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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la guillotine, l'échafaud, qui se dresse dans la brume. On devine le trou dans lequel était enfilée la tête du condamné. Devant, on aperçoit des pavés.

L’échafaud

L’échafaud – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireV. L’échafaud ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 585.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 527.

L’échafaud – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’échafaud, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

L’échafaud


L’échafaud – Le texte

C’était fini. Splendide, étincelant, superbe,
Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe,
Large acier dont le jour faisait une clarté,
Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité
De l’éblouissement du triangle mystique,
Pareil à la lueur au fond d’un temple antique,
Le fatal couperet relevé triomphait.
Il n’avait rien gardé de ce qu’il avait fait
Qu’une petite tache imperceptible et rouge.

Le bourreau s’en était retourné dans son bouge ;
Et la peine de mort, remmenant ses valets,
Juges, prêtres, était rentrée en son palais,
Avec son tombereau terrible dont la roue,
Silencieuse, laisse un sillon dans la boue,
Qui se remplit de sang sitôt qu’elle a passé.

La foule disait : bien ! car l’homme est insensé,
Et ceux qui suivent tout, et dont c’est la manière,
Suivent même ce char et même cette ornière.

J’étais là. Je pensais. Le couchant empourprait
Le grave hôtel de ville aux luttes toujours prêt,
Entre Hier qu’il médite et Demain dont il rêve.
L’échafaud achevait, resté seul sur la Grève,
La journée, en voyant expirer le soleil.

Le crépuscule vint, aux fantômes pareil.
Et j’étais toujours là, je regardais la hache,
La nuit, la ville immense et la petite tache.

À mesure qu’au fond du firmament obscur
L’obscurité croissait comme un effrayant mur,
L’échafaud, bloc hideux de charpentes funèbres,
S’emplissait de noirceur et devenait ténèbres ;
Les horloges sonnaient, non l’heure, mais le glas ;
Et toujours, sur l’acier, quoique le coutelas
Ne fût plus qu’une forme épouvantable et sombre,
La rougeur de la tache apparaissait dans l’ombre.

Un astre, le premier qu’on aperçoit le soir,
Pendant que je songeais montait dans le ciel noir.

Sa lumière rendait l’échafaud plus difforme.
L’astre se répétait dans le triangle énorme ;
Il y jetait ainsi qu’en un lac son reflet,
Lueur mystérieuse et sacrée ; il semblait
Que sur la hache horrible, aux meurtres coutumière,
L’astre laissait tomber sa larme de lumière.
Son rayon, comme un dard qui heurte et rebondit,
Frappait le fer d’un choc lumineux ; on eût dit
Qu’on voyait rejaillir l’étoile de la hache.
Comme un charbon tombant qui d’un feu se détache,
Il se répercutait dans ce miroir d’effroi ;
Sur la justice humaine et sur l’humaine loi,
De l’éternité calme auguste éclaboussure.
— Est-ce au ciel que ce fer a fait une blessure ?
Pensai-je. Sur qui donc frappe l’homme hagard ?
Quel est donc ton mystère, ô glaive ? — Et mon regard
Errait, ne voyant plus rien qu’à travers un voile,
De la goutte de sang à la goutte d’étoile.

III. Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 578 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 32.

Puissance égale bonté – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Puissance égale bonté, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème II. La conscience et suivi de IV. Les lions.

Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Le texte

III
Puissance égale bonté

Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L’Être dit : « J’y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai ;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.
— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J’aimerais mieux celle de l’antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
— Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
— Prends. » Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l’or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m’aider à souffler, » dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
À l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu’allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.

Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout ; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre ;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.

Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un gibet, auquel sont accrochés des pendus, et une croix, sur une colline, sous un ciel de traîne.

II. Les Mangeurs

Les Mangeurs – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireXVII. Le Cercle des tyrans ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 658.
Autre référence : Collection Poésie / Gallimard, La Légende des siècles, XXXIII. Le Cercle des tyrans, p 559.

Les Mangeurs – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les Mangeurs, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Les Mangeurs


Les Mangeurs – Le texte

II
Les Mangeurs


Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin.

Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,
Le vent après le vent, le nombre après le nombre
Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.

Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre ? Ils ont la voix
Que vous avez. Sont-ils malades ? Quelquefois.
Sont-ils forts ? Comme vous. Beaux ? Comme vous. Leur âme ?
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés ? D’une femme.
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui ? Par vous.
Et quelle est leur grandeur ? À peu près votre taille.
Ils ont une servante affreuse, la bataille ;
Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.
Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,
D’être pour les passants chefs, souverains et maîtres,
Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
La suprême parole est dite, et chacun d’eux
Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule ;
Il écrit : ma raison, sur le canon qui roule.
Et quels sont leurs cerveaux ? Étroits. Leurs volontés ?
Énormes. Quelles sont leurs œuvres ? Écoutez.

Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protège,
A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier ;
Il y met la Pologne ; il faut bien châtier
Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
Hélas ! commence au trône et finit au gibet.
Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore ;
Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,
Cet homme plein d’un sombre et périlleux pouvoir,
Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir
Son crucifix jeter l’ombre des guillotines.
Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
Et dit : Je n’en fais pas fusiller davantage,
Étant civilisé ; puis il reprend : Le Tage
Et l’Èbre feront voir que le maître est présent ;
Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang
Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe !
Cet autre est un césar de l’espèce rapace ;
Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
Cela suffit ; il vient ; et que fait-il ? il prend.
Il empoche ; quoi ? tout ; les sacs d’or qu’on lui compte,
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte ;
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille.
Cet autre à son visir a marié sa fille :
Cette fille abusant de son droit à l’enfant,
Met au monde un garçon, ce que la loi défend ;
L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
Puis il se dit : Je suis Bonaparte à peu près ;
Si je songeais au trône et si je m’empourprais ?
Il s’empourpre ; il devient sanglant. C’est un vrai prince.

Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince ;
Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions ;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire ;
La guerre leur en verse ; il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.

Enfin,

Revanche ! les mangeurs sont mangés, ô mystère !

— Comme c’est bon les rois ! disent les vers de terre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une cité Moloch vers laquelle se dirige des populations brandissant des oriflammes. La signature de Victor Hugo est visible en bas à droite avec la date 1860.

La Vision d’où est sorti ce livre

La Vision d’où est sorti ce livre – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieLa Vision d’où est sorti ce livre ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 189.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – p. 9

La Vision d’où est sorti ce livre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Vision d’où est sorti ce livre, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La Vision d’où est sorti ce livre


La Vision d’où est sorti ce livre – Le texte

La Vision d’où est sorti ce livre

J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut.

C’était de la chair vive avec du granit brut,
Une immobilité faite d’inquiétude,
Un édifice ayant un bruit de multitude,
Des trous noirs étoilés par de farouches yeux,
Des évolutions de groupes monstrueux,
De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ;
Parfois le mur s’ouvrait et laissait voir des salles,
Des antres où siégeaient des heureux, des puissants,
Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d’encens,
Des intérieurs d’or, de jaspe et de porphyre ;
Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphyre ;
Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis,
Étaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ;
Chaque assise avait l’air vaguement animée ;
Cela montait dans l’ombre ; on eût dit une armée
Pétrifiée avec le chef qui la conduit
Au moment qu’elle osait escalader la Nuit ;
Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ;
C’était une muraille et c’était une foule ;
Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet,
La poussière pleurait et l’argile saignait,
Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine.
Tout l’homme, avec le souffle inconnu qui le mène,
Ève ondoyante, Adam flottant, un et divers,
Palpitaient sur ce mur, et l’être, et l’univers,
Et le destin, fil noir que la tombe dévide.
Parfois l’éclair faisait sur la paroi livide
Luire des millions de faces tout à coup.
Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ;
Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages
Des générations à vau-l’eau dans les âges ;
Et devant mon regard se prolongeaient sans fin
Les fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim,
La superstition, la science, l’histoire,
Comme à perte de vue une façade noire.

Et ce mur, composé de tout ce qui croula,
Se dressait, escarpé, triste, informe. Où cela ?
Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres.

*

Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,
À la fixité calme et profonde des yeux ;
Je regardais ce mur d’abord confus et vague,
Où la forme semblait flotter comme une vague,
Où tout semblait vapeur, vertige, illusion ;
Et, sous mon œil pensif, l’étrange vision
Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure
Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre.

*

Chaos d’êtres, montant du gouffre au firmament !
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ;
Brume et réalité ! nuée et mappemonde !
Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battants ;
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;
Ici les paladins et là les patriarches ;
Dodone chuchotant tout bas avec Membré ;
Et Thèbe, et Raphidim, et son rocher sacré
Où, sur les juifs luttant pour la terre promise,
Aaron et Hur levaient les deux mains de Moïse ;
Le char de feu d’Amos parmi les ouragans ;
Tous ces hommes, moitié princes, moitié brigands,
Transformés par la fable avec grâce ou colère,
Noyés dans les rayons du récit populaire,
Archanges, demi-dieux, chasseurs d’hommes, héros
Des Eddas, des Védas et des Romanceros ;
Ceux dont la volonté se dresse fer de lance ;
Ceux devant qui la terre et l’ombre font silence ;
Saül, David ; et Delphe, et la cave d’Endor
Dont on mouche la lampe avec des ciseaux d’or ;
Nemrod parmi les morts ; Booz parmi les gerbes ;
Des Tibères divins, constellés, grands, superbes,
Étalant à Caprée, au forum, dans les camps,
Des colliers que Tacite arrangeait en carcans ;
La chaîne d’or du trône aboutissant au bagne.
Ce vaste mur avait des versants de montagne.
Ô nuit ! Rien ne manquait à l’apparition.
Tout s’y trouvait, matière, esprit, fange et rayon ;
Toutes les villes, Thèbe, Athènes, des étages
De Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages ;
Tous les fleuves, l’Escaut, le Rhin, le Nil, l’Aar,
Le Rubicon disant à quiconque est césar :
— Si vous êtes encor citoyens, vous ne l’êtes
Que jusqu’ici. — Les monts se dressaient, noirs squelettes,
Et sur ces monts erraient les nuages hideux,
Ces fantômes traînant la lune au milieu d’eux.
La muraille semblait par le vent remuée ;
C’étaient des croisements de flamme et de nuée,
Des jeux mystérieux de clartés, des renvois
D’ombre d’un siècle à l’autre et du sceptre aux pavois,
Où l’Inde finissait par être l’Allemagne,
Où Salomon avait pour reflet Charlemagne ;
Tout le prodige humain, noir, vague, illimité ;
La liberté brisant l’immuabilité ;
L’Horeb aux flancs brûlés, le Pinde aux pentes vertes ;
Hicétas précédant Newton, les découvertes
Secouant leurs flambeaux jusqu’au fond de la mer,
Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer ;
La Marseillaise, Eschyle, et l’ange après le spectre ;
Capanée est debout sur la porte d’Électre,
Bonaparte est debout sur le pont de Lodi ;
Christ expire non loin de Néron applaudi.
Voilà l’affreux chemin du trône, ce pavage
De meurtre, de fureur, de guerre, d’esclavage ;
L’homme-troupeau ! cela hurle, cela commet
Des crimes sur un morne et ténébreux sommet,
Cela frappe, cela blasphème, cela souffre,
Hélas ! et j’entendais sous mes pieds, dans le gouffre,
Sangloter la misère aux gémissements sourds,
Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours.
Et sur la vision lugubre, et sur moi-même
Que j’y voyais ainsi qu’au fond d’un miroir blême,
La vie immense ouvrait ses difformes rameaux ;
Je contemplais les fers, les voluptés, les maux,
La mort, les avatars et les métempsycoses,
Et dans l’obscur taillis des êtres et des choses
Je regardais rôder, noir, riant, l’œil en feu,
Satan, ce braconnier de la forêt de Dieu.

*

Quel titan avait peint cette chose inouïe ?
Sur la paroi sans fond de l’ombre épanouie
Qui donc avait sculpté ce rêve où j’étouffais ?
Quel bras avait construit avec tous les forfaits,
Tous les deuils, tous les pleurs, toutes les épouvantes,
Ce vaste enchaînement de ténèbres vivantes ?
Ce rêve, et j’en tremblais, c’était une action
Ténébreuse entre l’homme et la création ;
Des clameurs jaillissaient de dessous les pilastres ;
Des bras sortant du mur montraient le poing aux astres ;
La chair était Gomorrhe et l’âme était Sion ;
Songe énorme ! c’était la confrontation
De ce que nous étions avec ce que nous sommes ;
Les bêtes s’y mêlaient, de droit divin, aux hommes,
Comme dans un enfer ou dans un paradis ;
Les crimes y rampaient, de leur ombre grandis ;
Et même les laideurs n’étaient pas malséantes
À la tragique horreur de ces fresques géantes.
Et je revoyais là le vieux temps oublié.
Je le sondais. Le mal au bien était lié
Ainsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre.

Cette muraille, bloc d’obscurité funèbre,
Montait dans l’infini vers un brumeux matin.
Blanchissant par degrés sur l’horizon lointain,
Cette vision sombre, abrégé noir du monde,
Allait s’évanouir dans une aube profonde,
Et, commencée en nuit, finissait en lueur.

Le jour triste y semblait une pâle sueur ;
Et cette silhouette informe était voilée
D’un vague tournoiement de fumée étoilée.

*

Tandis que je songeais, l’œil fixé sur ce mur
Semé d’âmes, couvert d’un mouvement obscur
Et des gestes hagards d’un peuple de fantômes,
Une rumeur se fit sous les ténébreux dômes,
J’entendis deux fracas profonds, venant du ciel
En sens contraire au fond du silence éternel ;
Le firmament que nul ne peut ouvrir ni clore
Eut l’air de s’écarter.

*

Du côté de l’aurore,

L’esprit de l’Orestie, avec un fauve bruit,
Passait ; en même temps, du côté de la nuit,
Noir génie effaré fuyant dans une éclipse,
Formidable, venait l’immense Apocalypse ;
Et leur double tonnerre à travers la vapeur,
À ma droite, à ma gauche, approchait, et j’eus peur
Comme si j’étais pris entre deux chars de l’ombre.

Ils passèrent. Ce fut un ébranlement sombre.
Et le premier esprit cria : Fatalité !
Le second cria : Dieu ! L’obscure éternité
Répéta ces deux cris dans ses échos funèbres.

Ce passage effrayant remua les ténèbres ;
Au bruit qu’ils firent, tout chancela ; la paroi
Pleine d’ombres, frémit ; tout s’y mêla ; le roi
Mit la main à son casque et l’idole à sa mitre ;
Toute la vision trembla comme une vitre,
Et se rompit, tombant dans la nuit en morceaux ;
Et quand les deux esprits, comme deux grands oiseaux,
Eurent fui, dans la brume étrange de l’idée,
La pâle vision reparut lézardée,
Comme un temple en ruine aux gigantesques fûts,
Laissant voir de l’abîme entre ses pans confus.

*

Lorsque je la revis, après que les deux anges
L’eurent brisée au choc de leurs ailes étranges,
Ce n’était plus ce mur prodigieux, complet,
Où le destin avec l’infini s’accouplait,
Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,
Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autre
Sans que pas un fît faute et manquât à l’appel ;
Au lieu d’un continent, c’était un archipel ;
Au lieu d’un univers, c’était un cimetière ;
Par places se dressait quelque lugubre pierre,
Quelque pilier debout, ne soutenant plus rien ;
Tous les siècles tronqués gisaient ; plus de lien ;
Chaque époque pendait démantelée ; aucune
N’était sans déchirure et n’était sans lacune ;
Et partout croupissaient sur le passé détruit
Des stagnations d’ombre et des flaques de nuit.
Ce n’était plus, parmi les brouillards où l’œil plonge,
Que le débris difforme et chancelant d’un songe,
Ayant le vague aspect d’un pont intermittent
Qui tombe arche par arche et que le gouffre attend,
Et de toute une flotte en détresse qui sombre ;
Ressemblant à la phrase interrompue et sombre
Que l’ouragan, ce bègue errant sur les sommets,
Recommence toujours sans l’achever jamais.

Seulement l’avenir continuait d’éclore
Sur ces vestiges noirs qu’un pâle orient dore,
Et se levait avec un air d’astre, au milieu
D’un nuage où, sans voir de foudre, on sentait Dieu.

*

De l’empreinte profonde et grave qu’a laissée
Ce chaos de la vie à ma sombre pensée,
De cette vision du mouvant genre humain,
Ce livre, où près d’hier on entrevoit demain,
Est sorti, reflétant de poème en poème
Toute cette clarté vertigineuse et blême ;
Pendant que mon cerveau douloureux le couvait,
La légende est parfois venue à mon chevet,
Mystérieuse sœur de l’histoire sinistre ;
Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.

Et qu’est-ce maintenant que ce livre, traduit
Du passé, du tombeau, du gouffre et de la nuit ?
C’est la tradition tombée à la secousse
Des révolutions que Dieu déchaîne et pousse ;
Ce qui demeure après que la terre a tremblé ;
Décombre où l’avenir, vague aurore, est mêlé ;
C’est la construction des hommes, la masure
Des siècles, qu’emplit l’ombre et que l’idée azure,
L’affreux charnier-palais en ruine, habité
Par la mort et bâti par la fatalité,
Où se posent pourtant parfois, quand elles l’osent,
De la façon dont l’aile et le rayon se posent,
La liberté, lumière, et l’espérance, oiseau ;
C’est l’incommensurable et tragique monceau,
Où glissent, dans la brèche horrible, les vipères
Et les dragons, avant de rentrer aux repaires,
Et la nuée avant de remonter au ciel ;
Ce livre, c’est le reste effrayant de Babel ;
C’est la lugubre Tour des Choses, l’édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Fier jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd’hui n’ayant plus que de hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans l’obscure vallée ;
C’est l’épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.

Guernesey. – Avril 1857.

Sous de lourd nuages noirs qui crèvent au-dessus d'elle, une petite maison abrite de pauvres gens.

III – Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 793.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – LII, p. 756.

Les Pauvres gens – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Les Pauvres gens, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles, de Victor Hugo, enregistré dans son intégralité.
Il est précédé de II. Le crapaud et suivi par IV. Paroles dans l’épreuve, non encore enregistré sur ce site.

Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les dix parties

Vous trouverez ci-dessous, les dix parties, chacune réenregistrée avec le texte en regard.

Les Pauvres gens - I

Les Pauvres gens – I – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie des Pauvres gens – I.

Les Pauvres gens – I


Les Pauvres gens – I – Le texte


Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d’ombre, et l’on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l’encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d’un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s’étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d’âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C’est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d’écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.

Les Pauvres gens - II

Les Pauvres gens – II – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – II


Les Pauvres gens -II – Le texte


L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

Les Pauvres gens - III

Les Pauvres gens – III – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – III


Les Pauvres gens -III – Le texte


Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L’importune, et, parmi les écueils en décombres,
L’Océan l’épouvante, et toutes sortes d’ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l’artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l’énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes,
D’un côté les berceaux et de l’autre les tombes.

Elle songe, elle rêve. – Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l’hiver comme l’été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d’orge.
– Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d’une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan noir
Comme les tourbillons d’étincelles de l’âtre.
C’est l’heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu’illuminent ses yeux,
Et c’est l’heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d’ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement. –
Horreur ! l’homme, dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.

Les Pauvres gens - IV

Les Pauvres gens – IV – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – IV


Les Pauvres gens -IV – Le texte


Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c’est affreux de se dire : « Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! – mon cœur, mon sang, ma chair ! »
Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
À tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Ils n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : « Oh ! rends-nous-les ! »
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d’aide. Ses enfants sont trop petits. – Ô mère !
Tu dis : « S’ils étaient grands ! – leur père est seul ! » Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : « Oh! s’ils étaient petits ! »

Les Pauvres gens - V

Les Pauvres gens – V – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la cinquième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – V


Les Pauvres gens – V – Le texte


Elle prend sa lanterne et sa cape. – C’est l’heure
D’aller voir s’il revient, si la mer est meilleure,
S’il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! – Et la voilà qui part. L’air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l’espace où le flot des ténèbres s’épanche.
Il pleut. Rien n’est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître.
Elle va. L’on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d’humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d’un fleuve.

« Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l’autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va. »

Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
« Malade ! Et ses enfants ! comme c’est mal nourri !
Elle n’en a que deux, mais elle est sans mari. »
Puis, elle frappe encore. « Hé ! voisine ! » elle appelle.
Et la maison se tait toujours. « Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps! »
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d’une pitié suprême,
Morne, tourna dans l’ombre et s’ouvrit d’elle-même.

Les Pauvres gens - VI

Les Pauvres gens – VI – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la sixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VI


Les Pauvres gens – VI – Le texte


Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L’eau tombait du plafond comme des trous d’un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l’air effrayant ;
Un cadavre ; – autrefois, mère joyeuse et forte ; –
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après son long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l’horreur sortait de cette bouche ouverte
D’où l’âme en s’enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu’entend l’éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait froid.

Les Pauvres gens - VII

Les Pauvres gens – VII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la septième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VII


Les Pauvres gens – VII – Le texte


Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d’où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme.
La morte écoute l’ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’œil triste et hagard :
« Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi, de ton regard ? »

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !

Les Pauvres gens - VIII

Les Pauvres gens – VIII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la huitième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VIII


Les Pauvres gens – VIII – Le texte


Qu’est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu’est-ce donc qu’elle emporte ?
Qu’est-ce donc que Jeannie emporte en s’en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D’où vient qu’en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu’est-ce donc qu’elle cache avec un air troublé
Dans l’ombre, sur son lit ? Qu’a-t-elle donc volé ?

Les Pauvres gens - IX

Les Pauvres gens – IX – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la neuvième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – IX


Les Pauvres gens – IX – Le texte


Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s’assit toute pâle ; on eût dit qu’elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu’au loin grondait la mer farouche.

« Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n’avait pas assez de peine ; il faut que j’aille
Lui donner celle-là de plus. – C’est lui ? – Non. Rien.
– J’ai mal fait. – S’il me bat, je dirai : Tu fais bien.
– Est-ce lui ? – Non. – Tant mieux. – La porte bouge comme
Si l’on entrait. – Mais non. – Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j’ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! »
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S’enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N’entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l’onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : « C’est la marine. »

Les Pauvres gens - X

Les Pauvres gens – X – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la dixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – X


Les Pauvres gens – X – Le texte


« C’est toi ! » cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : « Me voici, femme ! »
Et montrait sur son front qu’éclairait l’âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait.
« Je suis volé, dit-il ; la mer c’est la forêt.
– Quel temps a-t-il fait ? – Dur. – Et la pêche ? – Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n’ai rien pris du tout. J’ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J’ai cru que le bateau se couchait, et l’amarre
A cassé. Qu’as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? »
Jeannie eut un frisson dans l’ombre et se troubla.
« – Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l’ordinaire,
J’ai cousu. J’écoutais la mer comme un tonnerre,
J’avais peur. – Oui, l’hiver est dur, mais c’est égal. »
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : « À propos, notre voisine est morte.
C’est hier qu’elle a dû mourir, enfin, n’importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L’un s’appelle Guillaume et l’autre Madeleine ;
L’un qui ne marche pas, l’autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin. »

L’homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
– Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n’est pas ma faute. C’est l’affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C’est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous.
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.

– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!

Un bras est tendu, la main relevée pour empêcher le mal, telle la conscience devant une mauvaise action.

II – La Conscience

La Conscience – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 576 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 30.

La Conscience – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Conscience, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème I. Le sacre de la femme et suivi de III. Puissance égale bonté.

La Conscience

La Conscience – Le texte

II
La Conscience

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’œil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb,
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit : « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.