Les contemplations – Livre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo – Poésie II, p 271.
Le poème éploré se lamente… – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Le poème éploré se lamente…, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de VIII. Suite et suivi de X. À Madame D. G. de G..
Le poème éploré se lamente…
Le poème éploré se lamente… – Le texte
IX
Le poëme éploré se lamente ; le drame
Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme ;
Et la foule accoudée un moment s’attendrit,
Puis reprend : « Bah ! l’auteur est un homme d’esprit,
« Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres,
« Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.
« Ma femme, calme-toi ; sèche tes yeux, ma sœur. »
La foule a tort : l’esprit c’est le cœur ; le penseur
Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme.
Le poëte a saigné le sang qui sort du drame ;
Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent de leurs nœuds ;
Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux ;
Dans sa création le poëte tressaille ;
Il est elle ; elle est lui ; quand dans l’ombre il travaille,
Il pleure, et s’arrachant les entrailles, les met
Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet
Pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée ;
Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée
Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot,
Avec eux pêle-mêle en ses œuvres éclôt.
Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse,
Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse,
Sans épuiser son flanc d’où sort une clarté.
Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité.
Il est génie, étant, plus que les autres, homme.
Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome ;
Son front des vieux Catons porte le mâle ennui.
Comme Shakspeare est pâle ! avant Hamlet, c’est lui
Que le fantôme attend sur l’âpre plate-forme,
Pendant qu’à l’horizon surgit la lune énorme.
Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant ;
Il rit : oui, peuple, il râle ! Avec Ulysse errant,
Homère éperdu fuit dans la brume marine.
Saint Jean frissonne ; au fond de sa sombre poitrine
L’Apocalypse horrible agite son tocsin.
Eschyle ! Oreste marche et rugit dans ton sein,
Et c’est, ô noir poëte à la lèvre irritée,
Sur ton crâne géant qu’est cloué Prométhée.
Paris, janvier 1834.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/le-poeme-eplore-aurore-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-29 18:38:252018-06-14 10:22:40IX. Le poème éploré se lamente...
Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant ;
La plume, qui d’une aile allongeait l’envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure,
Le mot, le terme, type on ne sait d’où venu,
Face de l’invisible, aspect de l’inconnu ;
Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l’ombre ;
Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau ;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.
Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le vers, orageuse forêt.
Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.
Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,
S’offre, se donne ou fuit ; devant Néron qui chante
Ou Charles-Neuf qui rime, il recule hagard ;
Tel mot est un sourire, et tel autre un regard ;
De quelque mot profond tout homme est le disciple ;
Toute force ici-bas a le mot pour multiple ;
Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,
Le creux du crâne humain lui donne son relief ;
La vieille empreinte y reste auprès de la nouvelle ;
Ce qu’un mot ne sait pas, un autre le révèle ;
Les mots heurtent le front comme l’eau le récif ;
Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes ;
Comme en un âtre noir errent des étincelles,
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.
Chacun d’eux porte une ombre ou secoue une flamme ;
Chacun d’eux du cerveau garde une région ;
Pourquoi ? c’est que le mot s’appelle Légion ;
C’est que chacun, selon l’éclair qui le traverse,
Dans le labeur commun fait une œuvre diverse ;
C’est que de ce troupeau de signes et de sons
Qu’écrivant ou parlant, devant nous nous chassons,
Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues ;
C’est que, présent partout, nain caché sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds le globe et l’asservit ;
Et, de même que l’homme est l’animal où vit
L’âme, clarté d’en haut par le corps possédée,
C’est que Dieu fait du mot la bête de l’idée.
Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.
Il remue, en disant : Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.
De l’océan pensée il est le noir polype.
Quand un livre jaillit d’Eschyle ou de Manou,
Quand saint Jean à Patmos écrit sur son genou,
On voit parmi leurs vers pleins d’hydres et de stryges,
Des mots monstres ramper dans ces œuvres prodiges.
Ô main de l’impalpable ! ô pouvoir surprenant !
Mets un mot sur un homme, et l’homme frissonnant
Sèche et meurt, pénétré par la force profonde ;
Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense sort des bouches.
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
À son haleine, l’âme et la lumière aidant,
L’obscure énormité lentement s’exfolie.
Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie ;
Caton a dans les reins cette syllabe : NON.
Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,
Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupière :
ESPÉRANCE ! — Il entr’ouvre une bouche de pierre
Dans l’enclos formidable où les morts ont leur lit,
Et voilà que don Juan pétrifié pâlit !
Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue.
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue.
Nemrod dit : « Guerre ! » Alors, du Gange à l’Ilissus,
Le fer luit, le sang coule. « Aimez-vous ! » dit Jésus,
Et se mot à jamais brille et se réverbère
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement d’amour de l’infini !
Quand, aux jours où la terre entr’ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la première parole,
Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit,
Rencontra dans les cieux la lumière, et lui dit :
« Ma sœur !
« Envole-toi ! plane ! sois éternelle !
« Allume l’astre ! emplis à jamais la prunelle !
« Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents ;
« Éclaire le dehors, j’éclaire le dedans.
« Tu vas être une vie, et je vais être l’autre.
« Sois la langue de feu, ma sœur, je suis l’apôtre.
« Surgis, effare l’ombre, éblouis l’horizon,
« Sois l’aube ; je te vaux, car je suis la raison ;
« À toi les yeux, à moi les fronts. Ô ma sœur blonde,
« Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde ;
« Avec tes rayons d’or tu vas lier entre eux
« Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,
« Les champs, les cieux ; et moi, je vais lier les bouches ;
« Et sur l’homme, emporté par mille essors farouches,
« Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,
« Pour prendre tous les cœurs, l’immense toile Amour.
« J’existais avant l’âme, Adam n’est pas mon père.
« J’étais même avant toi ; tu n’aurais pu, lumière,
« Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné ;
« Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aîné ! »
Oui, tout-puissant. Tel est le mot. Fou qui s’en joue !
Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue.
Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr.
Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s’écroule.
Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ;
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.
Jersey, juin 1835.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/suite-carlemot-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-28 14:58:592018-06-14 10:22:42VIII. Suite
Les contemplations – Livre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo – Poésie II, p 263.
Réponse à un acte d’accusation – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Réponse à un acte d’accusation, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. La vie aux champs et suivi de VIII. Suite.
Réponse à un acte d’accusation
Réponse à un acte d’accusation – Le texte
VII
Réponse à un acte d’accusation
Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre : Sois !
Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte ;
C’est moi que votre prose en colère a choisi ;
Vous me criez : Raca ; moi je vous dis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne sort d’une église
Que pour entrer dans l’autre, et qui se civilise ;
Ces grandes questions d’art et de liberté,
Voyons-les, j’y consens, par le moindre côté
Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,
J’en conviens, oui, je suis cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis
D’autres crimes encor que vous avez omis,
Avoir un peu touché les questions obscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que la forme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstre énorme,
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
Causons.
Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris,
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud ;
Les syllabes pas plus que Paris et que Londre
Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans se confondre
Piétons et cavaliers traversant le pont Neuf ;
La langue était l’état avant quatrevingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versaille aux carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns aux galères
Dans l’argot ; dévoués à tous les genres bas,
Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de l’ombre éparse ;
Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef
Dans le bagne Lexique avait marqué d’une F ;
N’exprimant que la vie abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.
Racine regardait ces marauds de travers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,
Il le gardait, trop grand pour dire : Qu’il s’en aille ;
Et Voltaire criait : Corneille s’encanaille !
Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.
Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot où l’idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d’azur !
Discours affreux ! — Syllepse, hypallage, litote,
Frémirent ; je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les huns, les scythes et les daces,
N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le compas.
Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia, Tacite
Le Vitellius. Fauve, implacable, explicite,
J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier
D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse,
L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.
Alors, l’ode, embrassant Rabelais, s’enivra ;
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;
L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole ;
Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il ? »
Je massacrai l’albâtre, et la neige, et l’ivoire,
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j’osai dire au bras : Sois blanc, tout simplement.
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J’y fis entrer le chiffre ; ô terreur ! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu citer la date.
Jours d’effroi ! les Laïs devinrent des catins.
Force mots, par Restaut peignés tous les matins,
Et de Louis quatorze ayant gardé l’allure,
Portaient encor perruque ; à cette chevelure
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : « Transforme-toi ! c’est l’heure. Remplis-toi
« De l’âme de ces mots que tu tiens prisonnière ! »
Et la perruque alors rugit, et fut crinière.
Liberté ! c’est ainsi qu’en nos rébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes des lions,
Et que, sous l’ouragan maudit que nous soufflâmes,
Toutes sortes de mots se couvrirent de flammes.
J’affichai sur Lhomond des proclamations.
On y lisait : « Il faut que nous en finissions !
« Au panier les Bouhours, les Batteux, les Brossettes !
« À la pensée humaine ils ont mis les poucettes.
« Aux armes, prose et vers ! formez vos bataillons !
« Voyez où l’on en est : la strophe a des bâillons,
« L’ode a les fers aux pieds, le drame est en cellule.
« Sur le Racine mort le Campistron pullule ! »
Boileau grinça des dents ; je lui dis : Ci-devant,
Silence ! et je criai dans la foudre et le vent :
Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
Et tout quatrevingt-treize éclata. Sur leur axe,
On vit trembler l’athos, l’ithos et le pathos.
Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos,
Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue,
Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.
La syllabe, enjambant la loi qui la tria,
Le substantif manant, le verbe paria,
Accoururent. On but l’horreur jusqu’à la lie.
On les vit déterrer le songe d’Athalie ;
Ils jetèrent au vent les cendres du récit
De Théramène ; et l’astre Institut s’obscurcit.
Oui, de l’ancien régime ils ont fait tables rases,
Et j’ai battu des mains, buveur du sang des phrases,
Quand j’ai vu, par la strophe écumante et disant
Les choses dans un style énorme et rugissant,
L’Art poétique pris au collet dans la rue,
Et quand j’ai vu, parmi la foule qui se rue,
Pendre, par tous les mots que le bon goût proscrit,
La lettre aristocrate à la lanterne esprit.
Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !
J’ai, contre le mot noble à la longue rapière,
Insurgé le vocable ignoble, son valet,
Et j’ai, sur Dangeau mort, égorgé Richelet.
Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes.
J’ai pris et démoli la bastille des rimes.
J’ai fait plus : j’ai brisé tous les carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré de l’enfer
Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales ;
J’ai de la périphrase écrasé les spirales,
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L’alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;
Et je n’ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.
L’unité, des efforts de l’homme est l’attribut.
Tout est la même flèche et frappe au même but.
Donc, j’en conviens, voilà, déduits en style honnête,
Plusieurs de mes forfaits, et j’apporte ma tête.
Vous devez être vieux, par conséquent, papa,
Pour la dixième fois j’en fais mea culpa.
Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suis athée.
La langue était en ordre, auguste, époussetée,
Fleur de lys d’or, Tristan et Boileau, plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le trône au milieu ;
Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salon illustre,
Même un peu cassé tout ; le mot propre, ce rustre,
N’était que caporal : je l’ai fait colonel ;
J’ai fait un jacobin du pronom personnel,
Du participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydre d’anarchie.
Vous tenez le reum confitentem. Tonnez !
J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire !
J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une mâchoire !
J’ai dit aux mots : Soyez république ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez ! croyez,
Aimez, vivez ! — J’ai mis tout en branle, et, morose,
J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.
Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s’échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,
Le vrai, chassant l’essaim des pédagogues tristes,
L’imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse des carreaux dans l’esprit des bourgeois,
La poésie au front triple, qui rit, soupire
Et chante, raille et croit ; que Plaute et que Shakspeare
Semaient, l’un sur la plebs, et l’autre sur le mob ;
Qui verse aux nations la sagesse de Job
Et la raison d’Horace à travers sa démence ;
Qu’enivre de l’azur la frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,
Monte à l’éternité par les degrés du temps,
La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,
Se remet à pleurer sur la misère humaine,
Frappe et console, va du zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d’étincelles,
Et ses millions d’yeux sur ses millions d’ailes.
Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix, dans le livre ;
Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre ;
Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit.
Sa langue est déliée ainsi que son esprit.
Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes.
Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deux flammes,
L’un sur le citoyen, l’autre sur le penseur.
Elle prend par la main la Liberté, sa sœur,
Et la fait dans tout homme entrer par tous les pores.
Les préjugés, formés, comme les madrépores,
Du sombre entassement des abus sous les temps,
Se dissolvent au choc de tous les mots flottants,
Pleins de sa volonté, de son but, de son âme.
Elle est la prose, elle est le vers, elle est le drame ;
Elle est l’expression, elle est le sentiment,
Lanterne dans la rue, étoile au firmament.
Elle entre aux profondeurs du langage insondable ;
Elle souffle dans l’art, porte-voix formidable ;
Et, c’est Dieu qui le veut, après avoir rempli
De ses fiertés le peuple, effacé le vieux pli
Des fronts, et relevé la foule dégradée,
Et s’être faite droit, elle se fait idée !
Paris, janvier 1834.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/reponse-a-unacte-daccusaton-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-27 18:08:322018-06-14 10:22:44VII. Réponse à un acte d'accusation
Je rêvais dans un grand cimetière désert ;
De mon âme et des morts j’écoutais le concert,
Parmi les fleurs de l’herbe et les croix de la tombe.
Dieu veut que ce qui naît sorte de ce qui tombe.
Et l’ombre m’emplissait.
Autour de moi, nombreux,
Gais, sans avoir souci de mon front ténébreux,
Dans ce champ, lit fatal de la sieste dernière,
Des moineaux francs faisaient l’école buissonnière.
C’était l’éternité que taquine l’instant.
Ils allaient et venaient, chantant, volant, sautant,
Égratignant la mort de leurs griffes pointues,
Lissant leur bec au nez lugubre des statues,
Becquetant les tombeaux, ces grains mystérieux.
Je pris ces tapageurs ailés au sérieux ;
Je criai : — Paix aux morts ! vous êtes des harpies.
— Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies.
— Silence ! allez-vous en ! repris-je, peu clément.
Ils s’enfuirent ; j’étais le plus fort. Seulement,
Un d’eux resta derrière, et, pour toute musique,
Dressa la queue, et dit : — Quel est ce vieux classique ?
Comme ils s’en allaient tous, furieux, maugréant,
Criant, et regardant de travers le géant,
Un houx noir qui songeait près d’une tombe, un sage,
M’arrêta brusquement par la manche au passage,
Et me dit : — Ces oiseaux sont dans leur fonction.
Laisse-les. Nous avons besoin de ce rayon.
Dieu les envoie. Ils font vivre le cimetière.
Homme, ils sont la gaîté de la nature entière ;
Ils prennent son murmure au ruisseau, sa clarté
À l’astre, son sourire au matin enchanté ;
Partout où rit un sage, ils lui prennent sa joie,
Et nous l’apportent ; l’ombre en les voyant flamboie ;
Ils emplissent leurs becs des cris des écoliers ;
À travers l’homme et l’herbe, et l’onde, et les halliers,
Ils vont pillant la joie en l’univers immense.
Ils ont cette raison qui te semble démence.
Ils ont pitié de nous qui loin d’eux languissons ;
Et, lorsqu’ils sont bien pleins de jeux et de chansons,
D’églogues, de baisers, de tous les commérages
Que les nids en avril font sous les verts ombrages,
Ils accourent, joyeux, charmants, légers, bruyants,
Nous jeter tout cela dans nos trous effrayants,
Et viennent, des palais, des bois, de la chaumière,
Vider dans notre nuit toute cette lumière !
Quand mai nous les ramène, ô songeur, nous disons :
« Les voilà ! » tout s’émeut, pierres, tertres, gazons ;
Le moindre arbrisseau parle, et l’herbe est en extase ;
Le saule pleureur chante en achevant sa phrase ;
Ils confessent les ifs, devenus babillards ;
Ils jasent de la vie avec les corbillards ;
Des linceuls trop pompeux ils décrochent l’agrafe ;
Ils se moquent du marbre ; ils savent l’orthographe ;
Et, moi qui suis ici le vieux chardon boudeur
Devant qui le mensonge étale sa laideur
Et ne se gêne pas, me traitant comme un hôte,
Je trouve juste, ami, qu’en lisant à voix haute
L’épitaphe où le mort est toujours bon et beau,
Ils fassent éclater de rire le tombeau.
Paris, mai 1835.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/les-oiseaux-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-23 15:41:432018-06-14 10:22:52XVIII. Les oiseaux
J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;
Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;
Puisque l’espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu’en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu.
Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J’ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.
J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai servi, j’ai veillé,
Et j’ai vu bien souvent qu’on riait de ma peine.
Je me suis étonné d’être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.
Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J’ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.
Maintenant, mon regard ne s’ouvre qu’à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme un homme
Qui se lève avant l’aube et qui n’a pas dormi.
Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l’envieux dont la bouche me nuit.
Ô Seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !
Les contemplations – Livre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo – Poésie II, p 500.
Aux anges qui nous voient – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Aux anges qui nous voient, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Aux anges qui nous voient
Aux anges qui nous voient – Le texte
XII
Aux anges qui nous voient
— Passant, qu’es-tu ? je te connais.
Mais, étant spectre, ombre et nuage,
Tu n’as plus de sexe ni d’âge.
— Je suis ta mère, et je venais !
— Et toi dont l’aile hésite et brille,
Dont l’œil est noyé de douceur,
Qu’es-tu, passant ? — Je suis ta sœur.
— Et toi, qu’es-tu ? — Je suis ta fille.
— Et toi, qu’es-tu, passant ? — Je suis
Celle à qui tu disais : « Je t’aime ! »
— Et toi ? — Je suis ton âme même. —
Oh ! cachez-moi, profondes nuits !
Juin 1855
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/aux-anges-qui-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-19 17:13:352018-06-14 10:23:02XII. Aux anges qui nous voient
Les contemplations – Livre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo – Poésie II, p 443.
Paroles sur la dune – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Paroles sur la dune, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. Dolorosæ et suivi de XIV. Claire P..
Paroles sur la dune
Paroles sur la dune – Le texte
XIII
Paroles sur la dune
Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,
Que mes tâches sont terminées ;
Maintenant que voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par les années,
Et qu’au fond de ce ciel que mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,
Comme le tourbillon du passé qui s’en va,
Tant de belles heures sonnées ;
Maintenant que je dis : — Un jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout est mensonge ! —
Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.
Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S’envoler sous le bec du vautour aquilon,
Toute la toison des nuées ;
J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme liant la gerbe mûre ;
J’écoute, et je confronte en mon esprit pensif
Ce qui parle à ce qui murmure ;
Et je reste parfois couché sans me lever
Sur l’herbe rare de la dune,
Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune.
Elle monte, elle jette un long rayon dormant
À l’espace, au mystère, au gouffre ;
Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.
Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?
Est-il quelqu’un qui me connaisse ?
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse ?
Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;
J’appelle sans qu’on me réponde ;
Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?
Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi le soir tombe.
Ô terre, dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?
J’attends, je demande, j’implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore !
Comme le souvenir est voisin du remord !
Comme à pleurer tout nous ramène !
Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte humaine !
Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l’onde aux plis infranchissables ;
L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.
5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/paroles-surla-dune.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-18 11:57:182018-06-14 10:23:03XIII. Paroles sur la dune
Les Contemplations – Livre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 363.
Aux arbres – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Aux arbres, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIII. Le Revenant et suivi de XXIV. L’enfant, voyant l’aïeule….
Aux arbres
Aux arbres – Le texte
XXIV
Aux arbres
Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous ! — vous m’avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
La contemplation m’emplit le cœur d’amour.
Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde,
L’étude d’un atome et l’étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu !
Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s’élance,
Et je suis plein d’oubli comme vous de silence !
La haine sur mon nom répand en vain son fiel ;
Toujours, — je vous atteste, ô bois aimés du ciel ! —
J’ai chassé loin de moi toute pensée amère,
Et mon cœur est encor tel que le fit ma mère !
Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,
Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime !
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêt ! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,
C’est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m’endormirai.
Juin 1843.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/aux-arbres-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-17 12:42:302018-06-14 10:23:05XXIV. Aux arbres
Les contemplations – Livre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo – Poésie II, p 498.
Éclaircie – L’enregistrement
Je vous invite à écouter Éclaircie, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Éclaircie
Éclaircie – Le texte
X
Éclaircie
L’Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L’onde, de son combat sans fin exténuée,
S’assoupit, et, laissant l’écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu’en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l’hiver, la nuit, l’envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout :
Aime ! et qu’une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L’être, éteignant dans l’ombre et l’extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses cœurs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d’en haut vient comme une marée.
Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé ;
Et l’âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L’infini semble plein d’un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l’ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l’amour,
De l’homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d’un coup d’aile, ainsi qu’un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit ;
L’air joue avec la mouche, et l’écume avec l’aigle ;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s’écrira le poëme des blés ;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés ;
L’horizon semble un rêve éblouissant où nage
L’écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l’Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu’une femme balance au seuil d’une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l’onde et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L’ombre, et la baise au front sous l’eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.
La source tombait du rocher
Goutte à goutte à la mer affreuse.
L’Océan, fatal au nocher,
Lui dit : « Que me veux-tu, pleureuse ?
« Je suis la tempête et l’effroi ;
« Je finis où le ciel commence.
« Est-ce que j’ai besoin de toi,
« Petite, moi qui suis l’immense ? »
La source dit au gouffre amer :
« Je te donne, sans bruit ni gloire,
« Ce qui te manque, ô vaste mer !
« Une goutte d’eau qu’on peut boire. »
Avril 1854.
http://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2015/01/la-source-tombait-contemplations.jpg600800Pierre-François Kettlerhttp://entendre-victor-hugo.com/wp-content/uploads/2014/08/logo-site-essai-300x137.jpgPierre-François Kettler2015-01-14 17:12:202018-06-14 10:23:10IV. La source tombait du rocher...