Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un dragon entortillé dans les nœuds de son corps, gueule ouverte , et jetant ses flammes.

I. Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres

Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres… – Les références

La Pitié suprême ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 915.

Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres…, un poème du recueil La Pitié suprême, de Victor Hugo.

Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres…


Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres… – Le texte

I


Les profondeurs étaient nocturnes et funèbres ;
Un bruit farouche, obscur, fait avec des ténèbres,
Roulait dans l’infini qui sait le noir secret ;
Ce bruit était pareil au cri que jetterait
Quelque âme immense et sombre à travers l’étendue,
Luttant contre l’abîme et volant éperdue ;
Puis cela devenait un tumulte de voix ;
Toute la nuit grondait et pleurait à la fois
Comme si l’horizon fauve et crépusculaire
N’était formé que d’ombre et plein que de colère ;
Clameur rauque ! il semblait qu’ensemble on entendît
L’orageuse rumeur d’une mer qui bondit
Et les voix d’un forum qui parle et délibère.
― Honte, anathème, enfer, deuil ! Tibère ! Tibère !
Tibère ! ― et d’autres noms, mêlés à celui-là,
Passaient : ― Procuste ! Achab ! Denys ! Caligula !
Sanche ! Alonze ! Clovis ! Sennachérib ! Cambyse !
Louis onze ! malheur ! mort ! opprobre ! ― et la bise
Était comme une foule, et de ces noms proscrits
Chaque syllabe était faite de mille cris ;
Et j’entendais : ― Saül ! Omar ! Ivan ! Clotaire ! ―
Et de tout l’océan et de toute la terre,
Des chaumes, des palais, des masures, des vents,
Des croix, des millions de lèvres des vivants,
Des mâchoires des morts grinçant leur affreux rire,
Des fumiers où croupit ce qui ne peut s’écrire,
Ces noms sortaient ainsi que d’horribles oiseaux ;
Les squelettes n’avaient qu’à remuer leurs os
Pour en faire jaillir un de ces noms sinistres ;
Et des larves de rois, des ombres de ministres,
Richelieu, Louis treize, Arcadius, Rufin,
Fuyaient ; on entendait des voix dire : ― J’ai faim !
J’ai froid ! quand donc viendra le jour ? la terre est noire !
C’était le grand sanglot tragique de l’histoire ;
C’était l’éternel peuple, indigné, solennel,
Terrible, maudissant le tyran éternel.

*

O malédiction, d’où viens-tu, misérable ?
La bouche d’où tu sors, c’est la plaie incurable,
C’est l’égout où le sang filtre en rouges caillots,
C’est l’entaille que font les haches aux billots,
C’est le tombeau béant, c’est la fosse entr’ouverte
D’on ne sait quelle haleine agitant l’herbe verte.
O malédiction, d’où viens-tu ? De la nuit.

La dernière clarté sous toi s’évanouit ;
Tu viens après le Crime, et répands sur le monde
Une autre obscurité qui n’est pas moins profonde,
Et la façon dont toi, le Deuil, tu le combats
Fait tomber la pensée et l’âme encor plus bas ;
Et rien ne vit, et rien n’éclôt, et rien ne crée,
Et rien ne se console en ton horreur sacrée ;
Ce n’est qu’avec l’éclair que tu veux éclairer ;
Tu ne veux que punir, damner, désespérer,
Spectre, et tu fais servir à ces fatals usages
Les esprits, les rayons, les poètes, les sages,
Tout ce qui vient d’en haut, tout ce qui vient de Dieu ;
Ta caverne, fermée au ciel clément et bleu,
N’admet qu’un flamboiement lugubre sous son porche ;
Un astre dans ta main deviendrait une torche ;
Si tu pouvais, du fond de ton puits sépulcral,
Prendre à Saturne en feu son cercle sidéral,
Hélas, tù n’en ferais que l’anneau d’une chaîne ;
O malédiction, tu te nommes la Haine ;
Tu ne tends pas les bras, non, tu montres les poings.

Et je restai rêveur. ― Es-tu juste du moins ?

La malédiction a répondu :

— Je souffre.

Je juge. Le volcan, hagard, crache le soufre,
L’âpre océan l’écume, et l’homme la douleur.
Je suis ce qui déborde et tombe du malheur.
Je suis l’affliction terrestre qui réclame,
Et s’irrite et grandit jusqu’à devenir flamme ;
Je suis le râle amer de ce globe fatal ;
Je suis le hurlement du sombre piédestal ;
Pourquoi m’insultes-tu, moi qui pleure ? L’ulcère
N’a-t-il donc plus le droit de dénoncer la serre,
La dent et la tenaille ? et, quelle est ton erreur !
C’est moi le deuil ; c’est moi l’effroi ; c’est moi l’horreur ;
L’étoile flamboyante allongée en épée,
C’est moi ; je suis l’immense et funèbre épopée
Qu’écrit au mur du crime une lugubre main.
Et quant à ma justice, ô ver de terre humain,
Je m’appelle Isaïe et je m’appelle Dante. ―

Quel esprit ne plierait sous cette voix grondante ?
Elle est la conscience ; elle a raison ; pourtant
Après qu’elle a parlé le cœur n’est pas content,
Et l’on entend, au fond de l’infini qui pense,
Comme un profond soupir d’une autre conscience ;
Et le songeur frissonne et reste soucieux
Entre ce cri terrestre et ce soupir des cieux.
Oh ! ces Dantes géants, ces vastes Isaïes !
Ils frappent les fronts vils et les têtes haïes ;
Ils ont pour loi punir, trancher, supplicier ;
Ils sont la probité sinistre de l’acier ;
Nul homme n’est plus grand sous le ciel solitaire
Que ces archanges froids et tristes de la terre ;
Ils sont les punisseurs ; quand, jadis tout-puissant,
Songeant qu’il reste encor dans ses ongles du sang,
Un coupable franchit, tremblant, presque en prière,
La porte de la tombe, il les trouve derrière ;
De tous les jours du crime ils ont le lendemain ;
Une balance énorme oscille dans leur main ;
La nuit a pour sommet leur formidable gloire ;
Ils sont les juges d’ombre, ils sont l’équité noire ;
Mais, gouffres ! laissez-moi, quel que soit le chemin,
M’évader d’un coup d’aile étrange et surhumain,
Et m’enfuir, et chercher la justice étoilée !