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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un âne (ou un mulet ?) rétif (ou ignorant ?) penché sur un cours d'eau.

II. Mahomet

Mahomet – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIII – L’Islam ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 602.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 153.

Mahomet – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mahomet, un poème de la partie III – L’Islam, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé de I. L’An neuf de l’hégire et suivi du poème III. Le cèdre.

Mahomet

Mahomet – Le texte

II
Mahomet


Le divin Mahomet enfourchait tour à tour
Son mulet Daïdol et son âne Yafour ;
Car le sage lui-même a, selon l’occurrence,
Son jour d’entêtement et son jour d’ignorance.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente "un vieux cèdre au grand feuillage sombre" "tout auprès de la mer Rouge".

III. Le cèdre

Le cèdre – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIII – L’Islam ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 603.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 153.

Le cèdre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le cèdre, dernier poème de la partie III – L’Islam, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Mahomet.

Le cèdre

Le cèdre – Le texte

III
Le cèdre

Omer, scheik de l’Islam et de la loi nouvelle
Que Mahomet ajoute à ce qu’Issa révèle,
Marchant, puis s’arrêtant, et sur son long bâton,
Par moments, comme un pâtre, appuyant son menton,
Errait près de Djeddah la sainte, sur la grève
De la mer Rouge, où Dieu luit comme au fond d’un rêve,
Dans le désert jadis noir de l’ombre des cieux,
Où Moïse voilé passait mystérieux.
Tout en marchant ainsi, plein d’une grave idée,
Par-dessus le désert, l’Égypte et la Judée,
À Pathmos, au penchant d’un mont, chauve sommet,
Il vit Jean qui, couché sur le sable, dormait.

Car saint Jean n’est pas mort, l’effrayant solitaire ;
Dieu le tient en réserve ; il reste sur la terre
Ainsi qu’Énoch le Juste, et, comme il est écrit,
Ainsi qu’Élie, afin de vaincre l’Antéchrist.

Jean dormait ; ces regards étaient fermés qui virent
Les océans du songe où les astres chavirent ;
L’obscur sommeil couvrait cet œil illuminé,
Le seul chez les vivants auquel il fut donné
De regarder, par l’âpre ouverture du gouffre,
Les anges noirs vêtus de cuirasses de soufre,
Et de voir les Babels pencher, et les Sions
Tomber, et s’écrouler les blêmes visions,
Et les religions rire prostituées,
Et des noms de blasphème errer dans les nuées.

Jean dormait, et sa tête était nue au soleil.

Omer, le puissant prêtre, aux prophètes pareil,
Aperçut, tout auprès de la mer Rouge, à l’ombre
D’un santon, un vieux cèdre au grand feuillage sombre
Croissant dans un rocher qui bordait le chemin ;
Scheik Omer étendit à l’horizon sa main
Vers le nord habité par les aigles rapaces,
Et, montrant au vieux cèdre, au delà des espaces,
La mer Égée, et Jean endormi dans Pathmos,
Il poussa du doigt l’arbre et prononça ces mots :

« Va, cèdre ! va couvrir de ton ombre cet homme. »

Le blanc spectre de sel qui regarde Sodome
N’est pas plus immobile au bord du lac amer
Que ne le fut le cèdre à qui parlait Omer ;
Plus rétif que l’onagre à la voix de son maître,
L’arbre n’agita pas une branche.

Le prêtre

Dit : « Va donc ! » et frappa l’arbre de son bâton.

Le cèdre, enraciné sous le mur du santon,
N’eut pas même un frisson et demeura paisible.

Le scheik alors tourna ses yeux vers l’invisible,
Fit trois pas, puis, ouvrant sa droite et la levant :
« Va ! cria-t-il, va, cèdre, au nom du Dieu vivant !

— Que n’as-tu prononcé ce nom plus tôt ? » dit l’arbre.
Et, frissonnant, brisant le dur rocher de marbre,
Dressant ses bras ainsi qu’un vaisseau ses agrès,
Fendant la vieille terre aïeule des forêts,
Le grand cèdre, arrachant aux profondes crevasses
Son tronc et sa racine et ses ongles vivaces,
S’envola comme un sombre et formidable oiseau.
Il passa le mont Gour posé comme un boisseau
Sur la rouge lueur des forgerons d’Érèbe ;
Laissa derrière lui Gophna, Jéricho, Thèbe,
L’Égypte aux dieux sans nombre, informe panthéon,
Le Nil, fleuve d’Éden, qu’Adam nommait Gehon,
Le champ de Galgala plein de couteaux de pierre,
Ur, d’où vint Abraham, Bethsad, où naquit Pierre,
Et, quittant le désert d’où sortent les fléaux,
Traversa Chanaan d’Arphac à Borcéos ;
Là, retrouvant la mer, vaste, obscure, sublime,
Il plongea dans la nue énorme de l’abîme,
Et, franchissant les flots, sombre gouffre ennemi,
Vint s’abattre à Pathmos près de Jean endormi.

Jean, s’étant réveillé, vit l’arbre, et le prophète
Songea, surpris d’avoir de l’ombre sur sa tête ;
Puis il dit, redoutable en sa sérénité :
« Arbre, que fais-tu là ? Pourquoi t’es-tu hâté
De sourdre, de germer, de grandir dans une heure ?
Pourquoi donner de l’ombre au roc où je demeure ?
L’ordre éternel n’a point de ces rapidités ;
Jéhovah, dont les yeux s’ouvrent de tous côtés,
Veut que l’œuvre soit lente, et que l’arbre se fonde
Sur un pied fort, scellé dans l’argile profonde ;
Pendant qu’un arbre naît, bien des hommes mourront ;
La pluie est sa servante, et, par le bois du tronc,
La racine aux rameaux frissonnants distribue
L’eau qui se change en sève aussitôt qu’elle est bue.
Dieu le nourrit de terre, et, l’en rassasiant,
Veut que l’arbre soit dur, solide et patient,
Pour qu’il brave, à travers sa rude carapace,
Les coups de fouet du vent tumultueux qui passe,
Pour qu’il porte le temps comme l’âne son bât,
Et qu’on puisse compter, quand la hache l’abat,
Les ans de sa durée aux anneaux de sa sève ;
Un cèdre n’est pas fait pour croître comme un rêve ;
Ce que l’heure a construit, l’instant peut le briser. »
Le cèdre répondit : « Jean, pourquoi m’accuser ?
Jean, si je suis ici, c’est par l’ordre d’un homme. »
Et Jean, fauve songeur qu’en frémissant on nomme,
Reprit : « Quel est cet homme à qui tout se soumet ? »
L’arbre dit : « C’est Omer, prêtre de Mahomet.
J’étais près de Djeddah depuis des ans sans nombre ;
Il m’a dit de venir te couvrir de mon ombre. »
Alors Jean, oublié par Dieu chez les vivants,
Se tourna vers le sud et cria dans les vents
Par-dessus le rivage austère de son île :
« Nouveaux venus, laissez la nature tranquille. »

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des sculptures au sommet d'un temple (ou d'un autel). Un masque grimaçant qui est peut-être un pot et une statue de vierge à l'enfant présentant un globe ou un fruit de sa main gauche. Sue le coté se tord une vigne dont l'une des feuilles est une étoile.

V. Le temple

Le temple – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 583.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 39.

Le temple – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le temple, un poème de La Légende des siècles – Première Série, I – D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème IV. Les lions et suivi de VI. Booz endormi.

Le temple


Le temple – Le texte

V
Le temple

Moïse pour l’autel cherchait un statuaire ;
Dieu dit : « Il en faut deux ; » et dans le sanctuaire
Conduisit Oliab avec Béliséel.
L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un château enveloppé d'éclairs et de brume, dus au combat d'Olivier et Roland, que l'on ne voit pas.

II. Le mariage de Roland

Le mariage de Roland – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIV – Le Cycle héroïque chrétien ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 612.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 161.

Le mariage de Roland – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le mariage de Roland, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IV – Le Cycle héroïque chrétien, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème Le parricide.

Le mariage de Roland


Le mariage de Roland – Le texte

II
Le mariage de Roland


Ils se battent — combat terrible ! — corps à corps.
Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts ;
Ils sont là seuls tous deux dans une île du Rhône,
Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune,
Le vent trempe en sifflant les brins d’herbe dans l’eau.
L’archange saint Michel attaquant Apollo
Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre ;
Déjà, bien avant l’aube, ils combattaient dans l’ombre.
Qui, cette nuit, eût vu s’habiller ces barons,
Avant que la visière eût dérobé leurs fronts,
Eût vu deux pages blonds, roses comme des filles.
Hier, c’étaient deux enfants riant à leurs familles,
Beaux, charmants ; — aujourd’hui, sur ce fatal terrain,
C’est le duel effrayant de deux spectres d’airain,
Deux fantômes auxquels le démon prête une âme,
Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme.
Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés.
Les bateliers pensifs qui les ont amenés,
Ont raison d’avoir peur et de fuir dans la plaine,
Et d’oser, de bien loin, les épier à peine,
Car de ces deux enfants, qu’on regarde en tremblant,
L’un s’appelle Olivier et l’autre a nom Roland.

Et, depuis qu’ils sont là, sombres, ardents, farouches,
Un mot n’est pas encor sorti de ces deux bouches.

Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,
A pour père Gérard et pour aïeul Garin.
Il fut pour ce combat habillé par son père.
Sur sa targe est sculpté Bacchus faisant la guerre
Aux Normands, Rollon ivre et Rouen consterné,
Et le dieu souriant par des tigres traîné
Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre.
Son casque est enfoui sous les ailes d’une hydre ;
Il porte le haubert que portait Salomon ;
Son estoc resplendit comme l’œil d’un démon ;
Il y grava son nom afin qu’on s’en souvienne ;
Au moment du départ, l’archevêque de Vienne
A béni son cimier de prince féodal.

Roland a son habit de fer, et Durandal.

Ils luttent de si près avec de sourds murmures,
Que leur souffle âpre et chaud s’empreint sur leurs armures ;
Le pied presse le pied ; l’île à leurs noirs assauts
Tressaille au loin ; l’acier mord le fer ; des morceaux
De heaume et de haubert, sans que pas un s’émeuve,
Sautent à chaque instant dans l’herbe et dans le fleuve.
Leurs brassards sont rayés de longs filets de sang
Qui coule de leur crâne et dans leurs yeux descend.
Soudain, sire Olivier, qu’un coup affreux démasque,
Voit tomber à la fois son épée et son casque.
Main vide et tête nue, et Roland l’œil en feu !
L’enfant songe à son père et se tourne vers Dieu.
Durandal sur son front brille. Plus d’espérance !
« Çà, dit Roland, je suis neveu du roi de France,
Je dois me comporter en franc neveu de roi.
Quand j’ai mon ennemi désarmé devant moi,
Je m’arrête. Va donc chercher une autre épée,
Et tâche, cette fois, qu’elle soit bien trempée.
Tu feras apporter à boire en même temps,
Car j’ai soif.

— Fils, merci, dit Olivier.

— J’attends,

Dit Roland, hâte-toi. »

Sire Olivier appelle

Un batelier caché derrière une chapelle.

« Cours à la ville, et dis à mon père qu’il faut
Une autre épée à l’un de nous, et qu’il fait chaud. »

Cependant les héros, assis dans les broussailles,
S’aident à délacer leurs capuchons de mailles,
Se lavent le visage et causent un moment.
Le batelier revient ; il a fait promptement ;
L’homme a vu le vieux comte ; il rapporte une épée
Et du vin, de ce vin qu’aimait le grand Pompée
Et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont.
L’épée est cette illustre et fière Closamont
Que d’autres quelquefois appellent Haute-Claire.
L’homme a fui. Les héros achèvent sans colère
Ce qu’ils disaient ; le ciel rayonne au-dessus d’eux ;
Olivier verse à boire à Roland ; puis tous deux
Marchent droit l’un vers l’autre, et le duel recommence.
Voilà que par degrés de sa sombre démence
Le combat les enivre ; il leur revient au cœur
Ce je ne sais quel dieu qui veut qu’on soit vainqueur,
Et qui, s’exaspérant aux armures frappées,
Mêle l’éclair des yeux aux lueurs des épées.

Ils combattent, versant à flots leur sang vermeil.
Le jour entier se passe ainsi. Mais le soleil
Baisse vers l’horizon. La nuit vient.

« Camarade,

Dit Roland, je ne sais, mais je me sens malade.
Je ne me soutiens plus, et je voudrais un peu
De repos.

— Je prétends, avec l’aide de Dieu,

Dit le bel Olivier, le sourire à la lèvre,
Vous vaincre par l’épée et non point par la fièvre.
Dormez sur l’herbe verte, et cette nuit, Roland,
Je vous éventerai de mon panache blanc.
Couchez-vous, et dormez.

— Vassal, ton âme est neuve,

Dit Roland. Je riais, je faisais une épreuve.
Sans m’arrêter et sans me reposer, je puis
Combattre quatre jours encore, et quatre nuits. »

Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle.
Durandal heurte et suit Closamont ; l’étincelle
Jaillit de toutes parts sous leurs coups répétés.
L’ombre autour d’eux s’emplit de sinistres clartés.
Ils frappent ; le brouillard du fleuve monte et fume ;
Le voyageur s’effraye et croit voir dans la brume
D’étranges bûcherons qui travaillent la nuit.

Le jour naît, le combat continue à grand bruit ;
La pâle nuit revient, ils combattent ; l’aurore
Reparaît dans les cieux, ils combattent encore.

Nul repos. Seulement, vers le troisième soir,
Sous un arbre, en causant, ils sont allés s’asseoir ;
Puis ont recommencé.

Le vieux Gérard dans Vienne

Attend depuis trois jours que son enfant revienne.
Il envoie un devin regarder sur les tours ;
Le devin dit : « Seigneur, ils combattent toujours. »

Quatre jours sont passés, et l’île et le rivage
Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage.
Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lassés,
Froissent le glaive au glaive et sautent les fossés,
Et passent, au milieu des ronces remuées,
Comme deux tourbillons et comme deux nuées.
Ô chocs affreux ! terreur ! tumulte étincelant !
Mais, enfin, Olivier saisit au corps Roland
Qui de son propre sang en combattant s’abreuve,
Et jette d’un revers Durandal dans le fleuve.

« C’est mon tour maintenant, et je vais envoyer
Chercher un autre estoc pour vous, dit Olivier.
Le sabre du géant Sinnagog est à Vienne.
C’est, après Durandal, le seul qui vous convienne.
Mon père le lui prit alors qu’il le défit.
Acceptez-le. »

Roland sourit. « Il me suffit

De ce bâton. » Il dit, et déracine un chêne.

Sire Olivier arrache un orme dans la plaine
Et jette son épée, et Roland, plein d’ennui,
L’attaque. Il n’aimait pas qu’on vînt faire après lui
Les générosités qu’il avait déjà faites.

Plus d’épée en leurs mains, plus de casque à leurs têtes,
Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants,
À grands coups de troncs d’arbre, ainsi que des géants.

Pour la cinquième fois, voici que la nuit tombe.
Tout à coup, Olivier, aigle aux yeux de colombe,
S’arrête, et dit :

« Roland, nous n’en finirons point.

Tant qu’il nous restera quelque tronçon au poing,
Nous lutterons ainsi que lions et panthères.
Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères ?
Écoute, j’ai ma sœur, la belle Aude au bras blanc,
Épouse-la.

— Pardieu ! je veux bien, dit Roland.

Et maintenant buvons, car l’affaire était chaude. »

C’est ainsi que Roland épousa la belle Aude.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres traversant le lit d'une rivière asséchée. La silhouette d'un château se profile sur l'horizon, à droite.

I. La terre a vu jadis…

La terre a vu jadis… – Les références

La Légende des siècles – Première sérieV. Les Chevaliers errants ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 635.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 247.

La terre a vu jadis… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La terre a vu jadis…, un poème de La Légende des siècles – Première Série, V. Les Chevaliers errants, de Victor Hugo.

La terre a vu jadis…

La terre a vu jadis… – Le texte

I

La terre a vu jadis errer des paladins ;
Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,
Puis s’évanouissaient, laissant sur les visages
La crainte, et la lueur de leurs brusques passages ;
Ils étaient, dans des temps d’oppression, de deuil,
De honte, où l’infamie étalait son orgueil,
Les spectres de l’honneur, du droit, de la justice ;
Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice ;
On voyait le vol fuir, l’imposture hésiter,
Blêmir la trahison, et se déconcerter
Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,
Devant ces magistrats sinistres de l’épée ;
Malheur à qui faisait le mal ! Un de ces bras
Sortait de l’ombre avec ce cri : « Tu périras ! »
Contre le genre humain et devant la nature,
De l’équité suprême ils tentaient l’aventure ;
Prêts à toute besogne, à toute heure, en tout lieu,
Farouches, ils étaient les chevaliers de Dieu.

Ils erraient dans la nuit ainsi que des lumières.

Leur seigneurie était tutrice des chaumières ;
Ils étaient justes, bons, lugubres, ténébreux ;
Quoique gardé par eux, quoique vengé par eux,
Le peuple en leur présence avait l’inquiétude
De la foule devant la pâle solitude ;
Car on a peur de ceux qui marchent en songeant,
Pendant que l’aquilon, du haut des cieux plongeant,
Rugit, et que la pluie épand à flots son urne
Sur leur tête entrevue au fond du bois nocturne.

Ils passaient effrayants, muets, masqués de fer.

Quelques-uns ressemblaient à des larves d’enfer ;
Leurs cimiers se dressaient difformes sur leurs heaumes,
On ne savait jamais d’où sortaient ces fantômes ;
On disait : « Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? Ils sont
Ceux qui punissent, ceux qui jugent, ceux qui vont. »
Tragiques, ils avaient l’attitude du rêve.

Ô les noirs chevaucheurs ! ô les marcheurs sans trêve !
Partout où reluisait l’acier de leur corset,
Partout où l’un d’eux, calme et grave, apparaissait
Posant sa lance au coin ténébreux de la salle,
Partout où surgissait leur ombre colossale,
On sentait la terreur des pays inconnus ;
Celui-ci vient du Rhin ; celui-là du Cydnus ;
Derrière eux cheminait la Mort, squelette chauve ;
Il semblait qu’aux naseaux de leur cavale fauve
On entendît la mer ou la forêt gronder ;
Et c’est aux quatre vents qu’il fallait demander
Si ce passant était roi d’Albe ou de Bretagne ;
S’il sortait de la plaine ou bien de la montagne,
S’il avait triomphé du maure, ou du chenil
Des peuples monstrueux qui hurlent près du Nil ;
Quelle ville son bras avait prise ou sauvée ;
De quel monstre il avait écrasé la couvée.

Les noms de quelques-uns jusqu’à nous sont venus ;
Ils s’appelaient Bernard, Lahire, Eviradnus ;
Ils avaient vu l’Afrique ; ils éveillaient l’idée
D’on ne sait quelle guerre effroyable en Judée ;
Rois dans l’Inde, ils étaient en Europe barons ;
Et les aigles, les cris des combats, les clairons,
Les batailles, les rois, les dieux, les épopées,
Tourbillonnaient dans l’ombre au vent de leurs épées ;
Qui les voyait passer à l’angle de son mur
Pensait à ces cités d’or, de brume et d’azur,
Qui font l’effet d’un songe à la foule effarée :
Tyr, Héliopolis, Solyme, Césarée.
Ils surgissaient du sud ou du septentrion,
Portant sur leur écu l’hydre ou l’alérion,
Couverts des noirs oiseaux du taillis héraldique,
Marchant seuls au sentier que le devoir indique,
Ajoutant au bruit sourd de leur pas solennel
La vague obscurité d’un voyage éternel,
Ayant franchi les flots, les monts, les bois horribles,
Ils venaient de si loin, qu’ils en étaient terribles ;
Et ces grands chevaliers mêlaient à leurs blasons
Toute l’immensité des sombres horizons.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sommet enneigé au regard sévère. Il semble émerger de la noirceur qui l'entoure.

I. Le parricide

Le parricide – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIV – Le Cycle héroïque chrétien ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 609.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 157.

Le parricide – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le parricide, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IV – Le Cycle héroïque chrétien, de Victor Hugo.
Il est suivi du Mariage de Roland.

Le parricide


Le parricide – Le texte

I
Le parricide

Un jour, Kanut, à l’heure où l’assoupissement
Ferme partout les yeux sous l’obscur firmament,
Ayant pour seul témoin la nuit, l’aveugle immense,
Vit son père Swéno, vieillard presque en démence,
Qui dormait, sans un garde à ses pieds, sans un chien ;
Il le tua, disant : « Lui-même n’en sait rien. »
Puis il fut un grand roi.

Toujours vainqueur, sa vie

Par la prospérité fidèle fut suivie ;
Il fut plus triomphant que la gerbe des blés ;
Quand il passait devant les vieillards assemblés,
Sa présence éclairait ces sévères visages ;
Par la chaîne des mœurs pures et des lois sages
À son cher Danemark natal il enchaîna
Vingt îles, Fionie, Arnhout, Folster, Mona ;
Il bâtit un grand trône en pierres féodales ;
Il vainquit les Saxons, les Pictes, les Vandales,
Le Celte, et le Borusse, et le Slave aux abois,
Et les peuples hagards qui hurlent dans les bois ;
Il abolit l’horreur idolâtre, et la rune,
Et le menhir féroce où le soir, à la brune,
Le chat sauvage vient frotter son dos hideux ;
Il disait en parlant du grand César : « Nous deux ; »
Une lueur sortait de son cimier polaire ;
Les monstres expiraient partout sous sa colère ;
Il fut, pendant vingt ans qu’on l’entendit marcher,
Le cavalier superbe et le puissant archer ;
L’hydre morte, il mettait le pied sur la portée ;
Sa vie, en même temps bénie et redoutée,
Dans la bouche du peuple était un fier récit ;
Rien que dans un hiver, ce chasseur détruisit
Trois dragons en Écosse, et deux rois en Scanie ;
Il fut héros, il fut géant, il fut génie ;
Le sort de tout un monde au sien semblait lié ;
Quant à son parricide, il l’avait oublié.
Il mourut. On le mit dans un cercueil de pierre ;
Et l’évêque d’Aarhus vint dire une prière,
Et chanter sur sa tombe un hymne, déclarant
Que Kanut était saint, que Kanut était grand,
Qu’un céleste parfum sortait de sa mémoire,
Et qu’ils le voyaient, eux, les prêtres, dans la gloire,
Assis comme un prophète à la droite de Dieu.

Le soir vint ; l’orgue en deuil se tut dans le saint lieu ;
Et les prêtres, quittant la haute cathédrale,
Laissèrent le roi mort dans la paix sépulcrale.
Alors il se leva, rouvrit ses yeux obscurs,
Prit son glaive, et sortit de la tombe, les murs
Et les portes étant brumes pour les fantômes ;
Il traversa la mer qui reflète les dômes
Et les tours d’Altona, d’Aarhus et d’Elseneur ;
L’ombre écoutait les pas de ce sombre seigneur ;
Mais il marchait sans bruit étant lui-même un songe ;
Il alla droit au mont Savo que le temps ronge,
Et Kanut s’approcha de ce farouche aïeul,
Et lui dit : « Laisse-moi, pour m’en faire un linceul,
Ô Montagne Savo que la tourmente assiége,
Me couper un morceau de ton manteau de neige. »
Le mont le reconnut et n’osa refuser.
Kanut prit son épée impossible à briser,
Et sur le mont, tremblant devant ce belluaire,
Il coupa de la neige et s’en fit un suaire ;
Puis il cria : « Vieux mont, la mort éclaire peu ;
De quel côté faut-il aller pour trouver Dieu ? »
Le mont au flanc difforme, aux gorges obstruées,
Noir, triste dans le vol éternel des nuées,
Lui dit : « Je ne sais pas, spectre ; je suis ici. »
Kanut quitta le mont par les glaces saisi ;
Et, le front haut, tout blanc dans son linceul de neige,
Il entra, par delà l’Islande et la Norvège,
Seul dans le grand silence et dans la grande nuit ;
Derrière lui le monde obscur s’évanouit ;
Il se trouva, lui, spectre, âme, roi sans royaume,
Nu, face à face avec l’immensité fantôme ;
Il vit l’infini, porche horrible et reculant
Où l’éclair, quand il entre, expire triste et lent,
L’ombre, hydre dont les nuits sont les pâles vertèbres,
L’informe se mouvant dans le noir ; les Ténèbres ;
Là, pas d’astre ; et pourtant on ne sait quel regard
Tombe de ce chaos immobile et hagard ;
Pour tout bruit, le frisson lugubre que fait l’onde
De l’obscurité, sourde, effarée et profonde ;
Il avança disant : « C’est la tombe ; au delà
C’est Dieu. » Quand il eut fait trois pas, il appela ;
Mais la nuit est muette ainsi que l’ossuaire,
Et rien ne répondit : sous son blême suaire
Kanut continua d’avancer ; la blancheur
Du linceul rassurait le sépulcral marcheur ;
Il allait ; tout à coup, sur son livide voile
Il vit poindre et grandir comme une noire étoile ;
L’étoile s’élargit lentement, et Kanut,
La tâtant de sa main de spectre, reconnut
Qu’une goutte de sang était sur lui tombée ;
Sa tête, que la peur n’avait jamais courbée,
Se redressa ; terrible, il regarda la nuit,
Et ne vit rien ; l’espace était noir ; pas un bruit ;
« En avant ! » dit Kanut levant sa tête fière ;
Une seconde tache auprès de la première
Tomba, puis s’élargit ; et le chef cimbrien
Regarda l’ombre épaisse et vague, et ne vit rien ;
Comme un limier à suivre une piste s’attache,
Morne, il reprit sa route ; une troisième tache
Tomba sur le linceul. Il n’avait jamais fui ;
Kanut pourtant cessa de marcher devant lui,
Et tourna du côté du bras qui tient le glaive ;
Une goutte de sang, comme à travers un rêve,
Tomba sur le suaire et lui rougit la main ;
Pour la seconde fois il changea de chemin,
Comme en lisant on tourne un feuillet d’un registre,
Et se mit à marcher vers la gauche sinistre ;
Une goutte de sang tomba sur le linceul ;
Et Kanut recula, frémissant d’être seul,
Et voulut regagner sa couche mortuaire ;
Une goutte de sang tomba sur le suaire ;
Alors il s’arrêta livide, et ce guerrier,
Blême, baissa la tête et tâcha de prier ;
Une goutte de sang tomba sur lui. Farouche,
La prière effrayée expirant dans sa bouche,
Il se remit en marche ; et, lugubre, hésitant,
Hideux, ce spectre blanc passait ; et, par instant,
Une goutte de sang se détachait de l’ombre,
Implacable, et tombait sur cette blancheur sombre.
Il voyait, plus tremblant qu’au vent le peuplier,
Ces taches s’élargir et se multiplier ;
Une autre, une autre, une autre, une autre, ô cieux funèbres !
Leur passage rayait vaguement les ténèbres ;
Ces gouttes, dans les plis du linceul, finissant
Par se mêler, faisaient des nuages de sang ;
Il marchait, il marchait ; de l’insondable voûte
Le sang continuait à pleuvoir goutte à goutte,
Toujours, sans fin, sans bruit, et comme s’il tombait
De ces pieds noirs qu’on voit la nuit pendre au gibet ;
Hélas ! qui donc pleurait ces larmes formidables ?
L’infini. Vers les cieux, pour le juste abordables,
Dans l’océan de nuit sans flux et sans reflux,
Kanut s’avançait, pâle et ne regardant plus ;
Enfin, marchant toujours comme en une fumée,
Il arriva devant une porte fermée
Sous laquelle passait un jour mystérieux ;
Alors sur son linceul il abaissa les yeux ;
C’était l’endroit sacré, c’était l’endroit terrible ;
On ne sait quel rayon de Dieu semble visible ;
De derrière la porte on entend l’hosanna.

Le linceul était rouge et Kanut frissonna.

Et c’est pourquoi Kanut, fuyant devant l’aurore
Et reculant, n’a pas osé paraître encore
Devant le juge au front duquel le soleil luit ;
C’est pourquoi ce roi sombre est resté dans la nuit,
Et, sans pouvoir rentrer dans sa blancheur première,
Sentant, à chaque pas qu’il fait vers la lumière,
Une goutte de sang sur sa tête pleuvoir,
Rôde éternellement sous l’énorme ciel noir.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour ocre et noire, sur fond de ciel bleu, accolée à deux formes sombres qui semblent se tenir par les bras (ou les manches) (ou les ailes si ce sont deux anges venus chercher Mahomet lors de l'an neuf de l'hégire).

I. L’an neuf de l’hégire

L’an neuf de l’hégire – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIII – L’Islam ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 599.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 148.

L’an neuf de l’hégire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’an neuf de l’hégire, premier poème de la partie III – L’Islam, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. Mahomet.

L’an neuf de l’hégire

L’an neuf de l’hégire – Le texte

I

L’an neuf de l’hégire


Comme s’il pressentait que son heure était proche,
Grave, il ne faisait plus à personne un reproche ;
Il marchait en rendant aux passants leur salut ;
On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût
À peine vingt poils blancs à sa barbe encor noire ;
Il s’arrêtait parfois pour voir les chameaux boire,
Se souvenant du temps qu’il était chamelier.

Il songeait longuement devant le saint pilier ;
Par moments, il faisait mettre une femme nue
Et la regardait, puis il contemplait la nue,
Et disait : « La beauté sur terre, au ciel le jour. »

Il semblait avoir vu l’Éden, l’âge d’amour,
Les temps antérieurs, l’ère immémoriale.
Il avait le front haut, la joue impériale,
Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent,
Le cou pareil au col d’une amphore d’argent,
L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge.
Si des hommes venaient le consulter, ce juge
Laissait l’un affirmer, l’autre rire et nier,
Écoutait en silence et parlait le dernier.
Sa bouche était toujours en train d’une prière ;
Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;
Il s’occupait lui-même à traire ses brebis ;
Il s’asseyait à terre et cousait ses habits.

Il jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne,
Quoiqu’il perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.

À soixante-trois ans, une fièvre le prit.
Il relut le Koran de sa main même écrit,

Puis il remit au fils de Séid la bannière,
En lui disant : « Je touche à mon aube dernière,
Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui. »
Et son œil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui
D’un vieux aigle forcé d’abandonner son aire.
Il vint à la mosquée à son heure ordinaire,
Appuyé sur Ali, le peuple le suivant ;
Et l’étendard sacré se déployait au vent.
Là, pâle, il s’écria, se tournant vers la foule :
« Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe et s’écoule ;
La poussière et la nuit, c’est nous. Dieu seul est grand.
Peuple, je suis l’aveugle et je suis l’ignorant.
Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde. »
Un scheik lui dit :« Ô chef des vrais croyants ! le monde,
Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut ;
Le jour où tu naquis une étoile apparut,
Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent. »
Lui, reprit : « Sur ma mort les anges délibèrent ;
L’heure arrive. Écoutez. Si j’ai de l’un de vous
Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous
Qu’il m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe ;
Si j’ai frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. »
Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton.
Une vieille, tondant la laine d’un mouton,
Assise sur un seuil, lui cria : « Dieu t’assiste ! »

Il semblait regarder quelque vision triste,
Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : « Voilà,
Vous tous : je suis un mot dans la bouche d’Allah ;
Je suis cendre comme homme et feu comme prophète.
J’ai complété d’Issa la lumière imparfaite.
Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.
Le soleil a toujours l’aube pour précurseur.
Jésus m’a précédé, mais il n’est pas la Cause.
Il est né d’une vierge aspirant une rose.
Moi, comme être vivant, retenez bien ceci,
Je ne suis qu’un limon par les vices noirci ;
J’ai de tous les péchés subi l’approche étrange ;
Ma chair a plus d’affront qu’un chemin n’a de fange,
Et mon corps par le mal est tout déshonoré ;
Ô vous tous, je serai bien vite dévoré
Si dans l’obscurité du cercueil solitaire
Chaque faute de l’homme engendre un ver de terre.
Fils, le damné renaît au fond du froid caveau,
Pour être par les vers dévoré de nouveau ;
Toujours sa chair revit, jusqu’à ce que la peine,
Finie, ouvre à son vol l’immensité sereine.
Fils, je suis le champ vil des sublimes combats,
Tantôt l’homme d’en haut, tantôt l’homme d’en bas,
Et le mal dans ma bouche avec le bien alterne
Comme dans le désert le sable et la citerne ;
Ce qui n’empêche pas que je n’aie, ô croyants !
Tenu tête dans l’ombre aux anges effrayants
Qui voudraient replonger l’homme dans les ténèbres ;
J’ai parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres ;
Souvent, comme Jacob, j’ai la nuit, pas à pas,
Lutté contre quelqu’un que je ne voyais pas ;
Mais les hommes surtout ont fait saigner ma vie ;
Ils ont jeté sur moi leur haine et leur envie,
Et, comme je sentais en moi la vérité,
Je les ai combattus, mais sans être irrité ;
Et, pendant le combat, je criais : « Laissez faire !
» Je suis seul, nu, sanglant, blessé ; je le préfère.
» Qu’ils frappent sur moi tous ! que tout leur soit permis !
» Quand même, se ruant sur moi, mes ennemis
» Auraient, pour m’attaquer dans cette voie étroite,
» Le soleil à leur gauche et la lune à leur droite,
» Ils ne me feraient point reculer ! » C’est ainsi
Qu’après avoir lutté quarante ans, me voici
Arrivé sur le bord de la tombe profonde,
Et j’ai devant moi Dieu, derrière moi le monde.
Quant à vous qui m’avez dans l’épreuve suivi,
Comme les Grecs Hermès et les Hébreux Lévi,
Vous avez bien souffert, mais vous verrez l’aurore.
Après la froide nuit, vous verrez l’aube éclore ;
Peuple, n’en doutez pas ; celui qui prodigua
Les lions aux ravins du Jebel-Kronnega,
Les perles à la mer et les astres à l’ombre,
Peut bien donner un peu de joie à l’homme sombre. »

Il ajouta : « Croyez, veillez ; courbez le front.
Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront
Sur le mur qui sépare Éden d’avec l’abîme,
Étant trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime ;
Presque personne n’est assez pur de péchés
Pour ne pas mériter un châtiment ; tâchez,
En priant, que vos corps touchent partout la terre ;
L’enfer ne brûlera dans son fatal mystère
Que ce qui n’aura point touché la cendre, et Dieu
À qui baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu ;
Soyez hospitaliers ; soyez saints ; soyez justes ;
Là-haut sont les fruits purs dans les arbres augustes,
Les chevaux sellés d’or, et, pour fuir aux sept cieux,
Les chars vivants ayant des foudres pour essieux ;
Chaque houri, sereine, incorruptible, heureuse,
Habite un pavillon fait d’une perle creuse ;
Le Gehennam attend les réprouvés ; malheur !
Ils auront des souliers de feu dont la chaleur
Fera bouillir leur tête ainsi qu’une chaudière.
La face des élus sera charmante et fière. »

Il s’arrêta, donnant audience à l’esprit.
Puis, poursuivant sa marche à pas lents, il reprit :
« Ô vivants ! je répète à tous que voici l’heure
Où je vais me cacher dans une autre demeure ;
Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,
Que je sois dénoncé par ceux qui m’ont connu,
Et que, si j’ai des torts, on me crache au visage. »

La foule s’écartait muette à son passage.
Il se lava la barbe au puits d’Aboulféia.
Un homme réclama trois drachmes, qu’il paya,
Disant : « Mieux vaut payer ici que dans la tombe. »
L’œil du peuple était doux comme un œil de colombe
En regardant cet homme auguste, son appui ;
Tous pleuraient ; quand, plus tard, il fut rentré chez lui,
Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière,
Et passèrent la nuit couchés sur une pierre.
Le lendemain matin, voyant l’aube arriver :
« Aboubèkre, dit-il, je ne puis me lever,
Tu vas prendre le livre et faire la prière. »
Et sa femme Aïscha se tenait en arrière ;
Il écoutait pendant qu’Aboubèkre lisait,
Et souvent à voix basse achevait le verset ;
Et l’on pleurait pendant qu’il priait de la sorte.
Et l’ange de la mort vers le soir à la porte
Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer.
« Qu’il entre. » On vit alors son regard s’éclairer
De la même clarté qu’au jour de sa naissance ;
Et l’ange lui dit : « Dieu désire ta présence.
— Bien, » dit-il. Un frisson sur ses tempes courut,
Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.

Ce dessin de Victor Hugo représente une forteresse imposante, avec une tour, ayant une flèche, bleue. Les lions y sont sans doute enfermés.

IV. Les lions

Les lions – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 580.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 34.

Les lions – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les lions, un poème de La Légende des siècles – Première Série, I – D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème III. Puissance égale bonté et suivi de V. Le temple.

Les lions

Les lions – Le texte

IV
Les lions


Les lions dans la fosse étaient sans nourriture.
Captifs, ils rugissaient vers la grande nature
Qui prend soin de la brute au fond des antres sourds.
Les lions n’avaient pas mangé depuis trois jours.
Ils se plaignaient de l’homme, et, pleins de sombres haines,
À travers leur plafond de barreaux et de chaînes,
Regardaient du couchant la sanglante rougeur ;
Leur voix grave effrayait au loin le voyageur
Marchant à l’horizon dans les collines bleues.

Tristes, ils se battaient le ventre de leurs queues ;
Et les murs du caveau tremblaient, tant leurs yeux roux
À leur gueule affamée ajoutaient de courroux !

La fosse était profonde ; et, pour cacher leur fuite,
Og et ses vastes fils l’avaient jadis construite ;
Ces enfants de la terre avaient creusé pour eux
Ce palais colossal dans le roc ténébreux ;
Leurs têtes en ayant crevé la large voûte,
La lumière y tombait et s’y répandait toute,
Et ce cachot de nuit pour dôme avait l’azur.
Nabuchodonosor, qui régnait dans Assur,
En avait fait couvrir d’un dallage le centre ;
Et ce roi fauve avait trouvé bon que cet antre,
Qui jadis vit les Chams et les Deucalions,
Bâti par les géants, servît pour les lions.

Ils étaient quatre, et tous affreux. Une litière
D’ossements tapissait le vaste bestiaire ;
Les rochers étageaient leur ombre au-dessus d’eux ;
Ils marchaient, écrasant sur le pavé hideux
Des carcasses de bête et des squelettes d’homme.

Le premier arrivait du désert de Sodome ;
Jadis, quand il avait sa fauve liberté,
Il habitait le Sin, tout à l’extrémité
Du silence terrible et de la solitude ;
Malheur à qui tombait sous sa patte au poil rude !
Et c’était un lion des sables.

Le second

Sortait de la forêt de l’Euphrate fécond ;
Naguère, en le voyant vers le fleuve descendre,
Tout tremblait ; on avait eu du mal à le prendre,
Car il avait fallu les meutes de deux rois ;
Il grondait ; et c’était une bête des bois.

Et le troisième était un lion des montagnes.
Jadis il avait l’ombre et l’horreur pour compagnes ;
Dans ce temps-là, parfois, vers les ravins bourbeux
Se ruaient des galops de moutons et de bœufs ;
Tous fuyaient, le pasteur, le guerrier et le prêtre ;
Et l’on voyait sa face effroyable apparaître.

Le quatrième, monstre épouvantable et fier,
Était un grand lion des plages de la mer.
Il rôdait près des flots avant son esclavage.
Gur, cité forte, était alors sur le rivage ;
Ses toits fumaient ; son port abritait un amas
De navires mêlant confusément leurs mâts ;
Le paysan portant son gomor plein de manne
S’y rendait ; le prophète y venait sur son âne ;
Ce peuple était joyeux comme un oiseau lâché ;
Gur avait une place avec un grand marché,
Et l’Abyssin venait y vendre des ivoires ;
L’Amorrhéen, de l’ambre et des chemises noires ;
Ceux d’Ascalon, du beurre, et ceux d’Aser, du blé.
Du vol de ses vaisseaux l’abîme était troublé.
Or, ce lion était gêné par cette ville ;
Il trouvait, quand le soir il songeait immobile,
Qu’elle avait trop de peuple et faisait trop de bruit.
Gur était très-farouche et très-haute ; la nuit,
Trois lourds barreaux fermaient l’entrée inabordable ;
Entre chaque créneau se dressait, formidable,
Une corne de buffle ou de rhinocéros ;
Le mur était solide et droit comme un héros ;
Et l’Océan roulait à vagues débordées
Dans le fossé, profond de soixante coudées.
Au lieu de dogues noirs jappant dans le chenil,
Deux dragons monstrueux pris dans les joncs du Nil
Et dressés par un mage à la garde servile,
Veillaient des deux côtés de la porte de ville.
Or, le lion s’était une nuit avancé,
Avait franchi d’un bond le colossal fossé,
Et broyé, furieux, entre ses dents barbares,
La porte de la ville avec ses triples barres,
Et, sans même les voir, mêlé les deux dragons
Au vaste écrasement des verrous et des gonds ;
Et, quand il s’en était retourné vers la grève,
De la ville et du peuple il ne restait qu’un rêve,
Et, pour loger le tigre et nicher les vautours,
Quelques larves de murs sous des spectres de tours.

Celui-là se tenait accroupi sur le ventre.
Il ne rugissait pas, il bâillait ; dans cet antre
Où l’homme misérable avait le pied sur lui,
Il dédaignait la faim, ne sentant que l’ennui.

Les trois autres allaient et venaient ; leur prunelle,
Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile,
Le suivait ; et leur faim bondissait, et leur dent
Mâchait l’ombre à travers leur cri rauque et grondant.

Soudain, dans l’angle obscur de la lugubre étable,
La grille s’entr’ouvrit ; sur le seuil redoutable,
Un homme que poussaient d’horribles bras tremblants,
Apparut ; il était vêtu de linceuls blancs ;
La grille referma ses deux battants funèbres ;
L’homme avec les lions resta dans les ténèbres.
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant,
Se ruèrent sur lui, poussant ce hurlement
Effroyable, où rugit la haine et le ravage
Et toute la nature irritée et sauvage
Avec son épouvante et ses rébellions ;
Et l’homme dit : « La paix soit avec vous, lions ! »
L’homme dressa la main ; les lions s’arrêtèrent.

Les loups qui font la guerre aux morts et les déterrent,
Les ours au crâne plat, les chacals convulsifs
Qui pendant le naufrage errent sur les récifs,
Sont féroces ; l’hyène infâme est implacable ;
Le tigre attend sa proie et d’un seul bond l’accable ;
Mais le puissant lion, qui fait de larges pas,
Parfois lève sa griffe et ne la baisse pas,
Étant le grand rêveur solitaire de l’ombre.

Et les lions, groupés dans l’immense décombre,
Se mirent à parler entre eux, délibérant ;
On eût dit des vieillards réglant un différend
Au froncement pensif de leurs moustaches blanches.
Un arbre mort pendait, tordant sur eux ses branches.

Et, grave, le lion des sables dit : « Lions,
Quand cet homme est entré, j’ai cru voir les rayons
De midi dans la plaine où l’ardent semoun passe,
Et j’ai senti le souffle énorme de l’espace ;
Cet homme vient à nous de la part du désert. »

Le lion des bois dit : « Autrefois, le concert
Du figuier, du palmier, du cèdre et de l’yeuse,
Emplissait jour et nuit ma caverne joyeuse ;
Même à l’heure où l’on sent que le monde se tait,
Le grand feuillage vert autour de moi chantait.
Quand cet homme a parlé, sa voix m’a semblé douce
Comme le bruit qui sort des nids d’ombre et de mousse ;
Cet homme vient à nous de la part des forêts. »

Et celui qui s’était approché le plus près,
Le lion noir des monts dit : « Cet homme ressemble
Au Caucase, où jamais une roche ne tremble ;
Il a la majesté de l’Atlas ; j’ai cru voir,
Quand son bras s’est levé, le Liban se mouvoir
Et se dresser, jetant l’ombre immense aux campagnes ;
Cet homme vient à nous de la part des montagnes. »

Le lion qui, jadis, au bord des flots rôdant,
Rugissait aussi haut que l’Océan grondant,
Parla le quatrième, et dit : « Fils, j’ai coutume,
En voyant la grandeur, d’oublier l’amertume,
Et c’est pourquoi j’étais le voisin de la mer.
J’y regardais — laissant les vagues écumer —
Apparaître la lune et le soleil éclore,
Et le sombre infini sourire dans l’aurore ;
Et j’ai pris, ô lions, dans cette intimité,
L’habitude du gouffre et de l’éternité ;
Or, sans savoir le nom dont la terre le nomme,
J’ai vu luire le ciel dans les yeux de cet homme ;
Cet homme au front serein vient de la part de Dieu. »

Quand la nuit eut noirci le grand firmament bleu,
Le gardien voulut voir la fosse, et cet esclave,
Collant sa face pâle aux grilles de la cave,
Dans la profondeur vague aperçut Daniel
Qui se tenait debout et regardait le ciel,
Et songeait, attentif aux étoiles sans nombre,
Pendant que les lions léchaient ses pieds dans l’ombre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre et l'approche de la comète de Halley, annoncée par ses ondes.

La comète

La comète – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVI. La Comète – 1759 – ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 423.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXLVI. La Comète, p. 675.

La comète – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La comète, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La comète


La comète – Le texte

La comète
– 1759 –


Il avait dit : — Tel jour cet astre reviendra. —

Quelle huée ! Ayez pour Vishnou, pour Indra,
Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte ;
Affirmez par le fer, par le feu, par l’insulte,
L’idole informe et vague au fond des bleus éthers,
Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters
Échoués dans notre âme obscure sur la grève
De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve ;
Sur les Saint-Baboleyns et sur les Saint-Andrés
Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez ;
Dites que vous avez vu, parmi les mouettes
Et les aigles, passer dans l’air des silhouettes
De maisons qu’en leurs bras tenaient des chérubins ;
Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains
Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches,
On est cerf à jamais errant parmi les branches ;
Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons
Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts ;
Soyez bonze au Tonquin, mage dans les Chaldées ;
Croyez que les Lédas sont d’en haut fécondées
Et que les cygnes font aux vierges des enfants ;
Donnez l’Égypte aux bœufs et l’Inde aux éléphants ;
Affirmez l’oignon dieu, Vénus, Ève, et leur pomme ;
Et le soleil cloué sur place par un homme
Pour offrir un plus long carnage à des soldats ;
Inventez des Korans, des Talmuds, des Védas,
Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe,
C’est bien. Mais n’allez pas calculer une courbe,
Compléter le savoir par l’intuition,
Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon
Passe, astre formidable, à travers les étoiles,
N’allez pas mesurer le trou qu’il fait aux toiles
Du grand plafond céleste, et rechercher l’emploi
Qu’il a dans ce chaos d’où sort la vaste loi ;
Laissez errer là-haut la torche funéraire ;
Ne questionnez point sur son itinéraire
Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu ;
Ne lui demandez pas : Où vas-tu ? D’où viens-tu ?
Ne faites pas, ainsi que l’essaim sur l’Hymète,
Rôder le chiffre en foule autour de la comète ;
Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant,
Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant,
Ne faites pas lutter l’espace avec le nombre ;
Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l’ombre ;
Ne fixez pas sur eux vos yeux ; et ce manteau
De lueur où s’abrite un sombre incognito,
Ne le soulevez pas, car votre main savante
Y trouverait la vie et non pas l’épouvante,
Et l’homme ne veut point qu’on touche à sa terreur ;
Il y tient ; le calcul l’irrite ; sa fureur
Contre quiconque cherche à l’éclairer, commence
Au point où la raison ressemble à la démence ;
Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on
Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton
Qu’un ascète perdu dans des recherches sombres
Après le chiffre, après le rêve, après des ombres,
Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants
Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens,
Regardant le ciel spectre au fond du télescope,
Chez les astres voyant, chez les hommes myope !
Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux
Qui, voyant les secrets d’en haut venir vers eux,
Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres
L’ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres,
Et, sondant l’infini, mer qui veut se voiler,
Disent à la science impassible d’aller
Voir de près telle ou telle étoile voyageuse,
Et de ne revenir, ruisselante plongeuse,
De l’abîme qu’avec cette perle, le vrai !
D’ailleurs ce diamant, cet or, ce minerai,
Le réel, quel mineur le trouve ? Qui donc creuse
Et fouille assez avant dans la nature affreuse
Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit ? Hormis
L’autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis,
Et le temple doré que la foule contemple,
Et l’espèce de ciel qui s’adapte à ce temple,
Rien n’est certain. Est-il rien de plus surprenant
Qu’un rêveur qui demande au mystère tonnant,
À ces bleus firmaments où se croisent les sphères,
De lui conter à lui curieux leurs affaires,
Et qui veut avec l’ombre et le gouffre profond
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu’ils font,
Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre,
Et qui, pour éclairer l’immensité de l’antre
Où la Pléïade avec Sirius se confond,
Allume sa chandelle et dit : J’ai vu le fond !
Un pygmée à ce point peut-il être imbécile ?
Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile
Furent extravagants, mais parmi les songeurs
Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs,
En est-il un, parmi les pires, qui promette
Le retour de ce monstre éperdu, la comète ?
La comète est un monde incendié qui court,
Furieux, au delà du firmament trop court ;
Elle a la ressemblance affreuse de l’épée ;
Est-ce qu’on ne voit pas que c’est une échappée ?
Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé.
Ah ! vous ouvrez sa porte ! Ah ! vous avez sa clé !
Comme du haut d’un pont on voit l’eau fuir sous l’arche,
Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche ;
Vous distinguez de loin sa sinistre maison ;
Ah ! vous savez au juste et de quelle façon
Elle s’évade et prend la fuite dans l’abîme !
Ce qu’ignorait Jésus, ce que le Kéroubime
Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez !
Les yeux d’une lumière invisible noyés,
Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue
Dans notre gouffre d’ombre à l’immense inconnue !
Vous savez le total quand Dieu jette les dés !
Quoi ! cet astre est votre astre, et vous lui défendez
De s’attarder, d’errer dans quelque route ancienne,
Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne !
Ah ! vous savez le rythme énorme de la nuit !
Il faut que ce volcan échevelé qui fuit,
Que cette hydre, terreur du Cancer et de l’Ourse,
Se souvienne de vous au milieu de sa course
Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous !
Quoi ! pour avoir, ainsi qu’à l’épouse l’époux,
Donné vos nuits à l’âpre algèbre, quoi ! pour être
Attentif au zénith comme au dogme le prêtre,
Quoi ! pour avoir pâli sur les nombres hagards
Qui d’Hermès et d’Euclide ont troublé les regards,
Vous voilà le seigneur des profondes contrées !
Vous avez dans la cage horrible vos entrées !
Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros,
Prendre aux cheveux l’étoile à travers les barreaux !
Vous connaissez les mœurs des fauves météores,
Vous datez les déclins, vous réglez les aurores,
Vous montez l’escalier des firmaments vermeils,
Vous allez et venez dans la fosse aux soleils !
Quoi ! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre !
En vertu des bouquins qu’on peut sur les quais lire,
Qui sur les parapets s’étalent tout l’été
Feuilletés par le vent sans curiosité,
Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie,
De par Bezout, de par l’X et l’Y grec, magie
Dont l’informe grimoire emplit votre grenier,
Vous nain, vous avez fait l’Infini prisonnier !
Votre altière hypothèse à vos calculs l’attelle !
Vous savez tout ! Le temps que met l’aube immortelle
À traverser l’azur d’un bout à l’autre bout,
Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout,
Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures,
La possibilité des rencontres obscures,
L’empyrée en tous sens par mille feux rayé,
Les cercles que peut faire un satan ennuyé
En crachant dans le puits de l’abîme, les ondes
Du divin tourbillon qui tourmente les mondes
Et les secoue ainsi que le vent le sapin,
Vous avez tout noté sur votre calepin !
Vous êtes le devin d’en haut, le cicerone
Du pâle Aldebaran inquiet sur son trône !
Vous êtes le montreur d’Allioth, d’Arcturus,
D’Orion, des lointains univers apparus,
Et de tous les passants de la forêt des astres !
Vous en savez plus long que les grands Zoroastres
Et qu’Esdras qui hantait les chênes de Membré ;
Vous êtes le cornac du prodige effaré ;
La comète est à vous ; vous êtes son pontife ;
Et vous avez lié votre fil à la griffe
De cet épouvantable oiseau mystérieux,
Et vous l’allez tirer à vous du fond des cieux !
Londre, offre ton Bedlam ! Paris, ouvre Bicêtre !

Tout cela s’écroula sur Halley.

Votre ancêtre,

Ô rêveurs ! c’est le noir Prométhée, et vos cœurs,
Mordus comme le sien par les vautours moqueurs,
Saignent, et vous avez au pied la même chaîne ;
L’homme a pour les chercheurs un Caucase de haine ;
Empédocle est toujours brûlé par son volcan ;
Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan,
Râlent sur l’éternel pilori des génies
Et des fous. Ce Halley, certes, qu’aux gémonies
Rome eût traîné, qu’Athène au cloaque eût poussé,
Était impie, à moins qu’il ne fût insensé !
Jamais homme ici-bas ne s’était vu proscrire
Par un si formidable et sombre éclat de rire ;
Tout l’accabla, les gens légers, les sérieux,
Et les grands gestes noirs des prêtres furieux.
Quoi ! cet homme saurait ce que la Bible ignore !
La vaste raillerie est un dôme sonore
Au-dessus d’une tête, et ce sinistre mur
Parle et de mille échos emplit un crâne obscur.
C’est ainsi que le rire, infâme et froid visage,
Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage.
Halley morne s’alla cacher on ne sait où.
Avait-il été sage et fut-il vraiment fou ?
On ne sait. Le certain c’est qu’il courba la tête
Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête,
Et qu’il baissa les yeux qu’il avait trop levés.
Les petits enfants nus courant sur les pavés
Le suivaient, et la foule en tumulte accourue
Riait, quand il passait le soir dans quelque rue,
Et l’on disait : C’est lui ! chacun voulant punir
L’homme qui voit de loin une étoile venir.
C’est lui ! le fou ! Les cris allaient jusqu’aux nuées ;
Et le pauvre homme errait triste sous les huées.
Il mourut.

L’ombre est vaste et l’on n’en parla plus.

L’homme que tout le monde insulte est un reclus,
On l’évite vivant et mort on le rature.
Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature ;
Il fut ce qui s’en va le soir sous l’horizon ;
On le mit dans un coin quelconque d’un gazon
À côté d’une église obscure, vraie ou fausse ;
Et la blême ironie autour de cette fosse
Voleta quelque temps, étant chauve-souris ;
Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits ;
Un cercueil bafoué ne vaut pas qu’on s’en vante ;
Ce qui plaît, c’est de voir saigner la chair vivante ;
Contre ce qui n’est plus pourquoi s’évertuer,
Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer ?
Que sert d’assassiner de l’ombre et de la cendre ?
Donc chez les vers de terre on le laissa descendre ;
La haine s’éteignit comme toute rumeur ;
On finit par laisser tranquille ce dormeur,
Et tu t’en emparas, profonde pourriture ;
Ce jouet des vivants tomba dans l’ouverture
De l’inconnu, silence, ombre où s’épanouit
La grande paix sinistre éparse dans la nuit ;
Et l’herbe, ce linceul, l’oubli, ce crépuscule,
Eurent vite effacé ce tombeau ridicule.
L’oubli, c’est la fin morne ; on oublia le nom,
L’homme, tout ; ce rêveur digne du cabanon,
Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage
Des astres qui n’ont point d’orbite et n’ont point d’âge,
Ces soleils à travers les chiffres aperçus ;
Et la ronce se mit à pousser là-dessus.

Un nom, c’est un haillon que les hommes lacèrent,
Et cela se disperse au vent.

Trente ans passèrent.

On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu’on sait ?
Et depuis bien longtemps personne ne pensait
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l’herbe.
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe,
À l’heure où sous le grand suaire tout se tait,
Blêmir confusément, puis blanchir, et c’était
Dans l’année annoncée et prédite, et la cime
Des monts eut un reflet étrange de l’abîme
Comme lorsqu’un flambeau rôde derrière un mur,
Et la blancheur devint lumière, et dans l’azur
La clarté devint pourpre, et l’on vit poindre, éclore,
Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore
Qui se mit à monter dans le haut firmament
Par degrés et sans hâte et formidablement ;
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ;
Et soudain, comme un spectre entre en une maison,
Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues,
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci ;
Et l’astre effrayant dit aux hommes : « Me voici ! »

Remarque

Ce poème n’est pas court, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté jusqu’au bout. Et si vous avez écouté jusqu’au bout, vous aurez entendu une énorme erreur de liaison mal-t-à propos. Je l’ai laissée parce que c’est le jeu du vivant. J’enregistre chaque poème dans son intégralité et je mets en ligne le résultat. Merci, vous qui avez accordez votre temps à ce poème, il reviendra à une heure précise en vous. Quand ? Je ne possède pas la science de Halley pour réaliser ce calcul…

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un animal tenu en laisse par un ange vers lequel vient un autre animal. Une horloge est au-dessus du premier animal.

XXI. Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireXXI ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 695.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 799.

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – Le texte

XXI


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde.
— Les deux bêtes les plus gracieuses du monde,
Le chat et la souris, se haïssent. Pourquoi ?
Explique-moi cela, Jeanne. — Non sans effroi
Devant l’énormité de l’ombre et du mystère,
Jeanne se mit à rire. — Eh bien ? — Petit grand-père,
je ne sais pas. Jouons. — Et Jeanne repartit :
— Vois-tu, le chat c’est gros, la souris c’est petit.
— Eh bien ? — Et Jeanne alors, en se grattant la tête,
Reprit : — Si la souris était la grosse bête,
À moins que le bon Dieu là-haut ne se fâchât,
Ce serait la souris qui mangerait le chat.