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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres vers lequel semblent se diriger des arbres décharnés. Il fait froid.

XX. Il fait froid

Il fait froid – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 315.

Il fait froid – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Il fait froid, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIX. N’envions rien et suivi de XXI. Il lui disait : « Vois-tu….

Il fait froid


Il fait froid – Le texte

Il fait froid
XX

L’hiver blanchit le dur chemin.
Tes jours aux méchants sont en proie.
La bise mord ta douce main ;
La haine souffle sur ta joie.

La neige emplit le noir sillon.
La lumière est diminuée… –
Ferme ta porte à l’aquilon !
Ferme ta vitre à la nuée !

Et puis laisse ton cœur ouvert !
Le cœur, c’est la sainte fenêtre.
Le soleil de brume est couvert ;
Mais Dieu va rayonner peut-être !

Doute du bonheur, fruit mortel ;
Doute de l’homme plein d’envie ;
Doute du prêtre et de l’autel ;
Mais crois à l’amour, ô ma vie !

Crois à l’amour, toujours entier,
Toujours brillant sous tous les voiles !
À l’amour, tison du foyer !
À l’amour, rayon des étoiles !

Aime, et ne désespère pas.
Dans ton âme où parfois je passe,
Où mes vers chuchotent tout bas,
Laisse chaque chose à sa place.

La fidélité sans ennui,
La paix des vertus élevées,
Et l’indulgence pour autrui,
Éponge des fautes lavées.

Dans ta pensée où tout est beau,
Que rien ne tombe ou ne recule ;
Fais de ton amour ton flambeau.
On s’éclaire de ce qui brûle.

À ces démons d’inimitié,
Oppose ta douceur sereine,
Et reverse-leur en pitié
Tout ce qu’ils t’ont vomi de haine.

La haine, c’est l’hiver du cœur.
Plains-les. Mais garde ton courage.
Garde ton sourire vainqueur ;
Bel arc-en-ciel, sors de l’orage !

Garde ton amour éternel.
L’hiver, l’astre éteint-il sa flamme ?
Dieu ne retire rien du ciel ;
Ne retire rien de ton âme !

Décembre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une campagne paisible près d'un lac. On aperçoit, sur une colline de l'autre rive, des silhouettes de moulins. N'envions rien, semblent-ils dire...

XIX. N’envions rien

N’envions rien – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 314.

N’envions rien – L’enregistrement

Je vous invite à écouter N’envions rien, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Je sais bien qu’il est d’usage… et suivi de XX. Il fait froid.

N’envions rien


N’envions rien – Le texte

N’envions rien
XIX

Ô femme, pensée aimante
Et cœur souffrant,
Vous trouvez la fleur charmante
Et l’oiseau grand ;

Vous enviez la pelouse
Aux fleurs de miel ;
Vous voulez que je jalouse
L’oiseau du ciel.

Vous dites, beauté superbe
Au front terni,
Regardant tour à tour l’herbe
Et l’infini :

« Leur existence est la bonne.
« Là, tout est beau ;
« Là, sur la fleur qui rayonne,
« Plane l’oiseau.

« Près de vous, aile bénie,
« Lys enchanté,
« Qu’est-ce, hélas ! que le génie
« Et la beauté ?

« Fleur pure, alouette agile,
« À vous le prix !
« Toi, tu dépasses Virgile,
« Toi, Lycoris !

« Quel vol profond dans l’air sombre !
« Quels doux parfums ! — »
Et des pleurs brillent sous l’ombre
De vos cils bruns.

Oui, contemplez l’hirondelle,
Les liserons ;
Mais ne vous plaignez pas, belle,
Car nous mourrons !

Car nous irons dans la sphère
De l’éther pur ;
La femme y sera lumière,
Et l’homme azur ;

Et les roses sont moins belles
Que les houris ;
Et les oiseaux ont moins d’ailes
Que les esprits !

Août 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre perdue dans l'univers, entre l'ombre et la lumière, et qui permet au poète de poser la question : À qui donc sommes-nous ?

VIII. À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 405.

À qui donc sommes-nous ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À qui donc sommes-nous ?…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Elle était pâle et pourtant rose… et suivi par IX. Ô souvenirs ! Printemps ! Aurore !….

À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Le texte

VIII


À qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
Oh ! parlez, cieux vermeils,
L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?
Chaque rayon d’en haut est-il un fil de l’ombre
Liant l’homme aux soleils ?

Est-ce qu’en nos esprits, que l’ombre a pour repaires,
Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?
Destin, lugubre assaut !
Ô vivants, serions-nous l’objet d’une dispute ?
L’un veut-il notre gloire, et l’autre notre chute ?
Combien sont-ils là-haut ?

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,
Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l’ombre.
Qui craindre ? qui prier ?
Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres
Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres
Sur le noir échiquier.

Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte
Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !
Ô sphinx, dis-moi le mot !
Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,
Noirs vivants ! heureux ceux qui tout à coup s’éveillent
Et meurent en sursaut !

Villequier, 4 septembre 1845

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un horizon de nature, avec trois arbres contournés par un chemin sur lequel sont projetées leurs ombres. Le disque du soleil couchant est sur l'horizon.

VIII. Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 342.

Je lisais. Que lisais-je ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je lisais. Que lisais-je ?…, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. La Statue et suivi de IX. Jeune fille, la grâce emplit….

Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Le texte

VIII


Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère,
Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J’épèle les buissons, les brins d’herbe, les sources ;
Et je n’ai pas besoin d’emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car je l’ai sous mes pieds.
Je m’en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j’étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
Donc, courbé, — c’est ainsi qu’en marchant je traduis
La lumière en idée, en syllabes les bruits, —
J’étais en train de lire un champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette rêverie ;
Un doux martinet noir avec un ventre blanc
Me parlait ; il disait : — Ô pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la foi qui délivre,
Je t’approuve. Il est bon de lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,
Et que les champs profonds t’emplissent de clarté !
Il est sain de toujours feuilleter la nature,
Car c’est la grande lettre et la grande écriture ;
Car la terre, cantique où nous nous abîmons,
A pour versets les bois et pour strophes les monts !
Lis. Il n’est rien dans tout ce que peut sonder l’homme
Qui, bien questionné par l’âme, ne se nomme.
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ;
Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,
A des rayons : la roue au dur moyeu, l’étoile,
La fleur, et l’araignée au centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c’est aimer.
Les plaines où le ciel aide l’herbe à germer,
L’eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu’il saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c’est le juste, vois-tu ;
Et voir la vérité, c’est trouver la vertu.
Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie.
Le monde est l’œuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l’encens.
L’homme injuste est celui qui fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière, les choses,
Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,
L’arabesque des bois sur les cuivres du soir,
La bête, le rocher, l’épi d’or, l’aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,
Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU.
L’éternel est écrit dans ce qui dure peu ;
Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l’humble fleur, du penseur contemplée ;
On voit les champs, mais c’est de Dieu qu’on s’éblouit.
Le lys que tu comprends en toi s’épanouit ;
Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d’où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ;
C’est l’âme qui les doit cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais ; aussi l’aube est sur ton front sombre,
Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans l’ombre
Tu reprends la candeur sublime du berceau. —
Je répondis : — Hélas ! tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ;
Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ;
Car l’homme, quoi qu’il fasse, est aveugle ou méchant. —
Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une cathédrale et des formes plongées dans l'obscurité, surmontées à droite d'un médailllon figurant une jeune femme.

III. Trois ans après

Trois ans après – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 398.

Trois ans après – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Trois ans après, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. 15 février 1843 et suivi par IV. Oh ! je fus comme fou….

Trois ans après

Trois ans après – Le texte

III
Trois ans après

Il est temps que je me repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d’autre chose
Que des ténèbres où l’on dort !

Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
À la création immense
Qu’un peu de silence et de paix !

Pourquoi m’appelez-vous encore ?
J’ai fait ma tâche et mon devoir.
Qui travaillait avant l’aurore,
Peut s’en aller avant le soir.

À vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu’aujourd’hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s’est enfui !

Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon œuvre n’est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j’ai fini.

L’humble enfant que Dieu m’a ravie
Rien qu’en m’aimant savait m’aider ;
C’était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n’a pas voulu clore
L’œuvre qu’il me fit commencer,
S’il veut que je travaille encore,
Il n’avait qu’à me la laisser !

Il n’avait qu’à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m’enivre
De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d’une autre sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !
Pourquoi m’as-tu pris la lumière
Que j’avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,
Qu’à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux être,
Et qu’il pouvait bien s’en aller ?

T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre,
Hélas ! perd son humanité
À trop voir cette splendeur sombre
Qu’on appelle la vérité ?

Qu’on peut le frapper sans qu’il souffre,
Que son cœur est mort dans l’ennui,
Et qu’à force de voir le gouffre,
Il n’a plus qu’un abîme en lui ?

Qu’il va, stoïque, où tu l’envoies,
Et que désormais, endurci,
N’ayant plus ici-bas de joies,
Il n’a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu’une âme tendre
S’ouvre à toi pour se mieux fermer,
Et que ceux qui veulent comprendre
Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire
Que je préférais, sous les cieux,
L’effrayant rayon de ta gloire
Aux douces lueurs de ses yeux ?

Si j’avais su tes lois moroses,
Et qu’au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,
Et de chercher, cœur triste et pur,
À te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d’un monde obscur,

J’eusse aimé mieux, loin de ta face,
Suivre, heureux, un étroit chemin,
Et n’être qu’un homme qui passe
Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu’on me laisse !
J’ai fini ! le sort est vainqueur.
Que vient-on rallumer sans cesse
Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ?

Vous qui me parlez, vous me dites
Qu’il faut, rappelant ma raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de l’horizon ;

Qu’à l’heure où les peuples se lèvent
Tout penseur suit un but profond ;
Qu’il se doit à tous ceux qui rêvent,
Qu’il se doit à tous ceux qui vont ;

Qu’une âme, qu’un feu pur anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L’épanouissement sublime
De la future humanité ;

Qu’il faut prendre part, cœurs fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses nouvelles,
Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,
Et vous m’abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !
Hélas ! cet ange au front si beau,
Quand vous m’appelez à vos fêtes,
Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
« Est-ce que mon père m’oublie
« Et n’est plus là, que j’ai si froid ? »

Quoi ! lorsqu’à peine je résiste
Aux choses dont je me souviens,
Quand je suis brisé, las et triste,
Quand je l’entends qui me dit : « Viens ! »

Quoi ! vous voulez que je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poète,
Le bruit que fait le paladin !

Vous voulez que j’aspire encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j’annonce aux dormeurs l’aurore !
Que je crie : « Allez ! espérez ! »

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée… —
Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !

Novembre 1846

II. Ibo

Ibo – Les références

Les ContemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 468.

Ibo – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ibo, un poème du recueil Les Contemplations, Au bord de l’infini, de Victor Hugo.
Il est précédé de I. Le pont et suivi de III. Un spectre m’attendait….

Ibo

Ibo – Le texte

II
Ibo


Dites, pourquoi, dans l’insondable
Au mur d’airain,
Dans l’obscurité formidable
Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
Sourd et béni,
Pourquoi, sous l’immense suaire
De l’infini,

Enfouir vos lois éternelles
Et vos clartés ?
Vous savez bien que j’ai des ailes,
Ô vérités !

Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre
Qui nous confond ?
Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre
Au vol profond ?

Que le mal détruise ou bâtisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j’irai, justice,
J’irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
Et les cœurs grands,

Vous le savez, vous que j’adore,
Amour, raison,
Qui vous levez comme l’aurore
Sur l’horizon,

Foi, ceinte d’un cercle d’étoiles,
Droit, bien de tous,
J’irai, liberté qui te voiles,
J’irai vers vous !

Vous avez beau, sans fin, sans borne,
Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,

Âme à l’abîme habituée
Dès le berceau,
Je n’ai pas peur de la nuée ;
Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être
Qu’Amos rêvait,
Que saint-Marc voyait apparaître
À son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,
Dans les rayons,
L’aile de l’aigle à la crinière
Des grands lions.

J’ai des ailes. J’aspire au faîte ;
Mon vol est sûr ;
J’ai des ailes pour la tempête
Et pour l’azur.

Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir,
Quand la science serait sombre
Comme le soir !

Vous savez bien que l’âme affronte
Ce noir degré,
Et que, si haut qu’il faut qu’on monte,
J’y monterai !

Vous savez bien que l’âme est forte
Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l’emporte !
Vous savez bien

Que j’irai jusqu’aux bleus pilastres,
Et que mon pas,
Sur l’échelle qui monte aux astres,
Ne tremble pas !

L’homme, en cette époque agitée,
Sombre océan,
Doit faire comme Prométhée
Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère
L’éternel feu ;
Conquérir son propre mystère,
Et voler Dieu.

L’homme a besoin, dans sa chaumière,
Des vents battu,
D’une loi qui soit sa lumière
Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère !
L’homme en vain fuit,
Le sort le tient ; toujours la serre !
Toujours la nuit !

Il faut que le peuple s’arrache
Au dur décret,
Et qu’enfin ce grand martyr sache
Le grand secret !

Déjà l’amour, dans l’ère obscure
Qui va finir,
Dessine la vague figure
De l’avenir.

Les lois de nos destins sur terre,
Dieu les écrit ;
Et, si ces lois sont le mystère,
Je suis l’esprit.

Je suis celui que rien n’arrête,
Celui qui va,
Celui dont l’âme est toujours prête
À Jéhovah ;

Je suis le poète farouche,
L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres
Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l’âpre athlète
Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,
Je les aurai ;
J’irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré !

Pourquoi cacher ces lois profondes ?
Rien n’est muré.
Dans vos flammes et dans vos ondes
Je passerai ;

J’irai lire la grande bible ;
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré ;
Et, si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

Au dolmen de Rezel, janvier 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme rougissant dans sa robe.

XXI. Elle était déchaussée…

Elle était déchaussée… – Les références

Les ContemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 281.

Elle était déchaussée… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Elle était déchaussée…, un poème du recueil Les Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XX. À un poëte aveugle et suivi de XXII. La fête chez Thérèse.

Elle était déchaussée…


Elle était déchaussée… – Le texte

XXI


Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois où l’on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l’herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l’eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Mont.-l’Am., juin 183..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage de profil d'une jeune femme sur un fond ocre.

VII. Nous allions au verger…

Nous allions au verger… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 305.

Nous allions au verger… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Nous allions au verger…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. Lettre et suivi de VIII. Tu peux, comme il te plaît….

Nous allions au verger…


Nous allions au verger… – Le texte

VII


Nous allions au verger cueillir des bigarreaux.
Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros,
Elle montait dans l’arbre et courbait une branche ;
Les feuilles frissonnaient au vent ; sa gorge blanche,
O Virgile, ondoyait dans l’ombre et le soleil ;
Ses petits doigts allaient chercher le fruit vermeil,
Semblable au feu qu’on voit dans le buisson qui flambe.
Je montais derrière elle ; elle montrait sa jambe,
Et disait : « Taisez-vous ! » à mes regards ardents,
Et chantait. Par moments, entre ses belles dents,
Pareille, aux chansons près, à Diane farouche,
Penchée, elle m’offrait la cerise à sa bouche ;
Et ma bouche riait, et venait s’y poser,
Et laissait la cerise et prenait le baiser.

Triel, juillet 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux êtres (deux âmes ?) qui se croisent dans un cercle dessiné à la main, avec les mots « Sum horor et dolor » inscrits juste en dessous.

XXV. Je respire où tu palpites

Je respire où tu palpites… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 321.

Je respire où tu palpites… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je respire où tu palpites…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIV. Que le sort, quel qu’il soit… et suivi de XXVI. Crépuscule.

Je respire où tu palpites…


Je respire où tu palpites… – Autre enregistrement, un an après jour pour jour


Je respire où tu palpites… – Le texte

XXV


Je respire où tu palpites,
Tu sais ; à quoi bon, hélas !
Rester là si tu me quittes,
Et vivre si tu t’en vas ?

À quoi bon vivre, étant l’ombre
De cet ange qui s’enfuit !
À quoi bon, sous le ciel sombre,
N’être plus que de la nuit ?

Je suis la fleur des murailles,
Dont avril est le seul bien.
Il suffit que tu t’en ailles
Pour qu’il ne reste plus rien.

Tu m’entoures d’auréoles ;
Te voir est mon seul souci.
Il suffit que tu t’envoles
Pour que je m’envole aussi.

Si tu pars, mon front se penche ;
Mon âme au ciel, son berceau,
Fuira, car dans ta main blanche
Tu tiens ce sauvage oiseau.

Que veux-tu que je devienne,
Si je n’entends plus ton pas ?
Est-ce ta vie ou la mienne
Qui s’en va ? Je ne sais pas.

Quand mon courage succombe,
J’en reprends dans ton cœur pur ;
Je suis comme la colombe
Qui vient boire au lac d’azur.

L’amour fait comprendre à l’âme
L’univers, sombre et béni ;
Et cette petite flamme
Seule éclaire l’infini.

Sans toi, toute la nature
N’est plus qu’un cachot fermé,
Où je vais à l’aventure,
Pâle et n’étant plus aimé.

Sans toi, tout s’effeuille et tombe,
L’ombre emplit mon noir sourcil,
Une fête est une tombe,
La patrie est un exil.

Je t’implore et te réclame ;
Ne fuis pas loin de mes maux,
Ô fauvette de mon âme
Qui chante dans mes rameaux !

De quoi puis-je avoir envie,
De quoi puis-je avoir effroi,
Que ferai-je de la vie
Si tu n’es plus près de moi ?

Tu portes dans la lumière,
Tu portes dans les buissons,
Sur une aile ma prière,
Et sur l’autre mes chansons.

Que dirai-je aux champs que voile
L’inconsolable douleur ?
Que ferai-je de l’étoile ?
Que ferai-je de la fleur ?

Que dirai-je au bois morose
Qu’illuminait ta douceur ?
Que répondrai-je à la rose
Disant : « Où donc est ma sœur ? »

J’en mourrai ; fuis, si tu l’oses.
À quoi bon, jours révolus !
Regarder toutes ces choses
Qu’elle ne regarde plus ?

Que ferai-je de la lyre,
De la vertu, du destin ?
Hélas ! et, sans ton sourire,
Que ferai-je du matin ?

Que ferai-je, seul, farouche,
Sans toi, du jour et des cieux,
De mes baisers sans ta bouche,
Et de mes pleurs sans tes yeux !

Août 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'ombre d'un ange qui apparaît sous la lune, les ailes déployées.

XXII. Aimons toujours ! aimons encore !

Aimons toujours ! aimons encore !… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 317.

Aimons toujours ! aimons encore !… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Aimons toujours ! aimons encore !…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXI. Il lui disait : « Vois-tu… et suivi de XXIII. Après l’hiver.

Aimons toujours ! aimons encore !…


Aimons toujours ! aimons encore !… – Le texte

XXII


Aimons toujours ! aimons encore !
Quand l’amour s’en va, l’espoir fuit.
L’amour, c’est le cri de l’aurore,
L’amour, c’est l’hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l’astre dit aux nuages,
C’est le mot ineffable : Aimons !

L’amour fait songer, vivre et croire.
Il a, pour réchauffer le cœur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon, c’est le bonheur !

Aime ! qu’on les loue ou les blâme,
Toujours les grand cœurs aimeront :
Joins cette jeunesse de l’âme
À la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !
Afin qu’on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage ;
Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l’image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous l’ombrage,
Se sentent deux et ne sont qu’un !

Les poètes cherchent les belles.
La femme, ange aux chastes faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses ailes
Ces grand fronts brûlants et rêveurs.

Venez à nous, beautés touchantes !
Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !
Ange ! viens à moi quand tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases ;
Car notre esprit n’est point moqueur ;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur cœur.

Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l’onde
Tout ce qui n’est que vanité,

Je préfère aux biens dont s’enivre
L’orgueil du soldat ou du roi,
L’ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier subtil,
Tombe en cendre ou vole en fumée,
Et l’on se dit : « Qu’en reste-t-il ? »

Tout plaisir, fleur à peine éclose
Dans notre avril sombre et terni,
S’effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,
Et l’on se dit : « C’est donc fini ! »

L’amour seul reste. Ô noble femme,
Si tu veux dans ce vil séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde l’amour !

Conserve en ton cœur, sans rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s’éteindre
Et la fleur qui ne peut mourir !

Mai 18..