient, chantant, volant, sautant,
Égratignant la mort de leurs griffes pointues,
Lissant leur bec au nez lugubre des statues,
Becquetant les tombeaux, ces grains mystérieux.
Je pris ces tapageurs ailés au sérieux ;
Je criai : — Paix aux morts ! vous êtes des harpies.
— Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies.
— Silence ! allez-vous en ! repris-je, peu clément.
Ils s’enfuirent ; j’étais le plus fort. Seulement,
Un d’eux resta derrière, et, pour toute musique,
Dressa la queue, et dit : — Quel est ce vieux classique ?

Comme ils s’en allaient tous, furieux, maugréant,
Criant, et regardant de travers le géant,
Un houx noir qui songeait près d’une tombe, un sage,
M’arrêta brusquement par la manche au passage,
Et me dit : — Ces oiseaux sont dans leur fonction.
Laisse-les. Nous avons besoin de ce rayon.
Dieu les envoie. Ils font vivre le cimetière.
Homme, ils sont la gaîté de la nature entière ;
Ils prennent son murmure au ruisseau, sa clarté
À l’astre, son sourire au matin enchanté ;
Partout où rit un sage, ils lui prennent sa joie,
Et nous l’apportent ; l’ombre en les voyant flamboie ;
Ils emplissent leurs becs des cris des écoliers ;
À travers l’homme et l’herbe, et l’onde, et les halliers,
Ils vont pillant la joie en l’univers immense.
Ils ont cette raison qui te semble démence.
Ils ont pitié de nous qui loin d’eux languissons ;
Et, lorsqu’ils sont bien pleins de jeux et de chansons,
D’églogues, de baisers, de tous les commérages
Que les nids en avril font sous les verts ombrages,
Ils accourent, joyeux, charmants, légers, bruyants,
Nous jeter tout cela dans nos trous effrayants,
Et viennent, des palais, des bois, de la chaumière,
Vider dans notre nuit toute cette lumière !
Quand mai nous les ramène, ô songeur, nous disons :
« Les voilà ! » tout s’émeut, pierres, tertres, gazons ;
Le moindre arbrisseau parle, et l’herbe est en extase ;
Le saule pleureur chante en achevant sa phrase ;
Ils confessent les ifs, devenus babillards ;
Ils jasent de la vie avec les corbillards ;
Des linceuls trop pompeux ils décrochent l’agrafe ;
Ils se moquent du marbre ; ils savent l’orthographe ;
Et, moi qui suis ici le vieux chardon boudeur
Devant qui le mensonge étale sa laideur
Et ne se gêne pas, me traitant comme un hôte,
Je trouve juste, ami, qu’en lisant à voix haute
L’épitaphe où le mort est toujours bon et beau,
Ils fassent éclater de rire le tombeau.

Paris, mai 1835.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tache qui coule, sanglante, vers le bas, comme un cœur qui saignerait de douleur.

XII. Dolorosæ

Dolorosæ – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 442.

Dolorosæ – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dolorosæ, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI. Ponto et suivi de XIII. Paroles sur la dune.

Dolorosæ

Dolorosæ – Le texte

XII
Dolorosæ


Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ;
Et depuis, moi le père et vous la femme forte,
Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de prière et d’amour.
Nous avons pris la sombre et charmante habitude
De voir son ombre vivre en notre solitude,
De la sentir passer et de l’entendre errer,
Et nous sommes restés à genoux à pleurer.
Nous avons persisté dans cette douleur douce,
Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse
Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.
Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux.
Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,
Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.
Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli
Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,
Et toutes les splendeurs de la sombre nature,
Avec les trois enfants qui nous restent, trésor
De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,
Nous avons essuyé des fortunes diverses,
Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,
Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,
Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,
Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,
Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,
Aux vieux parents repris par un monde meilleur,
Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.

Marine-Terrace, août 1855.

Un pont au-dessus de l'abîme relie deux versants, l'un obscur, l'autre qui va s'éclairant. Un ciel ocre et doré flamboie au-dessus.

V. L’Âme à la poursuite du vrai

L’Âme à la poursuite du vrai – Les références

L’Art d’être grand-pèreXVIII. Que les petits liront quand ils seront grands ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 858.

L’Âme à la poursuite du vrai – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’Âme à la poursuite du vrai, un poème du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.

L’Âme à la poursuite du vrai


L’Âme à la poursuite du vrai – Le texte

V
L’Âme à la poursuite du vrai

I

Je m’en irai dans les chars sombres
Du songe et de la vision ;
Dans la blême cité des ombres
Je passerai comme un rayon ;
J’entendrai leurs vagues huées ;
Je semblerai dans les nuées
Le grand échevelé de l’air ;
J’aurai sous mes pieds le vertige,
Et dans les yeux plus de prodige
Que le météore et l’éclair.

Je rentrerai dans ma demeure,
Dans le noir monde illimité.
Jetant à l’éternité l’heure
Et la terre à l’immensité,
Repoussant du pied nos misères,
Je prendrai le vrai dans mes serres
Et je me transfigurerai,
Et l’on ne verra plus qu’à peine
Un reste de lueur humaine
Trembler sous mon sourcil sacré.

Car je ne serai plus un homme ;
Je serai l’esprit ébloui
À qui le sépulcre se nomme,
À qui l’énigme répond : Oui.
L’ombre aura beau se faire horrible ;
Je m’épanouirai terrible,
Comme Élie à Gethsémani,
Comme le vieux Thalès de Grèce,
Dans la formidable allégresse
De l’abîme et de l’infini.

Je questionnerai le gouffre
Sur le secret universel,
Et le volcan, l’urne de soufre,
Et l’océan, l’urne de sel ;
Tout ce que les profondeurs savent,
Tout ce que les tourmentes lavent,
Je sonderai tout ; et j’irai
Jusqu’à ce que, dans les ténèbres,
Je heurte mes ailes funèbres
À quelqu’un de démesuré.

Parfois m’envolant jusqu’au faîte,
Parfois tombant de tout mon poids,
J’entendrai crier sur ma tête
Tous les cris de l’ombre à la fois,
Tous les noirs oiseaux de l’abîme,
L’orage, la foudre sublime,
L’âpre aquilon séditieux,
Tous les effrois qui, pêle-mêle,
Tourbillonnent, battant de l’aile,
Dans le précipice des cieux.

La Nuit pâle, immense fantôme
Dans l’espace insondable épars,
Du haut du redoutable dôme,
Se penchera de toutes parts ;
Je la verrai lugubre et vaine,
Telle que la vit Antisthène
Qui demandait aux vents : Pourquoi ?
Telle que la vit Épicure,
Avec des plis de robe obscure
Flottant dans l’ombre autour de moi.

— Homme ! la démence t’emporte,
Dira le nuage irrité.
— Prends-tu la nuit pour une porte ?
Murmurera l’obscurité.
L’espace dira : — Qui t’égare ?
Passeras-tu, barde, où Pindare
Et David ne sont point passés ?
— C’est ici, criera la tempête,
Qu’Hésiode a dit : Je m’arrête !
Qu’Ézéchiel a dit : Assez !

Mais tous les efforts des ténèbres
Sur mon essor s’épuiseront
Sans faire fléchir mes vertèbres
Et sans faire pâlir mon front ;
Au sphinx, au prodige, au problème,
J’apparaîtrai, monstre moi-même,
Être pour deux destins construit,
Ayant, dans la céleste sphère,
Trop de l’homme pour la lumière,
Et trop de l’ange pour la nuit.

II

L’ombre dit au poète : — Imite
Ceux que retient l’effroi divin ;
N’enfreins pas l’étrange limite
Que nul n’a violée en vain ;
Ne franchis pas l’obscure grève
Où la nuit, la tombe et le rêve
Mêlent leurs souffles inouïs,
Où l’abîme sans fond, sans forme,
Rapporte dans sa houle énorme
Les prophètes évanouis.

Tous les essais que tu peux faire
Sont inutiles et perdus.
Prends un culte ; choisis ; préfère ;
Tes vœux ne sont pas entendus ;
Jamais le mystère ne s’ouvre ;
La tranquille immensité couvre
Celui qui devant Dieu s’enfuit
Et celui qui vers Dieu s’élance
D’une égalité de silence
Et d’une égalité de nuit.

Va sur l’Olympe où Stésichore,
Cherchant Jupiter, le trouva ;
Va sur l’Horeb qui fume encore
Du passage de Jéhovah ;
Ô songeur, ce sont là des cimes,
De grands buts, des courses sublimes…
On en revient désespéré,
Honteux, au fond de l’ombre noire,
D’avoir abdiqué jusqu’à croire !
Indigné d’avoir adoré !

L’Olympien est de la brume ;
Le Sinaïque est de la nuit.
Nulle part l’astre ne s’allume,
Nulle part l’ombre ne bleuit.
Que l’homme vive et s’en contente ;
Qu’il reste l’homme ; qu’il ne tente
Ni l’obscurité, ni l’éther ;
Sa flamme à la fange est unie,
L’homme est pour le ciel un génie,
Mais l’homme est pour la terre un ver.

L’homme a Dante, Shakspeare, Homère ;
Ses arts sont un trépied fumant ;
Mais prétend-il de sa chimère
Illuminer le firmament ?
C’est toujours quelque ancienne idée
De l’Élide ou de la Chaldée
Que l’âge nouveau rajeunit.
Parce que tu luis dans ta sphère,
Esprit humain, crois-tu donc faire
De la flamme jusqu’au Zénith !

Après Socrate et le Portique,
Sans t’en douter, tu mets le feu
À la même chimère antique
Dont l’Inde ou Rome ont fait un dieu ;
Comme cet Éson de la fable,
Tu retrempes dans l’ineffable,
Dans l’absolu, dans l’infini,
Quelque Ammon d’Égypte ou de Grèce,
Ce qu’avant toi maudit Lucrèce,
Ce qu’avant toi Job a béni.

Tu prends quelque être imaginaire,
Vieux songe de l’humanité,
Et tu lui donnes le tonnerre,
L’auréole, l’éternité.
Tu le fais, tu le renouvelles ;
Puis, tremblant, tu te le révèles,
Et tu frémis en le créant ;
Et, lui prêtant vie, abondance,
Sagesse, bonté, providence,
Tu te chauffes à ce néant !

Sous quelque mythe qu’il s’enferme,
Songeur, il n’est point de Baal
Qui ne contienne en lui le germe
D’un éblouissant idéal ;
De même qu’il n’est pas d’épine,
Pas d’arbre mort dans la ruine,
Pas d’impur chardon dans l’égout,
Qui, si l’étincelle le touche,
Ne puisse, dans l’âtre farouche,
Faire une aurore tout à coup !

Vois dans les forêts la broussaille,
Culture abjecte du hasard ;
Déguenillée, elle tressaille
Au glissement froid du lézard ;
Jette un charbon, ce houx sordide
Va s’épanouir plus splendide
Que la tunique d’or des rois ;
L’éclair sort de la ronce infâme ;
Toutes les pourpres de la flamme
Dorment dans ce haillon des bois.

Comme un enfant qui s’émerveille
De tirer, à travers son jeu,
Une splendeur gaie et vermeille
Du vil sarment qu’il jette au feu,
Tu concentres toute la flamme
De ce que peut rêver ton âme
Sur le premier venu des dieux,
Puis tu t’étonnes, ô poussière,
De voir sortir une lumière
De cet Irmensul monstrueux.

À la vague étincelle obscure
Que tu tires d’un Dieu pervers,
Tu crois raviver la nature,
Tu crois réchauffer l’univers ;
Ô nain, ton orgueil s’imagine
Avoir retrouvé l’origine,
Que tous vont s’aimer désormais,
Qu’on va vaincre les nuits immondes,
Et tu dis : La lueur des mondes
Va flamboyer sur les sommets !

Tu crois voir une aube agrandie
S’élargir sous le firmament
Parce que ton rêve incendie
Un Dieu, qui rayonne un moment.
Non. Tout est froid. L’horreur t’enlace.
Tout est l’affreux temple de glace,
Morne à Delphes, sombre à Béthel.
Tu fais à peine, esprit frivole,
En brûlant le bois de l’idole,
Tiédir la pierre de l’autel.

III

Je laisse ces paroles sombres
Passer sur moi sans m’émouvoir
Comme on laisse dans les décombres
Frissonner les branches le soir ;
J’irai, moi le curieux triste ;
J’ai la volonté qui persiste ;
L’énigme traître a beau gronder ;
Je serai, dans les brumes louches,
Dans les crépuscules farouches,
La face qui vient regarder.

Vie et mort ! ô gouffre ! Est-ce un piège
La fleur qui s’ouvre et se flétrit,
L’atome qui se désagrège,
Le néant qui se repétrit ?
Quoi ! rien ne marche ! rien n’avance !
Pas de moi ! Pas de survivance !
Pas de lien ! Pas d’avenir !
C’est pour rien, ô tombes ouvertes,
Qu’on entend vers les découvertes
Les chevaux du rêve hennir !

Est-ce que la nature enferme
Pour des avortements bâtards
L’élément, l’atome, le germe,
Dans le cercle des avatars ?
Que serait donc ce monde immense,
S’il n’avait pas la conscience
Pour lumière et pour attribut ?
Épouvantable échelle noire
De renaissances sans mémoire
Dans une ascension sans but !

La larve du spectre suivie,
Ce serait tout ! Quoi donc ! ô sort,
J’aurais un devoir dans la vie
Sans avoir un droit dans la mort !
Depuis la pierre jusqu’à l’ange,
Qu’est-ce alors que ce vain mélange
D’êtres dans l’obscur tourbillon ?
L’aube est-elle sincère ou fausse ?
Naître, est-ce vivre ? En quoi la fosse
Diffère-t-elle du sillon ?

— Mange le pain, je mange l’homme,
Dit Tibère. A-t-il donc raison ?
Satan la femme, Ève la pomme,
Est-ce donc la même moisson ?
Nemrod souffle comme la bise ;
Gengis le sabre au poing, Cambyse
Avec un flot d’hommes démons,
Tue, extermine, écrase, opprime,
Et ne commet pas plus de crime
Qu’un roc roulant du haut des monts !

Oh non ! la vie au noir registre,
Parmi le genre humain troublé,
Passe, inexplicable et sinistre,
Ainsi qu’un espion voilé ;
Grands et petits, les fous, les sages,
S’en vont, nommés dans les messages
Qu’elle jette au ciel triste ou bleu ;
Malheur aux méchants ! et la tombe
Est la bouche de bronze où tombe
Tout ce qu’elle dénonce à Dieu.

— Mais ce Dieu même, je le nie ;
Car il aurait, ô vain croyant,
Créé sa propre calomnie
En créant ce monde effrayant. —
Ainsi parle, calme et funèbre,
Le doute appuyé sur l’algèbre ;
Et moi qui sens frémir mes os,
Allant des langes aux suaires,
Je regarde les ossuaires
Et je regarde les berceaux.

Mort et vie ! énigmes austères !
Dessous est la réalité.
C’est là que les Kants, les Voltaires,
Les Euclides ont hésité.
Eh bien ! j’irai, moi qui contemple,
Jusqu’à ce que, perçant le temple,
Et le dogme, ce double mur,
Mon esprit découvre et dévoile
Derrière Jupiter l’étoile,
Derrière Jéhovah l’azur !

Car il faut qu’enfin on rencontre
L’indestructible vérité,
Et qu’un front de splendeur se montre
Sous ces masques d’obscurité ;
La nuit tâche, en sa noire envie,
D’étouffer le germe de vie,
De toute-puissance et de jour,
Mais moi, le croyant de l’aurore,
Je forcerai bien Dieu d’éclore
À force de joie et d’amour !

Est-ce que vous croyez que l’ombre
A quelque chose à refuser
Au dompteur du temps et du nombre,
À celui qui veut tout oser,
Au poète qu’emporte l’âme,
Qui combat dans leur culte infâme
Les payens comme les hébreux,
Et qui, la tête la première,
Plonge, éperdu, dans la lumière,
À travers leur dieu ténébreux.