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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sommet enneigé au regard sévère. Il semble émerger de la noirceur qui l'entoure.

I. Le parricide

Le parricide – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIV – Le Cycle héroïque chrétien ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 609.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 157.

Le parricide – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le parricide, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IV – Le Cycle héroïque chrétien, de Victor Hugo.
Il est suivi du Mariage de Roland.

Le parricide


Le parricide – Le texte

I
Le parricide

Un jour, Kanut, à l’heure où l’assoupissement
Ferme partout les yeux sous l’obscur firmament,
Ayant pour seul témoin la nuit, l’aveugle immense,
Vit son père Swéno, vieillard presque en démence,
Qui dormait, sans un garde à ses pieds, sans un chien ;
Il le tua, disant : « Lui-même n’en sait rien. »
Puis il fut un grand roi.

Toujours vainqueur, sa vie

Par la prospérité fidèle fut suivie ;
Il fut plus triomphant que la gerbe des blés ;
Quand il passait devant les vieillards assemblés,
Sa présence éclairait ces sévères visages ;
Par la chaîne des mœurs pures et des lois sages
À son cher Danemark natal il enchaîna
Vingt îles, Fionie, Arnhout, Folster, Mona ;
Il bâtit un grand trône en pierres féodales ;
Il vainquit les Saxons, les Pictes, les Vandales,
Le Celte, et le Borusse, et le Slave aux abois,
Et les peuples hagards qui hurlent dans les bois ;
Il abolit l’horreur idolâtre, et la rune,
Et le menhir féroce où le soir, à la brune,
Le chat sauvage vient frotter son dos hideux ;
Il disait en parlant du grand César : « Nous deux ; »
Une lueur sortait de son cimier polaire ;
Les monstres expiraient partout sous sa colère ;
Il fut, pendant vingt ans qu’on l’entendit marcher,
Le cavalier superbe et le puissant archer ;
L’hydre morte, il mettait le pied sur la portée ;
Sa vie, en même temps bénie et redoutée,
Dans la bouche du peuple était un fier récit ;
Rien que dans un hiver, ce chasseur détruisit
Trois dragons en Écosse, et deux rois en Scanie ;
Il fut héros, il fut géant, il fut génie ;
Le sort de tout un monde au sien semblait lié ;
Quant à son parricide, il l’avait oublié.
Il mourut. On le mit dans un cercueil de pierre ;
Et l’évêque d’Aarhus vint dire une prière,
Et chanter sur sa tombe un hymne, déclarant
Que Kanut était saint, que Kanut était grand,
Qu’un céleste parfum sortait de sa mémoire,
Et qu’ils le voyaient, eux, les prêtres, dans la gloire,
Assis comme un prophète à la droite de Dieu.

Le soir vint ; l’orgue en deuil se tut dans le saint lieu ;
Et les prêtres, quittant la haute cathédrale,
Laissèrent le roi mort dans la paix sépulcrale.
Alors il se leva, rouvrit ses yeux obscurs,
Prit son glaive, et sortit de la tombe, les murs
Et les portes étant brumes pour les fantômes ;
Il traversa la mer qui reflète les dômes
Et les tours d’Altona, d’Aarhus et d’Elseneur ;
L’ombre écoutait les pas de ce sombre seigneur ;
Mais il marchait sans bruit étant lui-même un songe ;
Il alla droit au mont Savo que le temps ronge,
Et Kanut s’approcha de ce farouche aïeul,
Et lui dit : « Laisse-moi, pour m’en faire un linceul,
Ô Montagne Savo que la tourmente assiége,
Me couper un morceau de ton manteau de neige. »
Le mont le reconnut et n’osa refuser.
Kanut prit son épée impossible à briser,
Et sur le mont, tremblant devant ce belluaire,
Il coupa de la neige et s’en fit un suaire ;
Puis il cria : « Vieux mont, la mort éclaire peu ;
De quel côté faut-il aller pour trouver Dieu ? »
Le mont au flanc difforme, aux gorges obstruées,
Noir, triste dans le vol éternel des nuées,
Lui dit : « Je ne sais pas, spectre ; je suis ici. »
Kanut quitta le mont par les glaces saisi ;
Et, le front haut, tout blanc dans son linceul de neige,
Il entra, par delà l’Islande et la Norvège,
Seul dans le grand silence et dans la grande nuit ;
Derrière lui le monde obscur s’évanouit ;
Il se trouva, lui, spectre, âme, roi sans royaume,
Nu, face à face avec l’immensité fantôme ;
Il vit l’infini, porche horrible et reculant
Où l’éclair, quand il entre, expire triste et lent,
L’ombre, hydre dont les nuits sont les pâles vertèbres,
L’informe se mouvant dans le noir ; les Ténèbres ;
Là, pas d’astre ; et pourtant on ne sait quel regard
Tombe de ce chaos immobile et hagard ;
Pour tout bruit, le frisson lugubre que fait l’onde
De l’obscurité, sourde, effarée et profonde ;
Il avança disant : « C’est la tombe ; au delà
C’est Dieu. » Quand il eut fait trois pas, il appela ;
Mais la nuit est muette ainsi que l’ossuaire,
Et rien ne répondit : sous son blême suaire
Kanut continua d’avancer ; la blancheur
Du linceul rassurait le sépulcral marcheur ;
Il allait ; tout à coup, sur son livide voile
Il vit poindre et grandir comme une noire étoile ;
L’étoile s’élargit lentement, et Kanut,
La tâtant de sa main de spectre, reconnut
Qu’une goutte de sang était sur lui tombée ;
Sa tête, que la peur n’avait jamais courbée,
Se redressa ; terrible, il regarda la nuit,
Et ne vit rien ; l’espace était noir ; pas un bruit ;
« En avant ! » dit Kanut levant sa tête fière ;
Une seconde tache auprès de la première
Tomba, puis s’élargit ; et le chef cimbrien
Regarda l’ombre épaisse et vague, et ne vit rien ;
Comme un limier à suivre une piste s’attache,
Morne, il reprit sa route ; une troisième tache
Tomba sur le linceul. Il n’avait jamais fui ;
Kanut pourtant cessa de marcher devant lui,
Et tourna du côté du bras qui tient le glaive ;
Une goutte de sang, comme à travers un rêve,
Tomba sur le suaire et lui rougit la main ;
Pour la seconde fois il changea de chemin,
Comme en lisant on tourne un feuillet d’un registre,
Et se mit à marcher vers la gauche sinistre ;
Une goutte de sang tomba sur le linceul ;
Et Kanut recula, frémissant d’être seul,
Et voulut regagner sa couche mortuaire ;
Une goutte de sang tomba sur le suaire ;
Alors il s’arrêta livide, et ce guerrier,
Blême, baissa la tête et tâcha de prier ;
Une goutte de sang tomba sur lui. Farouche,
La prière effrayée expirant dans sa bouche,
Il se remit en marche ; et, lugubre, hésitant,
Hideux, ce spectre blanc passait ; et, par instant,
Une goutte de sang se détachait de l’ombre,
Implacable, et tombait sur cette blancheur sombre.
Il voyait, plus tremblant qu’au vent le peuplier,
Ces taches s’élargir et se multiplier ;
Une autre, une autre, une autre, une autre, ô cieux funèbres !
Leur passage rayait vaguement les ténèbres ;
Ces gouttes, dans les plis du linceul, finissant
Par se mêler, faisaient des nuages de sang ;
Il marchait, il marchait ; de l’insondable voûte
Le sang continuait à pleuvoir goutte à goutte,
Toujours, sans fin, sans bruit, et comme s’il tombait
De ces pieds noirs qu’on voit la nuit pendre au gibet ;
Hélas ! qui donc pleurait ces larmes formidables ?
L’infini. Vers les cieux, pour le juste abordables,
Dans l’océan de nuit sans flux et sans reflux,
Kanut s’avançait, pâle et ne regardant plus ;
Enfin, marchant toujours comme en une fumée,
Il arriva devant une porte fermée
Sous laquelle passait un jour mystérieux ;
Alors sur son linceul il abaissa les yeux ;
C’était l’endroit sacré, c’était l’endroit terrible ;
On ne sait quel rayon de Dieu semble visible ;
De derrière la porte on entend l’hosanna.

Le linceul était rouge et Kanut frissonna.

Et c’est pourquoi Kanut, fuyant devant l’aurore
Et reculant, n’a pas osé paraître encore
Devant le juge au front duquel le soleil luit ;
C’est pourquoi ce roi sombre est resté dans la nuit,
Et, sans pouvoir rentrer dans sa blancheur première,
Sentant, à chaque pas qu’il fait vers la lumière,
Une goutte de sang sur sa tête pleuvoir,
Rôde éternellement sous l’énorme ciel noir.