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VII. Elle était pâle et pourtant rose…

Elle était pâle et pourtant rose… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 404.

Elle était pâle et pourtant rose… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Elle était pâle et pourtant rose…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. Quand nous habitions tous ensemble et suivi par VIII. À qui donc sommes-nous ?.

Elle était pâle et pourtant rose…

Elle était pâle et pourtant rose… – Le texte

VII

Elle était pâle, et pourtant rose,
Petite avec de grands cheveux.
Elle disait souvent : Je n’ose,
Et ne disait jamais : Je veux.

Le soir, elle prenait ma Bible
Pour y faire épeler sa sœur,
Et, comme une lampe paisible,
Elle éclairait ce jeune cœur.

Sur le saint livre que j’admire,
Leurs yeux purs venaient se fixer ;
Livre où l’une apprenait à lire,
Où l’autre apprenait à penser !

Sur l’enfant, qui n’eût pas lu seule,
Elle penchait son front charmant,
Et l’on aurait dit une aïeule,
Tant elle parlait doucement !

Elle lui disait : « Sois bien sage ! »
Sans jamais nommer le démon ;
Leurs mains erraient de page en page
Sur Moïse et sur Salomon,

Sur Cyrus qui vint de la Perse,
Sur Moloch et Léviathan,
Sur l’enfer que Jésus traverse,
Sur l’éden où rampe Satan.

Moi, j’écoutais… — Ô joie immense
De voir la sœur près de la sœur !
Mes yeux s’enivraient en silence
De cette ineffable douceur.

Et dans la chambre humble et déserte,
Où nous sentions, cachés tous trois,
Entrer par la fenêtre ouverte
Les souffles des nuits et des bois,

Tandis que, dans le texte auguste,
Leurs cœurs, lisant avec ferveur,
Puisaient le beau, le vrai, le juste,
Il me semblait, à moi, rêveur,

Entendre chanter des louanges
Autour de nous, comme au saint lieu,
Et voir sous les doigts de ces anges
Tressaillir le livre de Dieu !

Octobre 1846

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les battements de la pensée au-dessus d'une ville qui se désagrège.

I. Sonnez, sonnez toujours…

Sonnez, sonnez toujours… – Les références

ChâtimentsLivre VII – Les Sauveurs se sauveront ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 171.

Sonnez, sonnez toujours… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Sonnez, sonnez toujours…, un poème du recueil Châtiments, Livre VII – Les Sauveurs se sauveront, de Victor Hugo.

Sonnez, sonnez toujours…


Sonnez, sonnez toujours… – Le texte

I

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit, le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
— Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ?
À la troisième fois l’arche allait en avant,
Puis les trompettes, puis toute l’armée en marche,
Et les petits enfants venaient cracher sur l’arche,
Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ;
Au quatrième tour, bravant les fils d’Aaron,
Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,
Les femmes s’asseyaient en filant leur quenouille,
Et se moquaient, jetant des pierres aux Hébreux ;
À la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,
Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées
Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées ;
À la sixième fois, sur sa tour de granit
Si haute qu’au sommet l’aigle faisait son nid,
Si dure que l’éclair l’eût en vain foudroyée,
Le roi revint, riant à gorge déployée,
Et cria : — Ces hébreux sont bons musiciens ! —
Autour du roi joyeux riaient tous les anciens
Qui le soir sont assis au temple, et délibèrent.

À la septième fois, les murailles tombèrent.

Jersey, septembre 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres vers lequel semblent se diriger des arbres décharnés. Il fait froid.

XX. Il fait froid

Il fait froid – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 315.

Il fait froid – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Il fait froid, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIX. N’envions rien et suivi de XXI. Il lui disait : « Vois-tu….

Il fait froid


Il fait froid – Le texte

Il fait froid
XX

L’hiver blanchit le dur chemin.
Tes jours aux méchants sont en proie.
La bise mord ta douce main ;
La haine souffle sur ta joie.

La neige emplit le noir sillon.
La lumière est diminuée… –
Ferme ta porte à l’aquilon !
Ferme ta vitre à la nuée !

Et puis laisse ton cœur ouvert !
Le cœur, c’est la sainte fenêtre.
Le soleil de brume est couvert ;
Mais Dieu va rayonner peut-être !

Doute du bonheur, fruit mortel ;
Doute de l’homme plein d’envie ;
Doute du prêtre et de l’autel ;
Mais crois à l’amour, ô ma vie !

Crois à l’amour, toujours entier,
Toujours brillant sous tous les voiles !
À l’amour, tison du foyer !
À l’amour, rayon des étoiles !

Aime, et ne désespère pas.
Dans ton âme où parfois je passe,
Où mes vers chuchotent tout bas,
Laisse chaque chose à sa place.

La fidélité sans ennui,
La paix des vertus élevées,
Et l’indulgence pour autrui,
Éponge des fautes lavées.

Dans ta pensée où tout est beau,
Que rien ne tombe ou ne recule ;
Fais de ton amour ton flambeau.
On s’éclaire de ce qui brûle.

À ces démons d’inimitié,
Oppose ta douceur sereine,
Et reverse-leur en pitié
Tout ce qu’ils t’ont vomi de haine.

La haine, c’est l’hiver du cœur.
Plains-les. Mais garde ton courage.
Garde ton sourire vainqueur ;
Bel arc-en-ciel, sors de l’orage !

Garde ton amour éternel.
L’hiver, l’astre éteint-il sa flamme ?
Dieu ne retire rien du ciel ;
Ne retire rien de ton âme !

Décembre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une campagne paisible près d'un lac. On aperçoit, sur une colline de l'autre rive, des silhouettes de moulins. N'envions rien, semblent-ils dire...

XIX. N’envions rien

N’envions rien – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 314.

N’envions rien – L’enregistrement

Je vous invite à écouter N’envions rien, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Je sais bien qu’il est d’usage… et suivi de XX. Il fait froid.

N’envions rien


N’envions rien – Le texte

N’envions rien
XIX

Ô femme, pensée aimante
Et cœur souffrant,
Vous trouvez la fleur charmante
Et l’oiseau grand ;

Vous enviez la pelouse
Aux fleurs de miel ;
Vous voulez que je jalouse
L’oiseau du ciel.

Vous dites, beauté superbe
Au front terni,
Regardant tour à tour l’herbe
Et l’infini :

« Leur existence est la bonne.
« Là, tout est beau ;
« Là, sur la fleur qui rayonne,
« Plane l’oiseau.

« Près de vous, aile bénie,
« Lys enchanté,
« Qu’est-ce, hélas ! que le génie
« Et la beauté ?

« Fleur pure, alouette agile,
« À vous le prix !
« Toi, tu dépasses Virgile,
« Toi, Lycoris !

« Quel vol profond dans l’air sombre !
« Quels doux parfums ! — »
Et des pleurs brillent sous l’ombre
De vos cils bruns.

Oui, contemplez l’hirondelle,
Les liserons ;
Mais ne vous plaignez pas, belle,
Car nous mourrons !

Car nous irons dans la sphère
De l’éther pur ;
La femme y sera lumière,
Et l’homme azur ;

Et les roses sont moins belles
Que les houris ;
Et les oiseaux ont moins d’ailes
Que les esprits !

Août 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre perdue dans l'univers, entre l'ombre et la lumière, et qui permet au poète de poser la question : À qui donc sommes-nous ?

VIII. À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 405.

À qui donc sommes-nous ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À qui donc sommes-nous ?…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Elle était pâle et pourtant rose… et suivi par IX. Ô souvenirs ! Printemps ! Aurore !….

À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Le texte

VIII


À qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
Oh ! parlez, cieux vermeils,
L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?
Chaque rayon d’en haut est-il un fil de l’ombre
Liant l’homme aux soleils ?

Est-ce qu’en nos esprits, que l’ombre a pour repaires,
Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?
Destin, lugubre assaut !
Ô vivants, serions-nous l’objet d’une dispute ?
L’un veut-il notre gloire, et l’autre notre chute ?
Combien sont-ils là-haut ?

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,
Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l’ombre.
Qui craindre ? qui prier ?
Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres
Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres
Sur le noir échiquier.

Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte
Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !
Ô sphinx, dis-moi le mot !
Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,
Noirs vivants ! heureux ceux qui tout à coup s’éveillent
Et meurent en sursaut !

Villequier, 4 septembre 1845

XIV. Ultima Verba

Ultima Verba – Les références

ChâtimentsLivre VII – Les Sauveurs se sauveront ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 197.
Dans l’édition complète de 1870, il est placé en position XVII (et non XIV).

Ultima Verba – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ultima Verba, un poème ô combien célèbre du recueil Châtiments, Livre VII – Les Sauveurs se sauveront, de Victor Hugo.

Ultima Verba


Ultima Verba – Le texte

XIV
Ultima Verba

La conscience humaine est morte ; dans l’orgie,
Sur elle il s’accroupit ; ce cadavre lui plaît,
Par moments, gai, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.

La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir l’honnête homme éperdu ;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse ;
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.

Ils disent : — César règne, et le Dieu des armées
L’a fait son élu. Peuple, obéis, tu le dois ! —
Pendant qu’ils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin d’or qui passe entre leurs doigts.

Oh ! tant qu’on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l’autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ;

Tant qu’il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l’honneur religieux ;
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ;
Tant qu’on verra cela sous le soleil des cieux ;

Quand même grandirait l’abjection publique
À ce point d’adorer l’exécrable trompeur ;
Quand même l’Angleterre et même l’Amérique
Diraient à l’exilé : — Va-t’en ! nous avons peur !

Quand même nous serions comme la feuille morte,
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous ;
Quand le proscrit devrait s’enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous,

Quand le désert, où Dieu contre l’homme proteste
Bannirait les bannis, chasserait les chassés ;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés ;

Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon drapeau !

Mes nobles compagnons, je garde votre culte ;
Bannis, la République est là qui nous unit.
J’attacherai la gloire à tout ce qu’on insulte ;
Je jetterai l’opprobre à tout ce qu’on bénit !

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublirai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Jersey, 2 décembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la gerbe d'une vague de l'océan, telle une étoile nommé Stella surgissant dans la nuit.

XV. Stella

Stella – Les références

ChâtimentsLivre VI – La stabilité est assurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 165.

Stella – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Stella, un poème du recueil Châtiments, Livre VI – La stabilité est assurée, de Victor Hugo.

Stella


Stella – Le texte

XV
Stella


Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.
Elle resplendissait au fond du ciel lointain
Dans une blancheur, molle, infinie et charmante.
Aquilon s’enfuyait emportant la tourmente.
L’astre éclatant changeait la nuée en duvet.
C’était une clarté qui pensait, qui vivait ;
Elle apaisait l’écueil où la vague déferle ;
On croyait voir une âme à travers une perle.
Il faisait nuit encor, l’ombre régnait en vain,
Le ciel s’illuminait d’un sourire divin.
La lueur argentait le haut du mât qui penche ;
Le navire était noir, mais la voile était blanche ;
Des goélands debout sur un escarpement,
Attentifs, contemplaient l’étoile gravement
Comme un oiseau céleste et fait d’une étincelle ;
L’océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,
Et, rugissant tout bas, la regardait briller,
Et semblait avoir peur de la faire envoler.
Un ineffable amour emplissait l’étendue.
L’herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,
Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur
Qui s’éveillait me dit : C’est l’étoile ma sœur.
Et pendant qu’à longs plis l’ombre levait son voile,
J’entendis une voix qui venait de l’étoile
Et qui disait : — Je suis l’astre qui vient d’abord.
Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort.
J’ai lui sur le Sina, j’ai lui sur le Taygète ;
Je suis le caillou d’or et de feu que Dieu jette,
Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.
Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.
Ô nations ! je suis la Poésie ardente.
J’ai brillé sur Moïse et j’ai brillé sur Dante.
Le lion Océan est amoureux de moi.
J’arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi !
Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles !
Paupières, ouvrez-vous, allumez-vous, prunelles !
Terre, émeus le sillon, vie, éveille le bruit ;
Debout, vous qui dormez ; — car celui qui me suit,
Car celui qui m’envoie en avant la première,
C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière !

Jersey, juillet 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un horizon de nature, avec trois arbres contournés par un chemin sur lequel sont projetées leurs ombres. Le disque du soleil couchant est sur l'horizon.

VIII. Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 342.

Je lisais. Que lisais-je ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je lisais. Que lisais-je ?…, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. La Statue et suivi de IX. Jeune fille, la grâce emplit….

Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Le texte

VIII


Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère,
Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J’épèle les buissons, les brins d’herbe, les sources ;
Et je n’ai pas besoin d’emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car je l’ai sous mes pieds.
Je m’en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j’étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
Donc, courbé, — c’est ainsi qu’en marchant je traduis
La lumière en idée, en syllabes les bruits, —
J’étais en train de lire un champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette rêverie ;
Un doux martinet noir avec un ventre blanc
Me parlait ; il disait : — Ô pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la foi qui délivre,
Je t’approuve. Il est bon de lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,
Et que les champs profonds t’emplissent de clarté !
Il est sain de toujours feuilleter la nature,
Car c’est la grande lettre et la grande écriture ;
Car la terre, cantique où nous nous abîmons,
A pour versets les bois et pour strophes les monts !
Lis. Il n’est rien dans tout ce que peut sonder l’homme
Qui, bien questionné par l’âme, ne se nomme.
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ;
Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,
A des rayons : la roue au dur moyeu, l’étoile,
La fleur, et l’araignée au centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c’est aimer.
Les plaines où le ciel aide l’herbe à germer,
L’eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu’il saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c’est le juste, vois-tu ;
Et voir la vérité, c’est trouver la vertu.
Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie.
Le monde est l’œuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l’encens.
L’homme injuste est celui qui fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière, les choses,
Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,
L’arabesque des bois sur les cuivres du soir,
La bête, le rocher, l’épi d’or, l’aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,
Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU.
L’éternel est écrit dans ce qui dure peu ;
Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l’humble fleur, du penseur contemplée ;
On voit les champs, mais c’est de Dieu qu’on s’éblouit.
Le lys que tu comprends en toi s’épanouit ;
Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d’où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ;
C’est l’âme qui les doit cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais ; aussi l’aube est sur ton front sombre,
Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans l’ombre
Tu reprends la candeur sublime du berceau. —
Je répondis : — Hélas ! tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ;
Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ;
Car l’homme, quoi qu’il fasse, est aveugle ou méchant. —
Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les trous des yeux et du nez d'un crâne humain dont les dents servent de support.

XXVII. Après une lecture de Dante

Après une lecture de Dante – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 887.

Après une lecture de Dante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après une lecture de Dante, un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.
Il est précédé de Jeune fille, l’amour….

Après une lecture de Dante


Après une lecture de Dante – Le texte

Après une lecture de Dante
XXVII


Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S’égarent à tâtons hors des chemins frayés ;
Noir voyage obstrué de rencontres difformes ;
Spirale aux bords douteux, aux profondeurs énormes,
Dont les cercles hideux vont toujours plus avant
Dans une ombre où se meut l’enfer vague et vivant !
Cette rampe se perd dans la brume indécise ;
Au bas de chaque marche une plainte est assise,
Et l’on y voit passer avec un faible bruit
Des grincements de dents blancs dans la sombre nuit.
Là sont les visions, les rêves, les chimères ;
Les yeux que la douleur change en sources amères,
L’amour, couple enlacé, triste et toujours brûlant,
Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc ;
Dans un coin la vengeance et la faim, sœurs impies,
Sur un crâne rongé côte à côte accroupies ;
Puis la pâle misère au sourire appauvri ;
L’ambition, l’orgueil de soi-même nourri,
Et la luxure immonde et l’avarice infâme,
Tous les manteaux de plomb dont peut se charger l’âme !
Plus loin la lâcheté, la peur, la trahison
Offrant des clefs à vendre et goûtant du poison ;
Et puis, plus bas encore, et tout au fond du gouffre,
Le masque grimaçant de la Haine qui souffre !
Oui, c’est bien là la vie, ô poète inspiré,
Et son chemin brumeux d’obstacles encombré.
Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite,
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit : Continuons !

Août 1836.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l’œil, surmonté de cheveux broussailleux, d'un homme plongé dans la folie, par exemple Eugène, frère de Victor Hugo.

XXIX. À Eugène V.te H.

À Eugène V.te H. – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 895.

À Eugène V.te H. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Eugène V.te H., un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

À Eugène V.te H.


À Eugène V.te H. – Le texte

À Eugène V.te H.
XXIX


Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète ;
Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête
De son doigt souverain,
D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,
D’y mettre le génie, et de sceller ce vase
Avec un sceau d’airain ;

Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère !
Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,
Et souffla sur ton front,
Et comme une nacelle errante et d’eau remplie,
Fit rouler ton esprit à travers la folie,
Cet océan sans fond ;

Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,
Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée
Pour un autre horizon ;
Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,
Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,
L’âme et non la raison ;

Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche !
Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche
Par son poids naturel !
Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,
Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine
Qui des fleurs monte au ciel !

Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.
Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,
Jeune homme, tu t’en vas !
Rien n’a souillé ta main ni ton cœur ; dans ce monde
Où chacun court, se hâte, et forge, et crie, et gronde,
À peine tu rêvas !

Comme le diamant, quand le feu le vient prendre,
Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,
Au regard ébloui,
Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,
Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,
Esprit évanoui !

Doux et blond compagnon de toute mon enfance,
Oh ! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance
Pour un morne avenir,
Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,
Maintenant que la mort a réveillé ton âme,
Tu dois te souvenir !

Tu dois te souvenir de nos jeunes années !
Quand les flots transparents de nos deux destinées
Se côtoyaient encor,
Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare
Comme une meute au cor !

Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,
Et de la grande allée où nos voix enfantines,
Nos purs gazouillements,
Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,
Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,
Tant d’échos si charmants !

Ô temps ! jours radieux ! aube trop tôt ravie !
Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie
Tout au commencement ?
Nous naissions ! on eût dit que le vieux monastère
Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère
Son doux regard dormant.

T’en souviens-tu, mon frère ? après l’heure d’étude,
Oh ! comme nous courions dans cette solitude !
Sous les arbres blottis,
Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,
L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,
Nos genoux bien petits.

Vives têtes d’enfants par la course effarées,
Nous poursuivions dans l’air cent ailes bigarrées ;
Le soir nous étions las ;
Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,
Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue
Par notre mère, hélas !

Elle grondait : — Voyez ! comme ils sont faits ! ces hommes !
Les monstres ! ils auront cueilli toutes nos pommes !
Pourtant nous les aimons.
Madame, les garçons sont le souci des mères,
Car ils ont la fureur de courir dans les pierres
Comme font les démons ! –

Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,
Tous deux au même lit nous couchait côte à côte ;
Puis un même réveil.
Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,
Le même pain faisait rire à la même table
Notre appétit vermeil !

Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe
Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,
Le lys à Dieu pareil,
Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,
Luire à terre en avril comme des étincelles
Qui tombent du soleil !

On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,
Le front épanoui, courir sous la charmille,
L’œil de joie enflammé… –
Hélas ! hélas ! quel deuil pour ma tête orpheline !
Tu vas donc désormais dormir sur la colline,
Mon pauvre bien-aimé !

Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
A le ciel pour plafond ;
Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile ;
Et moi je resterai parmi ceux de la ville
Qui parlent et qui vont !

Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre ;
Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre
De la célébrité ;
Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,
Le renard envieux qui me ronge le ventre,
Sous ma robe abrité !

Je vais reprendre, hélas ! mon œuvre commencée,
Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,
Lutter contre le sort ;
Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,
Comme un doux nid couvé pour la saison future,
Sous l’aile de la mort !

J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,
Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,
Qui change l’homme un peu,
Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,
En semant la nature à travers l’âme humaine,
Y fera germer Dieu !

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,
L’étudiant de près,
Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
Aux feuilles des forêts !

Mais quel labeur aussi ! que de flots ! quelle écume !
Surtout lorsque l’envie, au cœur plein d’amertume,
Au regard vide et mort,
Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,
D’une bouche d’ami qui souriait naguères
Une bouche qui mord !

Quelle vie ! et quel siècle alentour ! — Vertu, gloire,
Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,
Tout ce que nous valons,
Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,
Est traîné sur la claie et suivi dans les rues
Par le rire en haillons !

Combien de calomnie et combien de bassesse !
Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse
Quiconque vient du ciel,
Et qui font, la blessant de leur lance payée,
Boire à la vérité, pâle et crucifiée,
Leur éponge de fiel !

Combien d’acharnement sur toutes les victimes !
Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,
Riant, ô cruauté !
De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,
Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule
Tordent l’impiété !

L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,
Ne songe qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies ;
L’argent est adoré ;
Hélas ! nos passions ont des serres infâmes
Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes
De chaste et de sacré !

À quoi bon, cependant ? à quoi bon tant de haine,
Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,
Puisque la mort viendra !
Pour aller avec tous où tous doivent descendre !
Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre
Sur qui l’herbe croîtra !

À quoi bon s’épuiser en voluptés diverses ?
À quoi bon se bâtir des fortunes perverses
Avec les maux d’autrui ?
Tout s’écroule ; et, fruit vert qui pend à la ramée,
Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée
Qui dévore aujourd’hui !

Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,
Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,
Hélas ! et ce qu’ils font,
Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,
Comme c’est emporté par rapides nuées
Dans un oubli profond !

Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue
De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,
Dans ces terribles jeux !
Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,
Et qui vient faire autour de toute grande idée
Un murmure orageux !

Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,
Toutes contre chacune et chacune avec toutes !
Quel tumulte ennemi !
Comme on raille d’en bas tout astre qui décline !… —
Oh ! ne regrette rien sur la haute colline
Où tu t’es endormi !

Là, tu reposes, toi ! Là, meurt toute voix fausse.
Chaque jour, du Levant au Couchant, sur ta fosse
Promenant son flambeau,
L’impartial soleil, pareil à l’espérance,
Dore des deux côtés sans choix ni préférence
La croix de ton tombeau !

Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,
Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille
La chute du fruit mûr
Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,
Du bouvier qui descend dans la plaine et qui passe
Derrière le vieux mur !

Mars 1837.