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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un arbre qui ploie sous le vent dans la plaine.

XXIX. La Nature

La Nature – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 367.

La Nature – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Nature, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVIII. Le poëte et suivi de XXX. Magnitudo parvi.

La Nature


La Nature – Le texte

XXIX
La Nature


— La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre,
C’est l’hiver ; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,
Être dans mon foyer la bûche de Noël ?
— Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.
Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,
Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.
Aimez, vivez. — Veux-tu, bon arbre, être timon
De charrue ? — Oui, je veux creuser le noir limon,
Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.
Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,
La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert,
Et l’aube en pleurs sourit. — Veux-tu, bel arbre vert,
Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,
De la maison de l’homme être le pilier ? — Frappe.
Je puis porter les toits, ayant porté les nids.
Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis ;
Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles ;
Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.
— Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ?
— Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.
Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,
Ce qu’est pour vous la tombe ; il m’arrache à la terre,
Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.
J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,
Et dont plus d’un essaim me parle en son passage.
Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,
Le profond océan, d’obscurité vêtu,
Ne m’épouvante point : oui, frappe. — Arbre, veux-tu
Être gibet ? — Silence, homme ! va-t’en, cognée !
J’appartiens à la vie, à la vie indignée !
Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons !
Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches ;
Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !
Arrière ! Hommes, tuez ! ouvriers du trépas,
Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,
Vous chercher un complice au milieu des grands chênes !
Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,
L’arbre mystérieux à qui parlent les vents !
Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.
Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.
Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts.
À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,
Accouplez l’échafaud et le supplice ; faites.
Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes
Le malheureux, chargé de fautes et de maux.
Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux !

Janvier 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la campagne, "le soir, quand fuit la nuit agile", avec les silhouettes de deux tours.

XVII. Mugitusque boum

Mugitusque boum – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 448.

Mugitusque boum – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mugitusque boum, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVI. Lueur au couchant et suivi de XVIII. Apparition.

Mugitusque boum


Mugitusque boum – Le texte

XVII
Mugitusque boum


Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,
Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuit agile,
Ou, le matin, quand l’aube aux champs extasiés
Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :
« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d’herbes !
« Que la terre, agitant son panache de gerbes,
« Chante dans l’onde d’or d’une riche moisson !
« Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson !
« À l’heure où le soleil se couche, où l’herbe est pleine
« Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine
« Jusqu’aux lointains coteaux rampant et grandissant,
« Quand le brun laboureur des collines descend
« Et retourne à son toit d’où sort une fumée,
« Que la soif de revoir sa femme bien-aimée
« Et l’enfant qu’en ses bras hier il réchauffait,
« Que ce désir, croissant à chaque pas qu’il fait,
« Imite dans son cœur l’allongement de l’ombre !
« Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !
« Que tout s’épanouisse en sourire vermeil !
« Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil !
« Vivez ! croissez ! semez le grain à l’aventure !
« Qu’on sente frissonner dans toute la nature,
« Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,
« Dans l’obscur tremblement des profonds horizons,
« Un vaste emportement d’aimer, dans l’herbe verte,
« Dans l’antre, dans l’étang, dans la clairière ouverte,
« D’aimer sans fin, d’aimer toujours, d’aimer encor,
« Sous la sérénité des sombres astres d’or !
« Faites tressaillir l’air, le flot, l’aile, la bouche,
« Ô palpitations du grand amour farouche !
« Qu’on sente le baiser de l’être illimité !
« Et, paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,
« Ô fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles ;
Et Virgile écoutait comme j’écoute, et l’eau
Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre
L’homme… Ô nature ! abîme ! immensité de l’ombre !

Marine-Terrace, juillet 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme debout sur une main, bicorne sur la tête et canne à la main.

XV. À Villequier

À Villequier – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 411.

À Villequier – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Villequier, un poème de la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… et suivi par XVI. Mors.

À Villequier

À Villequier – Le texte

XV
À Villequier

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure
Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m’entre dans le cœur ;

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Ému par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l’immensité ;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent ;

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
Ouvre le firmament ;
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement ;

Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;
Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !

Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
Par votre volonté.
L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive,
Roule à l’éternité.

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;
L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant.
L’homme subit le joug sans connaître les causes.
Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant.

Vous faites revenir toujours la solitude
Autour de tous ses pas.
Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitude
Ni la joie ici-bas !

Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire.
Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,
Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :
C’est ici ma maison, mon champ et mes amours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;
J’en conviens, j’en conviens !

Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuable harmonie
Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;
L’homme n’est qu’un atome en cette ombre infinie,
Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.

Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous !

Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;

Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
Passent sous le ciel bleu ;
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;
Je le sais, ô mon Dieu !

Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément.

Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre
Que des êtres charmants
S’en aillent, emportés par le tourbillon sombre
Des noirs événements.

Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses
Que rien ne déconcerte et que rien n’attendrit.
Vous ne pouvez avoir de subites clémences
Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit !

Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder mon âme,
Et de considérer
Qu’humble comme un enfant et doux comme une femme,
Je viens vous adorer !

Considérez encor que j’avais, dès l’aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
Expliquant la nature à l’homme qui l’ignore,
Éclairant toute chose avec votre clarté ;

Que j’avais, affrontant la haine et la colère,
Fait ma tâche ici-bas,
Que je ne pouvais pas m’attendre à ce salaire,
Que je ne pouvais pas

Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie,
Vous appesantiriez votre bras triomphant,
Et que, vous qui voyiez comme j’ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite mon enfant !

Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
Que j’ai pu blasphémer,
Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
Une pierre à la mer !

Considérez qu’on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
Que l’œil qui pleure trop finit par s’aveugler,
Qu’un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,

Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’il sombre
Dans les afflictions,
Ait présente à l’esprit la sérénité sombre
Des constellations !

Aujourd’hui, moi qui fus faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma douleur amère
Par un meilleur regard jeté sur l’univers.

Seigneur, je reconnais que l’homme est en délire
S’il ose murmurer ;
Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,
Mais laissez-moi pleurer !

Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
Puisque vous avez fait les hommes pour cela !
Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ?

Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
Le soir, quand tout se tait,
Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
Cet ange m’écoutait !

Hélas ! vers le passé tournant un œil d’envie,
Sans que rien ici-bas puisse m’en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l’ai vue ouvrir son aile et s’envoler !

Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,
L’instant, pleurs superflus !
Où je criai : L’enfant que j’avais tout à l’heure,
Quoi donc ! je ne l’ai plus !

Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
L’angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
Et mon cœur est soumis, mais n’est pas résigné.

Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
Mortels sujets aux pleurs,
Il nous est malaisé de retirer notre âme
De ces grandes douleurs.

Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
Et de l’ombre que fait sur nous notre destin,

Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
Petit être joyeux,
Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
Une porte des cieux ;

Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,

Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu’on rêva,
Considérez que c’est une chose bien triste
De le voir qui s’en va !

Villequier, 4 septembre 1847.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un astre sortant de l'ombre d'où il est issu, et y retournant.

XII. Explication

Explication – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 346.

Explication – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Explication, un poème du recueil Les Contemplations, du livre Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI. ? et suivi de XIII. La Chouette.

Explication


Explication – Le texte

XII
Explication


La terre est au soleil ce que l’homme est à l’ange.
L’un est fait de splendeur ; l’autre est pétri de fange.
Toute étoile est soleil ; tout astre est paradis.
Autour des globes purs sont les mondes maudits ;
Et dans l’ombre, où l’esprit voit mieux que la lunette,
Le soleil paradis traîne l’enfer planète.
L’ange habitant de l’astre est faillible ; et, séduit,
Il peut devenir l’homme habitant de la nuit.
Voilà ce que le vent m’a dit sur la montagne.

Tout globe obscur gémit ; toute terre est un bagne
Où la vie en pleurant, jusqu’au jour du réveil,
Vient écrouer l’esprit qui tombe du soleil.
Plus le globe est lointain, plus le bagne est terrible.
La mort est là, vannant les âmes dans un crible,
Qui juge, et, de la vie invisible témoin,
Rapporte l’ange à l’astre ou le jette plus loin.

Ô globes sans rayons et presque sans aurores !
Énorme Jupiter fouetté de météores,
Mars qui semble de loin la bouche d’un volcan,
Ô nocturne Uranus, ô Saturne au carcan !
Châtiments inconnus ! rédemptions ! mystères !
Deuils ! ô lunes encor plus mortes que les terres !
Il souffrent ; ils sont noirs ; et qui sait ce qu’ils font ?
L’ombre entend par moments leur cri rauque et profond,
Comme on entend, le soir, la plainte des cigales.
Mondes spectres, tirant des chaînes inégales,
Ils vont, blêmes, pareils au rêve qui s’enfuit.
Rougis confusément d’un reflet dans la nuit,
Implorant un messie, espérant des apôtres,
Seuls, séparés, les uns en arrière des autres,
Tristes, échevelés par des souffles hagards,
Jetant à la clarté de farouches regards,
Ceux-ci, vagues, roulant dans les profondeurs mornes,
Ceux-là, presque engloutis dans l’infini sans bornes,
Ténébreux, frissonnants, froids, glacés, pluvieux,
Autour du paradis ils tournent envieux ;
Et, du soleil, parmi les brumes et les ombres,
On voit passer au loin toutes ces faces sombres.

Novembre 1840.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre dans son voyage de nuit.

XIX. Voyage de nuit

Voyage de nuit – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 513.

Voyage de nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Voyage de nuit, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Hélas ! tout est sépulcre… et suivi de XX. Relligio.

Voyage de nuit


Voyage de nuit – Le texte

XIX
Voyage de nuit


On conteste, on dispute, on proclame, on ignore.
Chaque religion est une tour sonore ;
Ce qu’un prêtre édifie, un prêtre le détruit ;
Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,
Fait, dans l’obscurité sinistre et solennelle,
Rendre un son différent à la cloche éternelle.
Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.
Tout l’équipage humain semble en démence ; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à la barre ;
À peine a-t-on passé du sauvage au barbare,
À peine a-t-on franchi le plus noir de l’horreur,
À peine a-t-on, parmi le vertige et l’erreur,
Dans ce brouillard où l’homme attend, songe et soupire,
Sans sortir du mauvais, fait un pas hors du pire,
Que le vieux temps revient et nous mord les talons,
Et nous crie : Arrêtez ! Socrate dit : Allons !
Jésus-Christ dit : Plus loin ! et le sage et l’apôtre
S’en vont se demander dans le ciel l’un à l’autre
Quel goût a la ciguë et quel goût a le fiel.
Par moments, voyant l’homme ingrat, fourbe et cruel,
Satan lui prend la main sous le linceul de l’ombre.
Nous appelons science un tâtonnement sombre.
L’abîme, autour de nous, lugubre tremblement,
S’ouvre et se ferme ; et l’œil s’effraie également
De ce qui s’engloutit et de ce qui surnage.
Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un.
Le mal peut être joie, et le poison parfum.
Le crime avec la loi morne et mélancolique
Lutte ; le poignard parle, et l’échafaud réplique.
Nous entendons, sans voir la source ni la fin,
Derrière notre nuit, derrière notre faim,
Rire l’ombre Ignorance et la larve Misère.
Le lys a-t-il raison ? et l’astre est-il sincère ?
Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons
Affirment à la fois. Doute, Adam ! Nous voyons
De la nuit dans l’enfant, de la nuit dans la femme ;
Et sur notre avenir nous querellons notre âme ;
Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun, frimas,
L’homme de l’infini traverse les climats.
Tout est brume ; le vent souffle avec des huées,
Et de nos passions arrache des nuées ;
Rousseau dit : L’homme monte ; et de Maistre : Il descend !
Mais, ô Dieu ! le navire énorme et frémissant,
Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,
Et qui porte nos maux, fourmillement humain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin ;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,
À l’effrayant roulis mêle un frisson d’aurore ;
De moment en moment le sort est moins obscur ;
Et l’on sent bien qu’on est emporté vers l’azur.

Marine-Terrrace, octobre 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un chouette qui louche, étendant ses ailes, sur un arbre mort, devant une ruine ou une habitation délabrée. Saturne est cachée dans le ciel.

III. Saturne

Saturne – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 337.

Saturne – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Saturne, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Melancholia et suivi de IV. Écrit au bas d’un crucifix.

Saturne


Saturne – Le texte

III
Saturne

I

Il est des jours de brume et de lumière vague,
Où l’homme, que la vie à chaque instant confond,
Étudiant la plante, ou l’étoile, ou la vague,
S’accoude au bord croulant du problème sans fond ;

Où le songeur, pareil aux antiques augures,
Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyant surprit,
Médite en regardant fixement les figures
Qu’on a dans l’ombre de l’esprit ;

Où, comme en s’éveillant on voit, en reflets sombres,
Des spectres du dehors errer sur le plafond,
Il sonde le destin, et contemple les ombres
Que nos rêves jetés parmi les choses font !

Des heures où, pourvu qu’on ait à sa fenêtre
Une montagne, un bois, l’océan qui dit tout,
Le jour prêt à mourir ou l’aube prête à naître,
En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,
Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,
Éclore des clartés effrayantes qui donnent
Des éblouissements à l’œil intérieur ;

De sorte qu’une fois que ces visions glissent
Devant notre paupière en ce vallon d’exil,
Elles n’en sortent plus et pour jamais emplissent
L’arcade sombre du sourcil !

II

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures de doute
Où l’un trouve le calme et l’autre le remords,
Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute
Que je songe souvent à ce que font les morts ;

Et que j’en suis venu — tant la nuit étoilée
A fatigué de fois mes regards et mes vœux,
Et tant une pensée inquiète est mêlée
Aux racines de mes cheveux ! —

À croire qu’à la mort, continuant sa route,
L’âme, se souvenant de son humanité,
Envolée à jamais sous la céleste voûte,
À franchir l’infini passait l’éternité !

Et que les morts voyaient l’extase et la prière,
Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore,
Et qu’ils étaient pareils à la mouche ouvrière,
Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,
Semble une âme visible en ce monde réel,
Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,
Leur laisse le parfum en leur prenant le miel !

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcre même,
Nous irions tous un jour, dans l’espace vermeil,
Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,
Vers à vers, soleil à soleil !

Admirer tout système en ses formes fécondes,
Toute création dans sa variété,
Et, comparant à Dieu chaque face des mondes,
Avec l’âme de tout confronter leur beauté !

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,
Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il ait pleuré.
Tous ! hormis les méchants, dont les esprits infâmes
Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,
Châtiés à la fois par le ciel et la terre,
Par l’aspiration et par le souvenir !

III

Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres !
Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit !
Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres !
Enfer fait d’hiver et de nuit !

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.
Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,
font, dans son ciel d’airain, deux arches monstrueuses
D’où tombe une éternelle et profonde terreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de sa toile,
Il tient sept lunes d’or qu’il lie à ses essieux ;
Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’une étoile,
Se perd, sinistre, au fond des cieux !

Les autres univers, l’entrevoyant dans l’ombre,
Se sont épouvantés de ce globe hideux.
Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sans nombre
En le voyant errer formidable autour d’eux.

IV

Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime
Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,
Fût l’intérieur du tombeau !

Que tout se révélât à nos paupières closes !
Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !…
Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses ?
Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.

V

Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,
Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
Ont fait des songes comme moi ;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète
Voyait, pour son regard plein d’étranges rayons,
Par la même fêlure aux réalités faite,
S’ouvrir le monde obscur des pâles visions ;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuit recule,
Ces sages que jamais l’homme, hélas, ne comprit,
Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule
Le trouble de leur sombre esprit ;

Tandis que l’eau sortait des sources cristallines,
Et que les grands lions, de moments en moments,
Vaguement apparus au sommet des collines,
Poussaient dans le désert de longs rugissements !

Avril 1839.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'intérieur de l'enfer (de Dante ?). On aperçoit, en haut à gauche, une ouverture et, en bas à droite, des corps allongés.

I. Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 329.

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia, premier poème du livre troisième, intitulé Les Luttes et les rêves, du recueil Les Contemplations, de Victor Hugo.
Il est suivi de II. Melancholia.

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia – Le texte

I
Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia


Un soir, dans le chemin je vis passer un homme
Vêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,
Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.
Ce passant s’arrêta, fixant sur moi ses yeux
Brillants, et si profonds qu’ils en étaient sauvages,
Et me dit : « J’ai d’abord été, dans les vieux âges,
« Une haute montagne emplissant l’horizon ;
« Puis, âme encore aveugle et brisant ma prison,
« Je montai d’un degré dans l’échelle des êtres,
« Je fus un chêne, et j’eus des autels et des prêtres,
« Et je jetai des bruits étranges dans les airs ;
« Puis je fus un lion rêvant dans les déserts,
« Parlant à la nuit sombre avec sa voix grondante ;
« Maintenant, je suis homme, et je m’appelle Dante. »

Juillet 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ciel bleu de nuit, de la couleur du manteau du mendiant.

IX. Le mendiant

Le mendiant – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 440.

Le mendiant – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le mendiant, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de VIII. À Jules J. et suivi de X. Aux Feuillantines.

Le mendiant

Le mendiant – Le texte

IX
Le mendiant


Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
« Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
« Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
« Vos habits sont mouillés, » dis-je, « il faut les étendre
« Devant la cheminée. » Il s’approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.

Décembre 1834.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un oiseau (un épervier ?) volant à tire d'aile dans la brume du soir, tandis que se couche le soleil. On aperçoit, à droite, l'ombre d'un clocher.

CI. À un homme partant pour la chasse

À un homme partant pour la chasse – Les références

Dernière Gerbe ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 869.

À un homme partant pour la chasse – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À un homme partant pour la chasse, un poème du recueil posthume Dernière Gerbe, de Victor Hugo.

À un homme partant pour la chasse


À un homme partant pour la chasse – Le texte

CI
À un homme partant pour la chasse


Oui, l’homme est responsable et rendra compte un jour.
Sur cette terre où l’ombre et l’aurore ont leur tour,
Sois l’intendant de Dieu, mais l’intendant honnête.
Tremble de tout abus de pouvoir sur la bête.
Te figures-tu donc être un tel but final
Que tu puisses sans peur devenir infernal,
Vorace, sensuel, voluptueux, féroce,
Échiner le baudet, exténuer la rosse,
En lui crevant les yeux engraisser l’ortolan,
Et massacrer les bois trois ou quatre fois l’an ?
Ce gai chasseur, armant son fusil ou son piège,
Confine à l’assassin et touche au sacrilège.
Penser, voilà ton but ; vivre, voilà ton droit.
Tuer pour jouir, non. Crois-tu donc que ce soit
Pour donner meilleur goût à la caille rôtie
Que le soleil ajoute une aigrette à l’ortie,
Peint la mûre, ou rougit la graine du sorbier ?

Dieu qui fait les oiseaux ne fait pas le gibier.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une éclaircie dans le ciel.

X. Éclaircie

Éclaircie – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 498.

Éclaircie – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Éclaircie, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.

Éclaircie


Éclaircie – Le texte

X
Éclaircie


L’Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L’onde, de son combat sans fin exténuée,
S’assoupit, et, laissant l’écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu’en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l’hiver, la nuit, l’envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout :
Aime ! et qu’une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L’être, éteignant dans l’ombre et l’extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses cœurs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d’en haut vient comme une marée.
Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé ;
Et l’âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L’infini semble plein d’un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l’ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l’amour,
De l’homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d’un coup d’aile, ainsi qu’un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit ;
L’air joue avec la mouche, et l’écume avec l’aigle ;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s’écrira le poëme des blés ;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés ;
L’horizon semble un rêve éblouissant où nage
L’écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l’Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu’une femme balance au seuil d’une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l’onde et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L’ombre, et la baise au front sous l’eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.

Marine-Terrace, juillet 1855