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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente "une grosse charrette, au coin de ma maison (...)" (dixit V.H. dans ce poème).

VI. Lettre

Lettre – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 304.

Lettre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Lettre, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Hier au soir et suivi de VII. Nous allions au verger….

Lettre


Lettre – Le texte

VI

Lettre


Tu vois cela d’ici. Des ocres et des craies ;
Plaines où les sillons croisent leurs mille raies,
Chaumes à fleur de terre et que masque un buisson,
Quelques meules de foin debout sur le gazon ;
De vieux toits enfumant le paysage bistre ;
Un fleuve qui n’est pas le Gange ou le Caystre,
Pauvre cours d’eau normand troublé de sels marins ;
À droite, vers le nord, de bizarres terrains
Pleins d’angles qu’on dirait façonnés à la pelle ;
Voilà les premiers plans ; une ancienne chapelle
Y mêle son aiguille, et range à ses côtés
Quelques ormes tortus, aux profils irrités,
Qui semblent, fatigués du zéphyr qui s’en joue,
Faire une remontrance au vent qui les secoue.
Une grosse charrette au coin de ma maison
Se rouille ; et, devant moi, j’ai le vaste horizon
Dont la mer bleue emplit toutes les échancrures.
Des poules et des coqs, étalant leurs dorures,
Causent sous ma fenêtre, et les greniers des toits
Me jettent, par instants, des chansons en patois.
Dans mon allée habite un cordier patriarche,
Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, et marche
À reculons, son chanvre autour des reins tordu.
J’aime ces flots où court le grand vent éperdu ;
Les champs à promener tout le jour me convient ;
Les petits villageois, leur livre en main, m’envient,
Chez le maître d’école où je me suis logé,
Comme un grand écolier abusant d’un congé.
Le ciel rit, l’air est pur ; tout le jour, chez mon hôte,
C’est un doux bruit d’enfants épelant à voix haute ;
L’eau coule, un verdier passe ; et, moi, je dis : Merci !
Merci, Dieu tout-puissant ! — Ainsi je vis ; ainsi,
Paisible, heure par heure, à petit bruit, j’épanche
Mes jours, tout en songeant à vous, ma beauté blanche !
J’écoute les enfants jaser, et, par moment,
Je vois en pleine mer passer superbement,
Au-dessus des pignons du tranquille village,
Quelque navire ailé qui fait un long voyage,
Et fuit, sur l’océan, par tous les vents traqué,
Qui, naguère dormait au port, le long du quai,
Et que n’ont retenu, loin des vagues jalouses,
Ni les pleurs des parents, ni l’effroi des épouses,
Ni le sombre reflet des écueils dans les eaux,
Ni l’importunité des sinistres oiseaux.

Près le Tréport, juin 18..

VI. Quand nous habitions tous ensemble…

Quand nous habitions tous ensemble… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 402.

Quand nous habitions tous ensemble… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quand nous habitions tous ensemble…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Elle avait pris ce pli… et suivi par VII. Elle était pâle et pourtant rose….

Quand nous habitions tous ensemble…

Quand nous habitions tous ensemble… – Le texte

VI


Quand nous habitions tous ensemble
Sur nos collines d’autrefois,
Où l’eau court, où le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente ;
J’étais pour elle l’univers.
Oh ! comme l’herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts !

Elle faisait mon sort prospère,
Mon travail léger, mon ciel bleu.
Lorsqu’elle me disait : Mon père,
Tout mon cœur s’écriait : Mon Dieu !

À travers mes songes sans nombre,
J’écoutais son parler joyeux,
Et mon front s’éclairait dans l’ombre
À la lumière de ses yeux.

Elle avait l’air d’une princesse
Quand je la tenais par la main.
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh ! la belle petite robe
Qu’elle avait, vous rappelez-vous ?

Le soir, auprès de ma bougie,
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu’à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle.
Que son bonjour était charmant !
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.

Oh ! je l’avais, si jeune encore,
Vue apparaître en mon destin !
C’était l’enfant de mon aurore,
Et mon étoile du matin !

Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine !
Comme nous courions dans les bois !

Puis, vers la lumière isolée
Étoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
En tournant le coin du vieux mur ;

Nous revenions, cœurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l’abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant… —
Toutes ces choses sont passées
Comme l’ombre et comme le vent !

Villequier, 4 septembre 1844.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des dunes en bord d'océan. Des paroles, invisibles à l’œil, y naissent.

XIII. Paroles sur la dune

Paroles sur la dune – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 443.

Paroles sur la dune – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Paroles sur la dune, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XII. Dolorosæ et suivi de XIV. Claire P..

Paroles sur la dune


Paroles sur la dune – Le texte

XIII
Paroles sur la dune


Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,
Que mes tâches sont terminées ;
Maintenant que voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par les années,

Et qu’au fond de ce ciel que mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,
Comme le tourbillon du passé qui s’en va,
Tant de belles heures sonnées ;

Maintenant que je dis : — Un jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout est mensonge ! —
Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S’envoler sous le bec du vautour aquilon,
Toute la toison des nuées ;

J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme liant la gerbe mûre ;
J’écoute, et je confronte en mon esprit pensif
Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever
Sur l’herbe rare de la dune,
Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayon dormant
À l’espace, au mystère, au gouffre ;
Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?
Est-il quelqu’un qui me connaisse ?
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;
J’appelle sans qu’on me réponde ;
Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi le soir tombe.
Ô terre, dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?
J’attends, je demande, j’implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore !

Comme le souvenir est voisin du remord !
Comme à pleurer tout nous ramène !
Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte humaine !

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l’onde aux plis infranchissables ;
L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.

5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan par gros temps la nuit.

XX. Gros temps la nuit

Gros temps la nuit – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 213.

Gros temps la nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Gros temps la nuit, un poème du recueil Toute la lyre, de la deuxième partie : [La Nature], de Victor Hugo.

Gros temps la nuit


Gros temps la nuit – Le texte

XX
Gros temps la nuit


Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
Et, hennissant sur l’eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l’azur.

L’horizon, que l’onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L’eau s’emplit d’un bruit énorme
Et monstrueux.

Le flot vient, s’enfuit, s’approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore ;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.

L’océan frappe la terre.
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D’un tel marteau ?

L’Hydre écaillée à l’œil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.

La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L’éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.

Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème :
Ce que je veux, c’est vous-même,
Ô matelots !

Le ciel et la mer font rage.
C’est la saison, c’est l’orage,
C’est le climat.
L’ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.

Tout se plaint, l’ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l’eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l’onde,
Léviathan.

Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L’un dit: – L’eau sombre se lève.
L’autre dit: – Le hameau rêve
Au chant du coq.

C’est un vent de l’autre monde
Qui tourmente l’eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l’averse ;
L’éternité bouleverse
L’immensité.

C’est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L’homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.

Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l’ouragan.

2 février 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un vallon où il a plu. L'air et les arbres frissonnent. L'ombre ouvre un gouffre obscure.

VI. Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 205.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…, un poème de la deuxième partie : [La Nature], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. … Une tempête.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Le texte

VI


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent
Pleure dans les sapins ; pas de soleil levant ;
Tout frissonne ; le ciel, de teinte grise et mate,
Nous verse tristement un jour de casemate.
Tout à coup, au détour du sentier recourbé,
Apparaît un nuage entre deux monts tombé.
Il est dans le vallon comme en un vase énorme,
C’est un mur de brouillard, sans couleur et sans forme.
Rien au delà. Tout cesse. On n’entend aucun son ;
On voit le dernier arbre et le dernier buisson.
La brume, chaos morne, impénétrable et vide,
Où flotte affreusement une lueur livide,
Emplit l’angle hideux du ravin de granit.
On croirait que c’est là que le monde finit
Et que va commencer la nuée éternelle.

– Borne où l’âme et l’oiseau sentent faiblir leur aile,
Abîme où le penseur se penche avec effroi,
Puits de l’ombre infinie, oh! disais-je, est-ce toi ?

Alors je m’enfonçai dans ma pensée obscure,
Laissant mes compagnons errer à l’aventure.

Pyrénées, 28 août.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan d'où émerge le mat d'un galion en train de sombrer sous les éléments déchainés. On ne distingue pas la rose de l'infante.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIX – La Rose de l’infante ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 755.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 510.

La rose de l’infante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La rose de l’infante, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IX – La Rose de l’infante, de Victor Hugo.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Le texte

La rose de l’infante

Elle est toute petite ; une duègne la garde.
Elle tient à la main une rose et regarde.
Quoi ? que regarde-t-elle ? Elle ne sait pas. L’eau,
Un bassin qu’assombrit le pin et le bouleau ;
Ce qu’elle a devant elle ; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri ;
Tout ce bel ange a l’air dans la neige pétri.
On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,
Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,
Et des paons étoilés sous les bois chevelus.
L’innocence est sur elle une blancheur de plus ;
Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.
Autour de cette enfant l’herbe est splendide et semble
Pleine de vrais rubis et de diamants fins ;
Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
Elle se tient au bord de l’eau ; sa fleur l’occupe ;
Sa basquine est en point de Gênes ; sur sa jupe
Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille détours d’un fil d’or florentin.
La rose épanouie et toute grande ouverte,
Sortant du frais bouton comme d’une urne verte,
Charge la petitesse exquise de sa main ;
Quand l’enfant, allongeant ses lèvres de carmin,
Fronce, en la respirant, sa riante narine,
La magnifique fleur, royale et purpurine,
Cache plus qu’à demi ce visage charmant,
Si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait comment
Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
Et si l’on voit la rose ou si l’on voit la joue.
Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
En elle tout est joie, enchantement, parfum ;
Quel doux regard, l’azur ! et quel doux nom, Marie !
Tout est rayon ; son œil éclaire et son nom prie.
Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
Pauvre être ! elle se sent très-grande vaguement ;
Elle assiste au printemps, à la lumière, à l’ombre,
Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
À la magnificence éclatante du soir,
Aux ruisseaux murmurants qu’on entend sans les voir,
Aux champs, à la nature éternelle et sereine,
Avec la gravité d’une petite reine ;
Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant ;
Un jour, elle sera duchesse de Brabant ;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
Elle est l’infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.
Car les enfants des rois sont ainsi ; leurs fronts blancs
Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de règne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire ;
Et son regard, déjà royal, dit : C’est à moi.
Il sort d’elle un amour mêlé d’un vague effroi.
Si quelqu’un, la voyant si tremblante et si frêle,
Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,
Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot,
Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
Que de vivre et d’avoir dans la main une rose,
Et d’être là devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s’éteint ; les nids chuchotent, querelleurs ;
Les pourpres du couchant sont dans les branches d’arbre ;
La rougeur monte au front des déesses de marbre
Qui semblent palpiter sentant venir la nuit ;
Et tout ce qui planait redescend ; plus de bruit,
Plus de flamme ; le soir mystérieux recueille
Le soleil sous la vague et l’oiseau sous la feuille.

Pendant que l’enfant rit, cette fleur à la main,
Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
Quelqu’un de formidable est derrière la vitre ;
On voit d’en bas une ombre, au fond d’une vapeur,
De fenêtre en fenêtre errer, et l’on a peur ;
Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,
Parfois est immobile une journée entière ;
C’est un être effrayant qui semble ne rien voir ;
Il rôde d’une chambre à l’autre, pâle et noir ;
Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe ;
Spectre blême ! Son ombre aux feux du soir s’allonge ;
Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi ;
Et c’est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.

C’est lui ; l’homme en qui vit et tremble le royaume.
Si quelqu’un pouvait voir dans l’œil de ce fantôme
Debout en ce moment l’épaule contre un mur,
Ce qu’on apercevrait dans cet abîme obscur,
Ce n’est pas l’humble enfant, le jardin, l’eau moirée
Reflétant le ciel d’or d’une claire soirée,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,
Non : au fond de cet œil comme l’onde vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde
Cette prunelle autant que l’océan profonde,
Ce qu’on distinguerait, c’est, mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
Et, dans l’écume, au pli des vagues, sous l’étoile,
L’immense tremblement d’une flotte à la voile,
Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,
Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l’heure où nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,
Et qui fait qu’il ne peut rien voir autour de lui.
L’armada, formidable et flottant point d’appui
Du levier dont il va soulever tout un monde,
Traverse en ce moment l’obscurité de l’onde ;
Le roi dans son esprit la suit des yeux, vainqueur,
Et son tragique ennui n’a plus d’autre lueur.

Philippe Deux était une chose terrible.
Iblis dans le Koran et Caïn dans la Bible
Sont à peine aussi noirs qu’en son Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre impérial.
Philippe Deux était le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un rêve.
Il vivait : nul n’osait le regarder ; l’effroi
Faisait une lumière étrange autour du roi ;
On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes ;
Tant il se confondait, aux yeux troubles des hommes,
Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu !
Tant semblait grande à tous son approche de Dieu !
Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,
Était comme un crampon mis sur la destinée ;
Il tenait l’Amérique et l’Inde, il s’appuyait
Sur l’Afrique, il régnait sur l’Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre ;
Sa bouche était silence et son âme mystère ;
Son trône était de piège et de fraude construit ;
Il avait pour soutien la force de la nuit ;
L’ombre était le cheval de sa statue équestre.
Toujours vêtu de noir, ce Tout-Puissant terrestre
Avait l’air d’être en deuil de ce qu’il existait ;
Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait ;
Immuable ; étant tout, il n’avait rien à dire.
Nul n’avait vu ce roi sourire ; le sourire
N’étant pas plus possible à ces lèvres de fer
Que l’aurore à la grille obscure de l’enfer.
S’il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
C’était pour assister le bourreau dans son œuvre,
Et sa prunelle avait pour clarté le reflet
Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.
Il était redoutable à la pensée, à l’homme,
À la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome ;
C’était Satan régnant au nom de Jésus-Christ ;
Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de vipères.
L’Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
Jamais n’illuminaient leurs livides plafonds ;
Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons ;
Les trahisons pour jeu, l’autodafé pour fête.
Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête
Ses projets dans la nuit obscurément ouverts ;
Sa rêverie était un poids sur l’univers ;
Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre ;
Sa prière faisait le bruit sourd d’une foudre ;
De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.
Ceux auxquels il pensait disaient : Nous étouffons.
Et les peuples, d’un bout à l’autre de l’empire,
Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,
On dirait du destin la froide sentinelle ;
Son immobilité commande ; sa prunelle
Luit comme un soupirail de caverne ; son doigt
Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,
Donner un ordre à l’ombre et vaguement l’écrire.
Chose inouïe ! il vient de grincer un sourire.
Un sourire insondable, impénétrable, amer.
C’est que la vision de son armée en mer
Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée ;
C’est qu’il la voit voguer par son dessein poussée,
Comme s’il était là, planant sous le zénith ;
Tout est bien ; l’océan docile s’aplanit ;
L’armada lui fait peur comme au déluge l’arche ;
La flotte se déploie en bon ordre de marche,
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacrés ; les flots leur font la haie ;
Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,
Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer ;
Autour d’elles la vague avec amour déferle,
L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.
Voici chaque galère avec son gastadour ;
Voici ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour ;
Les cent mestres de camp et les deux connétables ;
L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadiz ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
Et Philippe se penche, et, qu’importe l’espace !
Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur les pavois,
Les moços, l’amiral appuyé sur son page,
Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,
Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,
Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans ? sont-ce des citadelles ?
Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes ;
L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit.
Et le lugubre roi sourit de voir groupées
Sur quatre cents vaisseaux quatre-vingt mille épées.
Ô rictus du vampire assouvissant sa faim !
Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin !
Qui pourrait la sauver ? Le feu va prendre aux poudres.
Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres ;
Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing ?
N’est-il pas le seigneur qu’on ne contredit point ?
N’est-il pas l’héritier de César ? le Philippe
Dont l’ombre immense va du Gange au Pausilippe ?
Tout n’est-il pas fini quand il a dit : Je veux !
N’est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux ?
N’est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
Et que la mer charrie ainsi qu’elle le doit ?
Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre ?
N’est-il pas lui, le roi ? n’est-il pas l’homme sombre
À qui ce tourbillon de monstres obéit ?

Quand Béit-Cifresil, fils d’Abdallah-Béit,
Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,
Il y grava : « Le ciel est à Dieu ; j’ai la terre. »
Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,
Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond,
Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
L’infante tient toujours sa rose gravement,
Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
Soudain un souffle d’air, une de ces haleines
Que le soir frémissant jette à travers les plaines,
Tumultueux zéphyr effleurant l’horizon,
Trouble l’eau, fait frémir les joncs, met un frisson
Dans les lointains massifs de myrte et d’asphodèle,
Vient jusqu’au bel enfant tranquille, et, d’un coup d’aile,
Rapide, et secouant même l’arbre voisin,
Effeuille brusquement la fleur dans le bassin ;
Et l’infante n’a plus dans la main qu’une épine.
Elle se penche, et voit sur l’eau cette ruine ;
Elle ne comprend pas ; qu’est-ce donc ? Elle a peur ;
Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur
Cette brise qui n’a pas craint de lui déplaire.
Que faire ? Le bassin semble plein de colère ;
Lui, si clair tout à l’heure, il est noir maintenant ;
Il a des vagues ; c’est une mer bouillonnant ;
Toute la pauvre rose est éparse sur l’onde ;
Ses cent feuilles, que noie et roule l’eau profonde,
Tournoyant, naufrageant, s’en vont de tous côtés
Sur mille petits flots par la brise irrités ;
On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
« — Madame, dit la duègne avec sa face d’ombre
À la petite fille étonnée et rêvant,
Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent. »

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une campagne sous la pluie. On aperçoit un toit et une charrette et, sur le bord de la route, les arbres ploient sous la bise.

I. – Va-t-en, me dit la bise…

Va-t-en, me dit la bise… – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre second : SagesseIV. Nivôse ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 1017.

Va-t-en, me dit la bise… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Va-t-en, me dit la bise…, un poème du Livre second : Sagesse, IV. Nivôse, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.

Va-t-en, me dit la bise…


Va-t-en, me dit la bise… – Le texte

I


— Va-t’en, me dit la bise,
C’est mon tour de chanter. —
Et, tremblante, surprise,
N’osant pas résister,

Fort décontenancée
Devant un Quos ego,
Ma chanson est chassée
Par cette virago.

Pluie. On me congédie
Partout, sur tous les tons.
Fin de la comédie,
Hirondelles, partons.

Grêle et vent. La ramée
Tord ses bras rabougris ;
Là-bas fuit la fumée,
Blanche sur le ciel gris.

Une pâle dorure
Jaunit les coteaux froids.
Le trou de ma serrure
Me souffle sur les doigts.