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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une crête de vague. Une gerbe d'écume en forme de corne la surmonte, une sorte de tête de cheval apparaît sur la droite du dessin, surgi de la vague (est-ce Pégase ?).

XXIII. Les mages

Les mages – Les références

Les contemplationsLivre sixième : Au bord de l’infini ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 516.

Les mages – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les mages, un poème du Livre sixième – Au bord de l’infini, des Contemplations, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXII. Ce que c’est que la mort et suivi de XXIV. En frappant à une porte.

Les mages


Les mages – Le texte

XXIII
Les mages

I

Pourquoi donc faites-vous des prêtres
Quand vous en avez parmi vous ?
Les esprits conducteurs des êtres
Portent un signe sombre et doux.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Dieu de ses mains sacre des hommes
Dans les ténèbres des berceaux ;
Son effrayant doigt invisible
Écrit sous leur crâne la bible
Des arbres, des monts et des eaux.

Ces hommes, ce sont les poëtes ;
Ceux dont l’aile monte et descend ;
Toutes les bouches inquiètes
Qu’ouvre le verbe frémissant ;
Les Virgiles, les Isaïes ;
Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort ;
Tous ceux en qui Dieu se concentre ;
Tous les yeux où la lumière entre,
Tous les fronts d’où le rayon sort.

Ce sont ceux qu’attend Dieu propice
Sur les Horebs et les Thabors ;
Ceux que l’horrible précipice
Retient blêmissants à ses bords ;
Ceux qui sentent la pierre vivre ;
Ceux que Pan formidable enivre ;
Ceux qui sont tout pensifs devant
Les nuages, ces solitudes
Où passent en mille attitudes
Les groupes sonores du vent.

Ce sont les sévères artistes
Que l’aube attire à ses blancheurs,
Les savants, les inventeurs tristes,
Les puiseurs d’ombre, les chercheurs,
Qui ramassent dans les ténèbres
Les faits, les chiffres, les algèbres,
Le nombre où tout est contenu,
Le doute où nos calculs succombent,
Et tous les morceaux noirs qui tombent
Du grand fronton de l’inconnu !

Ce sont les têtes fécondées
Vers qui monte et croît pas à pas
L’océan confus des idées,
Flux que la foule ne voit pas,
Mer de tous les infinis pleine,
Que Dieu suit, que la nuit amène,
Qui remplit l’homme de clarté,
Jette aux rochers l’écume amère,
Et lave les pieds nus d’Homère
Avec un flot d’éternité !

Le poëte s’adosse à l’arche.
David chante et voit Dieu de près ;
Hésiode médite et marche,
Grand prêtre fauve des forêts ;
Moïse, immense créature,
Étend ses mains sur la nature ;
Manès parle au gouffre puni,
Écouté des astres sans nombre… —
Génie ! ô tiare de l’ombre !
Pontificat de l’infini !

L’un à Patmos, l’autre à Tyane ;
D’autres criant : Demain ! demain !
D’autres qui sonnent la diane
Dans les sommeils du genre humain ;
L’un fatal, l’autre qui pardonne ;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton, songeur de Whitehall,
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle ;
Ô figures dont la prunelle
Est la vitre de l’idéal !

Avec sa spirale sublime,
Archimède sur son sommet
Rouvrirait le puits de l’abîme
Si jamais Dieu le refermait ;
Euclide a les lois sous sa garde ;
Copernic éperdu regarde,
Dans les grands cieux aux mers pareils,
Gouffre où voguent des nefs sans proues,
Tourner toutes ces sombres roues
Dont les moyeux sont des soleils.

Les Thalès, puis les Pythagores ;
Et l’homme, parmi ses erreurs,
Comme dans l’herbe les fulgores,
Voit passer ces grands éclaireurs.
Aristophane rit des sages ;
Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l’œil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l’aurore,
Toutes les griffes de la nuit.

Rites profonds de la nature !
Quelques-uns de ces inspirés
Acceptent l’étrange aventure
Des monts noirs et des bois sacrés ;
Ils vont aux Thébaïdes sombres,
Et, là, blêmes dans les décombres,
Ils courbent le tigre fuyant,
L’hyène rampant sur le ventre,
L’océan, la montagne et l’antre,
Sous leur sacerdoce effrayant !

Tes cheveux sont gris sur l’abîme,
Jérôme, ô vieillard du désert !
Élie, un pâle esprit t’anime,
Un ange épouvanté te sert.
Amos, aux lieux inaccessibles,
Des sombres clairons invisibles
Ton oreille entend les accords ;
Ton âme, sur qui Dieu surplombe,
Est déjà toute dans la tombe,
Et tu vis absent de ton corps.

Tu gourmandes l’âme échappée,
Saint-Paul, ô lutteur redouté,
Immense apôtre de l’épée,
Grand vaincu de l’éternité !
Tu luis, tu frappes, tu réprouves ;
Et tu chasses du doigt ces louves,
Cythérée, Isis, Astarté ;
Tu veux punir et non absoudre,
Géant, et tu vois dans la foudre
Plus de glaive que de clarté.

Orphée est courbé sur le monde ;
L’éblouissant est ébloui ;
La création est profonde
Et monstrueuse autour de lui ;
Les rochers, ces rudes hercules,
Combattent dans les crépuscules
L’ouragan, sinistre inconnu ;
La mer en pleurs dans la mêlée
Tremble, et la vague échevelée
Se cramponne à leur torse nu.

Baruch au juste dans la peine
Dit : — Frère ! vos os sont meurtris ;
Votre vertu dans nos murs traîne
La chaîne affreuse du mépris ;
Mais comptez sur la délivrance,
Mettez en Dieu votre espérance,
Et de cette nuit du destin,
Demain, si vous avez su croire,
Vous vous lèverez plein de gloire,
Comme l’étoile du matin ! —

L’âme des Pindares se hausse
À la hauteur des Pélions ;
Daniel chante dans la fosse
Et fait sortir Dieu des lions ;
Tacite sculpte l’infamie ;
Perse, Archiloque et Jérémie
Ont le même éclair dans les yeux ;
Car le crime à sa suite attire
Les âpres chiens de la satire
Et le grand tonnerre des cieux.

Et voilà les prêtres du rire,
Scarron, noué dans les douleurs,
Ésope, que le fouet déchire,
Cervante aux fers, Molière en pleurs !
Le désespoir et l’espérance !
Entre Démocrite et Térence,
Rabelais, que nul ne comprit ;
Il berce Adam pour qu’il s’endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit !

Et Plaute, à qui parlent les chèvres,
Arioste chantant Médor,
Catulle, Horace dont les lèvres
Font venir les abeilles d’or ;
Comme le double Dioscure,
Anacréon près d’Épicure,
Bion, tout pénétré de jour,
Moschus, sur qui l’Etna flamboie,
Voilà les prêtres de la joie !
Voilà les prêtres de l’amour !

Gluck et Beethoven sont à l’aise
Sous l’ange où Jacob se débat ;
Mozart sourit, et Pergolèse
Murmure ce grand mot : Stabat !
Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l’arche et le ciel,
L’escalier, la tour, la colonne ;
Où croît, monte, s’enfle et bouillonne
L’incommensurable Babel !

L’envie à leur ombre ricane.
Ces demi-dieux signent leur nom,
Bramante sur la Vaticane,
Phidias sur le Parthénon ;
Sur Jésus dans sa crèche blanche,
L’altier Buonarotti se penche
Comme un mage et comme un aïeul,
Et dans tes mains, ô Michel-Ange,
L’enfant devient spectre, et le lange
Est plus sombre que le linceul !

Chacun d’eux écrit un chapitre
Du rituel universel ;
Les uns sculptent le saint pupitre,
Les autres dorent le missel ;
Chacun fait son verset du psaume ;
Lysippe, debout sur l’Ithome,
Fait sa strophe en marbre serein,
Rembrandt à l’ardente paupière,
En toile, Primatice en pierre,
Job en fumier, Dante en airain.

Et toutes ces strophes ensemble
Chantent l’être et montent à Dieu ;
L’une adore et luit, l’autre tremble ;
Toutes sont les griffons de feu ;
Toutes sont le cri des abîmes,
L’appel d’en bas, la voix des cimes,
Le frisson de notre lambeau,
L’hymne instinctif ou volontaire,
L’explication du mystère
Et l’ouverture du tombeau !

À nous qui ne vivons qu’une heure,
Elles font voir les profondeurs,
Et la misère intérieure,
Ciel, à côté de vos grandeurs !
L’homme, esprit captif, les écoute,
Pendant qu’en son cerveau le doute,
Bête aveugle aux lueurs d’en haut,
Pour y prendre l’âme indignée,
Suspend sa toile d’araignée
Au crâne, plafond du cachot.

Elles consolent, aiment, pleurent,
Et, mariant l’idée aux sens,
Ceux qui restent à ceux qui meurent,
Les grains de cendre aux grains d’encens,
Mêlant le sable aux pyramides,
Rendent en même temps humides,
Rappelant à l’un que tout fuit,
À l’autre sa splendeur première,
L’œil de l’astre dans la lumière,
Et l’œil du monstre dans la nuit.

II

Oui, c’est un prêtre que Socrate !
Oui, c’est un prêtre que Caton !
Quand Juvénal fuit Rome ingrate,
Nul sceptre ne vaut son bâton ;
Ce sont des prêtres, les Tyrtées,
Les Solons aux lois respectées,
Les Platons et les Raphaëls !
Fronts d’inspirés, d’esprits, d’arbitres !
Plus resplendissants que les mitres
Dans l’auréole des Noëls !

Vous voyez, fils de la nature,
Apparaître à votre flambeau
Des faces de lumière pure,
Larves du vrai, spectres du beau ;
Le mystère, en Grèce, en Chaldée,
Penseurs, grave à vos fronts l’idée
Et l’hiéroglyphe à vos murs ;
Et les Indes et les Égyptes
Dans les ténèbres de vos cryptes
S’enfoncent en porches obscurs !

Quand les cigognes du Caÿstre
S’envolent aux souffles des soirs ;
Quand la lune apparaît sinistre
Derrière les grands dômes noirs ;
Quand la trombe aux vagues s’appuie ;
Quand l’orage, l’horreur, la pluie,
Que tordent les bises d’hiver,
Répandent avec des huées
Toutes les larmes des nuées
Sur tous les sanglots de la mer ;

Quand dans les tombeaux les vents jouent
Avec les os des rois défunts ;
Quand les hautes herbes secouent
Leur chevelure de parfums ;
Quand sur nos deuils et sur nos fêtes
Toutes les cloches des tempêtes
Sonnent au suprême beffroi ;
Quand l’aube étale ses opales,
C’est pour ces contemplateurs pâles
Penchés dans l’éternel effroi !

Ils savent ce que le soir calme
Pense des morts qui vont partir,
Et ce que préfère la palme,
Du conquérant ou du martyr ;
Ils entendent ce que murmure
La voile, la gerbe, l’armure,
Ce que dit, dans le mois joyeux
Des longs jours et des fleurs écloses,
La petite bouche des roses
À l’oreille immense des cieux.

Les vents, les flots, les cris sauvages,
L’azur, l’horreur du bois jauni,
Sont les formidables breuvages
De ces altérés d’infini ;
Ils ajoutent, rêveurs austères,
À leur âme tous les mystères,
Toute la matière à leurs sens ;
Ils s’enivrent de l’étendue ;
L’ombre est une coupe tendue
Où boivent ces sombres passants.

Comme ils regardent, ces messies !
Oh ! comme ils songent, effarés !
Dans les ténèbres épaissies
Quels spectateurs démesurés !
Oh ! que de têtes stupéfaites !
Poëtes, apôtres, prophètes,
Méditant, parlant, écrivant,
Sous des suaires, sous des voiles,
Les plis des robes pleins d’étoiles,
Les barbes au gouffre du vent !

III

Savent-ils ce qu’ils font eux-mêmes,
Ces acteurs du drame profond ?
Savent-ils leur propre problème ?
Ils sont. Savent-ils ce qu’ils sont ?
Ils sortent du grand vestiaire
Où, pour s’habiller de matière,
Parfois l’ange même est venu.
Graves, tristes, joyeux, fantasques,
Ne sont-ils pas les sombres masques
De quelque prodige inconnu ?

La joie ou la douleur les farde ;
Ils projettent confusément,
Plus loin que la terre blafarde,
Leurs ombres sur le firmament ;
Leurs gestes étonnent l’abîme ;
Pendant qu’aux hommes, tourbe infime,
Ils parlent le langage humain,
Dans des profondeurs qu’on ignore,
Ils font surgir l’ombre ou l’aurore,
Chaque fois qu’ils lèvent la main.

Ils ont leur rôle ; ils ont leur forme ;
Ils vont, vêtus d’humanité,
Jouant la comédie énorme
De l’homme et de l’éternité ;
Ils tiennent la torche ou la coupe ;
Nous tremblerions si dans leur groupe,
Nous, troupeau, nous pénétrions !
Les astres d’or et la nuit sombre
Se font des questions dans l’ombre
Sur ces splendides histrions.

IV

Ah ! ce qu’ils font est l’œuvre auguste.
Ces histrions sont les héros !
Ils sont le vrai, le saint, le juste,
Apparaissant à nos barreaux.
Nous sentons, dans la nuit mortelle,
La cage en même temps que l’aile ;
Ils nous font espérer un peu ;
Ils sont lumière et nourriture ;
Ils donnent aux cœurs la pâture,
Ils émiettent aux âmes Dieu !

Devant notre race asservie
Le ciel se tait, et rien n’en sort.
Est-ce le rideau de la vie ?
Est-ce le voile de la mort ?
Ténèbres ! l’âme en vain s’élance,
L’Inconnu garde le silence,
Et l’homme, qui se sent banni,
Ne sait s’il redoute ou s’il aime
Cette lividité suprême
De l’énigme et de l’infini.

Eux, ils parlent à ce mystère !
Ils interrogent l’éternel,
Ils appellent le solitaire,
Ils montent, ils frappent au ciel,
Disent : Es-tu là ? dans la tombe,
Volent, pareils à la colombe
Offrant le rameau qu’elle tient,
Et leur voix est grave, humble ou tendre,
Et par moments on croit entendre
Le pas sourd de quelqu’un qui vient.

V

Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblants, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée ;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau.

Nous regardons la noire écume,
L’aspect hideux, le fond bruni ;
Nous regardons la nuit, la brume,
L’onde du sépulcre infini ;
Comme un oiseau de mer effleure
La haute rive où gronde et pleure
L’océan plein de Jéhovah,
De temps en temps, blanc et sublime,
Par-dessus le mur de l’abîme
Un ange paraît et s’en va.

Quelquefois une plume tombe
De l’aile où l’ange se berçait ;
Retourne-t-elle dans la tombe ?
Que devient-elle ? On ne le sait.
Se mêle-t-elle à notre fange ?
Et qu’a donc crié cet archange ?
A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ?
Et la foule cherche, accourue,
En bas la plume disparue,
En haut l’archange évanoui !

Puis, après qu’ont fui comme un rêve
Bien des cœurs morts, bien des yeux clos,
Après qu’on a vu sur la grève
Passer des flots, des flots, des flots,
Dans quelque grotte fatidique,
Sous un doigt de feu qui l’indique,
On trouve un homme surhumain
Traçant des lettres enflammées
Sur un livre plein de fumées,
La plume de l’ange à la main !

Il songe, il calcule, il soupire,
Son poing puissant sous son menton ;
Et l’homme dit : Je suis Shakspeare.
Et l’homme dit : Je suis Newton.
L’homme dit : Je suis Ptolémée ;
Et dans sa grande main fermée
Il tient le globe de la nuit.
L’homme dit : Je suis Zoroastre ;
Et son sourcil abrite un astre,
Et sous son crâne un ciel bleuit !

VI

Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,
À ces fous qui disent : Je vois !
Les ténèbres sont des visages,
Le silence s’emplit de voix !
L’homme, comme âme, en Dieu palpite,
Et, comme être, se précipite
Dans le progrès audacieux ;
Le muet renonce à se taire ;
Tout luit ; la noirceur de la terre
S’éclaire à la blancheur des cieux.

Ils tirent de la créature
Dieu par l’esprit et le scalpel ;
Le grand caché de la nature
Vient hors de l’antre à leur appel ;
À leur voix, l’ombre symbolique
Parle, le mystère s’explique,
La nuit est pleine d’yeux de lynx ;
Sortant de force, le problème
Ouvre les ténèbres lui-même,
Et l’énigme éventre le sphinx.

Oui, grâce à ces hommes suprêmes,
Grâce à ces poëtes vainqueurs,
Construisant des autels poëmes
Et prenant pour pierres les cœurs,
Comme un fleuve d’âme commune,
Du blanc pilône à l’âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
De l’hiérophante au druide,
Une sorte de Dieu fluide
Coule aux veines du genre humain.

VII

Le noir cromlech, épars dans l’herbe,
Est sur le mont silencieux ;
L’archipel est sur l’eau superbe ;
Les pléiades sont dans les cieux ;
Ô mont ! ô mer ! voûte sereine !
L’herbe, la mouette, l’âme humaine,
Que l’hiver désole ou poursuit,
Interrogent, sombres proscrites,
Ces trois phrases dans l’ombre écrites
Sur les trois pages de la nuit.

— Ô vieux cromlech de la Bretagne,
Qu’on évite comme un récif,
Qu’écris-tu donc sur la montagne ?
— Nuit ! répond le cromlech pensif.
— Archipel où la vague fume,
Quel mot jettes-tu dans la brume ?
— Mort ! dit la roche à l’alcyon.
— Pléiades, qui percez nos voiles,
Qu’est-ce que disent vos étoiles ?
— Dieu ! dit la constellation.

C’est, ô noirs témoins de l’espace,
Dans trois langues le même mot !
Tout ce qui s’obscurcit, vit, passe,
S’effeuille et meurt, tombe là-haut.
Nous faisons tous la même course.
Être abîme, c’est être source.
Le crêpe de la nuit en deuil,
La pierre de la tombe obscure,
Le rayon de l’étoile pure,
Sont les paupières du même œil !

L’unité reste, l’aspect change ;
Pour becqueter le fruit vermeil,
Les oiseaux volent à l’orange
Et les comètes au soleil ;
Tout est l’atome et tout est l’astre ;
La paille porte, humble pilastre,
L’épi d’où naissent les cités ;
La fauvette à la tête blonde
Dans la goutte d’eau boit un monde… —
Immensités ! immensités !

Seul, la nuit, sur sa plate-forme,
Herschel poursuit l’être central
À travers la lentille énorme,
Cristallin de l’œil sidéral ;
Il voit en haut Dieu dans les mondes,
Tandis que, des hydres profondes
Scrutant les monstrueux combats,
Le microscope formidable,
Plein de l’horreur de l’insondable,
Regarde l’infini d’en bas !

VIII

Dieu, triple feu, triple harmonie,
Amour, puissance, volonté,
Prunelle énorme d’insomnie,
De flamboiement et de bonté,
Vu dans toute l’épaisseur noire,
Montrant ses trois faces de gloire
À l’âme, à l’être, au firmament,
Effarant les yeux et les bouches,
Emplit les profondeurs farouches
D’un immense éblouissement.

Tous ces mages, l’un qui réclame,
L’autre qui voulut ou couva,
Ont un rayon qui de leur âme
Va jusqu’à l’œil de Jéhovah ;
Sur leur trône leur esprit songe ;
Une lueur qui d’en haut plonge,
Qui descend du ciel sur les monts
Et de Dieu sur l’homme qui souffre,
Rattache au triangle du gouffre
L’escarboucle des Salomons.

IX

Ils parlent à la solitude,
Et la solitude comprend ;
Ils parlent à la multitude,
Et font écumer ce torrent ;
Ils font vibrer les édifices ;
Ils inspirent les sacrifices
Et les inébranlables fois ;
Sombres, ils ont en eux, pour muse,
La palpitation confuse
De tous les êtres à la fois.

Comment naît un peuple ? Mystère !
À de certains moments, tout bruit
A disparu ; toute la terre
Semble une plaine de la nuit ;
Toute lueur s’est éclipsée ;
Pas de verbe, pas de pensée,
Rien dans l’ombre et rien dans le ciel,
Pas un œil n’ouvre ses paupières… —
Le désert blême est plein de pierres,
Ézechiel ! Ézechiel !

Mais un vent sort des cieux sans bornes,
Grondant comme les grandes eaux,
Et souffle sur ces pierres mornes,
Et de ces pierres fait des os ;
Ces os frémissent, tas sonore ;
Et le vent souffle, et souffle encore
Sur ce triste amas agité,
Et de ces os il fait des hommes,
Et nous nous levons et nous sommes,
Et ce vent, c’est la liberté !

Ainsi s’accomplit la genèse
Du grand rien d’où naît le grand tout.
Dieu pensif dit : Je suis bien aise
Que ce qui gisait soit debout.
Le néant dit : J’étais souffrance ;
La douleur dit : Je suis la France ! —
Ô formidable vision !
Ainsi tombe le noir suaire ;
Le désert devient ossuaire,
Et l’ossuaire Nation.

X

Tout est la mort, l’horreur, la guerre ;
L’homme par l’ombre est éclipsé ;
L’ouragan par toute la terre
Court comme un enfant insensé.
Il brise à l’hiver les feuillages,
L’éclair aux cimes, l’onde aux plages,
À la tempête le rayon ;
Car c’est l’ouragan qui gouverne
Toute cette étrange caverne
Que nous nommons Création.

L’ouragan, qui broie et torture,
S’alimente, monstre croissant,
De tout ce que l’âpre nature
A d’horrible et de menaçant ;
La lave en feu le désaltère ;
Il va de Quito, blanc cratère
Qu’entoure un éternel glaçon,
Jusqu’à l’Hékla, mont, gouffre et geôle,
Bout de la mamelle du pôle
Que tette ce noir nourrisson !

L’ouragan est la force aveugle,
L’agitateur du grand linceul ;
Il rugit, hurle, siffle, beugle,
Étant toute l’hydre à lui seul ;
Il flétrit ce qui veut éclore ;
Il dit au printemps, à l’aurore,
À la paix, à l’amour : Va-t’en !
Il est rage et foudre ; il se nomme
Barbarie et crime pour l’homme,
Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan.

C’est le souffle de la matière,
De toute la nature craint ;
L’Esprit, ouragan de lumière,
Le poursuit, le saisit, l’étreint ;
L’Esprit terrasse, abat, dissipe
Le principe par le principe ;
Il combat, en criant : Allons !
Les chaos par les harmonies,
Les éléments par les génies,
Par les aigles les aquilons !

Ils sont là, hauts de cent coudées,
Christ en tête, Homère au milieu,
Tous les combattant des idées,
Tous les gladiateurs de Dieu ;
Chaque fois qu’agitant le glaive,
Une forme du mal se lève
Comme un forçat dans son préau,
Dieu, dans leur phalange complète,
Désigne quelque grand athlète
De la stature du fléau.

Surgis, Volta ! dompte en ton aire
Les Fluides, noir phlégéton !
Viens, Franklin ! voici le Tonnerre.
Le flot gronde ; parais, Fulton !
Rousseau ! prends corps à corps la Haine.
L’Esclavage agite sa chaîne ;
Ô Voltaire ! aide au paria !
La Grève rit, Tyburn flamboie,
L’affreux chien Montfaucon aboie,
On meurt… Debout, Beccaria !

Il n’est rien que l’homme ne tente.
La foudre craint cet oiseleur.
Dans la blessure palpitante
Il dit : Silence ! à la douleur.
Sa vergue peut-être est une aile ;
Partout où parvient sa prunelle,
L’âme emporte ses pieds de plomb ;
L’étoile, dans sa solitude,
Regarde avec inquiétude
Blanchir la voile de Colomb.

Près de la science l’art flotte,
Les yeux sur le double horizon ;
La poésie est un pilote ;
Orphée accompagne Jason.
Un jour, une barque perdue
Vit à la fois dans l’étendue
Un oiseau dans l’air spacieux,
Un rameau dans l’eau solitaire ;
Alors, Gama cria : La terre !
Et Camoëns cria : Les cieux !

Ainsi s’entassent les conquêtes.
Les songeurs sont les inventeurs.
Parlez, dites ce que vous êtes,
Forces, ondes, aimants, moteurs !
Tout est stupéfait dans l’abîme,
L’ombre, de nous voir sur la cime,
Les monstres, qu’on les ait bravés
Dans les cavernes étonnées,
Les perles, d’être devinées,
Et les mondes, d’être trouvés !

Dans l’ombre immense du Caucase,
Depuis des siècles, en rêvant,
Conduit par les hommes d’extase,
Le genre humain marche en avant ;
Il marche sur la terre ; il passe,
Il va dans la nuit, dans l’espace,
Dans l’infini, dans le borné,
Dans l’azur, dans l’onde irritée,
À la lueur de Prométhée,
Le libérateur enchaîné !

XI

Oh ! vous êtes les seuls pontifes,
Penseurs, lutteurs des grands espoirs,
Dompteurs des fauves hippogriffes,
Cavaliers des pégases noirs !
Âmes devant Dieu toutes nues,
Voyant des choses inconnues,
Vous savez la religion !
Quand votre esprit veut fuir dans l’ombre,
La nuée aux croupes sans nombre
Lui dit : Me voici, Légion !

Et, quand vous sortez du problème,
Célébrateurs, révélateurs !
Quand, rentrant dans la foule blême,
Vous redescendez des hauteurs,
Hommes que le jour divin gagne,
Ayant mêlé sur la montagne,
Où montent vos chants et nos vœux,
Votre front au front de l’aurore,
Ô géants ! vous avez encore
De ses rayons dans les cheveux !

Allez tous à la découverte !
Entrez au nuage grondant !
Et rapportez à l’herbe verte,
Et rapportez au sable ardent,
Rapportez, quel que soit l’abîme,
À l’Enfer, que Satan opprime,
Au Tartare, où saigne Ixion,
Aux cœurs bons, à l’âme méchante,
À tout ce qui rit, mord ou chante,
La grande bénédiction !

Oh ! tous à la fois, aigles, âmes,
Esprits, oiseaux, essors, raisons,
Pour prendre en vos serres les flammes,
Pour connaître les horizons,
À travers l’ombre et les tempêtes,
Ayant au-dessus de vos têtes
Mondes et soleils, au-dessous
Inde, Égypte, Grèce et Judée,
De la montagne et de l’idée,
Envolez-vous ! envolez-vous !

N’est-ce pas que c’est ineffable
De se sentir immensité,
D’éclairer ce qu’on croyait fable
À ce qu’on trouve vérité,
De voir le fond du grand cratère,
De sentir en soi du mystère
Entrer tout le frisson obscur,
D’aller aux astres, étincelle,
Et de se dire : Je suis l’aile !
Et de se dire : J’ai l’azur !

Allez, prêtres ! allez, génies !
Cherchez la note humaine, allez,
Dans les suprêmes symphonies
Des grands abîmes étoilés !
En attendant l’heure dorée,
L’extase de la mort sacrée,
Loin de nous, troupeaux soucieux,
Loin des lois que nous établîmes,
Allez goûter, vivants sublimes,
L’évanouissement des cieux !

Janvier 1856.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme barbu et chauve, au regard fixe, auréolé de lumière et tourné vers l'ombre.

XVI. Le Maître d’études

Le Maître d’études – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 351.

Le Maître d’études – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le Maître d’études, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. Épitaphe et suivi de XVII. Chose vue un jour de printemps.

Le Maître d’études


Le Maître d’études – Le texte

XVI
Le Maître d’études


Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celui
Sur qui, jusqu’à ce jour, pas un rayon n’a lui ;
Oh ! ne confondez pas l’esclave avec le maître !
Et, quand vous le voyez dans vos rangs apparaître,
Humble et calme, et s’asseoir la tête dans ses mains,
Ayant peut-être en lui l’esprit des vieux romains
Dont il vous dit les noms, dont il vous lit les livres,
Écoliers, frais enfants de joie et d’aurore ivres,
Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyez bons.
Tous nous portons la vie et tous nous nous courbons ;
Mais, lui, c’est le flambeau qui la nuit se consomme ;
L’ombre le tient captif, et ce pâle jeune homme,
Enfermé plus que vous, plus que vous enchaîné,
Votre frère, écoliers, et votre frère aîné,
Destin tronqué, matin noyé dans les ténèbres,
Ayant l’ennui sans fin devant ses yeux funèbres,
Indigent, chancelant, et cependant vainqueur,
Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dans son cœur,
À l’heure du plein jour, attend que l’aube naisse.
Enfance, ayez pitié de la sombre jeunesse !

Apprenez à connaître, enfants qu’attend l’effort,
Les inégalités des âmes et du sort ;
Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine,
Puisque de deux sommets, enfants, il vous domine,
Puisqu’il est le plus pauvre et qu’il est le plus grand.
Songez que, triste, en butte au souci dévorant,
À travers ses douleurs, ce fils de la chaumière
Vous verse la raison, le savoir, la lumière,
Et qu’il vous donne l’or, et qu’il n’a pas de pain.
Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,
Enfants, faites silence à la lueur des lampes !
Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes :
Songez qu’il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits.
L’herbe que mord la dent cruelle des brebis,
C’est lui ; vous riez, vous, et vous lui rongez l’âme.
Songez qu’il agonise, amer, sans air, sans flamme ;
Que sa colère dit : Plaignez-moi ; que ses pleurs
Ne peuvent pas couler devant vos yeux railleurs !
Aux heures du travail votre ennui le dévore,
Aux heures du plaisir vous le rongez encore ;
Sa pensée, arrachée et froissée, est à vous,
Et, pareille au papier qu’on distribue à tous,
Page blanche d’abord, devient lentement noire.
Vous feuilletez son cœur, vous videz sa mémoire ;
Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,
Et raturant l’idée en lui dès qu’elle éclôt,
Toutes en même temps dans son esprit écrivent.
Si des rêves, parfois, jusqu’à son front arrivent,
Vous répandez votre encre à flots sur cet azur ;
Vos plumes, tas d’oiseaux hideux au vol obscur,
De leurs mille becs noirs lui fouillent la cervelle.
Le nuage d’ennui passe et se renouvelle.
Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut.
Chaque enfant est un fil dont son cœur sent le nœud.
Oui, s’il veut songer, fuir, oublier, franchir l’ombre,
Laisser voler son âme aux chimères sans nombre,
Ces écoliers joueurs, vifs, légers, doux, aimants,
Pèsent sur lui, de l’aube au soir, à tous moments,
Et le font retomber des voûtes immortelles ;
Et tous ces papillons sont le plomb de ses ailes.
Saint et grave martyr changeant de chevalet,
Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est
Votre souffre-douleurs et votre souffre-joies ;
Ses nuits sont vos hochets et ces jours sont vos proies,
Il porte sur son front votre essaim orageux ;
Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux
Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête.
Hélas ! il est le deuil dont vous êtes la fête ;
Hélas ! il est le cri dont vous êtes le chant.

Et, qui sait ? sans rien dire, austère, et se cachant
De sa bonne action comme d’une mauvaise,
Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise,
Mal nourri, mal vêtu, qu’un mendiant plaindrait,
Peut-être a des parents qu’il soutient en secret,
Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,
Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,
Et de cette sueur qui coule sur sa chair,
Des rubans au printemps, un peu de feu l’hiver,
Pour quelque jeune sœur ou quelque vieille mère,
Changeant en goutte d’eau la sombre larme amère ;
De sorte que, vivant à son ombre sans bruit,
Une colombe vient la boire dans la nuit !
Songez que pour cette œuvre, enfants, il se dévoue,
Brûle ses yeux, meurtrit son cœur, tourne la roue,
Traîne la chaîne ! hélas, pour lui, pour son destin,
Pour ses espoirs perdus à l’horizon lointain,
Pour ses vœux, pour son âme aux fers, pour sa prunelle,
Votre cage d’un jour est prison éternelle !
Songez que c’est sur lui que marchent tous vos pas !
Songez qu’il ne rit pas, songez qu’il ne vit pas !
L’avenir, cet avril plein de fleurs, vous convie ;
Vous vous envolerez demain en pleine vie ;
Vous sortirez de l’ombre, il restera. Pour lui,
Demain sera muet et sourd comme aujourd’hui ;
Demain, même en juillet, sera toujours décembre,
Toujours l’étroit préau, toujours la pauvre chambre,
Toujours le ciel glacé, gris, blafard, pluvieux ;
Et, quand vous serez grands, enfants, il sera vieux.
Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne l’emporte,
Toujours il sera là, seul sous la sombre porte,
Gardant les beaux enfants sous ce mur redouté,
Ayant tout de leur peine et rien de leur gaîté.
Oh ! que votre pensée aime, console, encense
Ce sublime forçat du bagne d’innocence !
Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’il reçoit.
Oh ! qu’il se transfigure à vos yeux, et qu’il soit
Celui qui vous grandit, celui qui vous élève,
Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive,
Art et science, afin qu’en marchant au tombeau,
Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !
Oh ! qu’il vous soit sacré dans cette tâche auguste
De conduire à l’utile, au sage, au grand, au juste,
Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit !
Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit.

Et, pendant qu’il est là, triste, et que dans la classe
Un chuchotement vague endort son âme lasse,
Oh ! des poëtes purs entr’ouverts sur vos bancs,
Qu’il sorte, dans le bruit confus des soirs tombants,
Qu’il sorte de Platon, qu’il sorte d’Euripide,
Et de Virgile, cygne errant du vers limpide,
Et d’Eschyle, lion du drame monstrueux,
Et d’Horace, et d’Homère à demi dans les cieux,
Qu’il sorte, pour sa tête aux saints travaux baissée,
Pour l’humble défricheur de la jeune pensée,
Qu’il sorte, pour ce front qui se penche et se fend
Sur ce sillon humain qu’on appelle l’enfant,
De tous ces livres pleins de hautes harmonies,
La bénédiction sereine des génies !

Juin 1843.