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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un arbre qui ploie sous le vent dans la plaine.

XXIX. La Nature

La Nature – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 367.

La Nature – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Nature, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVIII. Le poëte et suivi de XXX. Magnitudo parvi.

La Nature


La Nature – Le texte

XXIX
La Nature


— La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre,
C’est l’hiver ; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,
Être dans mon foyer la bûche de Noël ?
— Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.
Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,
Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.
Aimez, vivez. — Veux-tu, bon arbre, être timon
De charrue ? — Oui, je veux creuser le noir limon,
Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.
Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,
La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert,
Et l’aube en pleurs sourit. — Veux-tu, bel arbre vert,
Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,
De la maison de l’homme être le pilier ? — Frappe.
Je puis porter les toits, ayant porté les nids.
Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis ;
Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles ;
Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.
— Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ?
— Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.
Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,
Ce qu’est pour vous la tombe ; il m’arrache à la terre,
Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.
J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,
Et dont plus d’un essaim me parle en son passage.
Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,
Le profond océan, d’obscurité vêtu,
Ne m’épouvante point : oui, frappe. — Arbre, veux-tu
Être gibet ? — Silence, homme ! va-t’en, cognée !
J’appartiens à la vie, à la vie indignée !
Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons !
Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches ;
Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !
Arrière ! Hommes, tuez ! ouvriers du trépas,
Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,
Vous chercher un complice au milieu des grands chênes !
Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,
L’arbre mystérieux à qui parlent les vents !
Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.
Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.
Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts.
À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,
Accouplez l’échafaud et le supplice ; faites.
Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes
Le malheureux, chargé de fautes et de maux.
Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux !

Janvier 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un paysage d'orient, avec une vaste étendue, quelques collines et deux arbres.

V. Hier au soir

Hier au soir – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 304.

Hier au soir – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Hier au soir, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de IV. Chanson et suivi de VI. Lettre.

Hier au soir


Hier au soir – Le texte

V
Hier au soir


Hier, le vent du soir, dont le souffle caresse,
Nous apportait l’odeur des fleurs qui s’ouvrent tard.
La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse.
Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ;
Les astres rayonnaient, moins que votre regard.
Moi, je parlais tout bas. C’est l’heure solennelle
Où l’âme aime à chanter son hymne le plus doux.
Voyant la nuit si pure, et vous voyant si belle,
J’ai dit aux astres d’or : Versez le ciel sur elle !
Et j’ai dit à vos yeux : Versez l’amour sur nous !

Mai 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente "une grosse charrette, au coin de ma maison (...)" (dixit V.H. dans ce poème).

VI. Lettre

Lettre – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 304.

Lettre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Lettre, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Hier au soir et suivi de VII. Nous allions au verger….

Lettre


Lettre – Le texte

VI

Lettre


Tu vois cela d’ici. Des ocres et des craies ;
Plaines où les sillons croisent leurs mille raies,
Chaumes à fleur de terre et que masque un buisson,
Quelques meules de foin debout sur le gazon ;
De vieux toits enfumant le paysage bistre ;
Un fleuve qui n’est pas le Gange ou le Caystre,
Pauvre cours d’eau normand troublé de sels marins ;
À droite, vers le nord, de bizarres terrains
Pleins d’angles qu’on dirait façonnés à la pelle ;
Voilà les premiers plans ; une ancienne chapelle
Y mêle son aiguille, et range à ses côtés
Quelques ormes tortus, aux profils irrités,
Qui semblent, fatigués du zéphyr qui s’en joue,
Faire une remontrance au vent qui les secoue.
Une grosse charrette au coin de ma maison
Se rouille ; et, devant moi, j’ai le vaste horizon
Dont la mer bleue emplit toutes les échancrures.
Des poules et des coqs, étalant leurs dorures,
Causent sous ma fenêtre, et les greniers des toits
Me jettent, par instants, des chansons en patois.
Dans mon allée habite un cordier patriarche,
Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, et marche
À reculons, son chanvre autour des reins tordu.
J’aime ces flots où court le grand vent éperdu ;
Les champs à promener tout le jour me convient ;
Les petits villageois, leur livre en main, m’envient,
Chez le maître d’école où je me suis logé,
Comme un grand écolier abusant d’un congé.
Le ciel rit, l’air est pur ; tout le jour, chez mon hôte,
C’est un doux bruit d’enfants épelant à voix haute ;
L’eau coule, un verdier passe ; et, moi, je dis : Merci !
Merci, Dieu tout-puissant ! — Ainsi je vis ; ainsi,
Paisible, heure par heure, à petit bruit, j’épanche
Mes jours, tout en songeant à vous, ma beauté blanche !
J’écoute les enfants jaser, et, par moment,
Je vois en pleine mer passer superbement,
Au-dessus des pignons du tranquille village,
Quelque navire ailé qui fait un long voyage,
Et fuit, sur l’océan, par tous les vents traqué,
Qui, naguère dormait au port, le long du quai,
Et que n’ont retenu, loin des vagues jalouses,
Ni les pleurs des parents, ni l’effroi des épouses,
Ni le sombre reflet des écueils dans les eaux,
Ni l’importunité des sinistres oiseaux.

Près le Tréport, juin 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un de ces "billets doux, devenus papillons", expression du printemps.

XII. Vere Novo

Vere Novo – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 274.

Vere Novo – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Vere Novo, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI. Lise et suivi de XIII. À propos d’Horace.

Vere Novo


Vere Novo – Le texte

XII
Vere Novo


Comme le matin rit sur les roses en pleurs !
Oh ! les charmants petits amoureux qu’ont les fleurs !
Ce n’est dans les jasmins, ce n’est dans les pervenches
Qu’un éblouissement de folles ailes blanches
Qui vont, viennent, s’en vont, reviennent, se fermant,
Se rouvrant, dans un vaste et doux frémissement.
Ô printemps ! quand on songe à toutes les missives
Qui des amants rêveurs vont aux belles pensives,
À ces cœurs confiés au papier, à ce tas
De lettres que le feutre écrit au taffetas,
Aux messages d’amour, d’ivresse et de délire
Qu’on reçoit en avril et qu’en mai l’on déchire,
On croit voir s’envoler, au gré du vent joyeux,
Dans les prés, dans les bois, sur les eaux, dans les cieux,
Et rôder en tous lieux, cherchant partout une âme,
Et courir à la fleur en sortant de la femme,
Les petits morceaux blancs, chassés en tourbillons,
De tous les billets doux, devenus papillons.

Mai 1831.

Remarques

J’ai mis en ligne sur mon blog d’acteur, en mars 2014, ce Vere Novo. Vous pourrez ainsi écouter une autre interprétation.
« Vere Novo » signifie « Au retour du printemps ».

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une gerbe, qui jaillit des plumes d'un oiseau, tandis que lisent des enfants (que l'on ne voit pas).

X. Aux Feuillantines

Aux Feuillantines – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 441.

Aux Feuillantines – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Aux Feuillantines, un poème des Contemplations, du cinquième livre, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de IX. Le Mendiant et suivi de XI. Ponto.

Aux Feuillantines


Aux Feuillantines – Le texte

X
Aux Feuillantines


Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait : « Jouez, mais je défends
« Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles. »

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent,
Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,
Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir ;
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire !

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et, dès le premier mot, il nous parut si doux,
Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

Marine-Terrace, août 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'ombre d'un ange au-dessus de la terre.

X. Pendant que le marin…

Pendant que le marin… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 407.

Pendant que le marin… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pendant que le marin…, un court poème de la partie Pauca meae, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de IX. Ô souvenirs ! Printemps ! Aurore !… et suivi par XI. On vit, on parle….

Pendant que le marin…

Pendant que le marin… – Le texte

X

Pendant que le marin, qui calcule et qui doute,
Demande son chemin aux constellations ;
Pendant que le berger, l’œil plein de visions,
Cherche au milieu des bois son étoile et sa route ;
Pendant que l’astronome, inondé de rayons,

Pèse un globe à travers des millions de lieues,
Moi, je cherche autre chose en ce ciel vaste et pur.
Mais que ce saphir sombre est un abîme obscur !
On ne peut distinguer, la nuit, les robes bleues
Des anges frissonnants qui glissent dans l’azur.

Avril 1847.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la campagne, "le soir, quand fuit la nuit agile", avec les silhouettes de deux tours.

XVII. Mugitusque boum

Mugitusque boum – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 448.

Mugitusque boum – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mugitusque boum, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVI. Lueur au couchant et suivi de XVIII. Apparition.

Mugitusque boum


Mugitusque boum – Le texte

XVII
Mugitusque boum


Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,
Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuit agile,
Ou, le matin, quand l’aube aux champs extasiés
Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :
« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d’herbes !
« Que la terre, agitant son panache de gerbes,
« Chante dans l’onde d’or d’une riche moisson !
« Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson !
« À l’heure où le soleil se couche, où l’herbe est pleine
« Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine
« Jusqu’aux lointains coteaux rampant et grandissant,
« Quand le brun laboureur des collines descend
« Et retourne à son toit d’où sort une fumée,
« Que la soif de revoir sa femme bien-aimée
« Et l’enfant qu’en ses bras hier il réchauffait,
« Que ce désir, croissant à chaque pas qu’il fait,
« Imite dans son cœur l’allongement de l’ombre !
« Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !
« Que tout s’épanouisse en sourire vermeil !
« Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil !
« Vivez ! croissez ! semez le grain à l’aventure !
« Qu’on sente frissonner dans toute la nature,
« Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,
« Dans l’obscur tremblement des profonds horizons,
« Un vaste emportement d’aimer, dans l’herbe verte,
« Dans l’antre, dans l’étang, dans la clairière ouverte,
« D’aimer sans fin, d’aimer toujours, d’aimer encor,
« Sous la sérénité des sombres astres d’or !
« Faites tressaillir l’air, le flot, l’aile, la bouche,
« Ô palpitations du grand amour farouche !
« Qu’on sente le baiser de l’être illimité !
« Et, paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,
« Ô fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles ;
Et Virgile écoutait comme j’écoute, et l’eau
Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre
L’homme… Ô nature ! abîme ! immensité de l’ombre !

Marine-Terrace, juillet 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une vue de Paris, avec avec la lueur du couchant.

XVI. Lueur au couchant

Lueur au couchant – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 447.

Lueur au couchant – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Lueur au couchant, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. À Alexandre D. et suivi de XVII. Mugitusque Boum.

Lueur au couchant


Lueur au couchant – Le texte

XVI
Lueur au couchant


Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête
Répandait dans Paris sa grande joie honnête,
Si c’était un des jours glorieux et vainqueurs
Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs
S’offrent à notre soif comme de larges coupes,
J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,
Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,
Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,
Et d’accorder en moi, pour une double étude,
L’amour du peuple avec mon goût de solitude.
Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent.
Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant
Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère ;
Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire
Des poëtes par toi, poésie, et content,
Je savourais l’azur, le soleil éclatant,
Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,
Et cette auguste paix qui sortait de la foule.
Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè.
Je passais ; et partout, sur le pont, sur le quai,
Et jusque dans les champs, étincelait le rire,
Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.
Le Panthéon brillait comme une vision.
La gaîté d’une altière et libre nation
Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques ;
Un rayon qui semblait venir des temps bibliques
Illuminait Paris calme et patriarcal ;
Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,
Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.
Le soir, je revenais ; et, dans toute la ville,
Les passants, éclatant en strophes, en refrains,
Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,
Du Louvre au Champ de Mars, de Chaillot à la Grève,
Fourmillaient ; et, pendant que mon esprit, qui rêve
Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,
Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,
S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,
À toute cette ivresse innocente et sonore,
Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux
Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,
Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,
Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.
Et j’allais, et mon cœur chantait ; et les enfants
Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,
Où s’épanouissaient les mères de famille ;
Le frère avec la sœur, le père avec la fille,
Causaient ; je contemplais tous ces hauts monuments
Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,
Et qui font de Paris la deuxième des Romes ;
J’entendais près de moi rire les jeunes hommes,
Et les graves vieillards dire : « Je me souviens. »
Ô patrie ! ô concorde entre les citoyens !

Marine-Terrace, juillet 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le rouleau du destin qui a séparé le poète de sa fille Léopoldine, par la mort et par l'exil.

À celle qui est restée en France

À celle qui est restée en France – Les références

Les contemplations ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 553.

À celle qui est restée en France – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À celle qui est restée en France, le poème qui clôt Les Contemplations, de Victor Hugo.

À celle qui est restée en France


À celle qui est restée en France – Le texte

À celle qui est restée en France

I

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.

Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L’ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d’où sort-il ?
D’où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j’écrivais ;
Car je suis paille au vent. Va ! dit l’esprit. Je vais.
Et, quand j’eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs, que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l’heure à mon néant, m’a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
Et le doux pré fleuri m’a dit : Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m’a dit : Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c’est une voile !
C’est à moi qu’appartient cet hymne, a dit l’étoile.
Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m’ont dit : Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ?
Laisse-nous l’emporter dans nos nids sur nos ailes !
Mais le vent n’aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu’emplit un bruit de ruches ;
Ni l’église où le temps fait tourner son compas ;
Le pré ne l’aura pas, l’astre ne l’aura pas ;
L’oiseau ne l’aura pas, qu’il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l’auront pas ; je le donne à la tombe.

II

Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m’évadais ; Paris s’effaçait ; rien, personne !
J’allais, je n’étais plus qu’une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j’irais où je devais aller ;
Hélas ! je n’aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l’attraction d’un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J’ignorais, je marchais devant moi, j’arrivais.
Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la sœur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l’avidité morne du désespoir ;
Puis j’allais au champ triste à côté de l’église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L’œil aux cieux, j’approchais ; l’accablement soutient ;
Les arbres murmuraient : C’est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m’agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu’on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d’une façon si dure
Que tu n’entendais pas lorsque je t’appelais ?

Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu’est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l’ombre qui s’allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j’étais encor là.
J’étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J’adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j’avais vu s’évanouir mes cieux,
Tout mon cœur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J’effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m’apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d’avoir de l’encre à ses doigts roses ;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d’âme !

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon cœur saignant,
Rien ne me retenait, et j’allais ; maintenant,
Hélas !… ― Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l’hôte,
Elle sait, n’est-ce pas ? que ce n’est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre cœur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !

III

Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
Ô mon Dieu, tout cela, c’était donc du bonheur !

Dis, qu’as-tu fait pendant tout ce temps-là ? ― Seigneur,
Qu’a-t-elle fait ? — Vois-tu la vie en vos demeures ?
À quelle horloge d’ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l’autre endormi ?
Et t’es-tu, m’attendant, réveillée à demi ?
T’es-tu, pâle, accoudée à l’obscure fenêtre
De l’infini, cherchant dans l’ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n’entendais point
Quelqu’un marcher vers toi dans l’éternité sombre ?
Et t’es-tu recouchée ainsi qu’un mât qui sombre,
En disant : Qu’est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?

Que de fois j’ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j’ai cueilli de l’aubépine en fleur !
Que de fois j’ai, là-bas, cherché la tour d’Harfleur,
Murmurant : C’est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s’ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu’elle devait m’attendre,
J’ai pris ce que j’avais dans le cœur de plus tendre
Pour en charger quelqu’un qui passerait par là !

Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l’appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l’ombre mortelle
L’amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu’un dieu fit, un père le ferait ?

IV

Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu’il y tombe, sanglot, soupir, larme d’amour !
Qu’il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l’aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon cœur, qui n’est pas ressorti !
Qu’il soit le cri d’espoir qui n’a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l’aile qui nous effleure !
Qu’elle dise : Quelqu’un est là ; j’entends du bruit !
Qu’il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !

Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D’oiseaux blancs dans l’aurore et d’oiseaux noirs dans l’ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l’horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l’épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n’en rien disperser,
Et jusqu’au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l’absent à la morte !

Ô Dieu ! puisqu’en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu’au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j’ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu’il faut bien pourtant que j’aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l’infini souffler
Sur ce livre qu’emplit l’orage et le mystère ;
Puisque j’ai versé là toutes vos ombres, terre,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon cœur, de mon sang,
J’ai fait l’âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t’en, livre, à l’azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu’il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d’arbre ou comme une âme d’homme !
Qu’il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu’il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
À côté d’elle, ô mort ! et que, là, le regard,
Près de l’ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l’abîme !

V

Ô doux commencements d’azur qui me trompiez,
Ô bonheurs, je vous ai durement expiés ;
J’ai le droit aujourd’hui d’être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n’est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L’âme au bord de la nuit, et m’approchant tout près,
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !

Hélas ! j’ai fouillé tout. J’ai voulu voir le fond.
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J’ai voulu le savoir. J’ai dit : Que faut-il croire ?
J’ai creusé la lumière, et l’aurore, et la gloire,
L’enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l’amour, et la vie, et l’âme, — fossoyeur.
Qu’ai-je appris ? J’ai, pensif, tout saisi sans rien prendre ;
J’ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J’ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j’ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d’autrefois,
Qui s’égarait dans l’herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l’enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !

Entre Dieu qui flamboie et l’ange qui l’encense,
J’ai vécu, j’ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s’ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l’ombre.
Tu passas en laissant le vide et le décombre,
Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.

VI

Je ne puis plus reprendre aujourd’hui dans la plaine
Mon sentier d’autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j’allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m’accouder au mur de l’éternel abîme ;
Paris m’est éclipsé par l’énorme Solime ;
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit,
C’est l’ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d’étoiles ;
Si j’appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l’ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m’arrête à la première lieue,
Et me dit : Tourne-toi vers l’immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
À quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
Ô songeur ! penche-toi sur l’être et l’élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s’il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c’est le néant qui t’attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
Ô proscrit de l’azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand œil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l’énigme où l’être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s’éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !

Mais mon cœur toujours saigne et du même côté.
C’est en vain que les cieux, les nuits, l’éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l’éblouissement des lumières du dôme
M’ôte-t-il une larme ? Ah ! l’étendue a beau
Me parler, me montrer l’universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J’écoute, et je reviens à la douce endormie.

VII

Des fleurs ! oh ! si j’avais des fleurs ! si je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude, l’opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu’il nous fait lâcher ce qu’on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l’enfant qui dort,
Ferme l’exil après avoir fermé la mort,
Puisqu’il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C’est bien le moins qu’elle ait mon âme, n’est-ce pas ?
Ô vent noir dont j’entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l’ai mise en ce livre pour elle !

Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu’il blanchisse, pareil à l’aube qui pâlit,
À mesure que l’œil de mon ange le lit,
Et qu’il s’évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu’un âtre obscur qu’un souffle errant caresse,
Ainsi qu’une lueur qu’on voit passer le soir,
Ainsi qu’un tourbillon de feu de l’encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s’en aille en étoiles dans l’ombre !

VIII

Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu’elle se cramponne à l’argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani, qu’éclaire une vague lueur !
Ô rocher de l’étrange et funèbre sueur !
Cave où l’esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d’où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu’un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D’où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L’échelle où le mal pèse et monte, spectre louche,
L’âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !

Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !

Paix à l’ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d’herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l’océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l’apaisement insondable des morts !
Paix à l’obscurité muette et redoutée !
Paix au doute effrayant, à l’immense ombre athée,
À toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous, pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religion et rien n’est imposture.
Que sur toute existence et toute créature,
Vivant du souffle humain ou du souffle animal,
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,
La vaste paix des cieux de toutes parts descende !
Que les enfers dormants rêvent les paradis !
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis
Qu’assis sur la montagne en présence de l’Être,
Précipice où l’on voit pêle-mêle apparaître
Les créations, l’astre et l’homme, les essieux
De ces chars de soleil que nous nommons les cieux,
Les globes, fruits vermeils des divines ramées,
Les comètes d’argent dans un champ noir semées,
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,
Pâle, ivre d’ignorance, ébloui de ténèbres,
Voyant dans l’infini s’écrire des algèbres,
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,
Mesure le problème aux murailles d’airain,
Cherche à distinguer l’aube à travers les prodiges,
Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges,
Suit de l’œil des blancheurs qui passent, alcyons,
Et regarde, pensif, s’étoiler de rayons,
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,
Le gouffre monstrueux plein d’énormes fumées.

Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un bord de mer qui est peut-être le quai d'Anvers (d'où Alexandre Dumas vint saluer Victor Hugo partant pour l'exil).

XV. À Alexandre D. (Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)

À Alexandre D. – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 446.

À Alexandre D. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À Alexandre D., un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. Claire P. et suivi de XVI. Lueur au couchant.

À Alexandre D.


À Alexandre D. – Le texte

XV
À Alexandre D.
(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)


Merci du bord des mers à celui qui se tourne
Vers la rive où le deuil, tranquille et noir, séjourne,
Qui défait de sa tête, où le rayon descend,
La couronne, et la jette au spectre de l’absent,
Et qui, dans le triomphe et la rumeur, dédie
Son drame à l’immobile et pâle tragédie !

Je n’ai pas oublié le quai d’Anvers, ami,
Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,
D’amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.
Le canot du steamer soulevé par la houle
Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.
Je montai sur l’avant du paquebot fumant,
La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes :
— Adieu ! — Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,
Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,
Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,
Aussi longtemps qu’on put se voir, nous regardâmes
L’un vers l’autre, faisant comme un échange d’âmes ;
Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut ;
L’horizon entre nous monta, tout disparut ;
Une brume couvrit l’onde incommensurable ;
Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,
Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ;
Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.

Marine-Terrace, décembre 1854.