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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l’œil, surmonté de cheveux broussailleux, d'un homme plongé dans la folie, par exemple Eugène, frère de Victor Hugo.

XXIX. À Eugène V.te H.

À Eugène V.te H. – Les références

Les Voix intérieures ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 895.

À Eugène V.te H. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Eugène V.te H., un poème du recueil Les Voix intérieures, de Victor Hugo.

À Eugène V.te H.


À Eugène V.te H. – Le texte

À Eugène V.te H.
XXIX


Puisqu’il plut au Seigneur de te briser, poète ;
Puisqu’il plut au Seigneur de comprimer ta tête
De son doigt souverain,
D’en faire une urne sainte à contenir l’extase,
D’y mettre le génie, et de sceller ce vase
Avec un sceau d’airain ;

Puisque le Seigneur Dieu t’accorda, noir mystère !
Un puits pour ne point boire, une voix pour te taire,
Et souffla sur ton front,
Et comme une nacelle errante et d’eau remplie,
Fit rouler ton esprit à travers la folie,
Cet océan sans fond ;

Puisqu’il voulut ta chute, et que la mort glacée,
Seule, te fît revivre en rouvrant ta pensée
Pour un autre horizon ;
Puisque Dieu, t’enfermant dans la cage charnelle,
Pauvre aigle, te donna l’aile et non la prunelle,
L’âme et non la raison ;

Tu pars du moins, mon frère, avec ta robe blanche !
Tu retournes à Dieu comme l’eau qui s’épanche
Par son poids naturel !
Tu retournes à Dieu, tête de candeur pleine,
Comme y va la lumière, et comme y va l’haleine
Qui des fleurs monte au ciel !

Tu n’as rien dit de mal, tu n’as rien fait d’étrange.
Comme une vierge meurt, comme s’envole un ange,
Jeune homme, tu t’en vas !
Rien n’a souillé ta main ni ton cœur ; dans ce monde
Où chacun court, se hâte, et forge, et crie, et gronde,
À peine tu rêvas !

Comme le diamant, quand le feu le vient prendre,
Disparaît tout entier, et sans laisser de cendre,
Au regard ébloui,
Comme un rayon s’enfuit sans rien jeter de sombre,
Sur la terre après toi tu n’as pas laissé d’ombre,
Esprit évanoui !

Doux et blond compagnon de toute mon enfance,
Oh ! dis-moi, maintenant, frère marqué d’avance
Pour un morne avenir,
Maintenant que la mort a rallumé ta flamme,
Maintenant que la mort a réveillé ton âme,
Tu dois te souvenir !

Tu dois te souvenir de nos jeunes années !
Quand les flots transparents de nos deux destinées
Se côtoyaient encor,
Lorsque Napoléon flamboyait comme un phare,
Et qu’enfants nous prêtions l’oreille à sa fanfare
Comme une meute au cor !

Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines,
Et de la grande allée où nos voix enfantines,
Nos purs gazouillements,
Ont laissé dans les coins des murs, dans les fontaines,
Dans le nid des oiseaux et dans le creux des chênes,
Tant d’échos si charmants !

Ô temps ! jours radieux ! aube trop tôt ravie !
Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie
Tout au commencement ?
Nous naissions ! on eût dit que le vieux monastère
Pour nous voir rayonner ouvrait avec mystère
Son doux regard dormant.

T’en souviens-tu, mon frère ? après l’heure d’étude,
Oh ! comme nous courions dans cette solitude !
Sous les arbres blottis,
Nous avions, en chassant quelque insecte qui saute,
L’herbe jusqu’aux genoux, car l’herbe était bien haute,
Nos genoux bien petits.

Vives têtes d’enfants par la course effarées,
Nous poursuivions dans l’air cent ailes bigarrées ;
Le soir nous étions las ;
Nous revenions, jouant avec tout ce qui joue,
Frais, joyeux, et tous deux baisés à pleine joue
Par notre mère, hélas !

Elle grondait : — Voyez ! comme ils sont faits ! ces hommes !
Les monstres ! ils auront cueilli toutes nos pommes !
Pourtant nous les aimons.
Madame, les garçons sont le souci des mères,
Car ils ont la fureur de courir dans les pierres
Comme font les démons ! –

Puis un même sommeil, nous berçant comme un hôte,
Tous deux au même lit nous couchait côte à côte ;
Puis un même réveil.
Puis, trempé dans un lait sorti chaud de l’étable,
Le même pain faisait rire à la même table
Notre appétit vermeil !

Et nous recommencions nos jeux, cueillant par gerbe
Les fleurs, tous les bouquets qui réjouissent l’herbe,
Le lys à Dieu pareil,
Surtout ces fleurs de flamme et d’or qu’on voit, si belles,
Luire à terre en avril comme des étincelles
Qui tombent du soleil !

On nous voyait tous deux, gaîté de la famille,
Le front épanoui, courir sous la charmille,
L’œil de joie enflammé… –
Hélas ! hélas ! quel deuil pour ma tête orpheline !
Tu vas donc désormais dormir sur la colline,
Mon pauvre bien-aimé !

Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
A le ciel pour plafond ;
Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile ;
Et moi je resterai parmi ceux de la ville
Qui parlent et qui vont !

Et moi je vais rester, souffrir, agir et vivre ;
Voir mon nom se grossir dans les bouches de cuivre
De la célébrité ;
Et cacher, comme à Sparte, en riant quand on entre,
Le renard envieux qui me ronge le ventre,
Sous ma robe abrité !

Je vais reprendre, hélas ! mon œuvre commencée,
Rendre ma barque frêle à l’onde courroucée,
Lutter contre le sort ;
Enviant souvent ceux qui dorment sans murmure,
Comme un doux nid couvé pour la saison future,
Sous l’aile de la mort !

J’ai d’austères plaisirs. Comme un prêtre à l’église,
Je rêve à l’art qui charme, à l’art qui civilise,
Qui change l’homme un peu,
Et qui, comme un semeur qui jette au loin sa graine,
En semant la nature à travers l’âme humaine,
Y fera germer Dieu !

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
J’y cours, et là, courbé vers la foule pressée,
L’étudiant de près,
Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
Aux feuilles des forêts !

Mais quel labeur aussi ! que de flots ! quelle écume !
Surtout lorsque l’envie, au cœur plein d’amertume,
Au regard vide et mort,
Fait, pour les vils besoins de ses luttes vulgaires,
D’une bouche d’ami qui souriait naguères
Une bouche qui mord !

Quelle vie ! et quel siècle alentour ! — Vertu, gloire,
Pouvoir, génie et foi, tout ce qu’il faudrait croire,
Tout ce que nous valons,
Le peu qui nous restait de nos splendeurs décrues,
Est traîné sur la claie et suivi dans les rues
Par le rire en haillons !

Combien de calomnie et combien de bassesse !
Combien de pamphlets vils qui flagellent sans cesse
Quiconque vient du ciel,
Et qui font, la blessant de leur lance payée,
Boire à la vérité, pâle et crucifiée,
Leur éponge de fiel !

Combien d’acharnement sur toutes les victimes !
Que de rhéteurs, penchés sur le bord des abîmes,
Riant, ô cruauté !
De voir l’affreux poison qui de leurs doigts découle,
Goutte à goutte, ou par flots, quand leurs mains sur la foule
Tordent l’impiété !

L’homme, vers le plaisir se ruant par cent voies,
Ne songe qu’à bien vivre et qu’à chercher des proies ;
L’argent est adoré ;
Hélas ! nos passions ont des serres infâmes
Où pend, triste lambeau, tout ce qu’avaient nos âmes
De chaste et de sacré !

À quoi bon, cependant ? à quoi bon tant de haine,
Et faire tant de mal, et prendre tant de peine,
Puisque la mort viendra !
Pour aller avec tous où tous doivent descendre !
Et pour n’être après tout qu’une ombre, un peu de cendre
Sur qui l’herbe croîtra !

À quoi bon s’épuiser en voluptés diverses ?
À quoi bon se bâtir des fortunes perverses
Avec les maux d’autrui ?
Tout s’écroule ; et, fruit vert qui pend à la ramée,
Demain ne mûrit pas pour la bouche affamée
Qui dévore aujourd’hui !

Ce que nous croyons être avec ce que nous sommes,
Beauté, richesse, honneurs, ce que rêvent les hommes,
Hélas ! et ce qu’ils font,
Pêle-mêle, à travers les champs ou les huées,
Comme c’est emporté par rapides nuées
Dans un oubli profond !

Et puis quelle éternelle et lugubre fatigue
De voir le peuple enflé monter jusqu’à sa digue,
Dans ces terribles jeux !
Sombre océan d’esprits dont l’eau n’est pas sondée,
Et qui vient faire autour de toute grande idée
Un murmure orageux !

Quel choc d’ambitions luttant le long des routes,
Toutes contre chacune et chacune avec toutes !
Quel tumulte ennemi !
Comme on raille d’en bas tout astre qui décline !… —
Oh ! ne regrette rien sur la haute colline
Où tu t’es endormi !

Là, tu reposes, toi ! Là, meurt toute voix fausse.
Chaque jour, du Levant au Couchant, sur ta fosse
Promenant son flambeau,
L’impartial soleil, pareil à l’espérance,
Dore des deux côtés sans choix ni préférence
La croix de ton tombeau !

Là, tu n’entends plus rien que l’herbe et la broussaille,
Le pas du fossoyeur dont la terre tressaille
La chute du fruit mûr
Et, par moments, le chant, dispersé dans l’espace,
Du bouvier qui descend dans la plaine et qui passe
Derrière le vieux mur !

Mars 1837.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'ombre d'un immeuble de Paris, avec un arbre effeuillé devant, et l'ombre de novembre qui s'étend tout autour.

XLI. Novembre

Novembre – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 537.

Novembre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Novembre, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

Novembre


Novembre – Le texte

Novembre

Je lui dis : La rose du jardin, comme tu sais, dure peu ;
et la saison des roses est bien vite écoulée.

SADI.

XIX

Quand l’automne, abrégeant les jours qu’elle dévore,
Éteint leurs soirs de flamme et glace leur aurore,
Quand novembre de brume inonde le ciel bleu,
Que le bois tourbillonne et qu’il neige des feuilles,
Ô ma muse ! en mon âme alors tu te recueilles,
Comme un enfant transi qui s’approche du feu.

Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d’orient, s’éclipse, et t’abandonne,
Ton beau rêve d’Asie avorte, et tu ne vois
Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée
Qui baignent en fuyant l’angle noirci des toits.

Alors s’en vont en foule et sultans et sultanes,
Pyramides, palmiers, galères capitanes,
Et le tigre vorace et le chameau frugal,
Djinns au vol furieux, danses des bayadères,
L’arabe qui se penche au cou des dromadaires,
Et la fauve girafe au galop inégal.

Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes,
Cités aux dômes d’or où les mois sont des lunes,
Imams de Mahomet, mages, prêtres de Bel,
Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure,
Plus de sérail fleuri, plus d’ardente Gomorrhe
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel !

C’est Paris, c’est l’hiver. ― À ta chanson confuse
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse.
Dans ce vaste Paris le klephte est à l’étroit ;
Le Nil déborderait : les roses du Bengale
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;
À ce soleil brumeux les Péris auraient froid.

Pleurant ton Orient, alors, muse ingénue,
Tu viens à moi, honteuse, et seule, et presque nue.
― N’as-tu pas, me dis-tu, dans ton cœur jeune encor
Quelque chose à chanter, ami ? car je m’ennuie
À voir ta blanche vitre où ruisselle la pluie,
Moi qui dans mes vitraux avais un soleil d’or ! ―

Puis, tu prends mes deux mains dans tes mains diaphanes,
Et nous nous asseyons, et loin des yeux profanes,
Entre mes souvenirs je t’offre les plus doux,
Mon jeune âge, et ses jeux, et l’école mutine,
Et les serments sans fin de la vierge enfantine,
Aujourd’hui mère heureuse aux bras d’un autre époux.

Je te raconte aussi comment, aux Feuillantines,
Jadis tintaient pour moi les cloches argentines,
Comment, jeune et sauvage, errait ma liberté,
Et qu’à dix ans, parfois, resté seule à la brume,
Rêveur, mes yeux cherchaient les deux yeux de la lune,
Comme la fleur qui s’ouvre aux tièdes nuits d’été.

Puis tu me vois du pied pressant l’escarpolette
Qui d’un vieux marronnier fait crier le squelette,
Et vole, de ma mère éternelle terreur !
Puis je te dis les noms de mes amis d’Espagne,
Madrid, et son collège où l’ennui t’accompagne,
Et nos combats d’enfants pour le grand empereur.

Puis encor mon beau père, ou quelque jeune fille
Morte à quinze ans, à l’âge où l’œil s’allume et brille.
Mais surtout tu te plais aux premières amours,
Frais papillons dont l’aile, en fuyant rajeunie,
Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie,
Essaim doré qui n’a qu’un jour dans tous nos jours.

15 novembre 1828.

Remarque

Nous sommes le 15 novembre 2014, jour où je mets en ligne ce poème daté du 15 novembre 1828. Le temps est immobile et frissonne tout bas.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme, Sara la baigneuse ?, dans le mouvement de la balançoire, presque nue, les yeux fermés.

XIX. Sara la baigneuse

Sara la baigneuse – Les références

Les Orientales ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 478.

Sara la baigneuse – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Sara la baigneuse, un poème du recueil Les Orientales, de Victor Hugo.

Sara la baigneuse – Version de Bouquins


Sara la baigneuse – Version corrigée par Hugo


Sara la baigneuse – Le texte

Sara la baigneuse

Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres,
Des feuilles sur son front faisaient flotter les ombres.

ALFRED DE VIGNY.

XIX

Sara, belle d’indolence,
Se balance
Dans un hamac, au-dessus
Du bassin d’une fontaine
Toute pleine
D’eau puisée à l’Ilyssus ;

Et la frêle escarpolette
Se reflète
Dans le transparent miroir,
Avec la baigneuse blanche
Qui se penche,
Qui se penche pour se voir.

Chaque fois que la nacelle,
Qui chancelle,
Passe à fleur d’eau dans son vol,
On voit sur l’eau qui s’agite
Sortir vite
Son beau pied et son beau col.

Elle bat d’un pied timide
L’onde humide
Qui ride son clair tableau ;
du beau pied rougit l’albâtre ;
La folâtre
Rit de la fraîcheur de l’eau.

Reste ici caché : demeure !
Dans une heure,
D’un œil ardent tu verras
Sortir du bain l’ingénue,
Toute nue,
Croisant ses mains sur ses bras !

Car c’est un astre qui brille
Qu’une fille
Qui sort d’un bain au flot clair,
Cherche s’il ne vient personne,
Et frissonne
Toute mouillée au grand air !

Elle est là, sous la feuillée,
Éveillée
Au moindre bruit de malheur ;
Et rouge, pour une mouche
Qui la touche,
Comme une grenade en fleur.

On voit tout ce que dérobe
Voile ou robe ;
Dans ses yeux d’azur en feu,
Son regard que rien ne voile
Et l’étoile
Qui brille au fond d’un ciel bleu.

L’eau sur son corps qu’elle essuie
Roule en pluie,
Comme sur un peuplier ;
Comme si, gouttes à gouttes,
Tombaient toutes
Les perles de son collier.

Mais Sara la nonchalante
Est bien lente
À finir ses doux ébats ;
Toujours elle se balance
En silence,
Et va murmurant tout bas :

« Oh ! si j’étais capitane,
» Ou sultane,
» Je prendrais des bains ambrés,
» Dans un bain de marbre jaune,
» Près d’un trône,
» Entre deux griffons dorés !

» J’aurais le hamac de soie
» Qui se ploie
» Sous le corps prêt à pâmer ;
» J’aurais la molle ottomane
» Dont émane
» Un parfum qui fait aimer.

» Je pourrais folâtrer nue,
» Sous la nue,
» Dans le ruisseau du jardin,
» Sans craindre de voir dans l’ombre
» Du bois sombre
» Des yeux s’allumer soudain.

» Il faudrait risquer sa tête
» Inquiète,
» Et tout braver pour me voir,
» Le sabre nu de l’heyduque,
» Et l’eunuque
» Aux dents blanches, au front noir !

» Puis, je pourrais sans qu’on presse
» Ma paresse,
» Laisser avec mes habits
» Traîner sur les larges dalles
» Mes sandales
» De drap brodé de rubis. »

Ainsi se parle en princesse,
Et sans cesse
Se balance avec amour
La jeune fille rieuse,
Oublieuse
Des promptes ailes du jour.

L’eau, du pied de la baigneuse
Peu soigneuse,
Rejaillit sur le gazon,
Sur sa chemise plissée,
Balancée
Aux branches d’un vert buisson.

Et cependant des campagnes
Ses compagnes
Prennent toutes le chemin.
Voici leur troupe frivole
Qui s’envole
En se tenant par la main.

Chacune, en chantant comme elle,
Passe, et mêle
Ce reproche à sa chanson :
– Oh ! la paresseuse fille
Qui s’habille
Si tard un jour de moisson !

Juillet 1828.

Remarque

Vous avez pu le remarquer, je propose deux versions de ce poème, deux enregistrements. Tout simplement parce que le texte n’est pas le même. La quatrième strophe a été corrigée ainsi par Hugo :

Elle bat d’un pied timide
L’onde humide
Où tremble un mouvant tableau,
Fait rougir son pied d’albâtre,
Et, folâtre,
Rit de la fraîcheur de l’eau.

Je vous invite à écouter et comparer ces deux versions et à me dire celle que vous préférez. La première enregistrée, et dont le texte est ci-dessus publié, se trouve dans la 5e édition parue en même temps que la 1e en 1829 et consultable sur le site Gallica de la B.N.F.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre et l'approche de la comète de Halley, annoncée par ses ondes.

La comète

La comète – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXVI. La Comète – 1759 – ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 423.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXLVI. La Comète, p. 675.

La comète – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La comète, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

La comète


La comète – Le texte

La comète
– 1759 –


Il avait dit : — Tel jour cet astre reviendra. —

Quelle huée ! Ayez pour Vishnou, pour Indra,
Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte ;
Affirmez par le fer, par le feu, par l’insulte,
L’idole informe et vague au fond des bleus éthers,
Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters
Échoués dans notre âme obscure sur la grève
De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve ;
Sur les Saint-Baboleyns et sur les Saint-Andrés
Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez ;
Dites que vous avez vu, parmi les mouettes
Et les aigles, passer dans l’air des silhouettes
De maisons qu’en leurs bras tenaient des chérubins ;
Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains
Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches,
On est cerf à jamais errant parmi les branches ;
Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons
Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts ;
Soyez bonze au Tonquin, mage dans les Chaldées ;
Croyez que les Lédas sont d’en haut fécondées
Et que les cygnes font aux vierges des enfants ;
Donnez l’Égypte aux bœufs et l’Inde aux éléphants ;
Affirmez l’oignon dieu, Vénus, Ève, et leur pomme ;
Et le soleil cloué sur place par un homme
Pour offrir un plus long carnage à des soldats ;
Inventez des Korans, des Talmuds, des Védas,
Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe,
C’est bien. Mais n’allez pas calculer une courbe,
Compléter le savoir par l’intuition,
Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon
Passe, astre formidable, à travers les étoiles,
N’allez pas mesurer le trou qu’il fait aux toiles
Du grand plafond céleste, et rechercher l’emploi
Qu’il a dans ce chaos d’où sort la vaste loi ;
Laissez errer là-haut la torche funéraire ;
Ne questionnez point sur son itinéraire
Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu ;
Ne lui demandez pas : Où vas-tu ? D’où viens-tu ?
Ne faites pas, ainsi que l’essaim sur l’Hymète,
Rôder le chiffre en foule autour de la comète ;
Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant,
Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant,
Ne faites pas lutter l’espace avec le nombre ;
Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l’ombre ;
Ne fixez pas sur eux vos yeux ; et ce manteau
De lueur où s’abrite un sombre incognito,
Ne le soulevez pas, car votre main savante
Y trouverait la vie et non pas l’épouvante,
Et l’homme ne veut point qu’on touche à sa terreur ;
Il y tient ; le calcul l’irrite ; sa fureur
Contre quiconque cherche à l’éclairer, commence
Au point où la raison ressemble à la démence ;
Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on
Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton
Qu’un ascète perdu dans des recherches sombres
Après le chiffre, après le rêve, après des ombres,
Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants
Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens,
Regardant le ciel spectre au fond du télescope,
Chez les astres voyant, chez les hommes myope !
Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux
Qui, voyant les secrets d’en haut venir vers eux,
Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres
L’ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres,
Et, sondant l’infini, mer qui veut se voiler,
Disent à la science impassible d’aller
Voir de près telle ou telle étoile voyageuse,
Et de ne revenir, ruisselante plongeuse,
De l’abîme qu’avec cette perle, le vrai !
D’ailleurs ce diamant, cet or, ce minerai,
Le réel, quel mineur le trouve ? Qui donc creuse
Et fouille assez avant dans la nature affreuse
Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit ? Hormis
L’autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis,
Et le temple doré que la foule contemple,
Et l’espèce de ciel qui s’adapte à ce temple,
Rien n’est certain. Est-il rien de plus surprenant
Qu’un rêveur qui demande au mystère tonnant,
À ces bleus firmaments où se croisent les sphères,
De lui conter à lui curieux leurs affaires,
Et qui veut avec l’ombre et le gouffre profond
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu’ils font,
Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre,
Et qui, pour éclairer l’immensité de l’antre
Où la Pléïade avec Sirius se confond,
Allume sa chandelle et dit : J’ai vu le fond !
Un pygmée à ce point peut-il être imbécile ?
Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile
Furent extravagants, mais parmi les songeurs
Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs,
En est-il un, parmi les pires, qui promette
Le retour de ce monstre éperdu, la comète ?
La comète est un monde incendié qui court,
Furieux, au delà du firmament trop court ;
Elle a la ressemblance affreuse de l’épée ;
Est-ce qu’on ne voit pas que c’est une échappée ?
Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé.
Ah ! vous ouvrez sa porte ! Ah ! vous avez sa clé !
Comme du haut d’un pont on voit l’eau fuir sous l’arche,
Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche ;
Vous distinguez de loin sa sinistre maison ;
Ah ! vous savez au juste et de quelle façon
Elle s’évade et prend la fuite dans l’abîme !
Ce qu’ignorait Jésus, ce que le Kéroubime
Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez !
Les yeux d’une lumière invisible noyés,
Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue
Dans notre gouffre d’ombre à l’immense inconnue !
Vous savez le total quand Dieu jette les dés !
Quoi ! cet astre est votre astre, et vous lui défendez
De s’attarder, d’errer dans quelque route ancienne,
Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne !
Ah ! vous savez le rythme énorme de la nuit !
Il faut que ce volcan échevelé qui fuit,
Que cette hydre, terreur du Cancer et de l’Ourse,
Se souvienne de vous au milieu de sa course
Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous !
Quoi ! pour avoir, ainsi qu’à l’épouse l’époux,
Donné vos nuits à l’âpre algèbre, quoi ! pour être
Attentif au zénith comme au dogme le prêtre,
Quoi ! pour avoir pâli sur les nombres hagards
Qui d’Hermès et d’Euclide ont troublé les regards,
Vous voilà le seigneur des profondes contrées !
Vous avez dans la cage horrible vos entrées !
Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros,
Prendre aux cheveux l’étoile à travers les barreaux !
Vous connaissez les mœurs des fauves météores,
Vous datez les déclins, vous réglez les aurores,
Vous montez l’escalier des firmaments vermeils,
Vous allez et venez dans la fosse aux soleils !
Quoi ! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre !
En vertu des bouquins qu’on peut sur les quais lire,
Qui sur les parapets s’étalent tout l’été
Feuilletés par le vent sans curiosité,
Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie,
De par Bezout, de par l’X et l’Y grec, magie
Dont l’informe grimoire emplit votre grenier,
Vous nain, vous avez fait l’Infini prisonnier !
Votre altière hypothèse à vos calculs l’attelle !
Vous savez tout ! Le temps que met l’aube immortelle
À traverser l’azur d’un bout à l’autre bout,
Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout,
Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures,
La possibilité des rencontres obscures,
L’empyrée en tous sens par mille feux rayé,
Les cercles que peut faire un satan ennuyé
En crachant dans le puits de l’abîme, les ondes
Du divin tourbillon qui tourmente les mondes
Et les secoue ainsi que le vent le sapin,
Vous avez tout noté sur votre calepin !
Vous êtes le devin d’en haut, le cicerone
Du pâle Aldebaran inquiet sur son trône !
Vous êtes le montreur d’Allioth, d’Arcturus,
D’Orion, des lointains univers apparus,
Et de tous les passants de la forêt des astres !
Vous en savez plus long que les grands Zoroastres
Et qu’Esdras qui hantait les chênes de Membré ;
Vous êtes le cornac du prodige effaré ;
La comète est à vous ; vous êtes son pontife ;
Et vous avez lié votre fil à la griffe
De cet épouvantable oiseau mystérieux,
Et vous l’allez tirer à vous du fond des cieux !
Londre, offre ton Bedlam ! Paris, ouvre Bicêtre !

Tout cela s’écroula sur Halley.

Votre ancêtre,

Ô rêveurs ! c’est le noir Prométhée, et vos cœurs,
Mordus comme le sien par les vautours moqueurs,
Saignent, et vous avez au pied la même chaîne ;
L’homme a pour les chercheurs un Caucase de haine ;
Empédocle est toujours brûlé par son volcan ;
Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan,
Râlent sur l’éternel pilori des génies
Et des fous. Ce Halley, certes, qu’aux gémonies
Rome eût traîné, qu’Athène au cloaque eût poussé,
Était impie, à moins qu’il ne fût insensé !
Jamais homme ici-bas ne s’était vu proscrire
Par un si formidable et sombre éclat de rire ;
Tout l’accabla, les gens légers, les sérieux,
Et les grands gestes noirs des prêtres furieux.
Quoi ! cet homme saurait ce que la Bible ignore !
La vaste raillerie est un dôme sonore
Au-dessus d’une tête, et ce sinistre mur
Parle et de mille échos emplit un crâne obscur.
C’est ainsi que le rire, infâme et froid visage,
Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage.
Halley morne s’alla cacher on ne sait où.
Avait-il été sage et fut-il vraiment fou ?
On ne sait. Le certain c’est qu’il courba la tête
Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête,
Et qu’il baissa les yeux qu’il avait trop levés.
Les petits enfants nus courant sur les pavés
Le suivaient, et la foule en tumulte accourue
Riait, quand il passait le soir dans quelque rue,
Et l’on disait : C’est lui ! chacun voulant punir
L’homme qui voit de loin une étoile venir.
C’est lui ! le fou ! Les cris allaient jusqu’aux nuées ;
Et le pauvre homme errait triste sous les huées.
Il mourut.

L’ombre est vaste et l’on n’en parla plus.

L’homme que tout le monde insulte est un reclus,
On l’évite vivant et mort on le rature.
Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature ;
Il fut ce qui s’en va le soir sous l’horizon ;
On le mit dans un coin quelconque d’un gazon
À côté d’une église obscure, vraie ou fausse ;
Et la blême ironie autour de cette fosse
Voleta quelque temps, étant chauve-souris ;
Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits ;
Un cercueil bafoué ne vaut pas qu’on s’en vante ;
Ce qui plaît, c’est de voir saigner la chair vivante ;
Contre ce qui n’est plus pourquoi s’évertuer,
Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer ?
Que sert d’assassiner de l’ombre et de la cendre ?
Donc chez les vers de terre on le laissa descendre ;
La haine s’éteignit comme toute rumeur ;
On finit par laisser tranquille ce dormeur,
Et tu t’en emparas, profonde pourriture ;
Ce jouet des vivants tomba dans l’ouverture
De l’inconnu, silence, ombre où s’épanouit
La grande paix sinistre éparse dans la nuit ;
Et l’herbe, ce linceul, l’oubli, ce crépuscule,
Eurent vite effacé ce tombeau ridicule.
L’oubli, c’est la fin morne ; on oublia le nom,
L’homme, tout ; ce rêveur digne du cabanon,
Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage
Des astres qui n’ont point d’orbite et n’ont point d’âge,
Ces soleils à travers les chiffres aperçus ;
Et la ronce se mit à pousser là-dessus.

Un nom, c’est un haillon que les hommes lacèrent,
Et cela se disperse au vent.

Trente ans passèrent.

On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu’on sait ?
Et depuis bien longtemps personne ne pensait
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l’herbe.
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe,
À l’heure où sous le grand suaire tout se tait,
Blêmir confusément, puis blanchir, et c’était
Dans l’année annoncée et prédite, et la cime
Des monts eut un reflet étrange de l’abîme
Comme lorsqu’un flambeau rôde derrière un mur,
Et la blancheur devint lumière, et dans l’azur
La clarté devint pourpre, et l’on vit poindre, éclore,
Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore
Qui se mit à monter dans le haut firmament
Par degrés et sans hâte et formidablement ;
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ;
Et soudain, comme un spectre entre en une maison,
Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues,
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci ;
Et l’astre effrayant dit aux hommes : « Me voici ! »

Remarque

Ce poème n’est pas court, comme vous avez pu le remarquer si vous avez écouté jusqu’au bout. Et si vous avez écouté jusqu’au bout, vous aurez entendu une énorme erreur de liaison mal-t-à propos. Je l’ai laissée parce que c’est le jeu du vivant. J’enregistre chaque poème dans son intégralité et je mets en ligne le résultat. Merci, vous qui avez accordez votre temps à ce poème, il reviendra à une heure précise en vous. Quand ? Je ne possède pas la science de Halley pour réaliser ce calcul…

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un animal tenu en laisse par un ange vers lequel vient un autre animal. Une horloge est au-dessus du premier animal.

XXI. Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireXXI ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 695.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 799.

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde…


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde… – Le texte

XXI


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde.
— Les deux bêtes les plus gracieuses du monde,
Le chat et la souris, se haïssent. Pourquoi ?
Explique-moi cela, Jeanne. — Non sans effroi
Devant l’énormité de l’ombre et du mystère,
Jeanne se mit à rire. — Eh bien ? — Petit grand-père,
je ne sais pas. Jouons. — Et Jeanne repartit :
— Vois-tu, le chat c’est gros, la souris c’est petit.
— Eh bien ? — Et Jeanne alors, en se grattant la tête,
Reprit : — Si la souris était la grosse bête,
À moins que le bon Dieu là-haut ne se fâchât,
Ce serait la souris qui mangerait le chat.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l’œil d'un homme tourmenté (un bûcheron) scrutant l'inconnu.

I. Une voix

[I]. Une voix – Les références

DieuVoix I à XIII ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 587.

Une voix – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Une voix, un poème du recueil Dieu, de Victor Hugo.

Une voix


[I]. Une voix – Le texte

[I] – Une voix


Les rudes bûcherons sont venus dans le bois.
— Si tu ne vois pas nie et doute si tu vois,
A dit Cratès. — Zénon, Gorgias, Pythagore,
Plaute et Sénèque ont dit : — Si tu vois, nie encore.
Bacon a dit — Voici l’objet, l’être, le corps,
Le fait. N’en sortez pas ; car tout tremble dehors.
— Quel est ce monde ? a dit Thalès. Apollodore
A dit : C’est de la nuit que de la cendre adore.
Et Démonax de Chypre, Epicharme de Cos,
Pyrrhon, le grand errant des monts et des échos,
Ont répondu : — Tout est fantôme. Pas de type.
Tout est larve. — Et fumée, a repris Aristippe.
— Rêve ! a dit Sergius, le fatal syrien.
— Rencontre de l’atome et de l’atome, et rien.
Ces mots noirs ont été jetés par Démocrite.
Ésope a dit : — À bas, monde ! masque hypocrite !
Épicure qui naît au mois Gamélion,
Et Job qui parle au ver, Dan qui parle au lion,
Amos et Jean troublés par les apocalypses,
Ont dit : — On ne le voit qu’à travers les éclipses.
— L’être est le premier texte et l’homme est le second.
Lisible dans la fleur et dans l’arbre fécond,
Et dans le calme éther des cieux que rien n’irrite,
La nature est dans l’homme obscure et mal transcrite.
Voilà ce qu’Alchindé l’Arabe a proclamé.
Cardan a dit : — Hélas ! c’est fermé, c’est fermé !
Alcidamas a dit : — Miracle, autel, croyance,
Dogme, religion, fondent sous la science ;
Dieu sous l’esprit humain, tas de neige au dégel.
Et Goethe au vaste front, Montaigne, Fichte, Hégel,
Se sont penchés pendant que le grand rieur maître,
Rabelais, chuchotait sur l’abîme : – Peut-être.
Diogène a crié : — Des flambeaux ! des flambeaux !
Shakespeare a murmuré, courbé sur les tombeaux :
— Fossoyeur, combien Dieu pèse-t-il dans ta pelle ?
Et Jean-Paul a repris : — Ce qu’ainsi l’homme appelle,
C’est la vague lueur qui tremble sur le sort ;
C’est la phosphorescence impalpable qui sort
De l’incommensurable et lugubre matière ;
Dieu, c’est le feu follet du monde cimetière.
Dante a levé les bras en s’écriant : Pourquoi ?
— Ô nuit, j’attends que tout s’affirme et dise : moi.
Quel est le sens des mots : foi, conscience humaine,
Raison, devoir ? a dit le pâle Anaximène.
Locke a dit : — On voit mal avec ces appareils.
Reuchlin a demandé : — Qu’est-ce que les soleils ?
Sont-ce des piloris ou des apothéoses ?
Lucrèce a dit : — Quelle est la nature des choses ?
Il a dit : – Tout est sourd, faux, muet, décevant.
Sous cette immense mort quelqu’un est-il vivant ?
Sent-on une âme au fond de la substance, et l’être
N’est-il pas tout entier dans ce mot : apparaître ?
L’ombre engendre la nuit. De quoi l’homme est-il sûr ?
Et le ciel, le hasard, l’obscurité, l’azur,
Le mystère, et la vie, et la tombe indignée
Retentissent encor de ces coups de cognée.

Oui, les douteurs, les fiers incrédules, les forts,
Ont appelé Quelqu’un, quoique restés dehors ;
Ils ont bravé l’odeur que le sépulcre exhale ;
Le front haut, ils disaient à l’ombre colossale :
— Ose donc nous montrer ton Dieu, que nous voyions
Ce qu’il a de carreaux, ce qu’il a de rayons,
Gouffre horrible, et si c’est avec de la colère
Ou du pardon divin que son visage éclaire !
Et, prêts à tout subir, sans peur, prêts à tout voir,
Calmes, ils regardaient en face le ciel noir,
Et le sourd firmament que l’obscurité voile,
Farouches, attendant quelque chute d’étoile !
Certes, ces curieux, ces hardis ignorants,
Ces lutteurs, ces esprits, ces hommes étaient grands,
Et c’étaient des penseurs à l’âme ferme et fière
Qui jetaient à la nuit ce défi de lumière.

Chercheur, trouveras-tu ce qu’ils n’ont pas trouvé ?
Songeur, rêveras-tu plus loin qu’ils n’ont rêvé ?

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux traits parallèles et verticaux dans la brume et dans la nuit. Ils symbolisent l'infaillibilité.

L’infaillibilité

L’infaillibilité – Les références

Le Pape ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 886.

L’infaillibilité – L’enregistrement et le texte

Je vous invite à écouter ou à lire L’infaillibilité, un poème du recueil Le Pape, de Victor Hugo.

L’infaillibilité


L’infaillibilité – Le texte

L’infaillibilité


Ah ! je suis l’Infaillible !

Ah ! c’est moi qui vois clair !

Et Dieu ?

Dieu ne sait pas ce que savait Kepler,

Ce que trouva Newton, ce qu’a vu Galilée ;
Il est dépaysé sous la voûte étoilée ;
Il a tous les défauts possibles ; dur, cassant,
Jaloux, inexorable, irascible ; il consent
À l’arrestation du soleil par un homme ;
Il damne l’univers pour le vol d’une pomme ;
Il foudroie au hasard, il châtie à côté ;
Il tue en bloc ; il met le diable en liberté ;
Molière le ferait sermonner par Alceste ;
Il extermine un bouge, il épargne l’inceste,
Détruit Sodome, et donne à Loth un exeat ;
Il double d’un enfer son paradis béat ;
Il ne sait ce qu’il fait, tant il est susceptible,
Et tâche de brûler notre âme incombustible
Dans un monstrueux lac de bitume et de poix.
Ah ! vous avez voulu lui mettre un contre-poids !
Oui, vous avez voulu corriger, j’imagine,
Ce Dieu qui du chaos tire son origine,
Qui maudit, sans savoir pourquoi, le genre humain,
Et qui marche en tâtant du bâton le chemin ;
Il a, certes, besoin d’un guide en sa nuit noire,
Et, grâce au compagnon qui l’aide, on aime à croire,
Malgré Pascal doutant et Voltaire niant,
Que Dieu peut-être aura moins d’inconvénient.
Donc son chien est le pape, et je comprends qu’en somme,
L’aveugle étant le dieu, le clairvoyant soit l’homme.

Dérision lugubre ! Insulte au firmament !

Donc le pape jamais ne chancelle et ne ment ;
Donc jamais une erreur ne tombe de sa bouche ;
L’infaillibilité formidable et farouche
Luit dans son œil suprême…

O nuit ! pardonne-leur !

Être un homme, un jouet quelconque du malheur,
Moins libre que le vent, plus frêle que la plante,
Le passant inquiet de la terre tremblante,
Une agitation qui frissonne et qui fuit,
Un peu d’ombre essayant de faire un peu de bruit,
Être cela ! sentir derrière soi l’abîme
Et devant soi le gouffre, et se croire la cime !
Avoir l’affreux squelette en ce vil corps charnel,
Et dire à Dieu : Je suis ton égal. Éternel !
Je suis l’autorité, je suis la certitude,
Et mon isolement, Dieu, vaut ta solitude ;
Le pape est avec toi le seul être debout
Sur cet immense Rien que l’homme appelle Tout ;
Tout n’est rien devant moi comme devant toi, Maître.
Je sais la fin, je sais le but, je connais l’Être ;
Je te tiens, ma clef t’ouvre, et je suis ton sondeur,
Dieu sombre, et jusqu’au fond je vois ta profondeur.
Dans l’obscur univers je suis le seul lucide ;
Je ne puis me tromper ; et ce que je décide
T’oblige ; et quand j’ai dit : Voici la vérité !
Tout est dit. Quand je veux que tu sois irrité,
Quand j’ai dit la loi, l’ordre, et le point où commence
Ta colère, et l’endroit où finit ta clémence,
Tu dois courber ton front énorme dans les cieux !
Le grand char étoilé tourne sur deux essieux,
Dieu, le Pape.

O soleils ! astres ! gouffres des êtres !

Que dites-vous du pape infaillible, et des prêtres,
Des conciles mettant le pied sur vos hauteurs,
Que dis-tu de ce tas de sinistres docteurs,
Ciel terrible, imposant leur néant au mystère,
Et tâchant d’ajouter à Dieu le ver de terre !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres près duquel se dresse un arbre écharné. Au loin, sur une colline, on aperçoit les ruines d'un château.

XVI. Quand le livre où s’endort…

Quand le livre où s’endort… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 607.

Quand le livre où s’endort… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Quand le livre où s’endort…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Quand le livre où s’endort…


Quand le livre où s’endort… – Le texte

XVI

Where should I steer ?
BYRON.


Quand le livre où s’endort chaque soir ma pensée,
Quand l’air de la maison, les soucis du foyer,
Quand le bourdonnement de la ville insensée
Où toujours on entend quelque chose crier,

Quand tous ces mille soins de misère ou de fête
Qui remplissent nos jours, cercle aride et borné,
Ont tenu trop longtemps, comme un joug sur ma tête,
Le regard de mon âme à la terre tourné ;

Elle s’échappe enfin, va, marche, et dans la plaine
Prend le même sentier qu’elle prendra demain,
Qui l’égare au hasard et toujours la ramène,
Comme un coursier prudent qui connaît le chemin.

Elle court aux forêts, où dans l’ombre indécise
Flottent tant de rayons, de murmures, de voix,
Trouve la rêverie au premier arbre assise,
Et toutes deux s’en vont ensemble dans les bois !

Juin 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan par gros temps la nuit.

XX. Gros temps la nuit

Gros temps la nuit – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 213.

Gros temps la nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Gros temps la nuit, un poème du recueil Toute la lyre, de la deuxième partie : [La Nature], de Victor Hugo.

Gros temps la nuit


Gros temps la nuit – Le texte

XX
Gros temps la nuit


Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
Et, hennissant sur l’eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l’azur.

L’horizon, que l’onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L’eau s’emplit d’un bruit énorme
Et monstrueux.

Le flot vient, s’enfuit, s’approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore ;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.

L’océan frappe la terre.
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D’un tel marteau ?

L’Hydre écaillée à l’œil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.

La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L’éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.

Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème :
Ce que je veux, c’est vous-même,
Ô matelots !

Le ciel et la mer font rage.
C’est la saison, c’est l’orage,
C’est le climat.
L’ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.

Tout se plaint, l’ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l’eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l’onde,
Léviathan.

Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L’un dit: – L’eau sombre se lève.
L’autre dit: – Le hameau rêve
Au chant du coq.

C’est un vent de l’autre monde
Qui tourmente l’eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l’averse ;
L’éternité bouleverse
L’immensité.

C’est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L’homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.

Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l’ouragan.

2 février 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un vallon où il a plu. L'air et les arbres frissonnent. L'ombre ouvre un gouffre obscure.

VI. Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 205.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…, un poème de la deuxième partie : [La Nature], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. … Une tempête.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Le texte

VI


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent
Pleure dans les sapins ; pas de soleil levant ;
Tout frissonne ; le ciel, de teinte grise et mate,
Nous verse tristement un jour de casemate.
Tout à coup, au détour du sentier recourbé,
Apparaît un nuage entre deux monts tombé.
Il est dans le vallon comme en un vase énorme,
C’est un mur de brouillard, sans couleur et sans forme.
Rien au delà. Tout cesse. On n’entend aucun son ;
On voit le dernier arbre et le dernier buisson.
La brume, chaos morne, impénétrable et vide,
Où flotte affreusement une lueur livide,
Emplit l’angle hideux du ravin de granit.
On croirait que c’est là que le monde finit
Et que va commencer la nuée éternelle.

– Borne où l’âme et l’oiseau sentent faiblir leur aile,
Abîme où le penseur se penche avec effroi,
Puits de l’ombre infinie, oh! disais-je, est-ce toi ?

Alors je m’enfonçai dans ma pensée obscure,
Laissant mes compagnons errer à l’aventure.

Pyrénées, 28 août.