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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un manoir carré, éclairé par la lune, "flanqué de tours, fort vieux, et d'aspect noir."

IV. Bivar

Bivar – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIV – Le Cycle héroïque chrétien ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 623.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 176.

Bivar – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Bivar, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IV – Le Cycle héroïque chrétien, de Victor Hugo.

Bivar


Bivar – Le texte

IV
Bivar

Bivar était, au fond d’un bois sombre, un manoir
Carré, flanqué de tours, fort vieux, et d’aspect noir.
La cour était petite et la porte était laide
Quand le scheik Jabias, depuis roi de Tolède,
Vint visiter le Cid au retour de Cintra.
Dans l’étroit patio le prince maure entra ;
Un homme, qui tenait à la main une étrille,
Pansait une jument attachée à la grille ;
Cet homme, dont le scheik ne voyait que le dos,
Venait de déposer à terre des fardeaux,
Un sac d’avoine, une auge, un harnais, une selle ;
La bannière arborée au donjon était celle
De don Diègue, ce père étant encor vivant ;
L’homme, sans voir le scheik, frottant, brossant, lavant,
Travaillait, tête nue et bras nus, et sa veste
Était d’un cuir farouche et d’une mode agreste ;
Le scheik, sans ébaucher même un buenos dias,
Dit : « Manant, je viens voir le seigneur Ruy Diaz,
Le grand campéador des Castilles. » Et l’homme,
Se retournant, lui dit : « C’est moi.

— Quoi ! vous qu’on nomme

Le héros, le vaillant, le seigneur des pavois,
S’écria Jabias, c’est vous qu’ainsi je vois !
Quoi ! c’est vous qui n’avez qu’à vous mettre en campagne
Et qu’à dire : « Partons ! » pour donner à l’Espagne,
D’Avis à Gibraltar, d’Algarve à Cadafal,
Ô grand Cid, le frisson du clairon triomphal,
Et pour faire accourir au-dessus de vos tentes,
Ailes au vent, l’essaim des victoires chantantes !
Lorsque je vous ai vu, seigneur, moi prisonnier,
Vous vainqueur, au palais du roi, l’été dernier,
Vous aviez l’air royal du conquérant de l’Èbre ;
Vous teniez à la main la Tizona célèbre ;
Votre magnificence emplissait cette cour,
Comme il sied quand on est celui d’où vient le jour ;
Cid, vous étiez vraiment un Bivar très-superbe ;
On eût dans un brasier cueilli des touffes d’herbe,
Seigneur, plus aisément, certes, qu’on n’eût trouvé
Quelqu’un qui devant vous prît le haut du pavé ;
Plus d’un richomme avait pour orgueil d’être membre
De votre servidumbre et de votre antichambre ;
Le Cid dans sa grandeur allait, venait, parlait,
La faisant boire à tous, comme aux enfants le lait ;
D’altiers ducs, tout enflés de faste et de tempête,
Qui, depuis qu’ils avaient le chapeau sur la tête,
D’aucun homme vivant ne s’étaient souciés,
Se levaient, sans savoir pourquoi, quand vous passiez ;
Vous vous faisiez servir par tous les gentilshommes ;
Le Cid comme une altesse avait ses majordomes ;
Lerme était votre archer ; Gusman, votre frondeur ;
Vos habits étaient faits avec de la splendeur ;
Vous si bon, vous aviez la pompe de l’armure ;
Votre miel semblait or comme l’orange mûre.
Sans cesse autour de vous vingt coureurs étaient prêts.
Nul n’était au-dessus du Cid, et nul auprès.
Personne, eût-il été de la royale estrade,
Prince, infant, n’eût osé vous dire : Camarade !
Vous éclatiez, avec des rayons jusqu’aux cieux,
Dans une préséance éblouissante aux yeux ;
Vous marchiez entouré d’un ordre de bataille ;
Aucun sommet n’était trop haut pour votre taille,
Et vous étiez un fils d’une telle fierté
Que les aigles volaient tous de votre côté.
Vous regardiez ainsi que néants et fumées
Tout ce qui n’était pas commandement d’armées,
Et vous ne consentiez qu’au nom de général ;
Cid était le baron suprême et magistral ;
Vous dominiez tout, grand, sans chef, sans joug, sans digue,
Absolu, lance au poing, panache au front. »

Rodrigue

Répondit : « Je n’étais alors que chez le roi. »

Et le scheik s’écria : « Mais, Cid, aujourd’hui, quoi,
Que s’est-il donc passé ? quel est cet équipage ?
J’arrive, et je vous trouve en veste, comme un page,
Dehors, bras nus, nu-tête, et si petit garçon
Que vous avez en main l’auge et le caveçon !
Et faisant ce qu’il sied aux écuyers de faire !

— Scheik, dit le Cid, je suis maintenant chez mon père. »

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des frondaisons sous un ciel contrasté entre douceur et tourments.

XVIII. Je sais bien qu’il est d’usage…

Je sais bien qu’il est d’usage… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 312.

Je sais bien qu’il est d’usage… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je sais bien qu’il est d’usage…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. Sous les arbres et suivi de XIX. N’envions rien.

Je sais bien qu’il est d’usage…


Je sais bien qu’il est d’usage… – Le texte

XVIII


Je sais bien qu’il est d’usage
D’aller en tous lieux criant
Que l’homme est d’autant plus sage
Qu’il rêve plus de néant ;

D’applaudir la grandeur noire,
Les héros, le fer qui luit,
Et la guerre, cette gloire
Qu’on fait avec de la nuit ;

D’admirer les coups d’épée,
Et la fortune, ce char
Dont une roue est Pompée,
Dont l’autre roue est César ;

Et Pharsale et Trasimène,
Et tout ce que les Nérons
Font voler de cendre humaine
Dans le souffle des clairons !

Je sais que c’est la coutume
D’adorer ces nains géants
Qui, parce qu’ils sont écume,
Se supposent océans ;

Et de croire à la poussière,
À la fanfare qui fuit,
Aux pyramides de pierre,
Aux avalanches de bruit.

Moi, je préfère, ô fontaines !
Moi, je préfère, ô ruisseaux !
Au Dieu des grands capitaines,
Le Dieu des petits oiseaux !

Ô mon doux ange, en ces ombres
Où, nous aimant, nous brillons,
Au Dieu des ouragans sombres
Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées,
Des canons au lourd essieu,
Des flammes et des fumées,
Je préfère le bon Dieu !

Le bon Dieu, qui veut qu’on aime,
Qui met au cœur de l’amant
Le premier vers du poëme,
Le dernier au firmament ;

Qui songe à l’aile qui pousse,
Aux œufs blancs, au nid troublé,
Si la caille a de la mousse,
Et si la grive a du blé ;

Et qui fait, pour les Orphées,
Tenir, immense et subtil,
Tout le doux monde des fées
Dans le vert bourgeon d’avril !

Si bien, que cela s’envole
Et se disperse au printemps,
Et qu’une vague auréole
Sort de tous les nids chantants !

Vois-tu, quoique notre gloire
Brille en ce que nous créons,
Et dans notre grande histoire
Pleine de grands panthéons ;

Quoique nous ayons des glaives,
Des temples, Chéops, Babel,
Des tours, des palais, des rêves,
Et des tombeaux jusqu’au ciel ;

Il resterait peu de choses
À l’homme qui vit un jour,
Si Dieu nous ôtait les roses,
Si Dieu nous ôtait l’amour !

Chelles, septembre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une source qui semble sortir d'une bouche ouverte en un cri, qui pourrait être celui de Munch.

VI. La source

La source – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 341.

La source – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La source, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Quia pulvis es et suivi de VII. La Statue.

La source


La source – Le texte

VI
La source


Un lion habitait près d’une source ; un aigle
Y venait boire aussi.
Or, deux héros, un jour, deux rois — souvent Dieu règle
La destinée ainsi —

Vinrent à cette source où des palmiers attirent
Le passant hasardeux,
Et, s’étant reconnus, ces hommes se battirent
Et tombèrent tous deux.

L’aigle, comme ils mouraient, vint planer sur leurs têtes,
Et leur dit, rayonnant :
— Vous trouviez l’univers trop petit, et vous n’êtes
Qu’une ombre maintenant !

Ô princes ! et vos os, hier pleins de jeunesse,
Ne seront plus demain
Que des cailloux mêlés, sans qu’on les reconnaisse,
Aux pierres du chemin !

Insensés ! à quoi bon cette guerre âpre et rude,
Ce duel, ce talion ?… —
Je vis en paix, moi, l’aigle, en cette solitude,
Avec lui, le lion.

Nous venons tous deux boire à la même fontaine,
Rois dans les mêmes lieux ;
Je lui laisse le bois, la montagne et la plaine,
Et je garde les cieux.

Octobre 1846.