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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sommet escalier grimpant dans l'obscurité. Dans le coin droit du bas, on distingue la signature "Hugo".

XI. Pauline Roland

Pauline Roland – Les références

ChâtimentsLivre V – L’Autorité est sacrée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 123.

Pauline Roland – Enregistrement

Je vous invite à écouter le poème Pauline Roland, du Livre V – L’Autorité est sacrée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.

Pauline Roland


Pauline Roland – Le texte

XI
Pauline Roland


Elle ne connaissait ni l’orgueil ni la haine ;
Elle aimait ; elle était pauvre, simple et sereine ;
Souvent le pain qui manque abrégeait son repas.
Elle avait trois enfants, ce qui n’empêchait pas
Qu’elle ne se sentît mère de ceux qui souffrent.
Les noirs évènements qui dans la nuit s’engouffrent,
Les flux et les reflux, les abîmes béants,
Les nains, sapant sans bruit l’ouvrage des géants,
Et tous nos malfaiteurs inconnus ou célèbres,
Ne l’épouvantaient point ; derrière ces ténèbres,
Elle apercevait Dieu construisant l’avenir.
Elle sentait sa foi sans cesse rajeunir ;
De la liberté sainte elle attisait les flammes ;
Elle s’inquiétait des enfants et des femmes ;
Elle disait, tendant la main aux travailleurs :
La vie est dure ici, mais sera bonne ailleurs.
Avançons ! — Elle allait, portant de l’un à l’autre
L’espérance ; c’était une espèce d’apôtre
Que Dieu, sur cette terre où nous gémissons tous,
Avait fait mère et femme afin qu’il fût plus doux.
L’esprit le plus farouche aimait sa voix sincère.
Tendre, elle visitait, sous leur toit de misère,
Tous ceux que la famine ou la douleur abat,
Les malades pensifs, gisant sur leur grabat,
La mansarde où languit l’indigence morose ;
Quand, par hasard moins pauvre, elle avait quelque chose,
Elle le partageait à tous comme une sœur ;
Quand elle n’avait rien, elle donnait son cœur.
Calme et grande, elle aimait comme le soleil brille.
Le genre humain pour elle était une famille
Comme ses trois enfants étaient l’humanité.
Elle criait : progrès ! amour ! fraternité !
Elle ouvrait aux souffrants des horizons sublimes.

Quand Pauline Roland eut commis tous ces crimes,
Le sauveur de l’église et de l’ordre la prit
Et la mit en prison. Tranquille, elle sourit,
Car l’éponge de fiel plaît à ces lèvres pures.
Cinq mois, elle subit le contact des souillures,
L’oubli, le rire affreux du vice, les bourreaux,
Et le pain noir qu’on jette à travers les barreaux,
Édifiant la geôle au mal habituée,
Enseignant la voleuse et la prostituée.
Ces cinq mois écoulés, un soldat, un bandit,
Dont le nom souillerait ces vers, vint et lui dit :
— Soumettez-vous sur l’heure au règne qui commence,
Reniez votre foi ; sinon, pas de clémence,
Lambessa ! choisissez. — Elle dit : Lambessa.
Le lendemain la grille en frémissant grinça,
Et l’on vit arriver un fourgon cellulaire.
— Ah ! voici Lambessa, dit-elle sans colère.
Elles étaient plusieurs qui souffraient pour le droit
Dans la même prison. Le fourgon trop étroit
Ne put les recevoir dans ses cloisons infâmes ;
Et l’on fit traverser tout Paris à ces femmes,
Bras dessus bras dessous avec les argousins.
Ainsi que des voleurs et que des assassins,
Les sbires les frappaient de paroles bourrues.
S’il arrivait parfois que les passants des rues,
Surpris de voir mener ces femmes en troupeau,
S’approchaient et mettaient la main à leur chapeau,
L’argousin leur jetait des sourires obliques,
Et les passants fuyaient, disant : filles publiques !
Et Pauline Roland disait : courage, sœurs !
L’océan au bruit rauque, aux sombres épaisseurs,
Les emporta. Durant la rude traversée,
L’horizon était noir, la bise était glacée,
Sans l’ami qui soutient, sans la voix qui répond,
Elles tremblaient. La nuit, il pleuvait sur le pont,
Pas de lit pour dormir, pas d’abri sous l’orage,
Et Pauline Roland criait : mes sœurs, courage !
Et les durs matelots pleuraient en les voyant.
On atteignit l’Afrique au rivage effrayant,
Les sables, les déserts qu’un ciel d’airain calcine,
Les rocs sans une source et sans une racine ;
L’Afrique, lieu d’horreur pour les plus résolus,
Terre au visage étrange où l’on ne se sent plus
Regardé par les yeux de la douce patrie.
Et Pauline Roland, souriante et meurtrie,
Dit aux femmes en pleurs : courage, c’est ici.
Et quand elle était seule, elle pleurait aussi.
Ses trois enfants ! loin d’elle ! Oh ! quelle angoisse amère !
Un jour, un des geôliers dit à la pauvre mère
Dans la casbah de Bône aux cachots étouffants :
Voulez-vous être libre et revoir vos enfants ?
Demandez grâce au prince. — Et cette femme forte
Dit : — J’irai les revoir lorsque je serai morte.
Alors sur la martyre, humble cœur indompté,
On épuisa la haine et la férocité.
Bagnes d’Afrique ! enfers qu’a sondés Ribeyrolles !
Oh ! la pitié sanglote et manque de paroles,
Une femme, une mère, un esprit ! ce fut là
Que malade, accablée et seule, on l’exila.
Le lit de camp, le froid et le chaud, la famine,
Le jour l’affreux soleil et la nuit la vermine,
Les verrous, le travail sans repos, les affronts,
Rien ne plia son âme ; elle disait : — Souffrons.
Souffrons comme Jésus, souffrons comme Socrate.
Captive, on la traîna sur cette terre ingrate ;
Et, lasse, et quoiqu’un ciel torride l’écrasât,
On la faisait marcher à pied comme un forçat.
La fièvre la rongeait ; sombre, pâle, amaigrie,
Le soir elle tombait sur la paille pourrie,
Et de la France aux fers murmurait le doux nom.
On jeta cette femme au fond d’un cabanon.
Le mal brisait sa vie et grandissait son âme.
Grave, elle répétait : — Il est bon qu’une femme,
Dans cette servitude et cette lâcheté,
Meure pour la justice et pour la liberté. —
Voyant qu’elle râlait, sachant qu’ils rendront compte,
Les bourreaux eurent peur, ne pouvant avoir honte ;
Et l’homme de décembre abrégea son exil.
— Puisque c’est pour mourir, qu’elle rentre ! dit-il. —
Elle ne savait plus ce que l’on faisait d’elle.
L’agonie à Lyon la saisit. Sa prunelle,
Comme la nuit se fait quand baisse le flambeau,
Devint obscure et vague, et l’ombre du tombeau
Se leva lentement sur son visage blême.
Son fils, pour recueillir à cette heure suprême
Du moins son dernier souffle et son dernier regard,
Accourut. Pauvre mère ! Il arriva trop tard.
Elle était morte ; morte à force de souffrance,
Morte sans avoir su qu’elle voyait la France,
Et le doux ciel natal aux rayons réchauffants.
Morte dans le délire en criant : mes enfants !
On n’a pas même osé pleurer à ses obsèques ;
Elle dort sous la terre. — Et maintenant, évêques,
Debout, la mitre au front, dans l’ombre du saint lieu,
Crachez vos Te Deum à la face de Dieu !

Jersey, décembre 1852

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, de façon abstraite, une ligne d'horizon, avec un océan sépia et un ciel de même teinte, qui semblent dire : Pas de représailles.

V. Pas de représailles

Pas de représailles – Les références

L’Année terribleAvril ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 102.

Pas de représailles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pas de représailles, un poème du recueil L’Année terrible, Avril, de Victor Hugo.

Pas de représailles


Pas de représailles – Le texte

V
Pas de représailles


Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois ;
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle est l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – « Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. » –
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : – « Voilons la vérité ! »
Jamais je ne dirai : – « Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers, et je frappe, ayant été frappé. –
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci, jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ?
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne,
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verroux,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des formes sombres entourant un petit pont en bord de mer avec, sur l'horizon, le disque solaire, lumière (telle le progrès ?) obscurcie par de lourd nuages noirs.

VIII. Le progrès, calme et fort…

Le progrès, calme et fort… – Les références

ChâtimentsLivre V – L’Autorité est sacrée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 117.

Le progrès, calme et fort… – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Le progrès, calme et fort…, un poème du recueil Châtiments, Livre V – L’Autorité est sacrée, de Victor Hugo.

Le progrès, calme et fort…


Le progrès, calme et fort… – Le texte

VIII


Le Progrès calme et fort, et toujours innocent,
Ne sait pas ce que c’est que de verser le sang.
Il règne, conquérant désarmé, quoi qu’on fasse.
De la hache et du glaive il détourne sa face,
Car le doigt éternel écrit dans le ciel bleu
Que la terre est à l’homme et que l’homme est à Dieu ;
Car la force invincible est la force impalpable. –
Peuple, jamais de sang ! — Vertueux ou coupable,
Le sang qu’on a versé monte des mains au front.
Quand sur une mémoire, indélébile affront,
Il jaillit, plus d’espoir ; cette fatale goutte
Finit par la couvrir et la dévorer toute ;
Il n’est pas dans l’histoire une tache de sang
Qui sur les noirs bourreaux n’aille s’élargissant.
Sachons-le bien, la honte est la meilleure tombe.
Le même homme sur qui son crime enfin retombe,
Sort sanglant du sépulcre et fangeux du mépris.
Le bagne dédaigneux sur les coquins flétris
Se ferme, et tout est dit ; l’obscur tombeau se rouvre ;
Qu’on le fasse profond et muré, qu’on le couvre
D’une dalle de marbre et d’un plafond massif,
Quand vous avez fini, le fantôme pensif
Lève du front la pierre et lentement se dresse.
Mettez sur ce tombeau toute une forteresse,
Tout un mont de granit, impénétrable et sourd,
Le fantôme est plus fort que le granit n’est lourd.
Il soulève ce mont comme une feuille morte.
Le voici, regardez, il sort ; il faut qu’il sorte !
Il faut qu’il aille et marche et traîne son linceul !
Il surgit devant vous dès que vous êtes seul ;
Il dit : c’est moi ; tout vent qui souffle vous l’apporte ;
La nuit, vous l’entendez qui frappe à votre porte.
Les exterminateurs, avec ou sans le droit,
Je les hais, mais surtout je les plains. On les voit,
À travers l’âpre histoire où le vrai seul demeure,
Pour s’être délivrés de leurs rivaux d’une heure,
D’ennemis innocents, ou même criminels,
Fuir dans l’ombre entourés de spectres éternels.

Jersey, octobre 1852