Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une ruine et un petit pont en bord de mer (ou d'un grand fleuve puisqu'on voit l'autre rive) et, sur l'horizon, le disque solaire en partie masqué.

I – Le Dimanche

Le Dimanche – Les références

Religions et ReligionI. Querelles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 971.

Le Dimanche – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le Dimanche, un poème du recueil Religions et Religion, de Victor Hugo.

Le Dimanche


Le Dimanche – Le texte

I
Le Dimanche

— Je n’ai pas entendu le facteur frapper. — Certe !
Votre porte aujourd’hui, monsieur, n’est pas ouverte.
— Ah bah ! — Vous n’aurez pas aujourd’hui de journaux.
— Pourquoi ?

Mary, qui vient d’éteindre ses fourneaux,

Est superbe ; elle a mis sa grande coiffe blanche.

— Ni de lettres. — Pourquoi ? — Parce que c’est dimanche.
— Eh bien ? — On ne lit pas de lettres ce jour-là.
— Pourquoi ? — Parce que Dieu fit le monde. Il parla
Et travailla pendant six jours. — Soit. Que m’importe ?
— Le dimanche on ne peut frapper à votre porte.
— Mais pourquoi ? — C’est le jour où Dieu s’est reposé.

Apprendre au maître, impie et français, l’A B C,
C’est beau ; Mary triomphe, et ne se sent pas d’aise,
Étant bonne chrétienne et servante irlandaise.
On entend bourdonner la cloche dans la tour.

*

Ainsi l’infini va jusqu’au septième jour !
Arrivé là, c’est dit ; l’infini devient morne,
Reste court, et s’arrête épuisé ; c’est sa borne.
Nous appelons cela le dimanche. Il est sûr
Qu’il faut pour faire un ciel bien des rouleaux d’azur,
Qu’un chêne à fabriquer n’est pas un mince arbuste,
Et qu’il faut une échelle étrangement robuste
Et que l’échafaudage ait été bien construit
Pour peindre l’aube à fresque au mur noir de la nuit.
Ainsi ce grand travail qu’on nomme la nature
Ne s’est point terminé sans quelque courbature !
Ainsi le Tout-Puissant a dit : Je n’en puis plus !
Et las, suant, soufflant, ankylosé, perclus,
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échine,
Après avoir créé le monde, et la machine
Des astres pêle-mêle au fond des horizons,
La vie, et l’engrenage énorme des saisons,
La fleur, l’oiseau, la femme, et l’abîme, et la terre,
Dieu s’est laissé tomber dans son fauteuil-Voltaire !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un dragon entortillé dans les nœuds de son corps, gueule ouverte , et jetant ses flammes.

I. Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres

Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres… – Les références

La Pitié suprême ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 915.

Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres…, un poème du recueil La Pitié suprême, de Victor Hugo.

Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres…


Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres… – Le texte

I


Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres ;
Un bruit farouche, obscur, fait avec des ténèbres,
Roulait dans l’infini qui sait le noir secret ;
Ce bruit était pareil au cri que jetterait
Quelque âme immense et sombre à travers l’étendue,
Luttant contre l’abîme et volant éperdue ;
Puis cela devenait un tumulte de voix ;
Toute la nuit grondait et pleurait à la fois
Comme si l’horizon fauve et crépusculaire
N’était formé que d’ombre et plein que de colère ;
Clameur rauque ! il semblait qu’ensemble on entendît
L’orageuse rumeur d’une mer qui bondit
Et les voix d’un forum qui parle et délibère.
― Honte, anathème, enfer, deuil ! Tibère ! Tibère !
Tibère ! ― et d’autres noms, mêlés à celui-là,
Passaient : ― Procuste ! Achab ! Denys ! Caligula !
Sanche ! Alonze ! Clovis ! Sennachérib ! Cambyse !
Louis onze ! malheur ! mort ! opprobre ! ― et la bise
Était comme une foule, et de ces noms proscrits
Chaque syllabe était faite de mille cris ;
Et j’entendais : ― Saül ! Omar ! Ivan ! Clotaire ! ―
Et de tout l’océan et de toute la terre,
Des chaumes, des palais, des masures, des vents,
Des croix, des millions de lèvres des vivants,
Des mâchoires des morts grinçant leur affreux rire,
Des fumiers où croupit ce qui ne peut s’écrire,
Ces noms sortaient ainsi que d’horribles oiseaux ;
Les squelettes n’avaient qu’à remuer leurs os
Pour en faire jaillir un de ces noms sinistres ;
Et des larves de rois, des ombres de ministres,
Richelieu, Louis treize, Arcadius, Rufin,
Fuyaient ; on entendait des voix dire : ― J’ai faim !
J’ai froid ! quand donc viendra le jour ? la terre est noire !
C’était le grand sanglot tragique de l’histoire ;
C’était l’éternel peuple, indigné, solennel,
Terrible, maudissant le tyran éternel.

*

O malédiction, d’où viens-tu, misérable ?
La bouche d’où tu sors, c’est la plaie incurable,
C’est l’égout où le sang filtre en rouges caillots,
C’est l’entaille que font les haches aux billots,
C’est le tombeau béant, c’est la fosse entr’ouverte
D’on ne sait quelle haleine agitant l’herbe verte.
O malédiction, d’où viens-tu ? De la nuit.

La dernière clarté sous toi s’évanouit ;
Tu viens après le Crime, et répands sur le monde
Une autre obscurité qui n’est pas moins profonde,
Et la façon dont toi, le Deuil, tu le combats
Fait tomber la pensée et l’âme encor plus bas ;
Et rien ne vit, et rien n’éclôt, et rien ne crée,
Et rien ne se console en ton horreur sacrée ;
Ce n’est qu’avec l’éclair que tu veux éclairer ;
Tu ne veux que punir, damner, désespérer,
Spectre, et tu fais servir à ces fatals usages
Les esprits, les rayons, les poètes, les sages,
Tout ce qui vient d’en haut, tout ce qui vient de Dieu ;
Ta caverne, fermée au ciel clément et bleu,
N’admet qu’un flamboiement lugubre sous son porche ;
Un astre dans ta main deviendrait une torche ;
Si tu pouvais, du fond de ton puits sépulcral,
Prendre à Saturne en feu son cercle sidéral,
Hélas, tù n’en ferais que l’anneau d’une chaîne ;
O malédiction, tu te nommes la Haine ;
Tu ne tends pas les bras, non, tu montres les poings.

Et je restai rêveur. ― Es-tu juste du moins ?

La malédiction a répondu :

— Je souffre.

Je juge. Le volcan, hagard, crache le soufre,
L’âpre océan l’écume, et l’homme la douleur.
Je suis ce qui déborde et tombe du malheur.
Je suis l’affliction terrestre qui réclame,
Et s’irrite et grandit jusqu’à devenir flamme ;
Je suis le râle amer de ce globe fatal ;
Je suis le hurlement du sombre piédestal ;
Pourquoi m’insultes-tu, moi qui pleure ? L’ulcère
N’a-t-il donc plus le droit de dénoncer la serre,
La dent et la tenaille ? et, quelle est ton erreur !
C’est moi le deuil ; c’est moi l’effroi ; c’est moi l’horreur ;
L’étoile flamboyante allongée en épée,
C’est moi ; je suis l’immense et funèbre épopée
Qu’écrit au mur du crime une lugubre main.
Et quant à ma justice, ô ver de terre humain,
Je m’appelle Isaïe et je m’appelle Dante. ―

Quel esprit ne plierait sous cette voix grondante ?
Elle est la conscience ; elle a raison ; pourtant
Après qu’elle a parlé le cœur n’est pas content,
Et l’on entend, au fond de l’infini qui pense,
Comme un profond soupir d’une autre conscience ;
Et le songeur frissonne et reste soucieux
Entre ce cri terrestre et ce soupir des cieux.
Oh ! ces Dantes géants, ces vastes Isaïes !
Ils frappent les fronts vils et les têtes haïes ;
Ils ont pour loi punir, trancher, supplicier ;
Ils sont la probité sinistre de l’acier ;
Nul homme n’est plus grand sous le ciel solitaire
Que ces archanges froids et tristes de la terre ;
Ils sont les punisseurs ; quand, jadis tout-puissant,
Songeant qu’il reste encor dans ses ongles du sang,
Un coupable franchit, tremblant, presque en prière,
La porte de la tombe, il les trouve derrière ;
De tous les jours du crime ils ont le lendemain ;
Une balance énorme oscille dans leur main ;
La nuit a pour sommet leur formidable gloire ;
Ils sont les juges d’ombre, ils sont l’équité noire ;
Mais, gouffres ! laissez-moi, quel que soit le chemin,
M’évader d’un coup d’aile étrange et surhumain,
Et m’enfuir, et chercher la justice étoilée !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des coulures de taches verticales rayées par une en diagonale.

En voyant passer des brebis tondues

En voyant passer des brebis tondues – Les références

Le Pape ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 888.

En voyant passer des brebis tondues – L’enregistrement et le texte

Je vous invite à écouter ou à lire En voyant passer des brebis tondues, un poème du recueil Le Pape, de Victor Hugo.

En voyant passer des brebis tondues

Les sombres vents du soir soufflent de tous côtés...

Les sombres vents du soir soufflent de tous côtés….


Les sombres vents du soir soufflent de tous côtés… – Le texte

Les sombres vents du soir soufflent de tous côtés.
Ô brebis, ô troupeaux, ô peuples, grelottez.
Où donc est votre laine, ô marcheurs lamentables ?
Allez loin de vos toits et loin de vos étables,
Sous le givre et la pluie, allez, allez, allez !
Où donc est votre laine, ô pauvres accablés,
Vous qui nourrissez tout, hélas! et qu’on affame ?
Peuple, où donc sont tes droits? Homme, où donc est ton âme ?
Ô laboureur, où donc est ta gerbe ? O maçon,
Constructeur, bâtisseur, où donc est ta maison?
Où donc sont les esprits mis sous votre tutelle,
Docteurs ? Et ta pudeur, ô femme, où donc est-elle ?
Hélas ! j’entends sonner les clairons triomphants ;
Vierge, où sont tes amours ? mère, où sont tes enfants ?
Grelottez, ô bétail dépouillé, pauvres êtres !
Votre laine n’est pas à vous, elle est aux maîtres,
Elle est à ceux pour qui le chien aboie, à ceux
Qui sont les rois, les forts, les grands, les paresseux !
À ceux qui pour servante ont votre destinée !

C’est à vous cependant que Dieu l’avait donnée,
Cette laine sacrée, et dans la profondeur
Dieu maudit les ciseaux lugubres du tondeur !
Ah ! malheureux en proie aux heureux ! Honte aux maîtres !
Où donc sont ces bergers qu’on appelle les prêtres ?
Nul ne te défend, peuple, ô troupeau qui m’es cher,
Et l’on te prend ta laine en attendant ta chair.
La nuit vient.

Ils courent par moments ; les coups inexorables...

Ils courent par moments ; les coups inexorables…


Ils courent par moments ; les coups inexorables… – Le texte

Ils courent par moments ; les coups inexorables
Pleuvent, et l’on croit voir, avec ces misérables,
La vérité, le droit, la raison, l’équité,
Tout ce qu’on a de juste au fond du cœur, fouetté !
Où donc la conduit-on, cette foule hagarde,
Tremblante sous le soir terrible ? qui la garde ?
Comme ils sont harcelés, effrayés, éperdus !
Où vont ces sombres pas par derrière mordus ?
Ils courent… ― on dirait le passage d’un songe.

La bise souffle et semble un serpent qui s’allonge.
Est-ce que le mystère est lui-même contre eux ?
Pourquoi tant d’aquilons sur tant de malheureux ?
S’il est des anges noirs volant dans ces ténèbres,
Je les implore ! ô vents, grâce ! ô plafonds funèbres,
Ayez pitié ! l’on souffre. Ah ! que d’infortunés !
Qui donc s’acharne ainsi sur les pauvres ? Donnez
D’autres ordres, esprits de l’ombre, à la tempête !
Dans l’échevèlement sauvage du prophète
Le vent peut se jouer, car le prophète est fort ;
Mais soufflant sur le faible en pleurs, le ciel a tort.
Oui, je te donne tort, ciel profond qui m’écoutes ;
C’est trop d’ombre. Oh ! pitié ! Des deux côtés des routes
Tout est brume, erreur, doute ; et le brouillard trompeur
Les glace et les aveugle ; ils ont froid, ils ont peur.
L’obscurité redouble.

De qui ce vent farouche est-il donc le ministre ?

De qui ce vent farouche est-il donc le ministre ?


De qui ce vent farouche est-il donc le ministre ? – Le texte

De qui ce vent farouche est-il donc le ministre ?
Allez, disparaissez à l’horizon sinistre.
Passe, ô blême troupeau dans la brume décru.
Que deviennent-ils donc quand ils ont disparu ?
Que deviennent-ils donc quand ils sont invisibles ?
Ils tombent dans ce gouffre obscur : tous les possibles !
Ils s’en vont, ils s’en vont, ils s’en vont, nus, épars
Sur des pentes sans but croulant de toutes parts.
Ô pâle foule en fuite ! ô noirs troupeaux en marche !
Perdus dans l’immense ombre où jadis flottait l’arche !
Nul deuil n’est comparable à l’affreux sort de ceux
Qui s’en vont ne laissant que du rêve après eux.
Le destin, composé d’énigmes nécessaires,
Hélas ! met au delà de toutes les misères,
De tout ce qui gémit, saigne et s’évanouit,
Le morne effacement des errants dans la nuit !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une cité Moloch vers laquelle se dirige des populations brandissant des oriflammes. La signature de Victor Hugo est visible en bas à droite avec la date 1860.

La Vision d’où est sorti ce livre

La Vision d’où est sorti ce livre – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieLa Vision d’où est sorti ce livre ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 189.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – p. 9

La Vision d’où est sorti ce livre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Vision d’où est sorti ce livre, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La Vision d’où est sorti ce livre


La Vision d’où est sorti ce livre – Le texte

La Vision d’où est sorti ce livre

J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut.

C’était de la chair vive avec du granit brut,
Une immobilité faite d’inquiétude,
Un édifice ayant un bruit de multitude,
Des trous noirs étoilés par de farouches yeux,
Des évolutions de groupes monstrueux,
De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ;
Parfois le mur s’ouvrait et laissait voir des salles,
Des antres où siégeaient des heureux, des puissants,
Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d’encens,
Des intérieurs d’or, de jaspe et de porphyre ;
Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphyre ;
Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis,
Étaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ;
Chaque assise avait l’air vaguement animée ;
Cela montait dans l’ombre ; on eût dit une armée
Pétrifiée avec le chef qui la conduit
Au moment qu’elle osait escalader la Nuit ;
Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ;
C’était une muraille et c’était une foule ;
Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet,
La poussière pleurait et l’argile saignait,
Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine.
Tout l’homme, avec le souffle inconnu qui le mène,
Ève ondoyante, Adam flottant, un et divers,
Palpitaient sur ce mur, et l’être, et l’univers,
Et le destin, fil noir que la tombe dévide.
Parfois l’éclair faisait sur la paroi livide
Luire des millions de faces tout à coup.
Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ;
Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages
Des générations à vau-l’eau dans les âges ;
Et devant mon regard se prolongeaient sans fin
Les fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim,
La superstition, la science, l’histoire,
Comme à perte de vue une façade noire.

Et ce mur, composé de tout ce qui croula,
Se dressait, escarpé, triste, informe. Où cela ?
Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres.

*

Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,
À la fixité calme et profonde des yeux ;
Je regardais ce mur d’abord confus et vague,
Où la forme semblait flotter comme une vague,
Où tout semblait vapeur, vertige, illusion ;
Et, sous mon œil pensif, l’étrange vision
Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure
Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre.

*

Chaos d’êtres, montant du gouffre au firmament !
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ;
Brume et réalité ! nuée et mappemonde !
Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battants ;
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;
Ici les paladins et là les patriarches ;
Dodone chuchotant tout bas avec Membré ;
Et Thèbe, et Raphidim, et son rocher sacré
Où, sur les juifs luttant pour la terre promise,
Aaron et Hur levaient les deux mains de Moïse ;
Le char de feu d’Amos parmi les ouragans ;
Tous ces hommes, moitié princes, moitié brigands,
Transformés par la fable avec grâce ou colère,
Noyés dans les rayons du récit populaire,
Archanges, demi-dieux, chasseurs d’hommes, héros
Des Eddas, des Védas et des Romanceros ;
Ceux dont la volonté se dresse fer de lance ;
Ceux devant qui la terre et l’ombre font silence ;
Saül, David ; et Delphe, et la cave d’Endor
Dont on mouche la lampe avec des ciseaux d’or ;
Nemrod parmi les morts ; Booz parmi les gerbes ;
Des Tibères divins, constellés, grands, superbes,
Étalant à Caprée, au forum, dans les camps,
Des colliers que Tacite arrangeait en carcans ;
La chaîne d’or du trône aboutissant au bagne.
Ce vaste mur avait des versants de montagne.
Ô nuit ! Rien ne manquait à l’apparition.
Tout s’y trouvait, matière, esprit, fange et rayon ;
Toutes les villes, Thèbe, Athènes, des étages
De Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages ;
Tous les fleuves, l’Escaut, le Rhin, le Nil, l’Aar,
Le Rubicon disant à quiconque est césar :
— Si vous êtes encor citoyens, vous ne l’êtes
Que jusqu’ici. — Les monts se dressaient, noirs squelettes,
Et sur ces monts erraient les nuages hideux,
Ces fantômes traînant la lune au milieu d’eux.
La muraille semblait par le vent remuée ;
C’étaient des croisements de flamme et de nuée,
Des jeux mystérieux de clartés, des renvois
D’ombre d’un siècle à l’autre et du sceptre aux pavois,
Où l’Inde finissait par être l’Allemagne,
Où Salomon avait pour reflet Charlemagne ;
Tout le prodige humain, noir, vague, illimité ;
La liberté brisant l’immuabilité ;
L’Horeb aux flancs brûlés, le Pinde aux pentes vertes ;
Hicétas précédant Newton, les découvertes
Secouant leurs flambeaux jusqu’au fond de la mer,
Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer ;
La Marseillaise, Eschyle, et l’ange après le spectre ;
Capanée est debout sur la porte d’Électre,
Bonaparte est debout sur le pont de Lodi ;
Christ expire non loin de Néron applaudi.
Voilà l’affreux chemin du trône, ce pavage
De meurtre, de fureur, de guerre, d’esclavage ;
L’homme-troupeau ! cela hurle, cela commet
Des crimes sur un morne et ténébreux sommet,
Cela frappe, cela blasphème, cela souffre,
Hélas ! et j’entendais sous mes pieds, dans le gouffre,
Sangloter la misère aux gémissements sourds,
Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours.
Et sur la vision lugubre, et sur moi-même
Que j’y voyais ainsi qu’au fond d’un miroir blême,
La vie immense ouvrait ses difformes rameaux ;
Je contemplais les fers, les voluptés, les maux,
La mort, les avatars et les métempsycoses,
Et dans l’obscur taillis des êtres et des choses
Je regardais rôder, noir, riant, l’œil en feu,
Satan, ce braconnier de la forêt de Dieu.

*

Quel titan avait peint cette chose inouïe ?
Sur la paroi sans fond de l’ombre épanouie
Qui donc avait sculpté ce rêve où j’étouffais ?
Quel bras avait construit avec tous les forfaits,
Tous les deuils, tous les pleurs, toutes les épouvantes,
Ce vaste enchaînement de ténèbres vivantes ?
Ce rêve, et j’en tremblais, c’était une action
Ténébreuse entre l’homme et la création ;
Des clameurs jaillissaient de dessous les pilastres ;
Des bras sortant du mur montraient le poing aux astres ;
La chair était Gomorrhe et l’âme était Sion ;
Songe énorme ! c’était la confrontation
De ce que nous étions avec ce que nous sommes ;
Les bêtes s’y mêlaient, de droit divin, aux hommes,
Comme dans un enfer ou dans un paradis ;
Les crimes y rampaient, de leur ombre grandis ;
Et même les laideurs n’étaient pas malséantes
À la tragique horreur de ces fresques géantes.
Et je revoyais là le vieux temps oublié.
Je le sondais. Le mal au bien était lié
Ainsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre.

Cette muraille, bloc d’obscurité funèbre,
Montait dans l’infini vers un brumeux matin.
Blanchissant par degrés sur l’horizon lointain,
Cette vision sombre, abrégé noir du monde,
Allait s’évanouir dans une aube profonde,
Et, commencée en nuit, finissait en lueur.

Le jour triste y semblait une pâle sueur ;
Et cette silhouette informe était voilée
D’un vague tournoiement de fumée étoilée.

*

Tandis que je songeais, l’œil fixé sur ce mur
Semé d’âmes, couvert d’un mouvement obscur
Et des gestes hagards d’un peuple de fantômes,
Une rumeur se fit sous les ténébreux dômes,
J’entendis deux fracas profonds, venant du ciel
En sens contraire au fond du silence éternel ;
Le firmament que nul ne peut ouvrir ni clore
Eut l’air de s’écarter.

*

Du côté de l’aurore,

L’esprit de l’Orestie, avec un fauve bruit,
Passait ; en même temps, du côté de la nuit,
Noir génie effaré fuyant dans une éclipse,
Formidable, venait l’immense Apocalypse ;
Et leur double tonnerre à travers la vapeur,
À ma droite, à ma gauche, approchait, et j’eus peur
Comme si j’étais pris entre deux chars de l’ombre.

Ils passèrent. Ce fut un ébranlement sombre.
Et le premier esprit cria : Fatalité !
Le second cria : Dieu ! L’obscure éternité
Répéta ces deux cris dans ses échos funèbres.

Ce passage effrayant remua les ténèbres ;
Au bruit qu’ils firent, tout chancela ; la paroi
Pleine d’ombres, frémit ; tout s’y mêla ; le roi
Mit la main à son casque et l’idole à sa mitre ;
Toute la vision trembla comme une vitre,
Et se rompit, tombant dans la nuit en morceaux ;
Et quand les deux esprits, comme deux grands oiseaux,
Eurent fui, dans la brume étrange de l’idée,
La pâle vision reparut lézardée,
Comme un temple en ruine aux gigantesques fûts,
Laissant voir de l’abîme entre ses pans confus.

*

Lorsque je la revis, après que les deux anges
L’eurent brisée au choc de leurs ailes étranges,
Ce n’était plus ce mur prodigieux, complet,
Où le destin avec l’infini s’accouplait,
Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,
Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autre
Sans que pas un fît faute et manquât à l’appel ;
Au lieu d’un continent, c’était un archipel ;
Au lieu d’un univers, c’était un cimetière ;
Par places se dressait quelque lugubre pierre,
Quelque pilier debout, ne soutenant plus rien ;
Tous les siècles tronqués gisaient ; plus de lien ;
Chaque époque pendait démantelée ; aucune
N’était sans déchirure et n’était sans lacune ;
Et partout croupissaient sur le passé détruit
Des stagnations d’ombre et des flaques de nuit.
Ce n’était plus, parmi les brouillards où l’œil plonge,
Que le débris difforme et chancelant d’un songe,
Ayant le vague aspect d’un pont intermittent
Qui tombe arche par arche et que le gouffre attend,
Et de toute une flotte en détresse qui sombre ;
Ressemblant à la phrase interrompue et sombre
Que l’ouragan, ce bègue errant sur les sommets,
Recommence toujours sans l’achever jamais.

Seulement l’avenir continuait d’éclore
Sur ces vestiges noirs qu’un pâle orient dore,
Et se levait avec un air d’astre, au milieu
D’un nuage où, sans voir de foudre, on sentait Dieu.

*

De l’empreinte profonde et grave qu’a laissée
Ce chaos de la vie à ma sombre pensée,
De cette vision du mouvant genre humain,
Ce livre, où près d’hier on entrevoit demain,
Est sorti, reflétant de poème en poème
Toute cette clarté vertigineuse et blême ;
Pendant que mon cerveau douloureux le couvait,
La légende est parfois venue à mon chevet,
Mystérieuse sœur de l’histoire sinistre ;
Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.

Et qu’est-ce maintenant que ce livre, traduit
Du passé, du tombeau, du gouffre et de la nuit ?
C’est la tradition tombée à la secousse
Des révolutions que Dieu déchaîne et pousse ;
Ce qui demeure après que la terre a tremblé ;
Décombre où l’avenir, vague aurore, est mêlé ;
C’est la construction des hommes, la masure
Des siècles, qu’emplit l’ombre et que l’idée azure,
L’affreux charnier-palais en ruine, habité
Par la mort et bâti par la fatalité,
Où se posent pourtant parfois, quand elles l’osent,
De la façon dont l’aile et le rayon se posent,
La liberté, lumière, et l’espérance, oiseau ;
C’est l’incommensurable et tragique monceau,
Où glissent, dans la brèche horrible, les vipères
Et les dragons, avant de rentrer aux repaires,
Et la nuée avant de remonter au ciel ;
Ce livre, c’est le reste effrayant de Babel ;
C’est la lugubre Tour des Choses, l’édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Fier jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd’hui n’ayant plus que de hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans l’obscure vallée ;
C’est l’épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.

Guernesey. – Avril 1857.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une ombre de tour accolée à une autre tour au premier plan, d'un brun clair, avec le ciel bleu en fond.

Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir…

Le Pain sec – Les références

L’Art d’être grand-pèreVI. Grand Âge et Bas Âge mêlés ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 769.

Le Pain sec – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir…, dont le titre usuel est souvent Le Pain sec, un poème du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Ma Jeanne, dont je suis doucement insensé… et suivi de VII. Chanson pour faire danser en rond les petits enfants.

Le Pain sec


Le Pain sec – Le texte

VI


Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir,
Pour un crime quelconque, et, manquant au devoir,
J’allai voir la proscrite en pleine forfaiture,
Et lui glissai dans l’ombre un pot de confiture
Contraire aux lois. Tous ceux sur qui, dans ma cité,
Repose le salut de la société
S’indignèrent, et Jeanne a dit d’une voix douce :
— Je ne toucherai plus mon nez avec mon pouce ;
Je ne me ferai plus griffer par le minet.
Mais on s’est récrie : — Cette enfant vous connaît ;
Elle sait à quel point vous êtes faible et lâche.
Elle vous voit toujours rire quand on se fâche.
Pas de gouvernement possible. A chaque instant
L’ordre est troublé par vous ; le pouvoir se détend ;
Plus de règle. L’enfant n’a plus rien qui l’arrête.
Vous démolissez tout. — Et j’ai baissé la tête,
Et j’ai dit : — Je n’ai rien à répondre à cela,
J’ai tort. Oui, c’est avec ces indulgences-là
Qu’on a toujours conduit les peuples à leur perte.
Qu’on me mette au pain sec. — Vous le méritez, certe,
On vous y mettra. — Jeanne alors, dans son coin noir,
M’a dit tout bas, levant ses yeux si beaux à voir,
Pleins de l’autorité des douces créatures :
— Eh bien, moi, je t’irai porter des confitures.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ruines (poutres verticales calcinées soutenant encore une arche à demie effondrée) d'un bâtiment incendiée. À qui la faute ?

VIII. À qui la faute ?

À qui la faute ? – Les références

L’Année terribleJuin ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 132.

À qui la faute ? – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À qui la faute ?, un poème du recueil L’Année terrible, Juin, de Victor Hugo.

À qui la faute ?


À qui la faute ? – Le texte

VIII
À qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?

– Oui.

J’ai mis le feu là.

– Mais c’est un crime inouï !

Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage !
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi ! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’œuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes ! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur ;
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine ;
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille ;
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître ;
À mesure qu’il plonge en ton cœur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur ; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi, comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un nœud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

– Je ne sais pas lire.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un escalier qui monte dans l'ombre et dont les marches luisent à peine au clair de lune.

I – Je suis fait d’ombre et de marbre…

Je suis fait d’ombre et de marbre – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre lyrique – La Destinée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1295.

Je suis fait d’ombre et de marbre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je suis fait d’ombre et de marbre…, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre lyrique – La Destinée, de Victor Hugo.

Je suis fait d’ombre et de marbre…


Je suis fait d’ombre et de marbre – Le texte

I

Je suis fait d’ombre et de marbre.
Comme les pieds noirs de l’arbre,
Je m’enfonce dans la nuit.
J’écoute ; je suis sous terre ;
D’en bas je dis au tonnerre :
Attends ! ne fais pas de bruit.

Moi qu’on nomme le poëte,
Je suis dans la nuit muette
L’escalier mystérieux ;
Je suis l’escalier Ténèbres ;
Dans mes spirales funèbres
L’ombre ouvre ses vagues yeux.

Les flambeaux deviendront cierges.
Respectez mes degrés vierges,
Passez, les joyeux du jour !
Mes marches ne sont pas faites
Pour les pieds ailés des fêtes,
Pour les pieds nus de l’amour.

Devant ma profondeur blême
Tout tremble, les spectres même
Ont des gouttes de sueur.
Je viens de la tombe morte ;
J’aboutis à cette porte
Par où passe une lueur.

Le banquet rit et flamboie.
Les maîtres sont dans la joie
Sur leur trône ensanglanté ;
Tout les sert, tout les encense ;
Et la femme à leur puissance
Mesure sa nudité.

Laissez la clef et le pène.
Je suis l’escalier ; la peine
Médite ; l’heure viendra ;
Quelqu’un qu’entourent les ombres
Montera mes marches sombres,
Et quelqu’un les descendra.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux tours perchées et jointes par un pont au-dessus du gouffre.

XI – Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique…

Quiconque est amoureux… – Les références

Toute la lyreSeptième partie : [La fantaisie] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 451.

Quiconque est amoureux… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quiconque est amoureux…, un poème du recueil Toute la lyre, de la Septième partie : [La fantaisie], de Victor Hugo.

Quiconque est amoureux…


Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique – Le texte

XI

………………………………………………….
Quiconque est amoureux est esclave et s’abdique.
L’amour n’est pas l’amour ; il s’appelle Ananké.
Si l’on ne veut pas être à la porte flanqué,
Dès qu’on aime une belle, on s’observe, on se scrute ;
On met le naturel de côté ; bête brute,
On se fait ange ; on est le nain Micromégas ;
Surtout on ne fait pas chez elle de dégâts ;
On se tait, on attend, jamais on ne s’ennuie,
On trouve bon le givre, et la bise et la pluie,
On n’a ni faim, ni soif, on est de droit transi ;
Un coup de dent de trop vous perd. Oyez ceci :

Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
Était fort amoureux d’une fée, et l’envie
Qu’il avait d’épouser cette dame s’accrut
Au point de rendre fou ce pauvre cœur tout brut ;
L’ogre un beau jour d’hiver peigne sa peau velue,
Se présente au palais de la fée, et salue,
Et s’annonce à l’huissier comme prince Ogrousky.
La fée avait un fils, on ne sait pas de qui.
Elle était ce jour-là sortie, et quant au mioche,
Bel enfant blond nourri de crème et de brioche,
Don fait par quelque Ulysse à cette Calypso,
Il était sous la porte et jouait au cerceau.
On laissa l’ogre et lui tout seuls dans l’antichambre.
Comment passer le temps quand il neige en décembre,
Et quand on n’a personne avec qui dire un mot ?
L’ogre se mit alors à croquer le marmot.
C’est très simple. Pourtant c’est aller un peu vite,
Même lorsqu’on est ogre et qu’on est moscovite,
Que de gober ainsi les mioches du prochain.
Le bâillement d’un ogre est frère de la faim.
Quand la dame rentra, plus d’enfant. On s’informe.
La fée avise l’ogre avec sa bouche énorme.
As-tu vu, cria-t-elle, un bel enfant que j’ai ?
Le bon ogre naïf lui dit : Je l’ai mangé.

Or, c’était maladroit. Vous qui cherchez à plaire,
Jugez ce que devint l’ogre devant la mère
Furieuse qu’il eût soupé de son dauphin.
Que l’exemple vous serve ; aimez, mais soyez fin ;
Adorez votre belle, et soyez plein d’astuce ;
N’allez pas lui manger, comme cet ogre russe,
Son enfant, ou marcher sur la patte à son chien.