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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une vague qui s'abat dans une gerbe d'écume au-dessus de ces mots tracés de la main du poète : "Hugo MA DESTINÉE".

III. Écrit en 1846

Écrit en 1846 – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 423.

Écrit en 1846 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit en 1846, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Vous pouvez aussi écouter Écrit en 1855, post-scriptum après neuf ans. Il est présenté à la suite de Écrit en 1846.
Ces deux poèmes sont précédés de II. Au fils d’un poëte et suivis de IV. La source tombait du rocher….

Écrit en 1846


Écrit en 1846 – Le texte

II
Écrit en 1846

« … Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, je crois. J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII… Dès 1827, dans votre ode dite À la colonne, vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez la légitimité ; la faction libérale battait des mains à votre apostasie. J’en gémissais… Vous êtes aujourd’hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d’anarchiste sur les affaires de Gallicie est plus digne du tréteau d’une Convention que de la tribune d’une Chambre des pairs. Vous en êtes à la Carmagnole… Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc votre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait ? où allez-vous ?… »

(Le marquis de C. d’E. — Lettre à Victor Hugo. Paris, 1846.)

I

Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez ma mère.
Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ;
Vous m’apportiez toujours quelque bonbon exquis ;
Et nous étions cousins quand on était marquis.
Vous étiez vieux, j’étais enfant ; contre vos jambes
Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes
En l’honneur de Coblentz et des rois, vous contiez
Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,
D’ogres, de jacobins, authentique et formelle,
Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,
Et que je dévorais de fort bon appétit
Quand j’étais royaliste et quand j’étais petit.

J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme.
Quand, plein d’illusions, crédule, simple, en somme,
Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéal ouverts,
Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,
Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,
Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ;
Mais vous disiez : Pas mal ! bien ! C’est quelqu’un qui naît !
Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent ma mère
Vous disait : « Bonjour. » Aube ! avril ! joie éphémère !
Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ?
Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,
Ô baisers d’une mère ! Aujourd’hui, mon front sombre,
Le même front est là, pensif, avec de l’ombre,
Et les baisers de moins et les rides de plus !

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux et reflux,
Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme assez nette ;
Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,
Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,
Bien supporté le chaud et le froid du destin.
Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,
Mais Diderot était digne du pilori.
Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry,
Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des manants qu’on abat
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,
Vous portiez votre épée en quart de civadière ;
La poudre blanchissait votre dos de velours ;
Vous marchiez sur le peuple à pas légers — et lourds.

Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vous blesse,
Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,
Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,
Avec la royauté des querelles d’amants ;
Brouilles, roucoulements ; Bérénice avec Tite.
La Révolution vous plut toute petite ;
Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand ;
Le monstre vous sembla d’abord fort transparent,
Et vous l’aviez tenu sur les fonds de baptême.
Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t’aime !
Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,
Vous ne saviez pas trop au fond ce que c’était ;
Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette
Fit à Léviathan sa première layette.
Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.
Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.
Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,
Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,
Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,
Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre des tombeaux,
Sortant, tout effaré de son antique opprobre,
Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,
Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers,
Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

Car vous étiez de ceux qui, d’abord, ne comprirent
Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ;
Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ;
Qui, dans l’amas plaintif des siècles rugissants
Et des hommes hagards, ne voyaient qu’une meute ;
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l’émeute,
Donnaient à deviner l’énigme du salon,
Et qui, quand le ciel noir s’emplissait d’aquilon,
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable,
La Révolution se dressait formidable,
Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler l’obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.

Vous nous disiez : « Quel deuil ! Les gueux, les mécontents,
« Ont fait rage ; on n’a pas su s’arrêter à temps.
« Une transaction eût tout sauvé peut-être.
« Ne peut-on être libre et le roi rester maître ?
« Le peuple conservant le trône eût été grand. »
Puis vous deveniez triste et morne ; et, murmurant :
« Les plus sages n’ont pu sauver ce bon vieux trône.
« Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone,
« Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! »
Vous pleuriez. — Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir,
Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes,
La loi qui nous froissa, l’abus dont nous rougîmes,
Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation,
Chausser de royauté la Révolution ?
La patte du lion creva cette pantoufle !

II

Puis vous m’avez perdu de vue ; un vent qui souffle
Disperse nos destins, nos jours, notre raison,
Nos cœurs, aux quatre coins du livide horizon ;
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se greffe à la première ;
Toujours la même tige avec une autre fleur.
J’ai connu le combat, le labeur, la douleur,
Les faux amis, ces nœuds qui deviennent couleuvres ;
J’ai porté deuils sur deuils ; j’ai mis œuvres sur œuvres ;
Vous ayant oublié, je ne le cache pas,
Marquis ; soudain j’entends dans ma maison un pas,
C’est le vôtre, et j’entends une voix, c’est la vôtre,
Qui m’appelle apostat, moi qui me crus apôtre !
Oui, c’est bien vous ; ayant peur jusqu’à la fureur,
Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur,
Haranguant à mi-corps dans l’hydre qui l’avale.
L’âge ayant entre nous conservé l’intervalle
Qui fait que l’homme reste enfant pour le vieillard,
Ne me voyant d’ailleurs qu’à travers un brouillard,
Vous criez, l’œil hagard et vous fâchant tout rouge :
« Ah çà ! qu’est-ce que c’est que ce brigand ? Il bouge ! »
Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux,
Et vous me rappelez ma mère, furieux.
— Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie ! —
Et, vous exclamant : « Honte ! anarchie ! infamie !
« Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi ! »
Me demandant comment, me demandant pourquoi,
Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre,
Citant Lambesc, Marat, Charette et Robespierre,
Vous me dites d’un ton qui n’a plus rien d’urbain :
« Ce gueux est libéral ! ce monstre est jacobin !
« Sa voix à des chansons de carrefour s’éraille.
« Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ?
« Où vas-tu ? d’où viens-tu ? qui te rends si hardi ?
« Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tu fait ? »

J’ai grandi.

Quoi ! parce que je suis né dans un groupe d’hommes
Qui ne voyaient qu’enfers, Gomorrhes et Sodomes,
Hors des anciennes mœurs et des antiques fois ;
Quoi ! parce que ma mère, en Vendée, autrefois,
Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres ;
Parce qu’enfant sorti de l’ombre des ancêtres,
Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ont appris,
Qu’oiseau dans le passé comme en un filet pris,
Avant de m’échapper à travers le bocage,
J’ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ;
Parce que j’ai pleuré, — j’en pleure encor, qui sait ? —
Sur ce pauvre petit nommé Louis dix-sept ;
Parce qu’adolescent, âme à faux jour guidée,
J’ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ;
Parce que j’ai loué l’héroïsme breton,
Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton,
Que les grands paysans m’ont caché les grands hommes,
Et que j’ai fort mal lu, d’abord, l’ère où nous sommes ;
Parce que j’ai vagi des chants de royauté,
Suis-je à toujours rivé dans l’imbécillité ?
Dois-je crier : Arrière ! à mon siècle ; — à l’idée :
Non ! — à la vérité : Va-t’en, dévergondée ! —
L’arbre doit-il pour moi n’être qu’un goupillon ?
Au sein de la nature, immense tourbillon,
Dois-je vivre, portant l’ignorance en écharpe,
Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe ?
Dois-je exister sans être et regarder sans voir ?
Et faut-il qu’à jamais pour moi, quand vient le soir,
Au lieu de s’étoiler, le ciel se fleurdelyse ?

III

Car le roi masque Dieu même dans son église,
L’azur.

IV

Écoutez-moi. J’ai vécu ; j’ai songé.

La vie en larmes m’a doucement corrigé.
Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes
Ma pensée et ma tête en vos rêves confites.
Hélas ! j’étais la roue et vous étiez l’essieu.
Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu,
Sur toutes les clartés que la raison nous donne,
Par vous, par vos pareils, — et je vous le pardonne,
Marquis, — j’avais été tout de travers placé.
J’étais en porte-à-faux, je me suis redressé.
La pensée est le droit sévère de la vie.
Dieu prend par la main l’homme enfant, et le convie
À la classe qu’au fond des champs, au sein des bois,
Il fait dans l’ombre à tous les êtres à la fois.
J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de mes odes imberbes
Sont d’eux-même en marchant tombés derrière moi.
La nature devient ma joie et mon effroi ;
Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m’échappais et j’apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe énorme : l’univers.
Oui, j’allais feuilleter les champs tout grands ouverts ;
Tout enfant, j’essayais d’épeler cette bible
Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible ;
Livre écrit dans l’azur, sur l’onde et le chemin,
Avec la fleur, le vent, l’étoile, et qu’en sa main
Tient la création au regard de statue ;
Prodigieux poëme où la foudre accentue
La nuit, où l’océan souligne l’infini.
Aux champs, entre les bras du grand chêne béni,
J’étais plus fort, j’étais plus doux, j’étais plus libre ;
Je me mettais avec le monde en équilibre ;
Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui,
Si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui dit Oui ;
Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres
Qu’écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ;
J’ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ;
Et j’ai dit : — Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. —

La nature est un drame avec des personnages ;
J’y vivais : j’écoutais, comme des témoignages,
L’oiseau, le lys, l’eau vive et la nuit qui tombait.
Puis je me suis penché sur l’homme, autre alphabet.

Le mal m’est apparu, puissant, joyeux, robuste,
Triomphant ; je n’avais qu’une soif : être juste ;
Comme on arrête un gueux volant sur le chemin,
Justicier indigné, j’ai pris le cœur humain
Au collet, et j’ai dit : Pourquoi le fiel, l’envie,
La haine ? Et j’ai vidé les poches de la vie.
Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui.
J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire : Il m’a nui !
Le vrai boitant ; l’erreur haute de cent coudées ;
Tous les cailloux jetés à toutes les idées.
Hélas ! j’ai vu la nuit reine, et, de fers chargés,
Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; les préjugés
Sont pareils aux buissons que dans la solitude
On brise pour passer : toute la multitude
Se redresse et vous mord pendant qu’on en courbe un.
Ah ! malheur à l’apôtre et malheur au tribun !
On avait eu bien soin de me cacher l’histoire ;
J’ai lu ; j’ai comparé l’aube avec la nuit noire,
Et les quatrevingt-treize aux Saint-Barthélémy ;
Car ce quatrevingt-treize où vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,
C’est la lueur de sang qui se mêle à l’aurore.
Les Révolutions, qui viennent tout venger,
Font un bien éternel dans leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que la formule
De l’horreur qui pendant vingt règnes s’accumule.
Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs ;
Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l’homme en pleurs,
Tourner le bas-empire avec le moyen-âge,
Du midi dans le nord formidable engrenage ;
Quand l’histoire n’est plus qu’un tas noir de tombeaux,
De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux ;
Quand le pied des méchants règne et courbe la tête
Du pauvre partageant dans l’auge avec la bête ;
Lorsqu’on voit aux deux bouts de l’affreuse Babel
Louis onze et Tristan, Louis quinze et Lebel ;
Quand le harem est prince et l’échafaud ministre ;
Quand toute chair gémit ; quand la lune sinistre
Trouve qu’assez longtemps l’herbe humaine a fléchi,
Et qu’assez d’ossements aux gibets ont blanchi ;
Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte,
Depuis dix-huit cents ans, dans l’ombre qui l’écoute ;
Quand l’ignorance a même aveuglé l’avenir ;
Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir,
L’espérance n’est plus que le tronçon de l’homme ;
Quand partout le supplice à la fois se consomme,
Quand la guerre est partout, quand la haine est partout,
Alors, subitement, un jour, debout, debout !
Les réclamations de l’ombre misérable,
La géante douleur, spectre incommensurable,
Sortent du gouffre ; un cri s’entend sur les hauteurs :
Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs ;
Tout le bagne effrayant des parias se lève ;
Et l’on entend sonner les fouets, les fers, le glaive,
Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement,
Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement !
Dieu dit au peuple : Va ! l’ardent tocsin qui râle
Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale
L’église et son clocher, le Louvre et son beffroi ;
Luther brise le pape et Mirabeau le roi !
Tout est dit. C’est ainsi que les vieux mondes croulent.
Oh ! l’heure vient toujours ! Des flots sourds au loin roulent.
À travers les rumeurs, les cadavres, les deuils,
L’écume, et les sommets qui deviennent écueils,
Les siècles devant eux poussent, désespérées,
Les Révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain.

V

Ce sont les rois qui font les gouffres ; mais la main
Qui sema, ne veut pas accepter la récolte ;
Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte.

Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j’y fasse ?
Le revers du louis dont vous aimez la face,
M’a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j’afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d’immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
Je n’y puis rien. Malgré menins et majordomes,
Je ne crois plus aux rois propriétaires d’hommes ;
N’y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait : « Je me trompais jadis ;
Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,
Mes erreurs d’autrefois me barrer le passage. »
Je ne suis qu’un atome, et je fais comme lui ;
Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, comme aujourd’hui,
Qu’une idée en l’esprit : servir la cause humaine.
La vie est une cour d’assises ; on amène
Les faibles à la barre accouplés aux pervers.
J’ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et pour les misérables ;
Suppliant les heureux et les inexorables,
J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée ;
Et j’ai collé ma bouche à toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges aux cheveux d’or,
Sur la mouche qui meurt, pour qu’elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,
Tendre, et j’ai demandé la grâce universelle ;
Et, comme j’irritais beaucoup de gens ainsi,
Tandis qu’en bas peut-être on me disait : merci,
J’ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L’applaudissement fauve et sombre des huées ;
J’ai réclamé des droits pour la femme et l’enfant ;
J’ai tâché d’éclairer l’homme en le réchauffant ;
J’allais criant : Science ! écriture ! parole !
Je voulais résorber le bagne par l’école ;
Les coupables pour moi n’étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
J’ai vu l’esprit humain libre, et le cœur de l’homme
Esclave ; et j’ai voulu l’affranchir à son tour,
Et j’ai tâché de mettre en liberté l’amour.
Enfin, j’ai fait la guerre à la Grève homicide,
J’ai combattu la mort, comme l’antique Alcide ;
Et me voilà ; marchant toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert. — Encore un mot, marquis,
Puisque nous sommes là causant entre deux portes.
On peut être appelé renégat de deux sortes :
En se faisant païen, en se faisant chrétien.
L’erreur est d’un aimable et galant entretien.
Qu’on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche.
La vérité, si douce aux bons, mais rude et franche,
Quand pour l’or, le pouvoir, la pourpre qu’on revêt,
On la trahit, devient le spectre du chevet.
L’une est la harengère, et l’autre est l’euménide.
Et ne nous fâchons point. Bonjour, Épiménide.

Le passé ne veut pas s’en aller. Il revient
Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,
Use à tout ressaisir ses ongles noirs ; fait rage ;
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage,
Vomit sa vieille nuit, crie : À bas ! crie : À mort !
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.
L’avenir souriant lui dit : Passe, bonhomme.

L’immense renégat d’Hier, marquis, se nomme
Demain ; mai tourne bride et plante là l’hiver ;
Qu’est-ce qu’un papillon ? le déserteur du ver ;
Falstaff se range ? il est l’apostat des ribotes ;
Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieilles bottes ;
Ah ! le doux renégat des haines, c’est l’amour.
À l’heure où, débordant d’incendie et de jour,
Splendide, il s’évada de leurs cachots funèbres,
Le soleil frémissant renia les ténèbres.

Ô marquis peu semblable aux anciens barons loups,
Ô français renégat du celte, embrassons-nous.
Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d’ire.

VI

Rien, au fond de mon cœur, puisqu’il faut le redire,
Non, rien n’a varié ; je suis toujours celui
Qui va droit au devoir, dès que l’honnête a lui,
Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste,
Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.
Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là.
Seulement, un matin, mon esprit s’envola,
Je vis l’espace large et pur qui nous réclame ;
L’horizon a changé, marquis, mais non pas l’âme.
Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi.
L’histoire m’apparut, et je compris la loi
Des générations, cherchant Dieu, portant l’arche,
Et montant l’escalier immense marche à marche.
Je restai le même œil, voyant un autre ciel.
Est-ce ma faute, à moi, si l’azur éternel
Est plus grand et plus bleu qu’un plafond de Versailles ?
Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles
Dans mon cœur frémissant, à ce cri : Liberté !
L’œil de cet homme a plus d’aurore et de clarté,
Tant pis ! prenez-vous-en à l’aube solennelle.
C’est la faute au soleil et non à la prunelle.
Vous dites : Où vas-tu ? Je l’ignore ; et j’y vais.
Quand le chemin est droit, jamais il n’est mauvais.
J’ai devant moi le jour et j’ai la nuit derrière ;
Et cela me suffit ; je brise la barrière.
Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins.
Mon avenir à moi n’est pas un de mes soins.
Les hommes du passé, les combattants de l’ombre,
M’assaillent ; je tiens tête, et sans compter leur nombre,
À ce choc inégal et parfois hasardeux.
Mais Longwood et Goritz [1] m’en sont témoins tous deux,
Jamais je n’outrageai la proscription sainte.
Le malheur, c’est la nuit ; dans cette auguste enceinte,
Les hommes et les cieux paraissent étoilés.
Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sont allés.
Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe,
Mes larmes à l’exil, mes genoux à la tombe ;
J’ai toujours consolé qui s’est évanoui ;
Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui.
Ma mère aussi le sait ! et de plus, avec joie,
Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m’envoie ;
Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai.
Oui, l’homme sur la terre est un ange à l’essai ;
Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère
Sait qu’à présent je vis hors de toute chimère ;
Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts,
Que j’attends les périls, l’épreuve, les revers,
Que je suis toujours prêt, et que je hâte l’heure
De ce grand lendemain : l’humanité meilleure !
Qu’heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur,
Rien de ce but profond ne distraira mon cœur,
Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, ma flamme !
Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme !

Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l’affront,
La conscience en moi ne baissera le front ;
Elle marche, sereine, indestructible et fière ;
Car j’aperçois toujours, conseil lointain, lumière,
À travers mon destin, quel que soit le moment,
Quel que soit le désastre ou l’éblouissement,
Dans le bruit, dans le vent orageux qui m’emporte,
Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mère morte !

Paris, juin 1846.

Écrit en 1855 – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 433.

Écrit en 1855 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit en 1855, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Écrit en 1846 et suivi de IV. La source tombait du rocher….

Écrit en 1855

Écrit en 1855 – Le texte

Écrit en 1846


J’ajoute un post-scriptum après neuf ans. J’écoute ;
Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mort sans doute,
Marquis ; mais d’où je suis on peut parler aux morts.
Ah ! votre cercueil s’ouvre : — Où donc es-tu ? — Dehors.
Comme vous. — Es-tu mort ? — Presque. J’habite l’ombre.
Je suis sur un rocher qu’environne l’eau sombre,
Écueil rongé des flots, de ténèbres chargé,
Où s’assied, ruisselant, le blême naufragé.
— Eh bien, me dites-vous, après ? — La solitude
Autour de moi toujours a la même attitude ;
Je ne vois que l’abîme, et la mer, et les cieux,
Et les nuages noirs qui vont silencieux ;
Mon toit, la nuit, frissonne, et l’ouragan le mêle
Aux souffles effrénés de l’onde et de la grêle ;
Quelqu’un semble clouer un crêpe à l’horizon ;
L’insulte bat de loin le seuil de ma maison ;
Le roc croule sous moi dès que mon pied s’y pose ;
Le vent semble avoir peur de m’approcher, et n’ose
Me dire qu’en baissant la voix et qu’à demi
L’adieu mystérieux que me jette un ami.
La rumeur des vivants s’éteint diminuée.
Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé, nuée !
Sur mes jours devenus fantômes, pâle et seul,
Je regarde tomber l’infini, ce linceul. —
Et vous dites : — Après ? — Sous un mont qui surplombe,
Près des flots, j’ai marqué la place de ma tombe ;
Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu’on entend ;
Tout est horreur et nuit. — Après ? — Je suis content.

Jersey, janvier 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une vague de l'océan, onde d'énergie bousculant tout sur son passage. On peut lire en bas « Hugo MA DESTINÉE ».

VII. Réponse à un acte d’accusation

Réponse à un acte d’accusation – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 263.

Réponse à un acte d’accusation – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Réponse à un acte d’accusation, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. La vie aux champs et suivi de VIII. Suite.

Réponse à un acte d’accusation


Réponse à un acte d’accusation – Le texte

VII
Réponse
à un acte d’accusation


Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre : Sois !
Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte ;
C’est moi que votre prose en colère a choisi ;
Vous me criez : Raca ; moi je vous dis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne sort d’une église
Que pour entrer dans l’autre, et qui se civilise ;
Ces grandes questions d’art et de liberté,
Voyons-les, j’y consens, par le moindre côté
Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,
J’en conviens, oui, je suis cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis
D’autres crimes encor que vous avez omis,
Avoir un peu touché les questions obscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que la forme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstre énorme,
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
Causons.

Quand je sortis du collège, du thème,

Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris,
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud ;
Les syllabes pas plus que Paris et que Londre
Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans se confondre
Piétons et cavaliers traversant le pont Neuf ;
La langue était l’état avant quatrevingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versaille aux carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns aux galères
Dans l’argot ; dévoués à tous les genres bas,
Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de l’ombre éparse ;
Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef
Dans le bagne Lexique avait marqué d’une F ;
N’exprimant que la vie abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.
Racine regardait ces marauds de travers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,
Il le gardait, trop grand pour dire : Qu’il s’en aille ;
Et Voltaire criait : Corneille s’encanaille !
Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.
Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot où l’idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d’azur !
Discours affreux ! — Syllepse, hypallage, litote,
Frémirent ; je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les huns, les scythes et les daces,
N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le compas.
Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia, Tacite
Le Vitellius. Fauve, implacable, explicite,
J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier
D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse,
L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.
Alors, l’ode, embrassant Rabelais, s’enivra ;
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;
L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole ;
Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il ? »
Je massacrai l’albâtre, et la neige, et l’ivoire,
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j’osai dire au bras : Sois blanc, tout simplement.
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J’y fis entrer le chiffre ; ô terreur ! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu citer la date.
Jours d’effroi ! les Laïs devinrent des catins.
Force mots, par Restaut peignés tous les matins,
Et de Louis quatorze ayant gardé l’allure,
Portaient encor perruque ; à cette chevelure
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : « Transforme-toi ! c’est l’heure. Remplis-toi
« De l’âme de ces mots que tu tiens prisonnière ! »
Et la perruque alors rugit, et fut crinière.
Liberté ! c’est ainsi qu’en nos rébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes des lions,
Et que, sous l’ouragan maudit que nous soufflâmes,
Toutes sortes de mots se couvrirent de flammes.
J’affichai sur Lhomond des proclamations.
On y lisait : « Il faut que nous en finissions !
« Au panier les Bouhours, les Batteux, les Brossettes !
« À la pensée humaine ils ont mis les poucettes.
« Aux armes, prose et vers ! formez vos bataillons !
« Voyez où l’on en est : la strophe a des bâillons,
« L’ode a les fers aux pieds, le drame est en cellule.
« Sur le Racine mort le Campistron pullule ! »
Boileau grinça des dents ; je lui dis : Ci-devant,
Silence ! et je criai dans la foudre et le vent :
Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
Et tout quatrevingt-treize éclata. Sur leur axe,
On vit trembler l’athos, l’ithos et le pathos.
Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos,
Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue,
Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.
La syllabe, enjambant la loi qui la tria,
Le substantif manant, le verbe paria,
Accoururent. On but l’horreur jusqu’à la lie.
On les vit déterrer le songe d’Athalie ;
Ils jetèrent au vent les cendres du récit
De Théramène ; et l’astre Institut s’obscurcit.
Oui, de l’ancien régime ils ont fait tables rases,
Et j’ai battu des mains, buveur du sang des phrases,
Quand j’ai vu, par la strophe écumante et disant
Les choses dans un style énorme et rugissant,
L’Art poétique pris au collet dans la rue,
Et quand j’ai vu, parmi la foule qui se rue,
Pendre, par tous les mots que le bon goût proscrit,
La lettre aristocrate à la lanterne esprit.
Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !
J’ai, contre le mot noble à la longue rapière,
Insurgé le vocable ignoble, son valet,
Et j’ai, sur Dangeau mort, égorgé Richelet.
Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes.
J’ai pris et démoli la bastille des rimes.
J’ai fait plus : j’ai brisé tous les carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré de l’enfer
Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales ;
J’ai de la périphrase écrasé les spirales,
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L’alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;
Et je n’ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.

L’unité, des efforts de l’homme est l’attribut.
Tout est la même flèche et frappe au même but.

Donc, j’en conviens, voilà, déduits en style honnête,
Plusieurs de mes forfaits, et j’apporte ma tête.
Vous devez être vieux, par conséquent, papa,
Pour la dixième fois j’en fais mea culpa.
Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suis athée.
La langue était en ordre, auguste, époussetée,
Fleur de lys d’or, Tristan et Boileau, plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le trône au milieu ;
Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salon illustre,
Même un peu cassé tout ; le mot propre, ce rustre,
N’était que caporal : je l’ai fait colonel ;
J’ai fait un jacobin du pronom personnel,
Du participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydre d’anarchie.
Vous tenez le reum confitentem. Tonnez !
J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire !
J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une mâchoire !
J’ai dit aux mots : Soyez république ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez ! croyez,
Aimez, vivez ! — J’ai mis tout en branle, et, morose,
J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.

Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s’échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.

Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,
Le vrai, chassant l’essaim des pédagogues tristes,
L’imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse des carreaux dans l’esprit des bourgeois,
La poésie au front triple, qui rit, soupire
Et chante, raille et croit ; que Plaute et que Shakspeare
Semaient, l’un sur la plebs, et l’autre sur le mob ;
Qui verse aux nations la sagesse de Job
Et la raison d’Horace à travers sa démence ;
Qu’enivre de l’azur la frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,
Monte à l’éternité par les degrés du temps,
La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,
Se remet à pleurer sur la misère humaine,
Frappe et console, va du zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d’étincelles,
Et ses millions d’yeux sur ses millions d’ailes.

Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix, dans le livre ;
Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre ;
Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit.
Sa langue est déliée ainsi que son esprit.
Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes.
Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deux flammes,
L’un sur le citoyen, l’autre sur le penseur.
Elle prend par la main la Liberté, sa sœur,
Et la fait dans tout homme entrer par tous les pores.
Les préjugés, formés, comme les madrépores,
Du sombre entassement des abus sous les temps,
Se dissolvent au choc de tous les mots flottants,
Pleins de sa volonté, de son but, de son âme.
Elle est la prose, elle est le vers, elle est le drame ;
Elle est l’expression, elle est le sentiment,
Lanterne dans la rue, étoile au firmament.
Elle entre aux profondeurs du langage insondable ;
Elle souffle dans l’art, porte-voix formidable ;
Et, c’est Dieu qui le veut, après avoir rempli
De ses fiertés le peuple, effacé le vieux pli
Des fronts, et relevé la foule dégradée,
Et s’être faite droit, elle se fait idée !

Paris, janvier 1834.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, de façon abstraite, une ligne d'horizon, avec un océan sépia et un ciel de même teinte, qui semblent dire : Pas de représailles.

V. Pas de représailles

Pas de représailles – Les références

L’Année terribleAvril ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 102.

Pas de représailles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pas de représailles, un poème du recueil L’Année terrible, Avril, de Victor Hugo.

Pas de représailles


Pas de représailles – Le texte

V
Pas de représailles


Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois ;
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle est l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – « Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. » –
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : – « Voilons la vérité ! »
Jamais je ne dirai : – « Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers, et je frappe, ayant été frappé. –
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci, jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ?
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne,
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verroux,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.