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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'écume au-dessus de la vague, ange blanc qui semble s'extraire de la noirceur des flots des "temps sombres".

XIII. À propos d’Horace

À propos d’Horace – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 274.

À propos d’Horace – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À propos d’Horace, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XII. Vere Novo et suivi de XIV. À Granville, en 1836.

À propos d’Horace


À propos d’Horace – Le texte

XIII
À propos d’Horace


Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !
Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues !
Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété,
Vous niez l’idéal, la grâce et la beauté !
Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles !
Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles !
Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout !
Car vous êtes mauvais et méchants ! — Mon sang bout
Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique !
Que d’ennuis ! de fureurs ! de bêtises ! — gredins ! —
Que de froids châtiments et que de chocs soudains !
« Dimanche en retenue et cinq cents vers d’Horace ! »
Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse,
Et je balbutiais : « Monsieur… — Pas de raisons !
« Vingt fois l’ode à Plancus et l’épître aux Pisons ! »
Or j’avais justement, ce jour-là, — douce idée
Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haÿdée, —
Un rendez-vous avec la fille du portier ;
Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier !
Je devais, en parlant d’amour, extase pure !
En l’enivrant avec le ciel et la nature,
La mener, si le temps n’était pas trop mauvais,
Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais !
Rêve heureux ! je voyais, dans ma colère bleue,
Tout cet éden, congé, les lilas, la banlieue,
Et j’entendais, parmi le thym et le muguet,
Les vagues violons de la mère Saguet !
Ô douleur ! Furieux, je montais à ma chambre,
Fournaise au mois de juin, et glacière en décembre ;
Et, là, je m’écriais :

— Horace ! ô bon garçon !

Qui vivais dans le calme et selon la raison,
Et qui t’allais poser, dans ta sagesse franche,
Sur tout, comme l’oiseau se pose sur la branche,
Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieux
Que le temps de chanter ton chant libre et joyeux !
Tu marchais, écoutant le soir, sous les charmilles,
Les rires étouffés des folles jeunes filles,
Les doux chuchotements dans l’angle obscur du bois ;
Tu courtisais ta belle esclave quelquefois,
Myrtale aux blonds cheveux, qui s’irrite et se cabre
Comme la mer creusant les golfes de Calabre ;
Ou bien tu t’accoudais à table, buvant sec
Ton vin que tu mettais toi-même en un pot grec.
Pégase te soufflait des vers de sa narine ;
Tu songeais ; tu faisais des odes à Barine,
À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,
À Chloë, qui passait le long de ton vieux mur,
Portant sur son beau front l’amphore délicate.
La nuit, lorsque Phœbé devient la sombre Hécate,
Les halliers s’emplissaient pour toi de visions ;
Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons,
Cerbère se frotter, la queue entre les jambes,
À Bacchus, dieu des vins et père des ïambes ;
Silène digérer dans sa grotte, pensif ;
Et se glisser dans l’ombre, et s’enivrer, lascif,
Aux blanches nudités des nymphes peu vêtues,
Le faune aux pieds de chèvre, aux oreilles pointues !
Horace, quand grisé d’un petit vin sabin,
Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,
Qui t’eût dit, ô Flaccus ! quand tu peignais à Rome
Les jeunes chevaliers courant dans l’hippodrome,
Comme Molière a peint en France les marquis,
Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis,
Pour servir, dans le siècle odieux où nous sommes,
D’instruments de torture à d’horribles bonshommes,
Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants,
Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents !
Grimauds hideux qui n’ont, tant leur tête est vidée,
Jamais eu de maîtresse et jamais eu d’idée !

Puis j’ajoutais, farouche :

— Ô cancres ! qui mettez

Une soutane aux dieux de l’éther irrités,
Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes
Coiffez sinistrement les olympiens mornes,
Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits !
Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,
Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ô cruches !
L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches,
L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant !
Nul ne vit près de vous dressé sur son séant ;
Et vous pétrifiez d’une haleine sordide
Le jeune homme naïf, étincelant, splendide ;
Et vous vous approchez de l’aurore, endormeurs !
À Pindare serein plein d’épiques rumeurs,
À Sophocle, à Térence, à Plaute, à l’ambroisie,
Ô traîtres, vous mêlez l’antique hypocrisie,
Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vos exeats,
Et l’assoupissement des noirs couvents béats ;
Vos coups d’ongle rayant tous les sublimes livres,
Vos préjugés qui font vos yeux de brouillards ivres,
L’horreur de l’avenir, la haine du progrès ;
Et vous faites, sans peur, sans pitié, sans regrets,
À la jeunesse, aux cœurs vierges, à l’espérance,
Boire dans votre nuit ce vieil opium rance !
Ô fermoirs de la bible humaine ! sacristains
De l’art, de la science, et des maîtres lointains,
Et de la vérité que l’homme aux cieux épelle,
Vous changez ce grand temple en petite chapelle !
Guichetiers de l’esprit, faquins dont le goût sûr
Mène en laisse le beau ; porte-clefs de l’azur,
Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrés voiles,
Tibulle plein d’amour, Virgile plein d’étoiles,
Vous faites de l’enfer avec ces paradis !

Et, ma rage croissant, je reprenais :

— Maudits,

Ces monastères sourds ! bouges ! prisons haïes !
Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes,
Culotte bas, vieux tigre ! Écoliers ! écoliers !
Accourez par essaims, par bandes, par milliers,
Du gamin de Paris au græculus de Rome,
Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme !
Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons !
Le mannequin sur qui l’on drape des haillons
A tout autant d’esprit que ce cuistre en son antre.
Et tout autant de cœur ; et l’un a dans le ventre
Du latin et du grec comme l’autre a du foin.
Ah ! je prends Phyllodoce et Xanthis à témoin
Que je suis amoureux de leurs claires tuniques ;
Mais je hais l’affreux tas des vils pédants iniques !
Confier un enfant, je vous demande un peu,
À tous ces êtres noirs ! autant mettre, morbleu,
La mouche en pension chez une tarentule !
Ces moines, expliquer Platon, lire Catulle,
Tacite racontant le grand Agricola,
Lucrèce ! eux, déchiffrer Homère, ces gens-là !
Ces diacres, ces bedeaux dont le groin renifle !
Crânes d’où sort la nuit, pattes d’où sort la gifle,
Vieux dadais à l’air rogue, au sourcil triomphant,
Qui ne savent pas même épeler un enfant !
Ils ignorent comment l’âme naît et veut croître.
Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître !
Ils en sont à l’A, B, C, D, du cœur humain ;
Ils sont l’horrible Hier qui veut tuer Demain ;
Ils offrent à l’aiglon leurs règles d’écrevisses.
Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices.
Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne dit pas !
Le pluriel met une S à leurs meas culpas,
Les boucs mystérieux, en les voyant s’indignent,
Et, quand on dit : « Amour ! » terre et cieux ! ils se signent.
Leur vieux viscère mort insulte au cœur naissant.
Ils le prennent de haut avec l’adolescent,
Et ne tolèrent pas le jour entrant dans l’âme
Sous la forme pensée ou sous la forme femme.
Quand la muse apparaît, ces hurleurs de holà
Disent : « Qu’est-ce que c’est que cette folle-là ? »
Et, devant ses beautés, de ses rayons accrues,
Ils reprennent : « Couleurs dures, nuances crues ;
« Vapeurs, illusions, rêves ; et quel travers
« Avez-vous de fourrer l’arc-en-ciel dans vos vers ? »
Ils raillent les enfants, ils raillent les poëtes ;
Ils font aux rossignols leurs gros yeux de chouettes ;
L’enfant est l’ignorant, ils sont l’ignorantin ;
Ils raturent l’esprit, la splendeur, le matin ;
Ils sarclent l’idéal ainsi qu’un barbarisme,
Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme ! —

Ainsi l’on m’entendait dans ma geôle crier.

Le monologue avait le temps de varier.
Et je m’exaspérais, faisant la faute énorme,
Ayant raison au fond, d’avoir tort dans la forme.
Après l’abbé Tuet, je maudissais Bezout ;
Car, outre les pensums où l’esprit se dissout,
J’étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre ! enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre ;
On me liait au fond d’un Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les ailes jusqu’au bec,
Sur l’affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas ! on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires ;
Et je me débattais, lugubre patient
Du diviseur prêtant main-forte au quotient.
De là mes cris.

Un jour, quand l’homme sera sage,

Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage,
Quand les sociétés difformes sentiront
Dans l’enfant mieux compris se redresser leur front,
Que, des libres essors ayant sondé les règles,
On connaîtra la loi de croissance des aigles,
Et que le plein midi rayonnera pour tous,
Savoir étant sublime, apprendre sera doux.
Alors, tout en laissant au sommet des études
Les grands livres latins et grecs, ces solitudes
Où l’éclair gronde, où luit la mer, où l’astre rit,
Et qu’emplissent les vents immenses de l’esprit,
C’est en les pénétrant d’explication tendre,
En les faisant aimer, qu’on les fera comprendre.
Homère emportera dans son vaste reflux
L’écolier ébloui ; l’enfant ne sera plus
Une bête de somme attelée à Virgile ;
Et l’on ne verra plus ce vif esprit agile
Devenir, sous le fouet d’un cuistre ou d’un abbé,
Le lourd cheval poussif du pensum embourbé.
Chaque village aura, dans un temple rustique,
Dans la lumière, au lieu du magister antique,
Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât,
L’instituteur lucide et grave, magistrat
Du progrès, médecin de l’ignorance, et prêtre
De l’idée ; et dans l’ombre on verra disparaître
L’éternel écolier et l’éternel pédant.
L’aube vient en chantant, et non pas en grondant.
Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère ;
Ils se demanderont ce que nous pouvions faire
Enseigner au moineau par le hibou hagard.
Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine ;
Alors, plus de grimoire obscur, fade, étouffant ;
Le maître, doux apôtre incliné sur l’enfant,
Fera, lui versant Dieu, l’azur et l’harmonie,
Boire la petite âme à la coupe infinie,
Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs.
Tu laisseras passer dans tes jambages noirs
Une pure lueur, de jour en jour moins sombre,
Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre !

Paris, mai 1831.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, de façon abstraite, une ligne d'horizon, avec un océan sépia et un ciel de même teinte, qui semblent dire : Pas de représailles.

V. Pas de représailles

Pas de représailles – Les références

L’Année terribleAvril ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 102.

Pas de représailles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pas de représailles, un poème du recueil L’Année terrible, Avril, de Victor Hugo.

Pas de représailles


Pas de représailles – Le texte

V
Pas de représailles


Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois ;
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle est l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – « Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. » –
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : – « Voilons la vérité ! »
Jamais je ne dirai : – « Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers, et je frappe, ayant été frappé. –
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci, jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ?
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne,
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verroux,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux taches collées l'une à l'autre, et leurs éclaboussures.

IX. À l’évêque qui m’appelle athée

À l’évêque qui m’appelle athée – Les références

L’Année terribleNovembre ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 42.

À l’évêque qui m’appelle athée – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À l’évêque qui m’appelle athée, un poème du recueil L’Année terrible, Novembre, de Victor Hugo.

À l’évêque qui m’appelle athée


À l’évêque qui m’appelle athée – Le texte

IX
À l’évêque qui m’appelle athée


Athée ? entendons-nous, prêtre, une fois pour toutes.
M’espionner, guetter mon âme, être aux écoutes,
Regarder par le trou de la serrure au fond
De mon esprit, chercher jusqu’où mes doutes vont,
Questionner l’enfer, consulter son registre
De police, à travers son soupirail sinistre,
Pour voir ce que je nie ou bien ce que je croi,
Ne prends pas cette peine inutile. Ma foi
Est simple, et je la dis. J’aime la clarté franche :

S’il s’agit d’un bonhomme à longue barbe blanche,
D’une espèce de pape ou d’empereur, assis
Sur un trône qu’on nomme au théâtre un châssis,
Dans la nuée, ayant un oiseau sur sa tête,
À sa droite un archange, à sa gauche un prophète,
Entre ses bras son fils pâle et percé de clous,
Un et triple, écoutant des harpes, Dieu jaloux,
Dieu vengeur, que Garasse enregistre, qu’annote
L’abbé Pluche en Sorbonne et qu’approuve Nonotte ;
S’il s’agit de ce Dieu que constate Trublet,
Dieu foulant aux pieds ceux que Moïse accablait,
Sacrant tous les bandits royaux dans leurs repaires,
Punissant les enfants pour la faute des pères,
Arrêtant le soleil à l’heure où le soir nait,
Au risque de casser le grand ressort tout net,
Dieu mauvais géographe et mauvais astronome,
Contrefaçon immense et petite de l’homme,
En colère, et faisant la moue au genre humain,
Comme un Père Duchêne un grand sabre à la main ;
Dieu qui volontiers damne et rarement pardonne,
Qui sur un passe-droit consulte une madone,
Dieu qui dans son ciel bleu se donne le devoir
D’imiter nos défauts et le luxe d’avoir
Des fléaux, comme on a des chiens ; qui trouble l’ordre,
Lâche sur nous Nemrod et Cyrus, nous fait mordre
Par Cambyse, et nous jette aux jambes Attila,
Prêtre, oui, je suis athée à ce vieux bon Dieu-là.

Mais s’il s’agit de l’être absolu qui condense
Là-haut tout l’idéal dans toute l’évidence,
Par qui, manifestant l’unité de la loi,
L’univers peut, ainsi que l’homme, dire : Moi ;
De l’être dont je sens l’âme au fond de mon âme,
De l’être qui me parle à voix basse, et réclame
Sans cesse pour le vrai contre le faux, parmi
Les instincts dont le flot nous submerge à demi ;
S’il s’agit du témoin dont ma pensée obscure
A parfois la caresse et parfois la piqûre
Selon qu’en moi, montant au bien, tombant au mal,
Je sens l’esprit grandir ou croître l’animal ;
S’il s’agit du prodige immanent qu’on sent vivre
Plus que nous ne vivons, et dont notre âme est ivre
Toutes les fois qu’elle est sublime, et qu’elle va,
Où s’envola Socrate, où Jésus arriva,
Pour le juste, le vrai, le beau, droit au martyre,
Toutes les fois qu’au gouffre un grand devoir l’attire,
Toutes les fois qu’elle est dans l’orage alcyon,
Toutes les fois qu’elle a l’auguste ambition
D’aller, à travers l’ombre infâme qu’elle abhorre
Et de l’autre côté des nuits, trouver l’aurore ;
Ô prêtre, s’il s’agit de ce quelqu’un profond
Que les religions ne font ni ne défont,
Que nous devinons bon et que nous sentons sage,
Qui n’a pas de contour, qui n’a pas de visage,
Et pas de fils, ayant plus de paternité
Et plus d’amour que n’a de lumière l’été ;
S’il s’agit de ce vaste inconnu que ne nomme,
N’explique et ne commente aucun Deutéronome,
Qu’aucun Calmet ne peut lire en aucun Esdras,
Que l’enfant dans sa crèche et les morts dans leurs draps,
Distinguent vaguement d’en bas comme une cime,
Très-Haut qui n’est mangeable en aucun pain azime,
Qui parce que deux cœurs s’aiment, n’est point fâché,
Et qui voit la nature où tu vois le péché ;
S’il s’agit de ce Tout vertigineux des êtres
Qui parle par la voix des éléments, sans prêtres,
Sans bibles, point charnel et point officiel,
Qui pour livre a l’abîme et pour temple le ciel,
Loi, Vie, Âme, invisible à force d’être énorme,
Impalpable à ce point qu’en dehors de la forme
Des choses que dissipe un souffle aérien,
On l’aperçoit dans tout sans le saisir dans rien ;
S’il s’agit du suprême Immuable, solstice
De la raison, du droit, du bien, de la justice,
En équilibre avec l’infini, maintenant,
Autrefois, aujourd’hui, demain, toujours, donnant
Aux soleils la durée, aux cœurs la patience,
Qui, clarté hors de nous, est en nous conscience ;
Si c’est de ce Dieu-là qu’il s’agit, de celui
Qui toujours dans l’aurore et dans la tombe a lui,
Étant ce qui commence et ce qui recommence ;
S’il s’agit du principe éternel, simple, immense,
Qui pense puisqu’il est, qui de tout est le lieu,
Et que, faute d’un nom plus grand, j’appelle Dieu,
Alors tout change, alors nos esprits se retournent,
Le tien vers la nuit, gouffre et cloaque où séjournent
Les rires, les néants, sinistre vision,
Et le mien vers le jour, sainte affirmation,
Hymne, éblouissement de mon âme enchantée ;
Et c’est moi le croyant, prêtre, et c’est toi l’athée.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo est composé par des taches dont une qui coule vers le bas de la feuille... à moins que ce ne soit la banquise sur laquelle rampe un phoque hilare devant le principe de réalité.

II. Réalité

Réalité – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseII. Les Complications de l’idéal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 861.

Réalité – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Réalité, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, II. Les Complications de l’idéal, de Victor Hugo.

Réalité


Réalité – Le texte

II
Réalité

La nature est partout la même,
À Gonesse comme au Japon.
Mathieu Dombasle est Triptolème ;
Une chlamyde est un jupon.

Lavallière dans son carrosse,
Pour Louis ou pour Mars épris,
Était tout juste aussi féroce
Qu’en son coquillage Cypris.

Ô fils et frères, ô poëtes,
Quand la chose est, dites le mot.
Soyez de purs esprits, et faites.
Rien n’est bas quand l’âme est en haut.

Un hoquet à Silène échappe
Parmi les roses de Pœstum.
Quand Horace étale Priape,
Shakspeare peut risquer Bottom.

La vérité n’a pas de bornes.
Grâce au grand Pan, dieu bestial,
Fils, le réel montre ses cornes
Sur le front bleu de l’idéal.