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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme allongée, la têt basculée en arrière, tournée vers le ciel, ou vers Booz endormi.

VI. Booz endormi

Booz endormi – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 584.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 40.

Booz endormi – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Booz endormi, un poème de la partie I – D’Ève à Jésus, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème V. Le temple et suivi de VII. Dieu invisible au philosophe, non encore enregistré sur ce site.

Booz endormi

Booz endormi – Le texte

VI
Booz endormi

Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis, » disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens.
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très-anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

» Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

» Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

» Mais, vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. »

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base ;
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme coiffé d'un cimier (à moins que ce ne soit d'un vase ?), affublé de grandes oreilles, et qui prend un air féroce.

X. Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup…

Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup… – Les références

L’Art d’être grand-pèreVI. Grand Âge et Bas Âge mêlés ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 772.

Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup…, poème qui clôt la partie VI. Grand Âge et Bas Âge mêlés, du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de IX. Et Jeanne à Mariette a dit : Je savais bien….

Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup…


Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup… – Le texte

X


Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup !
Eh bien, je donne tout et je pardonne tout
Aux petits ; et votre oeil sévère me contemple.
Toute cette clémence est de mauvais exemple.
Faire de l’amnistie en chambre est périlleux.
Absoudre des forfaits commis par des yeux bleus
Et par des doigts vermeils et purs, c’est effroyable.
Si cela devenait contagieux, que diable !
Il faut un peu songer à la société.
La férocité sied à la paternité ;
Le sceptre doit avoir la trique pour compagne ;
L’idéal, c’est un Louvre appuyé sur un bagne ;
Le bien doit être fait par une main de fer.
Quoi ! si vous étiez Dieu, vous n’auriez pas d’enfer ?
Presque pas. Vous croyez que je serais bien aise
De voir mes enfants cuire au fond d’une fournaise ?
Eh bien ! non. Ma foi non ! J’en fais mea-culpa ;
Plutôt que Sabaoth je serais Grand-papa.
Plus de religion alors ? Comme vous dites.
Plus de société ? Retour aux troglodytes,
Aux sauvages, aux gens vêtus de peaux de loups ?
Non, retour au vrai Dieu, distinct du Dieu jaloux,
Retour à la sublime innocence première,
Retour à la raison, retour à la lumière !
Alors, vous êtes fou, grand-père. J’y consens.
Tenez, messieurs les forts et messieurs les puissants,
Défiez-vous de moi, je manque de vengeance.
Qui suis-je ? Le premier venu, plein d’indulgence,
Préférant la jeune aube à l’hiver pluvieux,
Homme ayant fait des lois, mais repentant et vieux,
Qui blâme quelquefois, mais qui jamais ne damne,
Autorité foulée aux petits pieds de Jeanne,
Pas sûr de tout savoir, en doutant même un peu,
Toujours tenté d’offrir aux gens sans feu ni lieu
Un coin du toit, un coin du foyer, moins sévère
Aux péchés qu’on honnit qu’aux forfaits qu’on révère,
Capable d’avouer les êtres sans aveu.
Ah ! ne m’élevez pas au grade de bon Dieu !
Voyez-vous, je ferais toutes sortes de choses
Bizarres ; je rirais ; j’aurais pitié des roses,
Des femmes, des vaincus, des faibles, des tremblants ;
Mes rayons seraient doux comme des cheveux blancs ;
J’aurais un arrosoir assez vaste pour faire
Naître des millions de fleurs dans toute sphère,
Partout, et pour éteindre au loin le triste enfer :
Lorsque je donnerais un ordre, il serait clair ;
Je cacherais le cerf aux chiens flairant sa piste ;
Qu’un tyran pût jamais se nommer mon copiste,
Je ne le voudrais pas ; je dirais : Joie à tous !
Mes miracles seraient ceci : — Les hommes doux. —
Jamais de guerre. — Aucun fléau. — Pas de déluge .
— Un croyant dans le prêtre, un juste dans le juge. –
Je serais bien coiffé de brouillard, étant Dieu,
C’est convenable ; mais je me fâcherais peu,
Et je ne mettrais point de travers mon nuage
Pour un petit enfant qui ne serait pas sage ;
Quand j’offrirais le ciel à vous, fils de Japhet,
On verrait que je sais comment le ciel est fait ;
Je n’annoncerais point que les nocturnes toiles
Laisseraient pêle-mêle un jour choir les étoiles,
Parce que j’aurais peur, si je vous disais ça,
De voir Newton pousser le coude à Spinoza ;
Je ferais à Veuillot le tour épouvantable
D’inviter Jésus-Christ et Voltaire à ma table,
Et de faire verser mon meilleur vin, hélas,
Par l’ami de Lazare à l’ami de Calas ;
J’aurais dans mon éden, jardin à large porte,
Un doux water-closet mystérieux, de sorte
Qu’on puisse au paradis mettre le Syllabus ;
Je dirais aux rois : Rois, vous êtes des abus,
Disparaissez. J’irais, clignant de la paupière,
Rendre aux pauvres leurs sous sans le dire à Saint-Pierre,
Et, sournois, je ferais des trous à son panier
Sous l’énorme tas d’or qu’il nomme son denier ;
Je dirais à l’abbé Dupanloup : Moins de zèle !
Vous voulez à la Vierge ajouter la Pucelle,
C’est cumuler, monsieur l’évêque ; apaisez-vous.
Un Jéhovah trouvant que le peuple à genoux
Ne vaut pas l’homme droit et debout, tête haute,
Ce serait moi. J’aurais un pardon pour la faute,
Mais je dirais : Tâchez de rester innocents.
Et je demanderais aux prêtres, non l’encens,
Mais la vertu. J’aurais de la raison. En somme,
Si j’étais le bon Dieu, je serais un bon homme.

Remarques

Tout pardonner, c’est trop ; tout donner, c’est beaucoup… est précédé des poèmes Le pot cassé et Et Jeanne à Mariette a dit : Je savais bien….
Ces textes clôturent la section Grand Âge et Bas Âge mêlés.
Il est bon de les entendre dans l’ordre les uns à la suite des autres. Ils résonnent entre eux.

Apparition et sacre de la femme, Ève, qui sort de l'onde, de la terre ou d'un voile, au premier jour du monde.

I. Le sacre de la femme

Le sacre de la femme – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 571 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 23.

Le sacre de la femme – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le sacre de la femme, premier poème du cycle D’Ève à Jésus, de La Légende des siècles – Première série, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. La conscience.

Le sacre de la femme

Le sacre de la femme – Le texte

I

Le sacre de la femme

I

L’aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme
D’éblouissement, vaste, insondable, sublime ;
Une ardente lueur de paix et de bonté.
C’était aux premiers temps du globe ; et la clarté
Brillait sereine au front du ciel inaccessible,
Étant tout ce que Dieu peut avoir de visible ;
Tout s’illuminait, l’ombre et le brouillard obscur ;
Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur ;
Le jour en flamme, au fond de la terre ravie,
Embrasait les lointains splendides de la vie ;
Les horizons pleins d’ombre et de rocs chevelus,
Et d’arbres effrayants que l’homme ne voit plus,
Luisaient comme le songe et comme le vertige,
Dans une profondeur d’éclair et de prodige ;
L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement ;
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant,
Si frais, si gracieux, si suave et si tendre,
Que les anges distraits se penchaient pour l’entendre ;
Le seul rugissement du tigre était plus doux ;
Les halliers où l’agneau paissait avec les loups,
Les mers où l’hydre aimait l’alcyon, et les plaines
Où les ours et les daims confondaient leurs haleines,
Hésitaient, dans le chœur des concerts infinis,
Entre le cri de l’antre et la chanson des nids.
La prière semblait à la clarté mêlée ;
Et sur cette nature encore immaculée
Qui du verbe éternel avait gardé l’accent,
Sur ce monde céleste, angélique, innocent,
Le matin, murmurant une sainte parole,
Souriait, et l’aurore était une auréole.
Tout avait la figure intègre du bonheur ;
Pas de bouche d’où vînt un souffle empoisonneur ;
Pas un être qui n’eût sa majesté première ;
Tout ce que l’infini peut jeter de lumière
Éclatait pêle-mêle à la fois dans les airs ;
Le vent jouait avec cette gerbe d’éclairs
Dans le tourbillon libre et fuyant des nuées ;
L’enfer balbutiait quelques vagues huées
Qui s’évanouissaient dans le grand cri joyeux
Des eaux, des monts, des bois, de la terre et des cieux !
Les vents et les rayons semaient de tels délires
Que les forêts vibraient comme de grandes lyres ;
De l’ombre à la clarté, de la base au sommet,
Une fraternité vénérable germait ;
L’astre était sans orgueil et le ver sans envie ;
On s’adorait d’un bout à l’autre de la vie ;
Une harmonie égale à la clarté, versant
Une extase divine au globe adolescent,
Semblait sortir du cœur mystérieux du monde ;
L’herbe en était émue, et le nuage, et l’onde,
Et même le rocher qui songe et qui se tait ;
L’arbre, tout pénétré de lumière, chantait ;
Chaque fleur, échangeant son souffle et sa pensée
Avec le ciel serein d’où tombe la rosée,
Recevait une perle et donnait un parfum ;
L’Être resplendissait, Un dans Tout, Tout dans Un ;
Le paradis brillait sous les sombres ramures
De la vie ivre d’ombre et pleine de murmures,
Et la lumière était faite de vérité ;
Et tout avait la grâce, ayant la pureté ;
Tout était flamme, hymen, bonheur, douceur, clémence,
Tant ces immenses jours avaient une aube immense !

II

Ineffable lever du premier rayon d’or !
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
Ô matin des matins ! amour ! joie effrénée
De commencer le temps, l’heure, le mois, l’année !
Ouverture du monde ! instant prodigieux !
La nuit se dissolvait dans les énormes cieux
Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre ;
Autant que le chaos la lumière était gouffre ;
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,
Certitude pour l’âme et pour les yeux splendeur ;
De faîte en faîte, au ciel et sur terre, et dans toutes
Les épaisseurs de l’être aux innombrables voûtes,
On voyait l’évidence adorable éclater ;
Le monde s’ébauchait ; tout semblait méditer ;
Les types primitifs, offrant dans leur mélange
Presque la brute informe et rude et presque l’ange,
Surgissaient, orageux, gigantesques, touffus ;
On sentait tressaillir sous leurs groupes confus
La terre, inépuisable et suprême matrice ;
La création sainte, à son tour créatrice,
Modelait vaguement des aspects merveilleux,
Faisait sortir l’essaim des êtres fabuleux
Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues,
Et proposait à Dieu des formes inconnues
Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea ;
On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà
Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses,
Dans des verdissements de feuilles monstrueuses ;
Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait ;
Tout semblait presque hors de la mesure éclore ;
Comme si la nature, en étant proche encore,
Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,
Une difformité splendide au noir chaos.

Les divins paradis, pleins d’une étrange sève,
Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,
Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,
Leur extase aujourd’hui serait presque l’effroi ;
Mais qu’importe à l’abîme, à l’âme universelle
Qui dépense un soleil au lieu d’une étincelle,
Et qui, pour y pouvoir poser l’ange azuré,
Fait croître jusqu’aux cieux l’Éden démesuré !

Jours inouïs ! le bien, le beau, le vrai, le juste,
Coulaient dans le torrent, frissonnaient dans l’arbuste ;
L’aquilon louait Dieu de sagesse vêtu ;
L’arbre était bon ; la fleur était une vertu ;
C’est trop peu d’être blanc, le lys était candide ;
Rien n’avait de souillure et rien n’avait de ride ;
Jours purs ! rien ne saignait sous l’ongle et sous la dent ;
La bête heureuse était l’innocence rôdant ;
Le mal n’avait encor rien mis de son mystère
Dans le serpent, dans l’aigle altier, dans la panthère ;
Le précipice ouvert dans l’animal sacré
N’avait pas d’ombre, étant jusqu’au fond éclairé ;
La montagne était jeune et la vague était vierge ;
Le globe, hors des mers dont le flot le submerge,
Sortait beau, magnifique, aimant, fier, triomphant,
Et rien n’était petit quoique tout fût enfant ;
La terre avait, parmi ses hymnes d’innocence,
Un étourdissement de sève et de croissance ;
L’instinct fécond faisait rêver l’instinct vivant ;
Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent,
L’amour épars flottait comme un parfum s’exhale ;
La nature riait, naïve et colossale ;
L’espace vagissait ainsi qu’un nouveau-né.
L’aube était le regard du soleil étonné.

III

Or, ce jour-là, c’était le plus beau qu’eût encore
Versé sur l’univers la radieuse aurore ;
Le même séraphique et saint frémissement
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ;
L’éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes ;
Les souffles abondaient plus profonds sur les cimes ;
Les feuillages avaient de plus doux mouvements ;
Et les rayons tombaient caressants et charmants
Sur un frais vallon vert, où, débordant d’extase,
Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,
Heureux d’être, joyeux d’aimer, ivres de voir,
Dans l’ombre, au bord d’un lac, vertigineux miroir,
Étaient assis, les pieds effleurés par la lame,
Le premier homme auprès de la première femme.

L’époux priait, ayant l’épouse à son côté.

IV

Ève offrait au ciel bleu la sainte nudité ;
Ève blonde admirait l’aube, sa sœur vermeille.

Chair de la femme ! argile idéale ! ô merveille !
Ô pénétration sublime de l’esprit
Dans le limon que l’Être ineffable pétrit !
Matière où l’âme brille à travers son suaire !
Boue où l’on voit les doigts du divin statuaire !
Fange auguste appelant le baiser et le cœur,
Si sainte, qu’on ne sait, tant l’amour est vainqueur,
Tant l’âme est vers ce lit mystérieux poussée,
Si cette volupté n’est pas une pensée,
Et qu’on ne peut, à l’heure où les sens sont en feu,
Étreindre la beauté sans croire embrasser Dieu !

Ève laissait errer ses yeux sur la nature.

Et, sous les verts palmiers à la haute stature,
Autour d’Ève, au-dessus de sa tête, l’œillet
Semblait songer, le bleu lotus se recueillait,
Le frais myosotis se souvenait ; les roses
Cherchaient ses pieds avec leurs lèvres demi-closes ;
Un souffle fraternel sortait du lys vermeil ;
Comme si ce doux être eût été leur pareil,
Comme si de ces fleurs, ayant toutes une âme,
La plus belle s’était épanouie en femme.

V

Pourtant, jusqu’à ce jour, c’était Adam, l’élu
Qui dans le ciel sacré le premier avait lu,
C’était le Marié tranquille et fort, que l’ombre
Et la lumière, et l’aube, et les astres sans nombre,
Et les bêtes des bois, et les fleurs du ravin
Suivaient ou vénéraient comme l’aîné divin,
Comme le front ayant la lueur la plus haute ;
Et, quand tous deux, la main dans la main, côte à côte,
Erraient dans la clarté de l’Éden radieux,
La nature sans fond, sous ses millions d’yeux,
À travers les rochers, les rameaux, l’onde et l’herbe,
Couvait, avec amour pour le couple superbe,
Avec plus de respect pour l’homme, être complet,
Ève qui regardait, Adam qui contemplait.

Mais, ce jour-là, ces yeux innombrables qu’entr’ouvre
L’infini sous les plis du voile qui le couvre,
S’attachaient sur l’épouse et non pas sur l’époux,
Comme si, dans ce jour religieux et doux,
Béni parmi les jours et parmi les aurores,
Aux nids ailés perdus sous les branches sonores,
Au nuage, aux ruisseaux, aux frissonnants essaims,
Aux bêtes, aux cailloux, à tous ces êtres saints
Que de mots ténébreux la terre aujourd’hui nomme,
La femme eût apparu plus auguste que l’homme !

VI

Pourquoi ce choix ? pourquoi cet attendrissement
Immense du profond et divin firmament ?
Pourquoi tout l’univers penché sur une tête ?
Pourquoi l’aube donnant à la femme une fête ?
Pourquoi ces chants ? Pourquoi ces palpitations
Des flots dans plus de joie et dans plus de rayons ?
Pourquoi partout l’ivresse et la hâte d’éclore,
Et les antres heureux de s’ouvrir à l’aurore,
Et plus d’encens sur terre et plus de flamme aux cieux ?

Le beau couple innocent songeait silencieux.

VII

Cependant la tendresse inexprimable et douce
De l’astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,
Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D’Ève, que saluait du haut des cieux le jour ;
Le regard qui sortait des choses et des êtres,
Des flots bénis, des bois sacrés, des arbres prêtres,
Se fixait, plus pensif de moment en moment,
Sur cette femme au front vénérable et charmant ;
Un long rayon d’amour lui venait des abîmes,
De l’ombre, de l’azur, des profondeurs, des cimes,
De la fleur, de l’oiseau chantant, du roc muet.

Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un visage d'ombre (le diable) qui regarde en coin avec un regard torve, en bon théologien.

III. Le théologien

Le théologien – Les références

Religions et ReligionI. Querelles ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 973.

Le théologien – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le théologien, un poème du recueil Religions et Religion, de Victor Hugo.

Le théologien


Le théologien – Le texte

III
Le théologien


Ô théologien, tu dis :

– Rêveurs, penseurs,

En fouillant on ne sait sous quelles épaisseurs,
Vous avez découvert un Dieu sans fin, sans forme ;
Vous niez qu’il se lasse et vous niez qu’il dorme ;
Ce Dieu n’a pas d’histoire. Est-il juif, arien,
Grec, indou, parsi ? Non. Il ne ressemble à rien,
Il n’a pas de légende arrangeable en cantique.
Raisonnons. Croyez-vous ce Dieu-là bien pratique ?

Tu dis : — Un Dieu n’est pas ce que vous supposez.
Un Dieu, c’est une tour dont on fait les fossés.
C’est une silhouette au delà d’un abîme.
Ne point le voir est mal et trop le voir est crime.
L’autel, c’est lui. Jamais la foule n’admettrait
L’être pur, l’infini compliqué par l’abstrait.
Dieu, cela n’est pas, tant que ce n’est pas en pierre.
Il faut une maison pour mettre la prière.
Dieu doit aller, venir, entrer, passer, marcher.
Il a l’ange à sa porte, ainsi qu’un roi l’archer.
Homme, il me faut son pied imprimé sur mon sable.
Et ce pied, c’est le dogme. Un Dieu point saisissable,
Un Dieu sans catéchisme, un Dieu sans bible, un Dieu
Que saint Luc et saint Marc, saint Jean et saint Mathieu
Ne tiennent pas tout vif, et par les quatre membres,
Dont les vieilles n’ont pas le portrait dans leurs chambres,
Dont personne ne peut dire : — Il est ainsi fait,
Il venait voir Moïse, il parlait à Japhet,
Il a tué beaucoup de gens dans l’Idumée,
Il est un, il est trois, il aime la fumée,
Il ne veut pas qu’on touche à ses arbres fruitiers ; –
Un Dieu qu’on chercherait pendant des mois entiers
Sans le voir flamboyer soudain dans les broussailles ;
Un Dieu qui ne connaît ni Rome, ni Versailles,
Et qui ne comprendrait pas grand’chose aux sermons,
Aux schémas, aux missels, où nous le renfermons ;
Un Dieu qu’on n’apprend point par demande et réponse,
Dont on ne fourbit pas avec la pierre ponce
L’auréole, dorée au fond d’un cul-de-four
Dans une niche en plâtre au coin du carrefour ;
Un Dieu comme cela ne vaut rien. Qu’il nous montre
Son Pentateuque avec le pour auprès du contre,
Ou son Toldos Jeschut, ou son Zend-Avesta,
Son Verbe que lut Job et qu’Esdras attesta,
Ses psaumes que chantaient les chevaliers de Malte,
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! pas d’évangile ! Halte !
Qu’est-ce que ce Dieu-là ? C’est un Dieu sans papiers.
Un Dieu pour paysans, un Jésus pour troupiers,
Voilà ce qu’il nous faut. L’Homme-Dieu. Dogme ou fable,
Il nous le faut visible, il nous le faut mangeable.
Il faut qu’il ait un peu toutes nos passions.
Bons croyants, faisons-nous quelques concessions.
Prenez notre séné, je prends votre rhubarbe.

Tu dis : — On n’est pas Dieu sans une grande barbe.
Dieu doit être très vieux. Ça met l’homme à genoux.
Un gibet d’autrefois transfiguré par nous
Charme le peuple, et l’âme en aime le mystère ;
La croix de saint André commande à l’Angleterre,
Le gril de saint Laurent produit l’Escurial. –

Tu dis : — L’homme n’a foi qu’à l’immémorial.
Une religion qui veut qu’on croie en elle
Doit être séculaire, antique, solennelle,
Appuyée au monceau des âges révolus. –

Tu dis : — Nous vénérons un culte d’autant plus
Que dans la profondeur de l’histoire il s’éloigne ;
Toute l’autorité du temps passé témoigne ;
Croyons. Voilà mille ans, deux mille ans, trois mille ans
Que ce temple est sacré pour les hommes tremblants ;
C’est ici que le temps vient effeuiller les races,
Et des peuples éteints mêle les sombres traces ;
Il donne pour garants à ces croyances-là
Les générations dont l’âme s’envola.
Vieille religion, donc religion sainte.
De la tradition l’homme approche avec crainte.
C’est vrai, car c’est ancien ; et nos pères l’ont cru.
Un autel par l’amas des siècles est accru.
Donc, c’est en vieillissant que les dogmes se prouvent ;
Au fond du puits des jours les vérités se trouvent ;
Il est bon pour un temple ou bien pour un koran
Que, sur les. bords du Tibre ou sous le ciel d’Iran,
Une procession d’ancêtres et de sages
Ait gravi ses degrés ou feuilleté ses pages ;
Un dogme a le cadran des heures pour souci ;
Tant qu’il n’a point de ride, il n’a pas réussi ;
Il lui faut, et c’est là sa seule inquiétude,
Le rajeunissement de la décrépitude ;
C’est par la vétusté qu’il plaît ; Christ envieux
Regarde Teutatès caduc et Brahma vieux ;
Le vrai n’est vrai, dans l’ombre où le temps nous dépouille,
Qu’à la condition d’être couvert de rouille.
Un dogme vermoulu fait bien dans le ciel bleu.
La patine du bronze est nécessaire à Dieu.
L’évidence a besoin, dans l’azur de l’idée,
D’être depuis longtemps des hommes regardée,
De beaucoup de croyants brûlant du même feu,
Et de beaucoup de terre au-dessous d’elle. Un dieu
N’est dieu qu’autant qu’il prend racine comme un arbre ;
L’argile de la foi durcit et devient marbre ;
Soyez un verbe, un rite, une religion,
Apportez-nous des saints groupés en légion
Et des anges coiffés d’étoiles à facettes,
Réglez l’esprit, le cœur, l’âme, ayez des recettes
Pour faire janvier chaud ou juillet pluvieux,
C’est bien ; mais commencez d’abord par être vieux.
Si les autels ont droit d’être environnés d’âmes,
Si c’est le ciel qui parle en chaire aux bonnes femmes,
Si les cultes sont purs, solides, sûrs, certains,
Vrais, cela se mesure au nombre des matins
Qu’a vus le coq juché sur la tour du village ;
Une religion qui sent lui venir l’âge
Triomphe à chaque siècle, et dit : Encor cent ans !
J’existe ! — Et l’Éternel cherche à gagner du temps !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage tourmenté d'un homme barbu.

[IX]. Une autre voix

[IX]. Une autre voix – Les références

DieuVoix I à XIII ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 608.

Une autre voix – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Une autre voix, un poème du recueil Dieu, de Victor Hugo.

Une autre voix


[IX]. Une autre voix – Le texte

[IX] – Une autre voix


Te figures-tu donc être, par aventure,
Autre chose qu’un point dans l’aveugle nature ?
Toi, l’homme, cendre et chair, te persuades-tu
Que d’une fonction l’ombre t’a revêtu ?
Quel droit te crois-tu donc à chercher, à poursuivre,
À saisir ce qui peut exister, durer, vivre,
À surprendre, à connaître, à savoir, toi qui n’es
Qu’une larve, et qui meurs aussitôt que tu nais ?
J’admire ton néant inouï s’il suppose
Qu’il est par l’absolu compté pour quelque chose !
Quelle idée, ô songeur du songe humanité,
As-tu de ton cerveau pour croire, en vérité,
Qu’il peut prendre ou laisser une empreinte à l’abîme ?
Ta pensée est abjecte, étroite, folle, infime ;
L’homme est de la fumée obscure qui descend.
T’imagines-tu donc laisser trace, ô passant ?
Rêves-tu l’absolu comme ton fleuve Seine
Coulant entre les quais de ta ville malsaine,
Recueillant les égouts de toutes tes maisons,
Doctrines, volontés, illusions, raisons,
Ayant dans son courant, si quelqu’un te réclame,
Quelque pont de Saint-Cloud où l’on repêche l’âme ?
Crois-tu que cette eau vaste et sourde, Immensité,
Ne t’enveloppe pas d’oubli, de cécité,
De silence, et sanglote à ta chute, et soit triste ?
Crois-tu que ta chimère en ce gouffre persiste,
Qu’elle y garde sa forme, espoir, rêve, action ;
Et qu’on retrouve, après ta disparition,
Quelque chose de toi, ton cadavre ou ton ombre,
Aux noirs filets flottants de l’éternité sombre ?