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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme au buste nue, penchée vers la gauche. Un rideau s'écarte derrière elle.

VII. Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain…

Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain… – Les références

Toute la lyreSixième partie : [L’Amour] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 388.

Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain…, un poème du recueil Toute la lyre, de la Sixième partie : [L’Amour], de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. Sais-tu ce que Dieu dit à l’enfant qui va naître ?…, et suivi de VIII. Roman en trois sonnets.

Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain…


Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain… – Le texte

VII


Certe, elle n’était pas femme et charmante en vain ;
Mais le terrestre en elle avait un air divin ;
Des flammes frissonnaient sur mes lèvres hardies ;
Elle acceptait l’amour et tous ses incendies,
Rêvait au tutoiement, se risquait pas à pas,
Ne se refusait point et ne se livrait pas ;
Sa tendre obéissance était haute et sereine ;
Elle savait se faire esclave et rester reine,
Suprême grâce ! et quoi de plus inattendu
Que d’avoir tout donné sans avoir rien perdu !
Elle était nue avec un abandon sublime
Et, couchée en un lit, semblait sur une cime.
À mesure qu’en elle entrait l’amour vainqueur,
On eût dit que le ciel lui jaillissait du cœur ;
Elle vous caressait avec de la lumière ;
La nudité des pieds fait la marche plus fière
Chez ces êtres pétris d’idéale beauté ;
Il lui venait dans l’ombre au front une clarté
Pareille à la nocturne auréole des pôles ;
À travers les baisers, de ses blanches épaules
On croyait voir sortir deux ailes lentement ;
Son regard était bleu d’un bleu de firmament ;
Et c’était la grandeur de cette femme étrange
Qu’en cessant d’être vierge, elle devenait ange.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête tournée d'une femme à laquelle le poète s'adresse : Tu ne veux pas aimer, méchante ?".

V. À Rosita

À Rosita – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 944.

À Rosita – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Rosita, un poème du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.

À Rosita


À Rosita – Le texte

V
À Rosita


Tu ne veux pas aimer, méchante ?
Le printemps en est triste, vois ;
Entends-tu ce que l’oiseau chante
Dans la sombre douceur des bois ?

Sans l’amour rien ne reste d’Ève ;
L’amour, c’est la seule beauté ;
Le ciel, bleu quand l’astre s’y lève,
Est tout noir, le soleil ôté.

Tu deviendras laide toi-même
Si tu n’as pas plus de raison.
L’oiseau chante qu’il faut qu’on aime,
Et ne sait pas d’autre chanson.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour bleue, ronde, lumineuse, associée à une tour sombre, sous un ciel flamboyant, en un "éclat de rire enfantin".

V. Ô Hyménée !

Ô Hyménée ! – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseII. Les Complications de l’idéal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 866.

Ô Hyménée ! – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ô Hyménée !, poème du Livre premier : Jeunesse, II. Les Complications de l’idéal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Paupertas, et suivi de VI. Hilaritas.

Ô Hyménée !


Ô Hyménée ! – Le texte

V
Ô Hyménée !


Pancrace entre au lit de Lucinde ;
Et l’heureux hymen est bâclé
Quand un maire a mis le coq d’Inde
Avec la fauvette sous clé.

Un docteur tout noir d’encre passe
Avec Cyllanire à son bras ;
Un bouc mène au bal une grâce ;
L’aurore épouse le fatras.

C’est la vieille histoire éternelle ;
Faune et Flore ; on pourrait, hélas,
Presque dire : — À quoi bon la belle ? —
Si la bête n’existait pas.

Dans un vase une clématite,
Qui tremble, et dont l’avril est court !
Je trouve la fleur bien petite,
Et je trouve le pot bien lourd.

Que Philistine est adorable,
Et que Philistin est hideux !
L’épaule blanche à l’affreux râble
S’appuie, en murmurant : Nous deux !

Le capricieux des ténèbres,
Cupidon, compose, ô destin !
De toutes ces choses funèbres
Son éclat de rire enfantin.

Fatal amour ! charmant, morose,
Taquin, il prend le mal au mot ;
D’autant plus sombre qu’il est rose,
D’autant plus dieu qu’il est marmot !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme allongée, dos tournée, les épaules recouveertes d'une mantille.

IV. Paupertas

Paupertas – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseII. Les Complications de l’idéal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 864.

Paupertas – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Paupertas, poème du Livre premier : Jeunesse, II. Les Complications de l’idéal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.

Paupertas


Paupertas – Le texte

IV
Paupertas


Être riche n’est pas l’affaire ;
Toute l’affaire est de charmer ;
Du palais le grenier diffère
En ce qu’on y sait mieux aimer.

L’aube au seuil, un grabat dans l’angle ;
Un éden peut être un taudis ;
Le craquement du lit de sangle
Est un des bruits du paradis.

Moins de gros sous, c’est moins de rides.
L’or de moins, c’est le doute ôté.
Jamais l’amour, ô cieux splendides !
Ne s’éraille à la pauvreté.

À quoi bon vos trésors mensonges,
Et toutes vos piastres en tas,
Puisque le plafond bleu des songes
S’ajuste à tous les galetas !

Croit-on qu’au Louvre on se débraille
Comme dans mon bouge vainqueur,
Et que l’éclat de la muraille
S’ajoute aux délices du cœur ?

La terre, que gonfle la sève,
Est un lieu saint, mystérieux,
Sublime, où la nudité d’Ève
Éclipse tout, hormis les cieux.

L’opulence est vaine, et s’oublie
Dès que l’idéal apparaît,
Et quand l’âme est d’extase emplie
Comme de souffles la forêt.

Horace est pauvre avec Lydie ;
Les amours ne sont point accrus
Par le marbre de Numidie
Qui pave les bains de Scaurus.

L’amour est la fleur des prairies.
Ô Virgile, on peut être Églé
Sans traîner dans les Tuileries
Des flots de velours épinglé.

Femmes, nos vers qui vous défendent,
Point avares et point pédants,
Pour vous chanter, ne vous demandent
Pas d’autres perles que vos dents.

Femmes, ni Chénier, ni Properce
N’ajoutent la condition
D’une alcôve tendue en perse
À vos yeux, d’où sort le rayon.

Une Madelon bien coiffée,
Blanche et limpide, et riant frais,
Sera pour Perrault une fée,
Une dryade pour Segrais.

Suzon qui, tresses dénouées,
Chante en peignant ses longs cheveux,
Fait envoler dans les nuées
Tous nos songes et tous nos vœux.

Margot, c’est Glycère en cornette ;
Ô chimères qui me troublez,
Le jupon de serge d’Annette
Flotte en vos azurs étoilés.

Que m’importe, dans l’ombre obscure,
L’habit qu’on revêt le matin,
Et que la robe soit de bure
Lorsque la femme est de satin !

Le sage a son cœur pour richesse ;
Il voit, tranquille accapareur,
Sans trop de respect la duchesse,
La grisette sans trop d’horreur.

L’amour veut que sans crainte on lise
Les lettres de son alphabet ;
Si la première est Arthémise,
Certes, la seconde est Babet.

Les pauvres filles sont des anges
Qui n’ont pas plus d’argent parfois
Que les grives et les mésanges
Et les fauvettes dans les bois.

Je ne rêve, en mon amourette,
Pas plus d’argent, ô vieux Paris,
Sur la gaîté de Turlurette
Que sur l’aile de la perdrix.

Est-ce qu’on argente la grâce ?
Est-ce qu’on dore la beauté ?
Je crois, quand l’humble Alizon passe,
Voir la lumière de l’été.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le dos nu d'une femme allongée.

XIV. Rosa fâchée

Rosa fâchée – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 956.

Rosa fâchée – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Rosa fâchée, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

Rosa fâchée


Rosa fâchée – Le texte

XIV
Rosa fâchée


Une querelle. Pourquoi ?
Mon Dieu ! parce qu’on s’adore.
À peine s’est-on dit Toi
Que Vous se hâte d’éclore.

Le cœur tire sur son nœud ;
L’azur fuit ; l’âme est diverse.
L’amour est un ciel, qui pleut
Sur les amoureux à verse.

De même, quand, sans effroi,
Dans la forêt que juin dore,
On va rôder sur la foi
Des promesses de l’aurore,

On peut être pris le soir,
Car le beau temps souvent triche,
Par un gros nuage noir
Qui n’était pas sur l’affiche.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tête de phénix, aux reflets bleus, irradiant une lueur éblouissante (à moins que ce soit un dragon crachant de la lumière).

XXX. Magnitudo parvi

Magnitudo parvi – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 369.

Magnitudo parvi – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Magnitudo parvi, le poème qui clôt le livre troisième (Les Luttes et les rêves), du tome I, AUTREFOIS, 1830-1843, du recueil Les Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIX. La Nature. Après, s’ouvre le Tome II, Aujourd’hui 1843-1856 et le livre quatrième : Pauca meae, dont le premier poème est I. Pure innocence.

Magnitudo parvi


Magnitudo parvi – Le texte

XXX
Magnitudo parvi

I

Le jour mourait ; j’étais près des mers, sur la grève.
Je tenais par la main ma fille, enfant qui rêve,
Jeune esprit qui se tait.
La terre, s’inclinant comme un vaisseau qui sombre,
En tournant dans l’espace allait plongeant dans l’ombre ;
La pâle nuit montait.

La pâle nuit levait son front dans les nuées ;
Les choses s’effaçaient, blêmes, diminuées,
Sans forme et sans couleur ;
Quand il monte de l’ombre, il tombe de la cendre ;
On sentait à la fois la tristesse descendre
Et monter la douleur.

Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature
Voyaient l’urne d’en haut, vague rondeur obscure,
Se pencher dans les cieux,
Et verser sur les monts, sur les campagnes blondes,
Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes,
Le soir silencieux !

Les nuages rampaient le long des promontoires ;
Mon âme, où se mêlaient ces ombres et ces gloires,
Sentait confusément
De tout cet océan, de toute cette terre,
Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoi d’austère,
D’auguste et de charmant !

J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée.
La nuit se répandait ainsi qu’une fumée.
Rêveur, ô Jéhovah,
Je regardais en moi, les paupières baissées,
Cette ombre qui se fait aussi dans nos pensées
Quand ton soleil s’en va !

Soudain l’enfant bénie, ange au regard de femme,
Dont je tenais la main et qui tenait mon âme,
Me parla, douce voix !
Et, me montrant l’eau sombre et la rive âpre et brune,
Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune :
— Père, dit-elle, vois !

Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,
Ces feux jumeaux briller comme une double lampe
Qui remuerait au vent !
Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile ?
— L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile ;
Deux mondes, mon enfant !

II

*

Deux mondes ! — l’un est dans l’espace,
Dans les ténèbres de l’azur,
Dans l’étendue où tout s’efface,
Radieux gouffre ! abîme obscur !
Enfant, comme deux hirondelles,
Oh ! si tous deux, âmes fidèles,
Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,
Et plonger dans cette épaisseur
D’où la création découle,
Où flotte, vit, meurt, brille et roule
L’astre imperceptible à la foule,
Incommensurable au penseur ;

Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes ;
Si nous pouvions passer les bleus septentrions,
Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes,
Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,
Comme un navire en mer croît, monte et semble éclore,
Cette petite étoile, atome de phosphore,
Devenir par degrés un monstre de rayons ;

S’il nous était donné de faire
Ce voyage démesuré,
Et de voler, de sphère en sphère,
À ce grand soleil ignoré ;
Si, par un archange qui l’aime,
L’homme aveugle, frémissant, blême,
Dans les profondeurs du problème,
Vivant, pouvait être introduit ;
Si nous pouvions fuir notre centre,
Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,
Aller voir de près dans leur antre
Ces énormités de la nuit ;

Ce qui t’apparaîtrait te ferait trembler, ange !
Rien, pas de vision, pas de songe insensé,
Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange,
Monde informe, et d’un tel mystère composé
Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,
Et qu’il ne resterait de nous dans l’épouvante
Qu’un regard ébloui sous un front hérissé !

*

Ô contemplation splendide !
Oh ! de pôles, d’axes, de feux,
De la matière et du fluide,
Balancement prodigieux !
D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,
De force esclave et d’éther libre,
Vaste et magnifique équilibre !
Monde rêve ! idéal réel !
Lueurs ! tonnerres ! jets de souffre !
Mystère qui chante et qui souffre !
Formule nouvelle du gouffre !
Mot nouveau du noir livre ciel !

Tu verrais ! — Un soleil ; autour de lui des mondes,
Centres eux-mêmes, ayant des lunes autour d’eux ;
Là, des fourmillements de sphères vagabondes ;
Là, des globes jumeaux qui tournent deux à deux ;
Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie ;
D’un coin de l’infini formidable incendie,
Rayonnement sublime ou flamboiement hideux !

Regardons, puisque nous y sommes !
Figure-toi ! figure-toi !
Plus rien des choses que tu nommes !
Un autre monde ! une autre loi !
La terre a fui dans l’étendue ;
Derrière nous elle est perdue !
Jour nouveau ! nuit inattendue !
D’autres groupes d’astres au ciel !
Une nature qu’on ignore,
Qui, s’ils voyaient sa fauve aurore,
Ferait accourir Pythagore
Et reculer Ézéchiel !

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ; ces arbres
Sont des bêtes ; ces rocs hurlent avec fureur ;
Le feu chante ; le sang coule aux veines des marbres.
Ce monde est-il le vrai ? le nôtre est-il l’erreur ?
Ô possibles qui sont pour nous les impossibles !
Réverbérations des chimères visibles !
Le baiser de la vie ici nous fait horreur.

Et si nous pouvions voir les hommes,
Les ébauches, les embryons,
Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,
Comme, eux et nous, nous frémirions !
Rencontre inexprimable et sombre !
Nous nous regarderions dans l’ombre
De monstre à monstre, fils du nombre
Et du temps qui s’évanouit ;
Et, si nos langages funèbres
Pouvaient échanger leurs algèbres,
Nous dirions : « Qu’êtes-vous, ténèbres ? »
Ils diraient : « D’où venez-vous, nuit ? »

*

Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, des entrailles ?
Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé ?
Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles,
Des Lucrèce niant tout ce qu’on a rêvé,
Qui, du noir infini feuilletant les registres,
Ont écrit : Rien, au bas de ces pages sinistres,
Et, penchés sur l’abîme, ont dit : « L’œil est crevé ! »

Tous ces êtres, comme nous-même,
S’en vont en pâles tourbillons ;
La création mêle et sème
Leur cendre à de nouveaux sillons ;
Un vient, un autre le remplace,
Et passe sans laisser de trace ;
Le souffle les crée et les chasse ;
Le gouffre en proie aux quatre vents,
Comme la mer aux vastes lames,
Mêle éternellement ses flammes
À ce sombre écroulement d’âmes,
De fantômes et de vivants !

L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être.
Quelle tempête autour de l’astre radieux !
Tout ne doit que surgir, flotter et disparaître,
Jusqu’à ce que la nuit ferme à son tour ses yeux ;
Car, un jour, il faudra que l’étoile aussi tombe ;
L’étoile voit neiger les âmes dans la tombe,
L’âme verra neiger les astres dans les cieux !

*

Par instant, dans le vague espace,
Regarde, enfant ! tu vas la voir !
Une brusque planète passe ;
C’est d’abord au loin un point noir ;
Plus prompte que la trombe folle,
Elle vient, court, approche, vole ;
À peine a lui son auréole
Que déjà, remplissant le ciel,
Sa rondeur farouche commence
À cacher le gouffre en démence,
Et semble ton couvercle immense,
Ô puits du vertige éternel !

C’est elle ! éclair ! voilà sa livide surface
Avec tous les frissons de ses océans verts !
Elle apparaît, s’en va, décroît, pâlit, s’efface,
Et rentre, atome obscur, aux cieux d’ombres couverts,
Et tout s’évanouit, vaste aspect, bruit sublime… —
Quel est ce projectile inouï de l’abîme ?
Ô boulets monstrueux qui sont des univers !

Dans un éloignement nocturne,
Roule avec un râle effrayant
Quelque épouvantable Saturne
Tournant son anneau flamboyant ;
La braise en pleut comme d’un crible ;
Jean de Patmos, l’esprit terrible,
Vit en songe cet astre horrible
Et tomba presque évanoui ;
Car, rêvant sa noire épopée,
Il crut, d’éclairs enveloppée,
Voir fuir une roue, échappée
Au sombre char d’Adonaï !

Et, par instants encor, — tout va-t-il se dissoudre ? —
Parmi ces mondes, fauve, accourant à grand bruit,
Une comète aux crins de flamme, aux yeux de foudre,
Surgit, et les regarde, et, blême, approche et luit ;
Puis s’évade en hurlant, pâle et surnaturelle,
Traînant sa chevelure éparse derrière elle,
Comme une Canidie affreuse qui s’enfuit.

Quelques-uns de ces globes meurent ;
Dans le semoun et le mistral
Leurs mers sanglotent, leurs flots pleurent ;
Leur flanc crache un brasier central.
Sphères par la neige engourdies,
Ils ont d’étranges maladies,
Pestes, déluges, incendies,
Tremblements profonds et fréquents ;
Leur propre abîme les consume ;
Leur haleine flamboie et fume ;
On entend de loin dans leur brume
La toux lugubre des volcans.

*

Ils sont ! ils vont ! ceux-ci brillants, ceux-là difformes,
Tous portant des vivants et des créations !
Ils jettent dans l’azur des cônes d’ombre énormes,
Ténèbres qui des cieux traversent les rayons,
Où le regard, ainsi que des flambeaux farouches
L’un après l’autre éteints par d’invisibles bouches,
Voit plonger tour à tour les constellations !

Quel Zorobabel formidable,
Quel Dédale vertigineux,
Cieux ! a bâti dans l’insondable
Tout ce noir chaos lumineux ?
Soleils, astres aux larges queues,
Gouffres ! ô millions de lieues !
Sombres architectures bleues !
Quel bras a fait, créé, produit
Ces tours d’or que nuls yeux ne comptent,
Ces firmaments qui se confrontent,
Ces Babels d’étoiles qui montent
Dans ces Babylones de nuit ?

Qui, dans l’ombre vivante et l’aube sépulcrale,
Qui, dans l’horreur fatale et dans l’amour profond,
A tordu ta splendide et sinistre spirale,
Ciel, où les univers se font et se défont ?
Un double précipice à la fois les réclame.
« Immensité ! » dit l’être. « Éternité ! » dit l’âme.
À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond.

*

L’inconnu, celui dont maint sage
Dans la brume obscure a douté,
L’immobile et muet visage,
Le voilé de l’éternité,
A, pour montrer son ombre au crime,
Sa flamme au juste magnanime,
Jeté pêle-mêle à l’abîme
Tous ses masques, noirs ou vermeils ;
Dans les éthers inaccessibles,
Ils flottent, cachés ou visibles ;
Et ce sont ces masques terribles
Que nous appelons les soleils !

Et les peuples ont vu passer dans les ténèbres
Ces spectres de la nuit que nul ne pénétra ;
Et flamines, santons, brahmanes, mages, guèbres,
Ont crié : Jupiter ! Allah ! Vishnou ! Mithra !
Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurs suprêmes,
Tous ces masques hagards s’effaceront d’eux-mêmes ;
Alors, la face immense et calme apparaîtra !

III

*

Enfant ! l’autre de ces deux mondes,
C’est le cœur d’un homme. — parfois,
Comme une perle au fond des ondes,
Dieu cache une âme au fond des bois.

Dieu cache un homme sous les chênes,
Et le sacre en d’austères lieux
Avec le silence des plaines,
L’ombre des monts, l’azur des cieux !

Ô ma fille ! avec son mystère
Le soir envahit pas à pas
L’esprit d’un prêtre involontaire,
Près de ce feu qui luit là-bas !

Cet homme, dans quelque ruine,
Avec la ronce et le lézard,
Vit sous la brume et la bruine,
Fruit tombé de l’arbre hasard.

Il est devenu presque fauve ;
Son bâton est son seul appui.
En le voyant, l’homme se sauve ;
La bête seule vient à lui.

Il est l’être crépusculaire.
On a peur de l’apercevoir ;
Pâtre tant que le jour l’éclaire,
Fantôme dès que vient le soir.

La faneuse dans la clairière
Le voit quand il fait, par moment,
Comme une ombre hors de sa bière,
Un pas hors de l’isolement.

Son vêtement dans ces décombres,
C’est un sac de cendre et de deuil,
Linceul troué par les clous sombres
De la misère, ce cercueil.

Le pommier lui jette ses pommes ;
Il vit dans l’ombre enseveli ;
C’est un pauvre homme loin des hommes,
C’est un habitant de l’oubli ;

C’est un indigent sous la bure,
Un vieux front de la pauvreté,
Un haillon dans une masure,
Un esprit dans l’immensité !

*

Dans la nature transparente,
C’est l’œil des regards ingénus,
Un penseur à l’âme ignorante,
Un grave marcheur aux pieds nus.

Oui, c’est un cœur, une prunelle,
C’est un souffrant, c’est un songeur,
Sur qui la lueur éternelle
Fait trembler sa vague rougeur.

Il est là, l’âme aux cieux ravie,
Et, près d’un branchage enflammé,
Pense, lui-même par la vie
Tison à demi consumé.

Il est calme en cette ombre épaisse ;
Il aura bien toujours un peu
D’herbe pour que son bétail paisse,
De bois pour attiser son feu.

Nos luttes, nos chocs, nos désastres,
Il les ignore ; il ne veut rien
Que, la nuit, le regard des astres,
Le jour, le regard de son chien.

Son troupeau gît sur l’herbe unie ;
Il est là, lui, pasteur, ami,
Seul éveillé, comme un génie
À côté d’un peuple endormi.

Ses brebis, d’un rien remuées,
Ouvrant l’œil près du feu qui luit,
Aperçoivent sous les nuées
Sa forme droite dans la nuit ;

Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,
Dorment dans les bois hasardeux
Sous ce grand spectre Providence
Qu’ils sentent debout auprès d’eux.

*

Le pâtre songe, solitaire,
Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;
Il ne connaît rien de la terre
Que ce que broute la brebis.

Pourtant, il sait que l’homme souffre ;
Mais il sonde l’éther profond.
Toute solitude est un gouffre,
Toute solitude est un mont.

Dès qu’il est debout sur ce faîte,
Le ciel reprend cet étranger ;
La Judée avait le prophète,
La Chaldée avait le berger.

Ils tâtaient le ciel l’un et l’autre ;
Et, plus tard, sous le feu divin,
Du prophète naquit l’apôtre,
Du pâtre naquit le devin.

La foule raillait leur démence ;
Et l’homme dut, aux jours passés,
À ces ignorants la science,
La sagesse à ces insensés.

La nuit voyait, témoin austère,
Se rencontrer sur les hauteurs,
Face à face dans le mystère,
Les prophètes et les pasteurs.

— Où marchez-vous, tremblants prophètes ?
— Où courez-vous, pâtres troublés ?
Ainsi parlaient ces sombres têtes,
Et l’ombre leur criait : Allez !

Aujourd’hui, l’on ne sait plus même
Qui monta le plus de degrés,
Des Zoroastres au front blême
Ou des Abrahams effarés.

Et, quand nos yeux, qui les admirent,
Veulent mesurer leur chemin,
Et savoir quels sont ceux qui mirent
Le plus de jour dans l’œil humain,

Du noir passé perçant les voiles,
Notre esprit flotte sans repos
Entre tous ces compteurs d’étoiles
Et tous ces compteurs de troupeaux.

*

Dans nos temps, où l’aube enfin dore
Les bords du terrestre ravin,
Le rêve humain s’approche encore
Plus près de l’idéal divin.

L’homme que la brume enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.

L’âme humaine, après le Calvaire,
A plus d’ampleur et de rayon ;
Le grossissement de ce verre
Grandit encor la vision.

La solitude vénérable
Mène aujourd’hui l’homme sacré
Plus avant dans l’impénétrable,
Plus loin dans le démesuré.

Oui, si dans l’homme, que le nombre
Et le temps trompent tour à tour,
La foule dégorge de l’ombre,
La solitude fait le jour.

Le désert au ciel nous convie.
Ô seuil de l’azur ! l’homme seul,
Vivant qui voit hors de la vie,
Lève d’avance son linceul.

Il parle aux voix que Dieu fit taire,
Mêlant sur son front pastoral
Aux lueurs troubles de la terre
Le serein rayon sépulcral.

Dans le désert, l’esprit qui pense
Subit par degrés sous les cieux
La dilatation immense
De l’infini mystérieux.

Il plonge au fond. Calme, il savoure
Le réel, le vrai, l’élément.
Toute la grandeur qui l’entoure
Le pénètre confusément.

Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,
Marche, et, grandissant en raison,
Croît comme l’herbe aux champs, et monte
Comme l’aurore à l’horizon.

Il voit, il adore, il s’effare ;
Il entend le clairon du ciel,
Et l’universelle fanfare
Dans le silence universel.

Avec ses fleurs au pur calice,
Avec sa mer pleine de deuil,
Qui donne un baiser de complice
À l’âpre bouche de l’écueil,

Avec sa plaine, vaste bible,
Son mont noir, son brouillard fuyant,
Regards du visage invisible,
Syllabes du mot flamboyant ;

Avec sa paix, avec son trouble,
Son bois voilé, son rocher nu,
Avec son écho qui redouble
Toutes les voix de l’inconnu,

La solitude éclaire, enflamme,
Attire l’homme aux grands aimants,
Et lentement compose une âme
De tous les éblouissements !

L’homme en son sein palpite et vibre,
Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,
Étrange oiseau d’autant plus libre
Que le mystère le tient mieux.

Il sent croître en lui, d’heure en heure,
L’humble foi, l’amour recueilli,
Et la mémoire antérieure
Qui le remplit d’un vaste oubli.

Il a des soifs inassouvies ;
Dans son passé vertigineux,
Il sent revivre d’autres vies ;
De son âme il compte les nœuds.

Il cherche au fond des sombres dômes
Sous quelles formes il a lui ;
Il entend ses propres fantômes
Qui lui parlent derrière lui.

Il sent que l’humaine aventure
N’est rien qu’une apparition.
Il se dit : — Chaque créature
Est toute la création.

Il se dit : — Mourir, c’est connaître ;
Nous cherchons l’issue à tâtons.
J’étais, je suis et je dois être.
L’ombre est une échelle. Montons —

Il se dit : — Le vrai, c’est le centre.
Le reste est apparence ou bruit.
Cherchons le lion, et non l’antre ;
Allons où l’œil fixe reluit. —

Il sent plus que l’homme en lui naître ;
Il sent, jusque dans ses sommeils,
Lueur à lueur, dans son être,
L’infiltration des soleils.

Ils cessent d’être son problème ;
Un astre est un voile. Il veut mieux ;
Il reçoit de leur rayon même
Le regard qui va plus loin qu’eux.

*

Pendant que, nous, hommes des villes,
Nous croyons prendre un vaste essor
Lorsqu’entre en nos prunelles viles
Le spectre d’une étoile d’or ;

Que, savants dont la vue est basse,
Nous nous ruons et nous brûlons
Dans le premier astre qui passe,
Comme aux lampes les papillons,

Et qu’oubliant le nécessaire,
Nous contentant de l’incomplet,
Croyant éclairés, ô misère !
Ceux qu’éclaire le feu follet,

Prenant pour l’être et pour l’essence
Les fantômes du ciel profond,
Voulant nous faire une science
Avec des formes qui s’en vont,

Ne comprenant, pour nous distraire
De la terre, où l’homme est damné,
Qu’un autre monde, sombre frère
De notre globe infortuné,

Comme l’oiseau né dans la cage,
Qui, s’il fuit, n’a qu’un vol étroit,
Ne sait pas trouver le bocage,
Et va d’un toit à l’autre toit ;

Chercheurs que le néant captive,
Qui, dans l’ombre, avons en passant
La curiosité chétive
Du ciron pour le ver luisant,

Poussière admirant la poussière,
Nous poursuivons obstinément,
Grains de cendre, un grain de lumière
En fuite dans le firmament !

Pendant que notre âme humble et lasse
S’arrête au seuil du ciel béni,
Et va becqueter dans l’espace
Une miette de l’infini,

Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,

Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants,
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,

Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole, et, touchant le but,
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but !

Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,
Cet ignorant, cet indigent,
Sans docteur, sans maître, sans guide,
Fouillant, scrutant, interrogeant,

De sa roche où la paix séjourne,
Les cieux noirs, les bleus horizons,
Double ornière où sans cesse tourne
La roue énorme des saisons ;

Seul, quand mai vide sa corbeille,
Quand octobre emplit son panier ;
Seul, quand l’hiver à notre oreille
Vient siffler, gronder, et nier ;

Quand sur notre terre, où se joue
Le blanc flocon flottant sans bruit,
La mort, spectre vierge, secoue
Ses ailes pâles dans la nuit ;

Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,
Nous jetant la neige en rêvant,
Ce sombre cygne des ténèbres
Laisse tomber sa plume au vent ;

Quand la mer tourmente la barque ;
Quand la plaine est là, ressemblant
À la morte dont un drap marque
L’obscur profil sinistre et blanc ;

Seul sur cet âpre monticule,
À l’heure où, sous le ciel dormant,
Les méduses du crépuscule
Montrent leur face vaguement ;

Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,
Quand la terre et l’immensité
Se referment comme deux lèvres
Après que le psaume est chanté ;

Seul, quand renaît le jour sonore,
À l’heure où sur le mont lointain
Flamboie et frissonne l’aurore,
Crête rouge du coq matin ;

Seul, toujours seul, l’été, l’automne ;
Front sans remords et sans effroi
À qui le nuage qui tonne
Dit tout bas : Ce n’est pas pour toi !

Oubliant dans ces grandes choses
Les trous de ses pauvres habits,
Comparant la douceur des roses
À la douceur de la brebis,

Sondant l’être, la loi fatale ;
L’amour, la mort, la fleur, le fruit ;
Voyant l’auréole idéale
Sortir de toute cette nuit,

Il sent, faisant passer le monde
Par sa pensée à chaque instant,
Dans cette obscurité profonde
Son œil devenir éclatant ;

Et, dépassant la créature,
Montant toujours, toujours accru,
Il regarde tant la nature,
Que la nature a disparu !

Car, des effets allant aux causes,
L’œil perce et franchit le miroir,
Enfant ; et contempler les choses,
C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite
Devant l’esprit aux yeux de lynx ;
Voir, c’est rejeter ; la poursuite
De l’énigme est l’oubli du sphinx.

Il ne voit plus le ver qui rampe,
La feuille morte émue au vent,
Le pré, la source où l’oiseau trempe
Son petit pied rose en buvant ;

Ni l’araignée, hydre étoilée,
Au centre du mal se tenant,
Ni l’abeille, lumière ailée,
Ni la fleur, parfum rayonnant ;

Ni l’arbre où sur l’écorce dure
L’amant grave un chiffre d’un jour,
Que les ans font croître à mesure
Qu’ils font décroître son amour.

Il ne voit plus la vigne mûre,
La ville, large toit fumant,
Ni la campagne, ce murmure,
Ni la mer, ce rugissement ;

Ni l’aube dorant les prairies,
Ni le couchant aux longs rayons,
Ni tous ces tas de pierreries
Qu’on nomme constellations,

Que l’éther de son ombre couvre,
Et qu’entrevoit notre œil terni
Quand la nuit curieuse entr’ouvre
Le sombre écrin de l’infini ;

Il ne voit plus Saturne pâle,
Mars écarlate, Arcturus bleu,
Sirius, couronne d’opale,
Aldebaran, turban de feu ;

Ni les mondes, esquifs sans voiles,
Ni, dans le grand ciel sans milieu,
Toute cette cendre d’étoiles ;
Il voit l’astre unique ; il voit Dieu !

*

Il le regarde, il le contemple ;
Vision que rien n’interrompt !
Il devient tombe, il devient temple ;
Le mystère flambe à son front.

Œil serein dans l’ombre ondoyante,
Il a conquis, il a compris,
Il aime ; il est l’âme voyante
Parmi nos ténébreux esprits.

Il marche, heureux et plein d’aurore,
De plain-pied avec l’élément ;
Il croit, il accepte. Il ignore
Le doute, notre escarpement ;

Le doute, qu’entourent les vides,
Bord que nul ne peut enjamber,
Où nous nous arrêtons stupides,
Disant : Avancer, c’est tomber !

Le doute, roche où nos pensées
Errent loin du pré qui fleurit,
Où vont et viennent, dispersées,
Toutes ces chèvres de l’esprit.

Quand Hobbes dit : « Quelle est la base ? »
Quand Locke dit : « Quelle est la loi ? »
Que font à sa splendide extase
Ces dialogues de l’effroi ?

Qu’importe à cet anachorète
De la caverne Vérité,
L’homme qui dans l’homme s’arrête,
La nuit qui croit à sa clarté ?

Que lui fait la philosophie,
Calcul, algèbre, orgueil puni,
Que sur les cimes pétrifie
L’effarement de l’infini !

Lueurs que couvre la fumée !
Sciences disant : Que sait-on ?
Qui, de l’aveugle Ptolémée,
Montent au myope Newton !

Que lui font les choses bornées,
Grands, petits, couronnes, carcans ?
L’ombre qui sort des cheminées
Vaut l’ombre qui sort des volcans.

Que lui font la larve et la cendre,
Et, dans les tourbillons mouvants,
Toutes les formes que peut prendre
L’obscur nuage des vivants ?

Que lui fait l’assurance triste
Des créatures dans leurs nuits ?
La terre s’écriant : J’existe !
Le soleil répliquant : Je suis !

Quand le spectre, dans le mystère,
S’affirme à l’apparition,
Qu’importe à cet œil solitaire
Qui s’éblouit du seul rayon ?

Que lui fait l’astre, autel et prêtre
De sa propre religion,
Qui dit : Rien hors de moi ! — quand l’être
Se nomme Gouffre et Légion !

Que lui font, sur son sacré faîte,
Les démentis audacieux
Que donne aux soleils la comète,
Cette hérésiarque des cieux ?

Que lui fait le temps, cette brume ?
L’espace, cette illusion ?
Que lui fait l’éternelle écume
De l’océan Création ?

Il boit, hors de l’inabordable,
Du surhumain, du sidéral,
Les délices du formidable,
L’âpre ivresse de l’idéal ;

Son être, dont rien ne surnage,
S’engloutit dans le gouffre bleu ;
Il fait ce sublime naufrage ;
Et, murmurant sans cesse : — Dieu, —

Parmi les feuillages farouches,
Il songe, l’âme et l’œil là-haut,
À l’imbécillité des bouches
Qui prononcent un autre mot !

*

Il le voit, ce soleil unique,
Fécondant, travaillant, créant,
Par le rayon qu’il communique
Égalant l’atome au géant,

Semant de feux, de souffles, d’ondes,
Les tourbillons d’obscurité,
Emplissant d’étincelles mondes
L’épouvantable immensité,

Remuant, dans l’ombre et les brumes,
De sombres forces dans les cieux
Qui font comme des bruits d’enclumes
Sous des marteaux mystérieux,

Doux pour le nid du rouge-gorge,
Terrible aux satans qu’il détruit ;
Et, comme aux lueurs d’une forge,
Un mur s’éclaire dans la nuit,

On distingue en l’ombre où nous sommes,
On reconnaît dans ce bas lieu,
À sa clarté parmi les hommes,
L’âme qui réverbère Dieu.

Et ce pâtre devient auguste ;
Jusqu’à l’auréole monté,
Étant le sage, il est le juste ;
Ô ma fille, cette clarté,

Sœur du grand flambeau des génies,
Faite de tous les rayons purs
Et de toutes les harmonies
Qui flottent dans tous les azurs,

Plus belle dans une chaumière,
Éclairant hier par demain,
Cette éblouissante lumière,
Cette blancheur du cœur humain

S’appelle en ce monde, où l’honnête
Et le vrai des vents est battu,
Innocence avant la tempête,
Après la tempête vertu !

*

Voilà donc ce que fait la solitude à l’homme ;
Elle lui montre Dieu, le dévoile et le nomme,
Sacre l’obscurité,
Pénètre de splendeur le pâtre qui s’y plonge,
Et, dans les profondeurs de son immense songe,
T’allume, ô vérité !

Elle emplit l’ignorant de la science énorme ;
Ce que le cèdre voit, ce que devine l’orme,
Ce que le chêne sent,
Dieu, l’être, l’infini, l’éternité, l’abîme,
Dans l’ombre elle le mêle à la candeur sublime
D’un pâtre frémissant.

L’homme n’est qu’une lampe, elle en fait une étoile.
Et ce pâtre devient, sous son haillon de toile,
Un mage ; et, par moments,
Aux fleurs, parfums du temple, aux arbres, noirs pilastres,
Apparaît couronné d’une tiare d’astres,
Vêtu de flamboiements !

Il ne se doute pas de cette grandeur sombre :
Assis près de son feu que la broussaille encombre,
Devant l’être béant,
Humble, il pense ; et, chétif, sans orgueil, sans envie,
Il se courbe, et sent mieux, près du gouffre de vie,
Son gouffre de néant.

Quand il sort de son rêve, il revoit la nature.
Il parle à la nuée, errant à l’aventure,
Dans l’azur émigrant ;
Il dit : « Que ton encens est chaste, ô clématite ! »
Il dit au doux oiseau : « Que ton aile est petite,
Mais que ton vol est grand ! »

Le soir, quand il voit l’homme aller vers les villages,
Glaneuses, bûcherons qui traînent des feuillages,
Et les pauvres chevaux
Que le laboureur bat et fouette avec colère,
Sans songer que le vent va le rendre à son frère
Le marin sur les flots ;

Quand il voit les forçats passer, portant leur charge,
Les soldats, les pêcheurs pris par la nuit au large
Et hâtant leur retour,
Il leur envoie à tous, du haut du mont nocturne,
La bénédiction qu’il a puisée à l’urne
De l’insondable amour !

Et, tandis qu’il est là, vivant sur sa colline,
Content, se prosternant dans tout ce qui s’incline,
Doux rêveur bienfaisant,
Emplissant le vallon, le champ, le toit de mousse
Et l’herbe et le rocher de la majesté douce
De son cœur innocent

S’il passe par hasard, près de sa paix féconde,
Un de ces grands esprits en butte aux flots du monde
Révolté devant eux,
Qui craignent à la fois, sur ces vagues funèbres,
La terre de granit et le ciel de ténèbres,
L’homme ingrat, Dieu douteux ;

Peut-être, à son insu, que ce pasteur paisible,
Et dont l’obscurité rend la lueur visible,
Homme heureux sans effort,
Entrevu par cette âme en proie au choc de l’onde,
Va lui jeter soudain quelque clarté profonde
Qui lui montre le port !

Ainsi ce feu peut-être, aux flancs du rocher sombre,
Là-bas est aperçu par quelque nef qui sombre
Entre le ciel et l’eau ;
Humble, il la guide au loin de son reflet rougeâtre,
Et du même rayon dont il réchauffe un pâtre,
Il sauve un grand vaisseau !

IV

Et je repris, montrant à l’enfant adorée
L’obscur feu du pasteur et l’étoile sacrée :

De ces deux feux, perçant le soir qui s’assombrit,
L’un révèle un soleil, l’autre annonce un esprit.
C’est l’infini que notre œil sonde ;
Mesurons tout à Dieu qui seul crée et conçoit !
C’est l’astre qui le prouve et l’esprit qui le voit ;
Une âme est plus grande qu’un monde.

Enfant, ce feu de pâtre à cette âme mêlé,
Et cet astre, splendeur du plafond constellé
Que l’éclair et la foudre gardent,
Ces deux phares du gouffre où l’être flotte et fuit,
Ces deux clartés du deuil, ces deux yeux de la nuit,
Dans l’immensité se regardent.

Ils se connaissent ; l’astre envoie au feu des bois
Toute l’énormité de l’abîme à la fois,
Les baisers de l’azur superbe
Et l’éblouissement des visions d’Endor ;
Et le doux feu de pâtre envoie à l’astre d’or
Le frémissement du brin d’herbe.

Le feu de pâtre dit : — La mère pleure, hélas !
L’enfant a froid, le père a faim, l’aïeul est las ;
Tout est noir ; la montée est rude ;
Le pas tremble, éclairé par un tremblant flambeau ;
L’homme au berceau chancelle et trébuche au tombeau. —
L’étoile répond : — Certitude !

De chacun d’eux s’envole un rayon fraternel,
L’un plein d’humanité, l’autre rempli de ciel ;
Dieu les prend, et joint leur lumière,
Et sa main, sous qui l’âme, aigle de flamme, éclôt,
Fait du rayon d’en bas et du rayon d’en haut
Les deux ailes de la prière.

Ingouville, août 1839.

Remarque

Magnitudo parvi signifie la grandeur du petit.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le sommet d'un champignon, ou une arche rouge semée de points blancs, en accord avec le "mystérieux jour" de la nature.

XIV. À Granville, en 1836

À Granville, en 1836 – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 279.

À Granville, en 1836 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Granville, en 1836, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XIII. À propos d’Horace et suivi de XV. La Coccinelle.

À Granville, en 1836


À Granville, en 1836 – Le texte

XIV
À Granville, en 1836


Voici juin. Le moineau raille
Dans les champs les amoureux ;
Le rossignol de muraille
Chante dans son nid pierreux.

Les herbes et les branchages,
Pleins de soupirs et d’abois,
Font de charmants rabâchages
Dans la profondeur des bois.

La grive et la tourterelle
Prolongent, dans les nids sourds,
La ravissante querelle
Des baisers et des amours.

Sous les treilles de la plaine,
Dans l’antre où verdit l’osier,
Virgile enivre Silène,
Et Rabelais Grandgousier.

Ô Virgile, verse à boire !
Verse à boire, ô Rabelais !
La forêt est une gloire ;
La caverne est un palais !

Il n’est pas de lac ni d’île
Qui ne nous prenne au gluau,
Qui n’improvise une idylle,
Ou qui ne chante un duo.

Car l’amour chasse aux bocages,
Et l’amour pêche aux ruisseaux,
Car les belles sont les cages
Dont nos cœurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette,
La fleur, faisant son miroir,
Dit : « Bonjour, » à la fauvette,
Et dit au hibou : « Bonsoir. »

Le toit espère la gerbe,
Pain d’abord et chaume après ;
La croupe du bœuf dans l’herbe
Semble un mont dans les forêts.

L’étang rit à la macreuse,
Le pré rit au loriot,
Pendant que l’ornière creuse
Gronde le lourd chariot.

L’or fleurit en giroflée ;
L’ancien zéphyr fabuleux
Souffle avec sa joue enflée
Au fond des nuages bleus.

Jersey, sur l’onde docile,
Se drape d’un beau ciel pur,
Et prend des airs de Sicile
Dans un grand haillon d’azur.

Partout l’églogue est écrite :
Même en la froide Albion,
L’air est plein de Théocrite,
Le vent sait par cœur Bion ;

Et redit, mélancolique,
La chanson que fredonna
Moschus, grillon bucolique
De la cheminée Etna.

L’hiver tousse, vieux phtisique,
Et s’en va ; la brume fond ;
Les vagues font la musique
Des vers que les arbres font.

Toute la nature sombre
Verse un mystérieux jour ;
L’âme qui rêve a plus d’ombre
Et la fleur a plus d’amour.

L’herbe éclate en pâquerettes ;
Les parfums, qu’on croit muets,
Content les peines secrètes
Des liserons aux bleuets.

Les petites ailes blanches
Sur les eaux et les sillons
S’abattent en avalanches ;
Il neige des papillons.

Et sur la mer, qui reflète
L’aube au sourire d’émail,
La bruyère violette
Met au vieux mont un camail ;

Afin qu’il puisse, à l’abîme
Qu’il contient et qu’il bénit,
Dire sa messe sublime
Sous sa mitre de granit.

Granville, juin 1836.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une femme aux seins nus, avec un foulard autour du cou, et un béret sur la tête.

XXIII. Le revenant

Le revenant – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 360.

Le revenant – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le revenant, un poème du recueil Les Contemplations, du livre Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXII. La clarté du dehors… et suivi de XXIV. Aux arbres.

Le revenant


Le revenant – Le texte

XXIII
Le revenant


Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.
Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,
Parfois au même nid rend la même colombe.
Ô mères, le berceau communique à la tombe.
L’éternité contient plus d’un divin secret.

La mère dont je vais vous parler demeurait
À Blois ; je l’ai connue en un temps plus prospère ;
Et sa maison touchait à celle de mon père.
Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.
On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait.
Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie.

Ce premier-né couchait dans un berceau de soie ;
Sa mère l’allaitait ; il faisait un doux bruit
À côté du chevet nuptial ; et, la nuit,
La mère ouvrait son âme aux chimères sans nombre,
Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l’ombre
Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,
Penchée, elle écoutait dormir l’enfant vermeil.
Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière.

Elle se renversait sur sa chaise en arrière,
Son fichu laissant voir son sein gonflé de lait,
Et souriait au faible enfant, et l’appelait
Ange, trésor, amour ; et mille folles choses.
Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses !
Comme elle leur parlait ! L’enfant, charmant et nu,
Riait, et, par ses mains sous les bras soutenu,
Joyeux, de ses genoux montait jusqu’à sa bouche.

Tremblant comme le daim qu’une feuille effarouche,
Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler.
Il se mit à marcher, il se mit à parler,
Il eut trois ans ; doux âge, où déjà la parole,
Comme le jeune oiseau, bat de l’aile et s’envole.
Et la mère disait : « Mon fils ! » et reprenait :
« Voyez comme il est grand ! Il apprend ; il connaît
Ses lettres. C’est un diable ! Il veut que je l’habille
En homme ; il ne veut plus de ses robes de fille.
C’est déjà très méchant, ces petits hommes-là !
C’est égal, il lit bien ; il ira loin ; il a
De l’esprit ; je lui fais épeler l’Évangile. » —
Et ses yeux adoraient cette tête fragile,
Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant,
Elle sentait son cœur battre dans son enfant.

Un jour, — nous avons tous de ces dates funèbres ! —
Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,
Sur la blanche maison brusquement s’abattit,
Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,
Le saisit à la gorge ; ô noire maladie !
De l’air par qui l’on vit sinistre perfidie !
Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces doux enfants
Qu’étreint le croup féroce en ses doigts étouffants !
Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange,
Et de leur bouche froide il sort un râle étrange,
Et si mystérieux, qu’il semble qu’on entend,
Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,
L’affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.
Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre,
L’enfant mourut. La mort entra comme un voleur
Et le prit. — Une mère, un père, la douleur,
Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,
Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,
Oh ! la parole expire où commence le cri ;
Silence aux mots humains !

La mère au cœur meurtri,

Pendant qu’à ses côtés pleurait le père sombre,
Resta trois mois sinistre, immobile dans l’ombre,
L’œil fixe, murmurant on ne sait quoi d’obscur,
Et regardant toujours le même angle du mur.
Elle ne mangeait pas ; sa vie était sa fièvre ;
Elle ne répondait à personne ; sa lèvre
Tremblait ; on l’entendait, avec un morne effroi,
Qui disait à voix basse à quelqu’un : — Rends-le moi ! —
Et le médecin dit au père : — Il faut distraire
Ce cœur triste, et donner à l’enfant mort un frère. —
Le temps passa ; les jours, les semaines, les mois.

Elle se sentit mère une seconde fois.

Devant le berceau froid de son ange éphémère,
Se rappelant l’accent dont il disait : — Ma mère, —
Elle songeait, muette, assise sur son lit.
Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit
L’être inconnu promis à notre aube mortelle,
Elle pâlit. — Quel est cet étranger ? dit-elle.
Puis elle cria, sombre et tombant à genoux :
— Non, non, je ne veux pas ! non ! tu serais jaloux !
Ô mon doux endormi, toi que la terre glace,
Tu dirais : « On m’oublie ; un autre a pris ma place ;
« Ma mère l’aime, et rit ; elle le trouve beau,
« Elle l’embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau ! »
Non, non ! —

Ainsi pleurait cette douleur profonde.

Le jour vint, elle mit un autre enfant au monde,
Et le père joyeux cria : — C’est un garçon.
Mais le père était seul joyeux dans la maison ;
La mère restait morne, et la pâle accouchée,
Sur l’ancien souvenir tout entière penchée,
Rêvait ; on lui porta l’enfant sur un coussin ;
Elle se laissa faire et lui donna le sein ;
Et tout à coup, pendant que, farouche, accablée,
Pensant au fils nouveau moins qu’à l’âme envolée,
Hélas ! et songeant moins aux langes qu’au linceul,
Elle disait : — Cet ange en son sépulcre est seul !
— Ô doux miracle ! ô mère au bonheur revenue ! —
Elle entendit, avec une voix bien connue,
Le nouveau-né parler dans l’ombre entre ses bras,
Et tout bas murmurer : — C’est moi. Ne le dis pas.

Août 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une chouette, ailes déployées, clouée sur une porte (même si on ne voit pas la porte).

XIII. La chouette

La chouette – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 347.

La chouette – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La chouette, un poème du recueil Les Contemplations, du livre Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. Explication et suivi de XIV. À la mère de l’enfant mort.

La chouette


La chouette – Le texte

XIII
La chouette


Une chouette était sur la porte clouée ;
Larve de l’ombre au toit des hommes échouée.
La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts,
Qui remplit tout, et vit, à des degrés divers
Dans la bête sauvage et la bête de somme,
Toujours en dialogue avec l’esprit de l’homme,
Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont
Ses signes, alphabet formidable et profond ;
Et, sombre, ayant pour mots l’oiseau, le ver, l’insecte,
Parle deux langues : l’une, admirable et correcte,
L’autre, obscur bégaîment. L’éléphant aux pieds lourds,
Le lion, ce grand front de l’antre, l’aigle, l’ours,
Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et splendide, le verbe ;
Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.
Or, j’étais là, pensif, bienveillant, presque tendre,
Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre
Ce qu’entre les trois clous où son spectre pendait,
Aux vivants, aux souffrants, au bœuf triste, au baudet,
Disait, hélas ! la pauvre et sinistre chouette,
Du côté noir de l’être informe silhouette.

*

Elle disait :

« Sur son front sombre

Comme la brume se répand !
Il remplit tout le fond de l’ombre.
Comme sa tête morte pend !
De ses yeux coulent ses pensées.
Ses pieds troués, ses mains percées
Bleuissent à l’air glacial.
Oh ! comme il saigne dans le gouffre !
Lui qui faisait le bien, il souffre
Comme moi qui faisait le mal.

« Une lumière à son front tremble.
Et la nuit dit au vent : « Soufflons
« Sur cette flamme ! » et, tous ensemble,
Les ténèbres, les aquilons,
La pluie et l’horreur, froides bouches,
Soufflent, hagards, hideux, farouches,
Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie… —
Tu peux éteindre un incendie,
Mais pas une auréole, ô nuit !

« Cette âme arriva sur la terre,
Qu’assombrit le soir incertain ;
Elle entra dans l’obscur mystère
Que l’ombre appelle son destin ;
Au mensonge, aux forfaits sans nombre,
À tout l’horrible essaim de l’ombre,
Elle livrait de saints combats ;
Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs éternelles
Qui passaient dans la nuit d’en bas.

« Elle allait parmi les ténèbres,
Poursuivant, chassant, dévorant
Les vices, ces taupes funèbres,
Le crime, ce phalène errant ;
Arrachant de leurs trous la haine,
L’orgueil, la fraude qui se traîne,
L’âpre envie, aspic du chemin,
Les vers de terre et les vipères,
Que la nuit cache dans les pierres
Et le mal dans le cœur humain.

« Elle cherchait ces infidèles,
L’Achab, le Nemrod, le Mathan,
Que, dans son temple et sous ses ailes,
Réchauffe le faux dieu Satan,
Les vendeurs cachés sous les porches,
Le brûleur allumant ses torches
Au même feu que l’encensoir,
Et, quand elle l’avait trouvée,
Toute la sinistre couvée
Se hérissait sous l’autel noir.

« Elle allait, délivrant les hommes
De leurs ennemis ténébreux ;
Les hommes, noirs comme nous sommes,
Prirent l’esprit luttant pour eux ;
Puis ils clouèrent, les infâmes,
L’âme qui défendait leurs âmes,
L’être dont l’œil jetait du jour ;
Et leur foule, dans sa démence,
Railla cette chouette immense
De la lumière et de l’amour !

« Race qui frappes et lapides,
Je te plains ! hommes, je vous plains !
Hélas ! je plains vos poings stupides,
D’affreux clous et de marteaux pleins !
Vous persécutez pêle-mêle
Le mal, le bien, la griffe et l’aile,
Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux !
Vous clouez de vos mains mal sûres
Les hiboux au seuil des masures,
Et Christ sur la porte des cieux ! »

Mai 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'écume au-dessus de la vague, ange blanc qui semble s'extraire de la noirceur des flots des "temps sombres".

XIII. À propos d’Horace

À propos d’Horace – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 274.

À propos d’Horace – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À propos d’Horace, un poème des Contemplations, de Victor Hugo, du premier livre : Aurore.
Il est précédé de XII. Vere Novo et suivi de XIV. À Granville, en 1836.

À propos d’Horace


À propos d’Horace – Le texte

XIII
À propos d’Horace


Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !
Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues !
Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété,
Vous niez l’idéal, la grâce et la beauté !
Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles !
Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles !
Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout !
Car vous êtes mauvais et méchants ! — Mon sang bout
Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique !
Que d’ennuis ! de fureurs ! de bêtises ! — gredins ! —
Que de froids châtiments et que de chocs soudains !
« Dimanche en retenue et cinq cents vers d’Horace ! »
Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse,
Et je balbutiais : « Monsieur… — Pas de raisons !
« Vingt fois l’ode à Plancus et l’épître aux Pisons ! »
Or j’avais justement, ce jour-là, — douce idée
Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haÿdée, —
Un rendez-vous avec la fille du portier ;
Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier !
Je devais, en parlant d’amour, extase pure !
En l’enivrant avec le ciel et la nature,
La mener, si le temps n’était pas trop mauvais,
Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais !
Rêve heureux ! je voyais, dans ma colère bleue,
Tout cet éden, congé, les lilas, la banlieue,
Et j’entendais, parmi le thym et le muguet,
Les vagues violons de la mère Saguet !
Ô douleur ! Furieux, je montais à ma chambre,
Fournaise au mois de juin, et glacière en décembre ;
Et, là, je m’écriais :

— Horace ! ô bon garçon !

Qui vivais dans le calme et selon la raison,
Et qui t’allais poser, dans ta sagesse franche,
Sur tout, comme l’oiseau se pose sur la branche,
Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieux
Que le temps de chanter ton chant libre et joyeux !
Tu marchais, écoutant le soir, sous les charmilles,
Les rires étouffés des folles jeunes filles,
Les doux chuchotements dans l’angle obscur du bois ;
Tu courtisais ta belle esclave quelquefois,
Myrtale aux blonds cheveux, qui s’irrite et se cabre
Comme la mer creusant les golfes de Calabre ;
Ou bien tu t’accoudais à table, buvant sec
Ton vin que tu mettais toi-même en un pot grec.
Pégase te soufflait des vers de sa narine ;
Tu songeais ; tu faisais des odes à Barine,
À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,
À Chloë, qui passait le long de ton vieux mur,
Portant sur son beau front l’amphore délicate.
La nuit, lorsque Phœbé devient la sombre Hécate,
Les halliers s’emplissaient pour toi de visions ;
Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons,
Cerbère se frotter, la queue entre les jambes,
À Bacchus, dieu des vins et père des ïambes ;
Silène digérer dans sa grotte, pensif ;
Et se glisser dans l’ombre, et s’enivrer, lascif,
Aux blanches nudités des nymphes peu vêtues,
Le faune aux pieds de chèvre, aux oreilles pointues !
Horace, quand grisé d’un petit vin sabin,
Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,
Qui t’eût dit, ô Flaccus ! quand tu peignais à Rome
Les jeunes chevaliers courant dans l’hippodrome,
Comme Molière a peint en France les marquis,
Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis,
Pour servir, dans le siècle odieux où nous sommes,
D’instruments de torture à d’horribles bonshommes,
Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants,
Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents !
Grimauds hideux qui n’ont, tant leur tête est vidée,
Jamais eu de maîtresse et jamais eu d’idée !

Puis j’ajoutais, farouche :

— Ô cancres ! qui mettez

Une soutane aux dieux de l’éther irrités,
Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes
Coiffez sinistrement les olympiens mornes,
Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits !
Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,
Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ô cruches !
L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches,
L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant !
Nul ne vit près de vous dressé sur son séant ;
Et vous pétrifiez d’une haleine sordide
Le jeune homme naïf, étincelant, splendide ;
Et vous vous approchez de l’aurore, endormeurs !
À Pindare serein plein d’épiques rumeurs,
À Sophocle, à Térence, à Plaute, à l’ambroisie,
Ô traîtres, vous mêlez l’antique hypocrisie,
Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vos exeats,
Et l’assoupissement des noirs couvents béats ;
Vos coups d’ongle rayant tous les sublimes livres,
Vos préjugés qui font vos yeux de brouillards ivres,
L’horreur de l’avenir, la haine du progrès ;
Et vous faites, sans peur, sans pitié, sans regrets,
À la jeunesse, aux cœurs vierges, à l’espérance,
Boire dans votre nuit ce vieil opium rance !
Ô fermoirs de la bible humaine ! sacristains
De l’art, de la science, et des maîtres lointains,
Et de la vérité que l’homme aux cieux épelle,
Vous changez ce grand temple en petite chapelle !
Guichetiers de l’esprit, faquins dont le goût sûr
Mène en laisse le beau ; porte-clefs de l’azur,
Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrés voiles,
Tibulle plein d’amour, Virgile plein d’étoiles,
Vous faites de l’enfer avec ces paradis !

Et, ma rage croissant, je reprenais :

— Maudits,

Ces monastères sourds ! bouges ! prisons haïes !
Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes,
Culotte bas, vieux tigre ! Écoliers ! écoliers !
Accourez par essaims, par bandes, par milliers,
Du gamin de Paris au græculus de Rome,
Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme !
Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons !
Le mannequin sur qui l’on drape des haillons
A tout autant d’esprit que ce cuistre en son antre.
Et tout autant de cœur ; et l’un a dans le ventre
Du latin et du grec comme l’autre a du foin.
Ah ! je prends Phyllodoce et Xanthis à témoin
Que je suis amoureux de leurs claires tuniques ;
Mais je hais l’affreux tas des vils pédants iniques !
Confier un enfant, je vous demande un peu,
À tous ces êtres noirs ! autant mettre, morbleu,
La mouche en pension chez une tarentule !
Ces moines, expliquer Platon, lire Catulle,
Tacite racontant le grand Agricola,
Lucrèce ! eux, déchiffrer Homère, ces gens-là !
Ces diacres, ces bedeaux dont le groin renifle !
Crânes d’où sort la nuit, pattes d’où sort la gifle,
Vieux dadais à l’air rogue, au sourcil triomphant,
Qui ne savent pas même épeler un enfant !
Ils ignorent comment l’âme naît et veut croître.
Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître !
Ils en sont à l’A, B, C, D, du cœur humain ;
Ils sont l’horrible Hier qui veut tuer Demain ;
Ils offrent à l’aiglon leurs règles d’écrevisses.
Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices.
Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne dit pas !
Le pluriel met une S à leurs meas culpas,
Les boucs mystérieux, en les voyant s’indignent,
Et, quand on dit : « Amour ! » terre et cieux ! ils se signent.
Leur vieux viscère mort insulte au cœur naissant.
Ils le prennent de haut avec l’adolescent,
Et ne tolèrent pas le jour entrant dans l’âme
Sous la forme pensée ou sous la forme femme.
Quand la muse apparaît, ces hurleurs de holà
Disent : « Qu’est-ce que c’est que cette folle-là ? »
Et, devant ses beautés, de ses rayons accrues,
Ils reprennent : « Couleurs dures, nuances crues ;
« Vapeurs, illusions, rêves ; et quel travers
« Avez-vous de fourrer l’arc-en-ciel dans vos vers ? »
Ils raillent les enfants, ils raillent les poëtes ;
Ils font aux rossignols leurs gros yeux de chouettes ;
L’enfant est l’ignorant, ils sont l’ignorantin ;
Ils raturent l’esprit, la splendeur, le matin ;
Ils sarclent l’idéal ainsi qu’un barbarisme,
Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme ! —

Ainsi l’on m’entendait dans ma geôle crier.

Le monologue avait le temps de varier.
Et je m’exaspérais, faisant la faute énorme,
Ayant raison au fond, d’avoir tort dans la forme.
Après l’abbé Tuet, je maudissais Bezout ;
Car, outre les pensums où l’esprit se dissout,
J’étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre ! enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre ;
On me liait au fond d’un Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les ailes jusqu’au bec,
Sur l’affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas ! on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires ;
Et je me débattais, lugubre patient
Du diviseur prêtant main-forte au quotient.
De là mes cris.

Un jour, quand l’homme sera sage,

Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage,
Quand les sociétés difformes sentiront
Dans l’enfant mieux compris se redresser leur front,
Que, des libres essors ayant sondé les règles,
On connaîtra la loi de croissance des aigles,
Et que le plein midi rayonnera pour tous,
Savoir étant sublime, apprendre sera doux.
Alors, tout en laissant au sommet des études
Les grands livres latins et grecs, ces solitudes
Où l’éclair gronde, où luit la mer, où l’astre rit,
Et qu’emplissent les vents immenses de l’esprit,
C’est en les pénétrant d’explication tendre,
En les faisant aimer, qu’on les fera comprendre.
Homère emportera dans son vaste reflux
L’écolier ébloui ; l’enfant ne sera plus
Une bête de somme attelée à Virgile ;
Et l’on ne verra plus ce vif esprit agile
Devenir, sous le fouet d’un cuistre ou d’un abbé,
Le lourd cheval poussif du pensum embourbé.
Chaque village aura, dans un temple rustique,
Dans la lumière, au lieu du magister antique,
Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât,
L’instituteur lucide et grave, magistrat
Du progrès, médecin de l’ignorance, et prêtre
De l’idée ; et dans l’ombre on verra disparaître
L’éternel écolier et l’éternel pédant.
L’aube vient en chantant, et non pas en grondant.
Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère ;
Ils se demanderont ce que nous pouvions faire
Enseigner au moineau par le hibou hagard.
Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine ;
Alors, plus de grimoire obscur, fade, étouffant ;
Le maître, doux apôtre incliné sur l’enfant,
Fera, lui versant Dieu, l’azur et l’harmonie,
Boire la petite âme à la coupe infinie,
Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs.
Tu laisseras passer dans tes jambages noirs
Une pure lueur, de jour en jour moins sombre,
Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre !

Paris, mai 1831.