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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un arbre qui ploie sous le vent dans la plaine.

XXIX. La Nature

La Nature – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 367.

La Nature – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Nature, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVIII. Le poëte et suivi de XXX. Magnitudo parvi.

La Nature


La Nature – Le texte

XXIX
La Nature


— La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre,
C’est l’hiver ; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,
Être dans mon foyer la bûche de Noël ?
— Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.
Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,
Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.
Aimez, vivez. — Veux-tu, bon arbre, être timon
De charrue ? — Oui, je veux creuser le noir limon,
Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.
Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,
La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert,
Et l’aube en pleurs sourit. — Veux-tu, bel arbre vert,
Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,
De la maison de l’homme être le pilier ? — Frappe.
Je puis porter les toits, ayant porté les nids.
Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis ;
Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles ;
Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.
— Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ?
— Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.
Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,
Ce qu’est pour vous la tombe ; il m’arrache à la terre,
Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.
J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,
Et dont plus d’un essaim me parle en son passage.
Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,
Le profond océan, d’obscurité vêtu,
Ne m’épouvante point : oui, frappe. — Arbre, veux-tu
Être gibet ? — Silence, homme ! va-t’en, cognée !
J’appartiens à la vie, à la vie indignée !
Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons !
Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches ;
Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !
Arrière ! Hommes, tuez ! ouvriers du trépas,
Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,
Vous chercher un complice au milieu des grands chênes !
Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,
L’arbre mystérieux à qui parlent les vents !
Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.
Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.
Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts.
À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,
Accouplez l’échafaud et le supplice ; faites.
Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes
Le malheureux, chargé de fautes et de maux.
Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux !

Janvier 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sultan assis, enveloppé dans sa toge, sous des arcades, où l'on peut apercevoir des têtes empalées et, au loin, derrière, le sommet de deux tours.

XVI. Le bout de l’oreille

Le bout de l’oreille – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre satirique – Le Siècle ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1139.

Le bout de l’oreille – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le bout de l’oreille, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre satirique – Le Siècle, de Victor Hugo.

Le bout de l’oreille


Le bout de l’oreille – Le texte

XVI
Le bout de l’oreille


J’ai ri d’abord.

J’étais dans mon champ plein de roses.

J’errais. Âme attentive au clair-obscur des choses,
Je vois au fond de tout luire un vague flambeau.
C’était le matin, l’heure où le bois se fait beau,
Où la nature semble une immense prunelle
Éblouie, ayant Dieu presque visible en elle.
Pour faire fête à l’aube, au bord des flots dormants,
Les ronces se couvraient d’un tas de diamants ;
Les brins d’herbe coquets mettaient toutes leurs perles ;
La mer chantait ; les geais causaient avec les merles ;
Les papillons volaient du cytise au myrtil.
Entre un ami. — Bonjour. Savez-vous ? me dit-il,
On vient de vous brûler sur la place publique.
— Où ça ? ― Dans un pays honnête et catholique.
— Je le suppose. ― Peste ! Ils vous ont pris vivant
Dans un livre où l’on voit le bagne et le couvent,
Vous ont brûlé, vous diable et juif, avec esclandre,
Ensuite ils ont au vent fait jeter votre cendre.
— Il serait peu décent qu’il en fût autrement.
Mais quand ça ? ― L’autre jour. En Espagne. — Vraiment.
— Ils ont fait cuire au bout de leur grande pincette
Myriel, Jean ValJean, Marius et Cosette,
Vos Misérables, vous, toute votre âme, enfin.
Vos êtes un de ceux dont Escobar a faim.
Vous voilà quelque peu grillé comme Voltaire.
— Donc j’ai chaud en Espagne et froid en Angleterre.
Tel est mon sort. ― La chose est dans tous les journaux.
Ah ! Si vous n’étiez pas chez ces bons huguenots !
L’ennui, c’est qu’on ne peut jusqu’ici vous poursuivre.
Ne pouvant rôtir l’homme, on a flambé le livre.
— C’est le moins. ― Vous voyez d’ici tous les détails.
De gros bonshommes noirs devant de grands portails,
Un feu, de quoi brûler une bibliothèque.
— Un évêque m’a fait cet honneur ! ― Un évêque ?
Morbleu ! Pour vous damner ils se sont assemblés,
Et ce n’est pas un seul, c’est tous. ― Vous me comblez. —
Et nous rions.

Et puis je rentre, et je médite.

Ils en sont là.

Du temps de Vénus Aphrodite,

Parfois, seule, écoutant on ne sait quelles voix,
La déesse errait nue et blanche au fond des bois ;
Elle marchait tranquille, et sa beauté sans voiles,
Ses cheveux faits d’écume et ses yeux faits d’étoiles,
Étaient dans la forêt comme une vision ;
Cependant, retenant leur respiration,
Voyant au loin passer cette clarté, les faunes
S’approchaient ; l’œgipan, le satyre aux yeux jaunes,
Se glissaient en arrière ivres d’un vil désir,
Et brusquement tendaient le bras pour la saisir,
Et le bois frissonnait, et la surnaturelle,
Pâle, se retournait sentant leur main sur elle.
Ainsi, dans notre siècle aux mirages trompeurs,
La conscience humaine a d’étranges stupeurs ;
Lumineuse, elle marche en notre crépuscule,
Et tout à coup, devant le faune, elle recule.
Tartuffe est là, nouveau Satan d’un autre éden.
Nous constatons dans l’ombre, à chaque instant, soudain,
Le vague allongement de quelque griffe infâme
Et l’essai ténébreux de nous prendre notre âme.
L’esprit humain se sent tâté par un bourreau.
Mais doucement. On jette au noir quemadero
Ce qu’on peut, mais plus tard on fera mieux peut-être,
Et votre meurtrier est timide ; il est prêtre.
Il vous demanderait presque permission.
Il allume un brasier, fait sa procession,
Met des bûches au feu, du bitume au cilice,
Soit ; mais si gentiment qu’après votre supplice,
Vous riez.

Grillandus n’est plus que Loyola.

Vous lui dites : ma foi, c’est drôle. Touchez là.

Eh bien, riez. C’est bon. Attendez, imbéciles !
Lui qui porte en ses yeux l’âme des noirs Basiles,
Il rit de vous voir rire. Il est Vichnou, Mithra,
Teutatès, et ce feu pour rire grandira.
Ah ! Vous criez : – Bravo ! Ta rage est ma servante.
Brûle mes livres. Bien, très bien. Pousse à la vente !
Et lui songe. Il se dit : — La chose a réussi.
Quand le livre est brûlé, l’écrivain est roussi.
La suite à demain. — Vous, vous raillez. Il partage
Votre joie, avec l’air d’un prêtre de Carthage.
Il dit : leur cécité toujours me protégea.
Sa mâchoire, qui rit encor, vous mord déjà.
N’est-ce pas ? Ce brûleur avec bonté nous traite,
Et son autodafé n’est qu’une chaufferette !
Ah ! Les vrais tourbillons de flamme auront leur tour.
En elle, comme un œuf contient le grand vautour,
La petite étincelle a l’incendie énorme.
Attendez seulement que la France s’endorme,
Et vous verrez.

Peut-on calculer le chemin

Que ferait pas à pas, hier, aujourd’hui, demain,
L’effroyable tortue avec ses pieds fossiles ?
Qui sait ? Bientôt peut-être on aura des conciles !
On entendra, qui sait ? Un homme dire à Dieu :
— L’infaillible, c’est moi. Place ! Recule un peu.
Quoi ! Recommence-t-on ? Ciel ! Serait-il possible
Que l’homme redevînt pâture, proie et cible !
Et qu’on revît les temps difformes ! Qu’on revît
Le double joug qui tue autant qu’il asservit !
Qu’on revît se dresser sur le globe, vil bouge,
Près du sceptre d’airain la houlette en fer rouge !
Nos pères l’ont subi, ce double pouvoir-là !
Nuit ! Mort ! Melchisedech compliqué d’Attila !
Ils ont vu sur leurs fronts, eux parias sans nombre,
Le côte à côte affreux des deux spectres dans l’ombre ;
Ils entendaient leur foudre au fond du firmament,
Moins effrayante encor que leur chuchotement.
— Prends les peuples, César. ― Toi, Pierre, prends les âmes.
— Prends la pourpre, César. ― Mais toi, qu’as-tu ? ― Les flammes.
— Et puis ? ― Cela suffit. ― Régnons.

Âges hideux !

L’homme blanc, l’homme sombre. Ils sont un. Ils sont deux.
Là le guerrier, ici le pontife ; et leurs suites,
Confesseurs, massacreurs, tueurs, bourreaux, jésuites !
Ô deuil ! sur les bûchers et les sanbenitos
Rome a, quatre cents ans, braillé son vil pathos,
Jetant sur l’univers terrifié qui souffre
D’une main l’eau bénite et de l’autre le soufre.
Tous ces prêtres portaient l’affreux masque aux trous noirs ;
Leurs mitres ressemblaient dans l’ombre aux éteignoirs ;
Ils ont été la Nuit dans l’obscur moyen âge ;
Ils sont tout prêts à faire encor ce personnage,
Et jusqu’en notre siècle, à cette heure engourdi,
On les verrait, avec leur torche en plein midi,
Avec leur crosse, avec leurs bedeaux, populace,
Reparaître et rentrer, s’ils trouvaient de la place
Pour passer, ô Voltaire, entre Jean-Jacque et toi !

Non, non, non ! Reculez, faux pouvoir, fausse foi !
Oh ! la Rome des frocs ! oh ! l’Espagne des moines !
Disparaissez ! Prêcheurs captant les patrimoines !
Bonnets carrés ! camails ! capuchons ! clercs ! abbés !
Tas d’horribles fronts bas, tonsurés ou nimbés !
Ô mornes visions du tison et du glaive !
Exécrable passé qui toujours se relève
Et sur l’humanité se dresse menaçant !
Saulx-Tavanne, écumant une écume de sang,
Criant : Égorgez tout ! Dieu fera le triage !
La juive de seize ans brûlée au mariage
De Charles deux avec Louise d’Orléans
Et dans l’autodafé plein de brasiers béants
Offerte aux fiancés comme un cierge de noce ;
Campanella brisé par l’église féroce ;
Jordan Bruno lié sous un ruisseau de poix
Qui ronge par sa flamme et creuse par son poids ;
D’Albe qui dans l’horreur des bûchers se promène
Séchant sa main sanglante à cette braise humaine ;
Galilée abaissant ses genoux repentants ;
La place d’Abbeville où Labarre à vingt ans,
Pour avoir chansonné toute cette canaille,
Eut la langue arrachée avec une tenaille,
Et hurla dans le feu, tordant ses noirs moignons ;
Le marché de Rouen dont les sombres pignons
Ont le rouge reflet de ton supplice, ô Jeanne !
Huss brûlé par Martin, l’aigle tué par l’âne ;
Farnèse et Charles-Quint, Grégoire et Sigismond,
Toujours ensemble assis comme au sommet d’un mont,
À leurs pieds toute l’âme humaine épouvantée
Sous cet effrayant Dieu qui fait le monde athée ;
Ce passé m’apparut ! Vous me faites horreur,
Croulez, toi monstre pape, et toi monstre empereur !