Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les grands bois où le poète se promène avec son chien Ponto. Au sortir de ces bois, on aperçoit une église ; sur la droite, un peuplier.

XI. Ponto

Ponto – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 441.

Ponto – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ponto, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de X. Aux Feuillantines et suivi de XII. Dolorosæ.

Ponto

Ponto – Le texte

XI
Ponto

Je dis à mon chien noir : « Viens, Ponto, viens-nous-en ! »
Et je vais dans les bois, mis comme un paysan ;
Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.
L’hiver, quand la ramée est un écrin de givres,
Ou l’été, quand tout rit, même l’aurore en pleurs,
Quand toute l’herbe n’est qu’un triomphe de fleurs,
Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelque histoire,
Et je marche, effaré des crimes de la gloire.
Hélas ! l’horreur partout, même chez les meilleurs !
Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs !
Toutes les grandes mains, hélas ! de sang rougies !
Alexandre ivre et fou, César perdu d’orgies,
Et, le poing sur Didier, le pied sur Witikind,
Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint ;
Caton de chair humaine engraissant la murène ;
Titus crucifiant Jérusalem ; Turenne,
Héros, comme Bayard et comme Catinat,
À Nordlingue, bandit dans le Palatinat ;
Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge ;
Louis neuf tenaillant les langues d’un fer rouge ;
Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet.
Que de spectres, ô gloire ! autour de ton chevet !
Ô triste humanité, je fuis dans la nature !
Et, pendant que je dis : « Tout est leurre, imposture,
« Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu ! »
Mon chien Ponto me suit. Le chien, c’est la vertu
Qui, ne pouvant se faire homme, s’est faite bête.
Et Ponto me regarde avec son œil honnête.

Marine-Terrace, mars 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une lune lumineuse, à moins que ce ne soit le rouet d'Omphale. Devant danse un monstre affreux.

III. Le rouet d’Omphale

Le rouet d’Omphale – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 302.

Poèmes précédent et suivant dans L’Âme en fleur

III. Le rouet d’Omphale suit II. Mes vers fuiraient… et précède IV. Chanson

Le rouet d’Omphale – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le rouet d’Omphale, un poème du livre II : L’Âme en fleur, du recueil Les Contemplations, de Victor Hugo.

Le rouet d’Omphale

Le rouet d’Omphale – Le texte

III
Le rouet d’Omphale

Il est dans l’atrium, le beau rouet d’ivoire.
La roue agile est blanche, et la quenouille est noire ;
La quenouille est d’ébène incrusté de lapis.
Il est dans l’atrium sur un riche tapis.

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur la plinthe
Europe, dont un dieu n’écoute pas la plainte.
Le taureau blanc l’emporte. Europe, sans espoir,
Crie, et baissant les yeux, s’épouvante de voir
L’Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

Des aiguilles, du fil, des boîtes demi-closes,
Les laines de Milet, peintes de pourpre et d’or,
Emplissent un panier près du rouet qui dort.

Cependant, odieux, effroyables, énormes,
Dans le fond du palais, vingt fantômes difformes,
Vingt monstres tout sanglants, qu’on ne voit qu’à demi,
Errent en foule autour du rouet endormi :
Le lion néméen, l’hydre affreuse de Lerne,
Cacus, le noir brigand de la noire caverne,
Le triple Géryon, et les typhons des eaux,
Qui, le soir, à grand bruit, soufflent dans les roseaux ;
De la massue au front tous ont l’empreinte horrible ;
Et tous, sans approcher, rôdant d’un air terrible,
Sur le rouet, où pend un fil souple et lié,
Fixent de loin, dans l’ombre, un œil humilié.

Juin 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ange noir qui apparaît, ailes déployées, sous la lune blanche, éclatante, lumineuse.

XVIII. Apparition

Apparition – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 449.

Apparition – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Apparition, un poème des Contemplations, du livre En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. Mugitusque boum et suivi de XIX. Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle.

Apparition

Apparition – Le texte

XVIII
Apparition


Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;
Son vol éblouissant apaisait la tempête,
Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
— Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?
Lui dis-je. Il répondit : — Je viens prendre ton âme.
Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;
Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :
— Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras.
Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombre assiège
S’éteignait… — Si tu prends mon âme, m’écriai-je,
Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.
Il se taisait toujours. — Ô passant du ciel bleu,
Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ? —
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit : — Je suis l’amour.
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Jersey, septembre 1855

XXIV. J’ai cueilli cette fleur…

J’ai cueilli cette fleur… – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 454.

J’ai cueilli cette fleur… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter J’ai cueilli cette fleur…, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est suivi de XXV. Ô strophe du poëte… et précédé de XXIII. Pasteurs et troupeaux.

J’ai cueilli cette fleur…

J’ai cueilli cette fleur… – Le texte

XXIV


J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,
Que l’aigle connaît seul et peut seul approcher,
Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;
Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire
Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
À l’endroit où s’était englouti le soleil,
La sombre nuit bâtir un porche de nuées.
Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;
Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,
Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.
J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
Elle est pâle, et n’a pas de corolle embaumée.
Sa racine n’a pris sur la crête des monts
Que l’amère senteur des glauques goëmons ;
Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,
« Tu devais t’en aller dans cet immense abîme
« Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.
« Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.
« Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
« Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,
« Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. »
Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour
Qu’une vague lueur, lentement effacée.
Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

Île de Serk, août 1855

VII. Elle était pâle et pourtant rose…

Elle était pâle et pourtant rose… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 404.

Elle était pâle et pourtant rose… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Elle était pâle et pourtant rose…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de VI. Quand nous habitions tous ensemble et suivi par VIII. À qui donc sommes-nous ?.

Elle était pâle et pourtant rose…

Elle était pâle et pourtant rose… – Le texte

VII

Elle était pâle, et pourtant rose,
Petite avec de grands cheveux.
Elle disait souvent : Je n’ose,
Et ne disait jamais : Je veux.

Le soir, elle prenait ma Bible
Pour y faire épeler sa sœur,
Et, comme une lampe paisible,
Elle éclairait ce jeune cœur.

Sur le saint livre que j’admire,
Leurs yeux purs venaient se fixer ;
Livre où l’une apprenait à lire,
Où l’autre apprenait à penser !

Sur l’enfant, qui n’eût pas lu seule,
Elle penchait son front charmant,
Et l’on aurait dit une aïeule,
Tant elle parlait doucement !

Elle lui disait : « Sois bien sage ! »
Sans jamais nommer le démon ;
Leurs mains erraient de page en page
Sur Moïse et sur Salomon,

Sur Cyrus qui vint de la Perse,
Sur Moloch et Léviathan,
Sur l’enfer que Jésus traverse,
Sur l’éden où rampe Satan.

Moi, j’écoutais… — Ô joie immense
De voir la sœur près de la sœur !
Mes yeux s’enivraient en silence
De cette ineffable douceur.

Et dans la chambre humble et déserte,
Où nous sentions, cachés tous trois,
Entrer par la fenêtre ouverte
Les souffles des nuits et des bois,

Tandis que, dans le texte auguste,
Leurs cœurs, lisant avec ferveur,
Puisaient le beau, le vrai, le juste,
Il me semblait, à moi, rêveur,

Entendre chanter des louanges
Autour de nous, comme au saint lieu,
Et voir sous les doigts de ces anges
Tressaillir le livre de Dieu !

Octobre 1846

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres vers lequel semblent se diriger des arbres décharnés. Il fait froid.

XX. Il fait froid

Il fait froid – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 315.

Il fait froid – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Il fait froid, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIX. N’envions rien et suivi de XXI. Il lui disait : « Vois-tu….

Il fait froid


Il fait froid – Le texte

Il fait froid
XX

L’hiver blanchit le dur chemin.
Tes jours aux méchants sont en proie.
La bise mord ta douce main ;
La haine souffle sur ta joie.

La neige emplit le noir sillon.
La lumière est diminuée… –
Ferme ta porte à l’aquilon !
Ferme ta vitre à la nuée !

Et puis laisse ton cœur ouvert !
Le cœur, c’est la sainte fenêtre.
Le soleil de brume est couvert ;
Mais Dieu va rayonner peut-être !

Doute du bonheur, fruit mortel ;
Doute de l’homme plein d’envie ;
Doute du prêtre et de l’autel ;
Mais crois à l’amour, ô ma vie !

Crois à l’amour, toujours entier,
Toujours brillant sous tous les voiles !
À l’amour, tison du foyer !
À l’amour, rayon des étoiles !

Aime, et ne désespère pas.
Dans ton âme où parfois je passe,
Où mes vers chuchotent tout bas,
Laisse chaque chose à sa place.

La fidélité sans ennui,
La paix des vertus élevées,
Et l’indulgence pour autrui,
Éponge des fautes lavées.

Dans ta pensée où tout est beau,
Que rien ne tombe ou ne recule ;
Fais de ton amour ton flambeau.
On s’éclaire de ce qui brûle.

À ces démons d’inimitié,
Oppose ta douceur sereine,
Et reverse-leur en pitié
Tout ce qu’ils t’ont vomi de haine.

La haine, c’est l’hiver du cœur.
Plains-les. Mais garde ton courage.
Garde ton sourire vainqueur ;
Bel arc-en-ciel, sors de l’orage !

Garde ton amour éternel.
L’hiver, l’astre éteint-il sa flamme ?
Dieu ne retire rien du ciel ;
Ne retire rien de ton âme !

Décembre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une campagne paisible près d'un lac. On aperçoit, sur une colline de l'autre rive, des silhouettes de moulins. N'envions rien, semblent-ils dire...

XIX. N’envions rien

N’envions rien – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 314.

N’envions rien – L’enregistrement

Je vous invite à écouter N’envions rien, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Je sais bien qu’il est d’usage… et suivi de XX. Il fait froid.

N’envions rien


N’envions rien – Le texte

N’envions rien
XIX

Ô femme, pensée aimante
Et cœur souffrant,
Vous trouvez la fleur charmante
Et l’oiseau grand ;

Vous enviez la pelouse
Aux fleurs de miel ;
Vous voulez que je jalouse
L’oiseau du ciel.

Vous dites, beauté superbe
Au front terni,
Regardant tour à tour l’herbe
Et l’infini :

« Leur existence est la bonne.
« Là, tout est beau ;
« Là, sur la fleur qui rayonne,
« Plane l’oiseau.

« Près de vous, aile bénie,
« Lys enchanté,
« Qu’est-ce, hélas ! que le génie
« Et la beauté ?

« Fleur pure, alouette agile,
« À vous le prix !
« Toi, tu dépasses Virgile,
« Toi, Lycoris !

« Quel vol profond dans l’air sombre !
« Quels doux parfums ! — »
Et des pleurs brillent sous l’ombre
De vos cils bruns.

Oui, contemplez l’hirondelle,
Les liserons ;
Mais ne vous plaignez pas, belle,
Car nous mourrons !

Car nous irons dans la sphère
De l’éther pur ;
La femme y sera lumière,
Et l’homme azur ;

Et les roses sont moins belles
Que les houris ;
Et les oiseaux ont moins d’ailes
Que les esprits !

Août 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la Terre perdue dans l'univers, entre l'ombre et la lumière, et qui permet au poète de poser la question : À qui donc sommes-nous ?

VIII. À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 405.

À qui donc sommes-nous ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À qui donc sommes-nous ?…, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Elle était pâle et pourtant rose… et suivi par IX. Ô souvenirs ! Printemps ! Aurore !….

À qui donc sommes-nous ?…

À qui donc sommes-nous ?… – Le texte

VIII


À qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
Oh ! parlez, cieux vermeils,
L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?
Chaque rayon d’en haut est-il un fil de l’ombre
Liant l’homme aux soleils ?

Est-ce qu’en nos esprits, que l’ombre a pour repaires,
Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?
Destin, lugubre assaut !
Ô vivants, serions-nous l’objet d’une dispute ?
L’un veut-il notre gloire, et l’autre notre chute ?
Combien sont-ils là-haut ?

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,
Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l’ombre.
Qui craindre ? qui prier ?
Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres
Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres
Sur le noir échiquier.

Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte
Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !
Ô sphinx, dis-moi le mot !
Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,
Noirs vivants ! heureux ceux qui tout à coup s’éveillent
Et meurent en sursaut !

Villequier, 4 septembre 1845

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un horizon de nature, avec trois arbres contournés par un chemin sur lequel sont projetées leurs ombres. Le disque du soleil couchant est sur l'horizon.

VIII. Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 342.

Je lisais. Que lisais-je ?… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Je lisais. Que lisais-je ?…, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. La Statue et suivi de IX. Jeune fille, la grâce emplit….

Je lisais. Que lisais-je ?…

Je lisais. Que lisais-je ?… – Le texte

VIII


Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère,
Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J’épèle les buissons, les brins d’herbe, les sources ;
Et je n’ai pas besoin d’emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car je l’ai sous mes pieds.
Je m’en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j’étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
Donc, courbé, — c’est ainsi qu’en marchant je traduis
La lumière en idée, en syllabes les bruits, —
J’étais en train de lire un champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette rêverie ;
Un doux martinet noir avec un ventre blanc
Me parlait ; il disait : — Ô pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la foi qui délivre,
Je t’approuve. Il est bon de lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,
Et que les champs profonds t’emplissent de clarté !
Il est sain de toujours feuilleter la nature,
Car c’est la grande lettre et la grande écriture ;
Car la terre, cantique où nous nous abîmons,
A pour versets les bois et pour strophes les monts !
Lis. Il n’est rien dans tout ce que peut sonder l’homme
Qui, bien questionné par l’âme, ne se nomme.
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ;
Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,
A des rayons : la roue au dur moyeu, l’étoile,
La fleur, et l’araignée au centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c’est aimer.
Les plaines où le ciel aide l’herbe à germer,
L’eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu’il saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c’est le juste, vois-tu ;
Et voir la vérité, c’est trouver la vertu.
Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie.
Le monde est l’œuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l’encens.
L’homme injuste est celui qui fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière, les choses,
Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,
L’arabesque des bois sur les cuivres du soir,
La bête, le rocher, l’épi d’or, l’aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,
Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU.
L’éternel est écrit dans ce qui dure peu ;
Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l’humble fleur, du penseur contemplée ;
On voit les champs, mais c’est de Dieu qu’on s’éblouit.
Le lys que tu comprends en toi s’épanouit ;
Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d’où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ;
C’est l’âme qui les doit cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais ; aussi l’aube est sur ton front sombre,
Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans l’ombre
Tu reprends la candeur sublime du berceau. —
Je répondis : — Hélas ! tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ;
Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ;
Car l’homme, quoi qu’il fasse, est aveugle ou méchant. —
Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une cathédrale et des formes plongées dans l'obscurité, surmontées à droite d'un médailllon figurant une jeune femme.

III. Trois ans après

Trois ans après – Les références

Les contemplationsLivre quatrième : Pauca meae ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 398.

Trois ans après – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Trois ans après, un poème des Contemplations, Pauca meae, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. 15 février 1843 et suivi par IV. Oh ! je fus comme fou….

Trois ans après

Trois ans après – Le texte

III
Trois ans après

Il est temps que je me repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d’autre chose
Que des ténèbres où l’on dort !

Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
À la création immense
Qu’un peu de silence et de paix !

Pourquoi m’appelez-vous encore ?
J’ai fait ma tâche et mon devoir.
Qui travaillait avant l’aurore,
Peut s’en aller avant le soir.

À vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu’aujourd’hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s’est enfui !

Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon œuvre n’est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j’ai fini.

L’humble enfant que Dieu m’a ravie
Rien qu’en m’aimant savait m’aider ;
C’était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n’a pas voulu clore
L’œuvre qu’il me fit commencer,
S’il veut que je travaille encore,
Il n’avait qu’à me la laisser !

Il n’avait qu’à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m’enivre
De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d’une autre sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !
Pourquoi m’as-tu pris la lumière
Que j’avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,
Qu’à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux être,
Et qu’il pouvait bien s’en aller ?

T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre,
Hélas ! perd son humanité
À trop voir cette splendeur sombre
Qu’on appelle la vérité ?

Qu’on peut le frapper sans qu’il souffre,
Que son cœur est mort dans l’ennui,
Et qu’à force de voir le gouffre,
Il n’a plus qu’un abîme en lui ?

Qu’il va, stoïque, où tu l’envoies,
Et que désormais, endurci,
N’ayant plus ici-bas de joies,
Il n’a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu’une âme tendre
S’ouvre à toi pour se mieux fermer,
Et que ceux qui veulent comprendre
Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire
Que je préférais, sous les cieux,
L’effrayant rayon de ta gloire
Aux douces lueurs de ses yeux ?

Si j’avais su tes lois moroses,
Et qu’au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,
Et de chercher, cœur triste et pur,
À te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d’un monde obscur,

J’eusse aimé mieux, loin de ta face,
Suivre, heureux, un étroit chemin,
Et n’être qu’un homme qui passe
Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu’on me laisse !
J’ai fini ! le sort est vainqueur.
Que vient-on rallumer sans cesse
Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ?

Vous qui me parlez, vous me dites
Qu’il faut, rappelant ma raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de l’horizon ;

Qu’à l’heure où les peuples se lèvent
Tout penseur suit un but profond ;
Qu’il se doit à tous ceux qui rêvent,
Qu’il se doit à tous ceux qui vont ;

Qu’une âme, qu’un feu pur anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L’épanouissement sublime
De la future humanité ;

Qu’il faut prendre part, cœurs fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses nouvelles,
Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,
Et vous m’abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !
Hélas ! cet ange au front si beau,
Quand vous m’appelez à vos fêtes,
Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
« Est-ce que mon père m’oublie
« Et n’est plus là, que j’ai si froid ? »

Quoi ! lorsqu’à peine je résiste
Aux choses dont je me souviens,
Quand je suis brisé, las et triste,
Quand je l’entends qui me dit : « Viens ! »

Quoi ! vous voulez que je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poète,
Le bruit que fait le paladin !

Vous voulez que j’aspire encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j’annonce aux dormeurs l’aurore !
Que je crie : « Allez ! espérez ! »

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée… —
Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !

Novembre 1846