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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les flots en furie, et une vague déferlante.

XVII. Charles Vacquerie

Charles Vacquerie – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 415.

Charles Vacquerie – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Charles Vacquerie, poème bouleversant qui clôt la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVI. Mors.
La partie suivante des Contemplations est En Marche, dont le premier poème est I. À Aug. V..

Charles Vacquerie

Charles Vacquerie – Le texte

XVII
Charles Vacquerie

Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil !
Se sera de ses mains ouvert l’affreux cercueil
Où séjourne l’ombre abhorrée,
Hélas ! et qu’il aura lui-même dans la mort
De ses jours généreux, encor pleins jusqu’au bord,
Renversé la coupe dorée,

Et que sa mère, pâle et perdant la raison,
Aura vu rapporter au seuil de sa maison,
Sous un suaire aux plis funèbres,
Ce fils, naguère encor pareil au jour qui naît,
Maintenant blême et froid, tel que la mort venait
De le faire pour les ténèbres ;

Il ne sera pas dit qu’il sera mort ainsi,
Qu’il aura, cœur profond et par l’amour saisi,
Donné sa vie à ma colombe,
Et qu’il l’aura suivie au lieu morne et voilé,
Sans que la voix du père à genoux ait parlé
À cet âme dans cette tombe !

En présence de tant d’amour et de vertu,
Il ne sera pas dit que je me serai tu,
Moi qu’attendent les maux sans nombre !
Que je n’aurai point mis sur sa bière un flambeau,
Et que je n’aurai pas devant son noir tombeau
Fait asseoir une strophe sombre !

N’ayant pu la sauver, il a voulu mourir.
Sois béni, toi qui, jeune, à l’âge où vient s’offrir
L’espérance joyeuse encore,
Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps,
Ayant devant les yeux l’azur de tes vingt ans
Et le sourire de l’aurore,

À tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs,
Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs
Par qui toute peine est bannie,
À l’avenir, trésor des jours à peine éclos,
À la vie, au soleil, préféras sous les flots
L’étreinte de cette agonie !

Oh ! quelle sombre joie à cet être charmant
De se voir embrassée au suprême moment
Par ton doux désespoir fidèle !
La pauvre âme a souri dans l’angoisse, en sentant
À travers l’eau sinistre et l’effroyable instant
Que tu t’en venais avec elle !

Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.
— Que fais-tu ? disait-elle. — Et lui disait : — Tu meurs ;
Il faut bien aussi que je meure ! —
Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,
Ils se sont en allés dans l’ombre ; et, maintenant,
On entend le fleuve qui pleure.

Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux
Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux,
Qu’à jamais l’aube en ta nuit brille !
Aie à jamais sur toi l’ombre de Dieu penché !
Sois béni sous la pierre où te voilà couché !
Dors, mon fils, auprès de ma fille !

Sois béni ! que la brise et que l’oiseau des bois,
Passants mystérieux, de leur plus douce voix
Te parlent dans ta maison sombre !
Que la source te pleure avec sa goutte d’eau !
Que le frais liseron se glisse en ton tombeau
Comme une caresse de l’ombre !

Oh ! s’immoler, sortir avec l’ange qui sort,
Suivre ce qu’on aima dans l’horreur de la mort,
Dans le sépulcre ou sur les claies,
Donner ses jours, son sang et ses illusions !… —
Jésus baise en pleurant ces saintes actions
Avec les lèvres de ses plaies.

Rien n’égale ici-bas, rien n’atteint sous les cieux
Ces héros, doucement saignants et radieux,
Amour, qui n’ont que toi pour règle ;
Le génie à l’œil fixe, au vaste élan vainqueur,
Lui-même est dépassé par ces essors du cœur ;
L’ange vole plus haut que l’aigle.

Dors ! — Ô mes douloureux et sombres bien-aimés !
Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez !
Dormez au bruit du flot qui gronde,
Tandis que l’homme souffre, et que le vent lointain
Chasse les noirs vivants à travers le destin,
Et les marins à travers l’onde !

Ou plutôt, car la mort n’est pas un lourd sommeil,
Envolez-vous tous deux dans l’abîme vermeil,
Dans les profonds gouffres de joie,
Où le juste qui meurt semble un soleil levant,
Où la morte au front pâle est comme un lys vivant,
Où l’ange frissonnant flamboie !

Fuyez, mes doux oiseaux ! évadez-vous tous deux
Loin de notre nuit froide et loin du mal hideux !
Franchissez l’éther d’un coup d’aile !
Volez loin de ce monde, âpre hiver sans clarté,
Vers cette radieuse et bleue éternité,
Dont l’âme humaine est l’hirondelle !

Ô chers êtres absents, on ne vous verra plus
Marcher au vert penchant des coteaux chevelus,
Disant tout bas de douces choses !
Dans le mois des chansons, des nids et des lilas,
Vous n’irez plus semant des sourires, hélas !
Vous n’irez plus cueillant des roses !

On ne vous verra plus, dans ces sentiers joyeux,
Errer, et, comme si vous évitiez les yeux
De l’horizon vaste et superbe,
Chercher l’obscur asile et le taillis profond
Où passent des rayons qui tremblent, et qui font
Des taches de soleil sur l’herbe !

Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons,
Ne vous entendront plus vous écrier : « Allons,
Le vent est bon, la Seine est belle ! »
Comme ces lieux charmants vont être pleins d’ennui !
Les hardis goëlands ne diront plus : — C’est lui !
Les fleurs ne diront plus : — C’est elle !

Dieu, qui ferme la vie et rouvre l’idéal,
Fait flotter à jamais votre lit nuptial
Sous le grand dôme aux clairs pilastres ;
En vous prenant la terre, il vous prit les douleurs,
Ce père souriant, pour les champs pleins de fleurs,
Vous donne les cieux remplis d’astres !

Allez des esprits purs accroître la tribu.
De cette coupe amère où vous n’avez pas bu,
Hélas ! nous viderons le reste.
Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuvés,
Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes, vivez
Dans l’éblouissement céleste !

Vivez ! aimez ! ayez les bonheurs infinis.
Oh ! les anges pensifs, bénissant et bénis,
Savent seuls, sous les sacrés voiles,
Ce qu’il entre d’extase, et d’ombre, et de ciel bleu,
Dans l’éternel baiser de deux âmes que Dieu
Tout à coup change en deux étoiles !

Jersey, 4 septembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les yeux, le nez, la bouche et le menton d'un visage flou, vu de profil, d'une jeune femme innocente.

XIV. Claire P.

Claire P. – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 444.

Claire P. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Claire P., un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIII. Paroles sur la dune et suivi de XV. À Alexandre D..

Claire P.


Claire P. – Le texte

XIV
Claire P.


Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âge aujourd’hui ?
L’éternité. Ce front pendant une heure a lui.
Elle avait les doux chants et les grâces superbes ;
Elle semblait porter de radieuses gerbes ;
Rien qu’à la voir passer, on lui disait : merci !
Qu’est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi
Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?
Et, moi, je l’avais vue encor toute petite.
Elle me disait vous, et je lui disais tu.
Son accent ineffable avait cette vertu
De faire en mon esprit, douces voix éloignées,
Chanter le vague chœur de mes jeunes années.
Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu.
Elle était fiancée à l’hymen inconnu.
À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ?
Un vague et pur reflet de la lueur des cierges
Flottait dans son regard céleste et rayonnant ;
Elle était grande et blanche et gaie ; et, maintenant,
Allez à Saint-Mandé, cherchez dans le champ sombre,
Vous trouverez le lit de sa noce avec l’ombre ;
Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil ;
Et c’est là que tu fais ton éternel sommeil,
Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie,
Mêlais à la madone auguste d’Italie
La flamande qui rit à travers les houblons,
Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.

Elle s’en est allée avant d’être une femme ;
N’étant qu’un ange encor ; le ciel a pris son âme
Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,
Et l’herbe sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.

Les êtres étoilés que nous nommons archanges
La bercent dans leurs bras au milieu des louanges,
Et, parmi les clartés, les lyres, les chansons,
D’en haut elle sourit à nous qui gémissons.
Elle sourit, et dit aux anges sous leurs voiles :
Est-ce qu’il est permis de cueillir des étoiles ?
Et chante, et, se voyant elle-même flambeau,
Murmure dans l’azur : Comme le ciel est beau !
Mais cela ne fait rien à sa mère qui pleure ;
La mère ne veut pas que son doux enfant meure
Et s’en aille, laissant ses fleurs sur le gazon,
Hélas ! et le silence au seuil de la maison !

Son père, le sculpteur, s’écriait : — Qu’elle est belle !
Je ferai sa statue aussi charmante qu’elle.
C’est pour elle qu’avril fleurit les verts sentiers.
Je la contemplerai pendant des mois entiers
Et je ferai venir du marbre de Carrare.
Ce bloc prendra sa forme éblouissante et rare ;
Elle restera chaste et candide à côté.
On dira : « Le sculpteur a deux filles : Beauté
« Et Pudeur ; Ombre et Jour ; la Vierge et la Déesse ;
« Quel est cet ouvrier de Rome et de la Grèce
« Qui, trouvant dans son art des secrets inconnus,
« En copiant Marie, a su faire Vénus ? »

Le marbre restera dans la montagne blanche,
Hélas ! car c’est à l’heure où tout rit, que tout penche ;
Car nos mains gardent mal tout ce qui nous est cher ;
Car celle qu’on croyait d’azur était de chair ;
Et celui qui taillait le marbre était de verre ;
Et voilà que le vent a soufflé, Dieu sévère,
Sur la vierge au front pur, sur le maître au bras fort,
Et que la fille est morte, et que le père est mort !

Claire, tu dors. Ta mère, assise sur ta fosse,
Dit : — Le parfum des fleurs est faux, l’aurore est fausse,
L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygne ment,
L’étoile n’est pas vraie au fond du firmament,
Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien ne brille,
Puisque, lorsque je crie à ma fille : « Ma fille,
« Je suis là. Lève-toi ! » quelqu’un le lui défend ;
Et que je ne puis pas réveiller mon enfant ! —

Juin 1854.

Remarques

Ce poème est écrit à la mémoire de Claire Pradier, fille de Juliette Drouet et du sculpteur Louis Pradier, et que Victor Hugo avait bien connue. Je le publie en écho à Claire, qui appartient à la section Au Bord de l’infini des Contemplations.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des frondaisons sous un ciel contrasté entre douceur et tourments.

XVIII. Je sais bien qu’il est d’usage…

Je sais bien qu’il est d’usage… – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 312.

Je sais bien qu’il est d’usage… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je sais bien qu’il est d’usage…, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. Sous les arbres et suivi de XIX. N’envions rien.

Je sais bien qu’il est d’usage…


Je sais bien qu’il est d’usage… – Le texte

XVIII


Je sais bien qu’il est d’usage
D’aller en tous lieux criant
Que l’homme est d’autant plus sage
Qu’il rêve plus de néant ;

D’applaudir la grandeur noire,
Les héros, le fer qui luit,
Et la guerre, cette gloire
Qu’on fait avec de la nuit ;

D’admirer les coups d’épée,
Et la fortune, ce char
Dont une roue est Pompée,
Dont l’autre roue est César ;

Et Pharsale et Trasimène,
Et tout ce que les Nérons
Font voler de cendre humaine
Dans le souffle des clairons !

Je sais que c’est la coutume
D’adorer ces nains géants
Qui, parce qu’ils sont écume,
Se supposent océans ;

Et de croire à la poussière,
À la fanfare qui fuit,
Aux pyramides de pierre,
Aux avalanches de bruit.

Moi, je préfère, ô fontaines !
Moi, je préfère, ô ruisseaux !
Au Dieu des grands capitaines,
Le Dieu des petits oiseaux !

Ô mon doux ange, en ces ombres
Où, nous aimant, nous brillons,
Au Dieu des ouragans sombres
Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées,
Des canons au lourd essieu,
Des flammes et des fumées,
Je préfère le bon Dieu !

Le bon Dieu, qui veut qu’on aime,
Qui met au cœur de l’amant
Le premier vers du poëme,
Le dernier au firmament ;

Qui songe à l’aile qui pousse,
Aux œufs blancs, au nid troublé,
Si la caille a de la mousse,
Et si la grive a du blé ;

Et qui fait, pour les Orphées,
Tenir, immense et subtil,
Tout le doux monde des fées
Dans le vert bourgeon d’avril !

Si bien, que cela s’envole
Et se disperse au printemps,
Et qu’une vague auréole
Sort de tous les nids chantants !

Vois-tu, quoique notre gloire
Brille en ce que nous créons,
Et dans notre grande histoire
Pleine de grands panthéons ;

Quoique nous ayons des glaives,
Des temples, Chéops, Babel,
Des tours, des palais, des rêves,
Et des tombeaux jusqu’au ciel ;

Il resterait peu de choses
À l’homme qui vit un jour,
Si Dieu nous ôtait les roses,
Si Dieu nous ôtait l’amour !

Chelles, septembre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un personnage étrange, triste, et pourtant porteur d'un nez rouge.

XXIII. L’enfance

L’enfance – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 289.

L’enfance – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’enfance, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXII. La fête chez Thérèse et suivi de XXIV. Heureux l’homme, occupé….

L’enfance


L’enfance – Le texte

XXIII
L’enfance


L’enfant chantait ; la mère au lit, exténuée,
Agonisait, beau front dans l’ombre se penchant ;
La mort au-dessus d’elle errait dans la nuée ;
Et j’écoutais ce râle, et j’entendais ce chant.

L’enfant avait cinq ans, et, près de la fenêtre
Ses rires et ses jeux faisaient un charmant bruit ;
Et la mère, à côté de ce pauvre doux être
Qui chantait tout le jour, toussait toute la nuit.

La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à chanter… —
La douleur est un fruit : Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.

Paris, janvier 1835.

D'une fente dans la falaise, ou la muraille ?, jaillit un flot lumineux ; l'ombre s'étend tout autour. Croire en cette lumière naturelle.

V. Croire ; mais pas en nous

Croire ; mais pas en nous – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 472.

Croire ; mais pas en nous – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Croire ; mais pas en nous, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Écoutez. Je suis Jean… et suivi de VI. Pleurs dans la nuit.

Croire ; mais pas en nous


Croire ; mais pas en nous – Le texte

V
Croire ; mais pas en nous


Parce qu’on a porté du pain, du linge blanc,
À quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes ;
Parce qu’on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l’éternel tout-puissant ;
Parce qu’on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable !
On dit : Je suis parfait ! louez-moi ; me voilà !
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu’il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d’or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu’il a de trop à qui n’a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S’admire et ferme l’œil sur sa propre misère,
S’il a le superflu, n’a pas le nécessaire :
La justice ; et le loup rit dans l’ombre en marchant
De voir qu’il se croit bon pour n’être pas méchant.
Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture !
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature !
Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout ?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas ! vains souffles qui fuyons !
Dieu donne l’aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes ;
Nous sommes le néant ; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l’oiseau.
L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant le roseau.
Le meilleur n’est pas bon vraiment, tant l’homme est frêle,
Et tant notre fumée à nos vertus se mêle !
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S’évapore aussitôt dans notre vanité ;
Même en le prodiguant aux pauvres d’un air tendre,
Nous avons tant d’orgueil que notre or devient cendre ;
Le bien que nous faisons est spectre comme nous.
L’Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,
Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,
Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.
Ah ! rapides passants ! ne comptons pas sur nous,
Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux ;
Tâchons d’être sagesse, humilité, lumière ;
Ne faisons point un pas qui n’aille à la prière ;
Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l’étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver. C’est un rêve de croire
Que nos lueurs d’en bas sont là-haut de la gloire ;
Si lumineux qu’il ait paru dans notre horreur,
Si doux qu’il ait été pour nos cœurs pleins d’erreur,
Quoi qu’il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l’homme,
C’est-à-dire la nuit en présence du jour ;
Son amour semble haine auprès du grand amour ;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu : Nous sommes les ténèbres !
Dieu, c’est le seul azur dont le monde ait besoin.
L’abîme en en parlant prend l’atome à témoin.
Dieu seul est grand ! c’est là le psaume du brin d’herbe ;
Dieu seul est vrai ! c’est là l’hymne du flot superbe ;
Dieu seul est bon ! c’est là le murmure des vents ;
Ah ! ne vous faites pas d’illusions, vivants !
Et d’où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes
Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,
Et qui vous éblouit, à l’heure du réveil,
De ce prodigieux sourire, le soleil !

Marine-Terrace, décembre 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un chouette qui louche, étendant ses ailes, sur un arbre mort, devant une ruine ou une habitation délabrée. Saturne est cachée dans le ciel.

III. Saturne

Saturne – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 337.

Saturne – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Saturne, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Melancholia et suivi de IV. Écrit au bas d’un crucifix.

Saturne


Saturne – Le texte

III
Saturne

I

Il est des jours de brume et de lumière vague,
Où l’homme, que la vie à chaque instant confond,
Étudiant la plante, ou l’étoile, ou la vague,
S’accoude au bord croulant du problème sans fond ;

Où le songeur, pareil aux antiques augures,
Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyant surprit,
Médite en regardant fixement les figures
Qu’on a dans l’ombre de l’esprit ;

Où, comme en s’éveillant on voit, en reflets sombres,
Des spectres du dehors errer sur le plafond,
Il sonde le destin, et contemple les ombres
Que nos rêves jetés parmi les choses font !

Des heures où, pourvu qu’on ait à sa fenêtre
Une montagne, un bois, l’océan qui dit tout,
Le jour prêt à mourir ou l’aube prête à naître,
En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,
Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,
Éclore des clartés effrayantes qui donnent
Des éblouissements à l’œil intérieur ;

De sorte qu’une fois que ces visions glissent
Devant notre paupière en ce vallon d’exil,
Elles n’en sortent plus et pour jamais emplissent
L’arcade sombre du sourcil !

II

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures de doute
Où l’un trouve le calme et l’autre le remords,
Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute
Que je songe souvent à ce que font les morts ;

Et que j’en suis venu — tant la nuit étoilée
A fatigué de fois mes regards et mes vœux,
Et tant une pensée inquiète est mêlée
Aux racines de mes cheveux ! —

À croire qu’à la mort, continuant sa route,
L’âme, se souvenant de son humanité,
Envolée à jamais sous la céleste voûte,
À franchir l’infini passait l’éternité !

Et que les morts voyaient l’extase et la prière,
Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore,
Et qu’ils étaient pareils à la mouche ouvrière,
Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,
Semble une âme visible en ce monde réel,
Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,
Leur laisse le parfum en leur prenant le miel !

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcre même,
Nous irions tous un jour, dans l’espace vermeil,
Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,
Vers à vers, soleil à soleil !

Admirer tout système en ses formes fécondes,
Toute création dans sa variété,
Et, comparant à Dieu chaque face des mondes,
Avec l’âme de tout confronter leur beauté !

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,
Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il ait pleuré.
Tous ! hormis les méchants, dont les esprits infâmes
Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,
Châtiés à la fois par le ciel et la terre,
Par l’aspiration et par le souvenir !

III

Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres !
Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit !
Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres !
Enfer fait d’hiver et de nuit !

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.
Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,
font, dans son ciel d’airain, deux arches monstrueuses
D’où tombe une éternelle et profonde terreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de sa toile,
Il tient sept lunes d’or qu’il lie à ses essieux ;
Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’une étoile,
Se perd, sinistre, au fond des cieux !

Les autres univers, l’entrevoyant dans l’ombre,
Se sont épouvantés de ce globe hideux.
Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sans nombre
En le voyant errer formidable autour d’eux.

IV

Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime
Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,
Fût l’intérieur du tombeau !

Que tout se révélât à nos paupières closes !
Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !…
Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses ?
Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.

V

Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,
Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
Ont fait des songes comme moi ;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète
Voyait, pour son regard plein d’étranges rayons,
Par la même fêlure aux réalités faite,
S’ouvrir le monde obscur des pâles visions ;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuit recule,
Ces sages que jamais l’homme, hélas, ne comprit,
Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule
Le trouble de leur sombre esprit ;

Tandis que l’eau sortait des sources cristallines,
Et que les grands lions, de moments en moments,
Vaguement apparus au sommet des collines,
Poussaient dans le désert de longs rugissements !

Avril 1839.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'élévation de la lune au-dessus d'une tour au bas d'une montagne.

XX. Relligio

Relligio – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 514.

Relligio – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Relligio, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIX. Voyage de nuit et suivi de XXI. Spes.

Relligio


Relligio – Le texte

XX
Relligio


L’ombre venait ; le soir tombait, calme et terrible.
Hermann me dit : — Quelle est ta foi, quelle est ta bible ?
Parle. Es-tu ton propre géant ?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un tison noir qui fume
Sur le tas de cendre Néant,

Si tu n’es pas une âme en l’abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?
Quelle est donc la source où tu bois ? —
Je me taisais ; il dit : — Songeur qui civilises,
Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? —
Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis : — Je prie. — Hermann dit : — Dans quel temple ?
Quel est le célébrant que ton âme contemple,
Et l’autel qu’elle réfléchit ?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?
— L’église, c’est l’azur, lui dis-je ; et quant au prêtre… —
En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostie énorme ;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l’orme,
Le loup, et l’aigle, et l’alcyon ;
Lui montrant l’astre d’or sur la terre obscurcie,
Je lui dis : — Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l’élévation.

Marine-Terrace, octobre 1855

VIII. Suite

Suite – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 268.

Suite – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Suite, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Réponse à un acte d’accusation et suivi de IX. Le poëme éploré se lamente.

Suite


Suite – Le texte

VIII
Suite


Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant ;
La plume, qui d’une aile allongeait l’envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure,
Le mot, le terme, type on ne sait d’où venu,
Face de l’invisible, aspect de l’inconnu ;
Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l’ombre ;
Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau ;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.
Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le vers, orageuse forêt.
Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.
Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,
S’offre, se donne ou fuit ; devant Néron qui chante
Ou Charles-Neuf qui rime, il recule hagard ;
Tel mot est un sourire, et tel autre un regard ;
De quelque mot profond tout homme est le disciple ;
Toute force ici-bas a le mot pour multiple ;
Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,
Le creux du crâne humain lui donne son relief ;
La vieille empreinte y reste auprès de la nouvelle ;
Ce qu’un mot ne sait pas, un autre le révèle ;
Les mots heurtent le front comme l’eau le récif ;
Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes ;
Comme en un âtre noir errent des étincelles,
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Chacun d’eux porte une ombre ou secoue une flamme ;
Chacun d’eux du cerveau garde une région ;
Pourquoi ? c’est que le mot s’appelle Légion ;
C’est que chacun, selon l’éclair qui le traverse,
Dans le labeur commun fait une œuvre diverse ;
C’est que de ce troupeau de signes et de sons
Qu’écrivant ou parlant, devant nous nous chassons,
Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues ;
C’est que, présent partout, nain caché sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds le globe et l’asservit ;
Et, de même que l’homme est l’animal où vit
L’âme, clarté d’en haut par le corps possédée,
C’est que Dieu fait du mot la bête de l’idée.

Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.
Il remue, en disant : Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.
De l’océan pensée il est le noir polype.
Quand un livre jaillit d’Eschyle ou de Manou,
Quand saint Jean à Patmos écrit sur son genou,
On voit parmi leurs vers pleins d’hydres et de stryges,
Des mots monstres ramper dans ces œuvres prodiges.

Ô main de l’impalpable ! ô pouvoir surprenant !
Mets un mot sur un homme, et l’homme frissonnant
Sèche et meurt, pénétré par la force profonde ;
Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense sort des bouches.
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
À son haleine, l’âme et la lumière aidant,
L’obscure énormité lentement s’exfolie.
Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie ;
Caton a dans les reins cette syllabe : NON.
Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,
Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupière :
ESPÉRANCE ! — Il entr’ouvre une bouche de pierre
Dans l’enclos formidable où les morts ont leur lit,
Et voilà que don Juan pétrifié pâlit !
Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue.
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue.
Nemrod dit : « Guerre ! » Alors, du Gange à l’Ilissus,
Le fer luit, le sang coule. « Aimez-vous ! » dit Jésus,
Et se mot à jamais brille et se réverbère
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement d’amour de l’infini !

Quand, aux jours où la terre entr’ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la première parole,
Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit,
Rencontra dans les cieux la lumière, et lui dit :
« Ma sœur !

« Envole-toi ! plane ! sois éternelle !

« Allume l’astre ! emplis à jamais la prunelle !
« Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents ;
« Éclaire le dehors, j’éclaire le dedans.
« Tu vas être une vie, et je vais être l’autre.
« Sois la langue de feu, ma sœur, je suis l’apôtre.
« Surgis, effare l’ombre, éblouis l’horizon,
« Sois l’aube ; je te vaux, car je suis la raison ;
« À toi les yeux, à moi les fronts. Ô ma sœur blonde,
« Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde ;
« Avec tes rayons d’or tu vas lier entre eux
« Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,
« Les champs, les cieux ; et moi, je vais lier les bouches ;
« Et sur l’homme, emporté par mille essors farouches,
« Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,
« Pour prendre tous les cœurs, l’immense toile Amour.
« J’existais avant l’âme, Adam n’est pas mon père.
« J’étais même avant toi ; tu n’aurais pu, lumière,
« Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné ;
« Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aîné ! »

Oui, tout-puissant. Tel est le mot. Fou qui s’en joue !
Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue.
Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr.
Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s’écroule.
Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ;
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.

Jersey, juin 1835.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un oiseau (un épervier ?) volant à tire d'aile dans la brume du soir, tandis que se couche le soleil. On aperçoit, à droite, l'ombre d'un clocher.

CI. À un homme partant pour la chasse

À un homme partant pour la chasse – Les références

Dernière Gerbe ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 869.

À un homme partant pour la chasse – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À un homme partant pour la chasse, un poème du recueil posthume Dernière Gerbe, de Victor Hugo.

À un homme partant pour la chasse


À un homme partant pour la chasse – Le texte

CI
À un homme partant pour la chasse


Oui, l’homme est responsable et rendra compte un jour.
Sur cette terre où l’ombre et l’aurore ont leur tour,
Sois l’intendant de Dieu, mais l’intendant honnête.
Tremble de tout abus de pouvoir sur la bête.
Te figures-tu donc être un tel but final
Que tu puisses sans peur devenir infernal,
Vorace, sensuel, voluptueux, féroce,
Échiner le baudet, exténuer la rosse,
En lui crevant les yeux engraisser l’ortolan,
Et massacrer les bois trois ou quatre fois l’an ?
Ce gai chasseur, armant son fusil ou son piège,
Confine à l’assassin et touche au sacrilège.
Penser, voilà ton but ; vivre, voilà ton droit.
Tuer pour jouir, non. Crois-tu donc que ce soit
Pour donner meilleur goût à la caille rôtie
Que le soleil ajoute une aigrette à l’ortie,
Peint la mûre, ou rougit la graine du sorbier ?

Dieu qui fait les oiseaux ne fait pas le gibier.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une fleur, ressemblant à une cocarde, et qui projette son ombre.

VII. Parfois, je me sens pris d’horreur…

Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre… – Les références

L’Art d’être grand-pèreI. À Guernesey ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 722.

Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre…, un poème du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. Georges et Jeanne et suivi de VIII. Lætitia rerum.

Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre…


Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre… – Le texte

VII


Parfois, je me sens pris d’horreur pour cette terre ;
Mon vers semble la bouche ouverte d’un cratère ;
J’ai le farouche émoi
Que donne l’ouragan monstrueux au grand arbre ;
Mon cœur prend feu ; je sens tout ce que j’ai de marbre
Devenir lave en moi ;

Quoi ! rien de vrai ! le scribe a pour appui le reître ;
Toutes les robes, juge et vierge, femme et prêtre,
Mentent ou mentiront ;
Le dogme boit du sang, l’autel bénit le crime ;
Toutes les vérités, groupe triste et sublime,
Ont la rougeur au front ;

La sinistre lueur des rois est sur nos têtes ;
Le temple est plein d’enfer ; la clarté de nos fêtes
Obscurcit le ciel bleu ;
L’âme a le penchement d’un navire qui sombre ;
Et les religions, à tâtons, ont dans l’ombre
Pris le démon pour Dieu !

Oh ! qui me donnera des paroles terribles ?
Oh ! je déchirerai ces chartes et ces bibles,
Ces codes, ces korans !
Je pousserai le cri profond des catastrophes ;
Et je vous saisirai, sophistes, dans mes strophes,
Dans mes ongles, tyrans.

Ainsi, frémissant, pâle, indigné, je bouillonne ;
On ne sait quel essaim d’aigles noirs tourbillonne
Dans mon ciel embrasé ;
Deuil ! guerre ! une euménide en mon âme est éclose !
Quoi ! le mal est partout ! Je regarde une rose
Et je suis apaisé.